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La ségrégation croissante des minorités dans les villes américaines constitue un défi majeur pour la gestion urbaine et pour le fonctionnement démocratique. La participation politique des exclus semble fortement compromise par la marginalisation. La littérature sur ce sujet lie constamment exclusion et absence de participation citoyenne. Mais si l’on entend la participation politique dans un sens élargi et si on l’analyse d’un point de vue microsociologique, celle-ci peut inclure des comportements et des formes moins institutionnalisées et traditionnelles. Certes moins visibles, elles n’en modifient pas moins en profondeur la vie des exclus par une transformation des rapports politiques hiérarchisés. Le présent article étudie les diverses formes de participation politique des femmes du barrio ségrégué de San Diego (Californie). Ces femmes, par des réseaux informels, produisent une sphère publique autonome où se discute et se débat la place des habitants du barrio dans la cité. Notre étude se fonde sur une recherche menée de septembre 2002 à février 2004 à San Diego et sur une monographie qualitative de ce quartier mexicain.

Exclusion et participation

Les modèles classiques d’analyse de la participation politique[1] dans les sphères électorale (abstention, non-inscription sur les listes électorales, recrutement par les partis) et conventionnelle (syndicats, groupes d’intérêts, associations) ont montré qu’elle est fortement liée aux caractéristiques sociodémographiques des individus. Les ressources socioéconomiques qui déterminent la participation sont principalement le niveau de scolarisation (l’accès à l’éducation développe des compétences essentielles telles que la lecture, l’écriture, les connaissances organisationnelles, l’information sur le gouvernement, la transmission d’information écrite et orale, la responsabilité civique) et le niveau de revenu[2]. C’est pourquoi la participation politique des « exclus » a le plus souvent été analysée soit sous l’angle de l’apathie politique, soit par une approche psychologique qui décrit leur participation sous la forme d’actes de révolte ou de violence pour alléger les frustrations collectives et individuelles[3]. Cette protestation violente serait le moyen qui fournirait le plus de bénéfices aux exclus.

La marginalisation de certains groupes constitue néanmoins un problème majeur de l’intégration des différences et du fonctionnement démocratique. Elle requiert des modèles et des degrés différenciés d’incorporation politique tout comme de citoyenneté. Plus particulièrement, les individus qui résident dans des quartiers ségrégués connaissent un processus de désocialisation et de relégation sociale qui provoque, d’une part, l’appauvrissement du tissu des relations de sociabilité et la diminution du degré d’intégration sociale dans la collectivité et, d’autre part, une moindre participation dans les groupes d’affiliation primaire (famille, quartier, travail) et secondaire (partis politiques, associations, etc.). Par exclusion[4], nous entendons ici une non-insertion ou une faible insertion des individus ou des groupes dans les sphères économiques, politiques ou sociales. L’exclusion est donc non seulement un état mesurable statistiquement (niveau de revenu, seuil de pauvreté), mais aussi un processus de déclassification (économique, sociale, politique).

En outre, il est important de noter le lien établi entre exclusion et participation politique : l’exclusion se traduirait systématiquement par une faible insertion politique. La majorité des politiques de lutte contre la pauvreté menées dans les années 1960 aux États-Unis comprenaient d’ailleurs des composantes participatives (empowerment[5]). Ainsi, le rapport au politique des résidents des ghettos et des barrios des villes américaines a été le plus souvent défini sur un mode parallèle au dysfonctionnement social. À la dialectique traditionnelle organisation et désorganisation sociale[6] s’est superposée celle de la participation et de l’apathie politiques. Deux concepts ont dominé l’analyse de l’engagement des exclus dans la littérature sociologique américaine : l’underclass et la culture de pauvreté. Ces deux termes, appliqués aux barrios, ont aussi désigné la non-participation ou l’apathie politique de ses résidents. La prééminence d’une « culture du pauvre[7] », spécificité urbaine, est devenue la variable explicative de l’ensemble des dysfonctionnements des résidents de ces espaces (désorganisation sociale d’ordre pathologique, familial, psychologique, etc.). Le concept d’underclass appliqué aux ghettos noirs et parfois traduit par le terme de « sous-prolétariat[8] » a, quant à lui, établi le lien entre le phénomène de ségrégation résidentielle et ses déterminants structurels. Aucune de ces approches n’évoque la possibilité de formes de participation des exclus dans la sphère publique locale.

Les frontières du politique

Or, si l’on entend la participation des individus dans un sens élargi et sur le plan microsociologique, celle-ci peut alors inclure des comportements individuels et des interactions trop souvent négligées. Il convient donc d’élargir la sphère du politique aux pratiques qui ont lieu dans la sphère privée, car d’autres formes de participation, moins traditionnelles, moins visibles, moins étudiées y prennent place. Il s’agit finalement de faire face à la question centrale des « frontières du politique » pour saisir la participation politique des exclus. En réponse à cette difficile délimitation, la sociologie politique a exploité la connaissance du « privé » comme base des comportements politiques. Plusieurs notions ont ainsi vu le jour : « pré-politique », « para-politique », « méta-politique », « infra-politique » ou encore « modes populaires d’action politique » et « politique par le bas ». Ces termes illustrent les chevauchements qui existent entre les frontières du « privé » et du « public ». Étudier l’interface de l’action collective organisée et de l’action individuelle montre que la participation politique ne doit pas être analysée uniquement en fonction de ses résultats en termes politiques – c.-à-d. de production de réformes politiques – ou en fonction de son intentionnalité. Dans cette perspective, Scott a recours au terme « infra-politique[9] » pour désigner les pratiques individuelles (profil bas et utilisation stratégique de ses faiblesses) qui sont une forme de résistance matérielle et symbolique aux élites dominantes. Il prend l’exemple des carnavals et des rites festifs traditionnels de contestation des hiérarchies de pouvoir, mais aussi du simple fait de mettre en parole, dans un espace dialogique, des pratiques discursives. De Certeau note, quant à lui, que les ruses, les stratégies et les pratiques quotidiennes des individus (lire, habiter, cuisiner, etc.) constituent des manières, ou des « arts de faire »[10], qui peuvent remettre en cause des rapports de pouvoir. Celles-ci donnent, en particulier aux plus faibles, une marge de manoeuvre, d’appropriation, de bricolage et de contournement. Nous adoptons cette approche microsociologique pour analyser la participation politique des femmes d’origine mexicaine qui résident dans un barrio ségrégué de la ville de San Diego (Californie).

Ces femmes tentent, avec plus ou moins de succès, de prendre la parole, d’acquérir une certaine visibilité. L’habileté à constituer et à cultiver des liens sociaux non institutionnalisés et informels leur permet de façonner des pratiques politiques participatives à partir de ressources internes à une enclave ethnique marginalisée. Ces femmes produisent ainsi une sphère publique relativement autonome au sein du quartier, où les besoins, les revendications et les demandes peuvent être rendus visibles et les solutions et les réponses communiquées comme une alternative à la situation vécue. Leur engagement promeut également des valeurs, des représentations et des significations pour la communauté. L’analyse des « procédures créatives quotidiennes », qui vise à reconsidérer les rapports entre sphère politique formelle et pratiques informelles, présente toutefois le risque de diluer la définition de ce qui est politique. À ce titre, toute action de survie ou de solidarité quotidienne pourrait être interprétée ou surchargée de signification politique. De plus, les stratégies quotidiennes des femmes qui habitent dans des enclaves ethniques deviendraient caractéristiques d’une « politique des exclues » spécifique par nature et plutôt substitutive à la sphère politique formelle. Or, il s’agit ici non pas tant de définir les pratiques politiques quotidiennes en opposition à la politique institutionnalisée, que de montrer leur signification symbolique et participative. Nous définissons ces pratiques « du quotidien » comme « politiques » quand elles visent à définir ou à défendre un type d’organisation sociale et une identité collective spécifiques.

C’est par le biais de l’analyse des discours contre la gentrification[11] et des comportements des femmes du barrio mexicain de San Diego, le Barrio Logan, que nous nous attachons à démontrer l’existence d’une participation politique des exclus. La recherche a été menée de septembre 2002 à février 2004 et a permis de recueillir des données à partir de 78 entretiens semi-directifs avec différents acteurs du barrio, 18 récits de vie avec des individus non mobilisés, plus de 250 conversations informelles et 75 questionnaires. En outre, l’observation et la participation à divers événements de la vie du barrio ont complété les données de première main[12]. Enfin, la documentation locale, les archives de certaines organisations et agences de la ville, la presse écrite de San Diego (San Diego Union Tribune, La Prensa San Diego) et les écrits théoriques ont servi de sources complémentaires.

En matière de résistance à la gentrification, nous avons observé la participation quasi unique des femmes, dont les pratiques quotidiennes semblaient distinctes, en degré et en nature, de celles des hommes. Elles expriment un engagement dans les « affaires publiques » qui élargit la conception de celles-ci, mais aussi de la participation, des pratiques et des significations de la citoyenneté. Les discours des femmes sur les transformations urbaines liées à la gentrification, perçue comme une menace individuelle et collective (déplacement et expulsion des résidents, puis remplacement par des Anglos-Américains), se développent en effet autour d’une dialectique « Eux / Nous » qui dessine métaphoriquement et matériellement les « frontières » de la communauté[13]. Nous souhaitons d’abord montrer en quoi l’engagement demeure difficile dans un quartier ségrégué et comment la gentrification devient un enjeu mobilisateur. Ensuite, nous avançons que l’appartenance de genre constitue une variable déterminante de l’engagement dans un quartier ségrégué.

L’engagement impossible

Les métropoles américaines ont connu de profondes transformations qui ont abouti à l’émergence de villes duales[14] marquées, notamment, par la persistance de la ségrégation résidentielle de populations minoritaires. Celle-ci trouve son expression la plus radicale dans le ghetto noir. Pourtant, les Latinos sont également de plus en plus touchés par ce processus de ségrégation spatiale et résidentielle : de 1970 à 1990, le nombre de ceux qui résident dans des barrios est passé de 729 000 à plus de deux millions[15]. Aux États-Unis, le barrio désigne de manière générique toute enclave dont la population se définit comme majoritairement latino. Est Latino / Hispanic toute personne qui, dans un des groupes listés au questionnaire du recensement américain, s’identifie comme : Mexicain, Portoricain ou Cubain, ou encore d’origine espagnole, hispanique ou latino. Généralement, le terme Latino a une connotation plus militante, ou de mobilisation collective panethnique, alors que celui de Hispanic reflète une définition institutionnelle et administrative[16]. À l’origine pourtant, le barrio fait référence à la transformation en enclaves urbaines des colonias (colonies) ou pueblos (villages) mexicains incorporés après la guerre de conquête américaine au dix-neuvième siècle. Pour les historiens, la « barriorisation » des populations mexicaines décrit le développement d’enclaves ségréguées, qui résulte du statut socioéconomique et politique subordonné des Mexicains à la suite de l’établissement d’une économie de type capitaliste, ainsi que des programmes d’américanisation forcée qui institutionnalisent la domination raciale des Anglos-Américains (White Anglo Saxon Protestant) dès la fin des années 1920[17]. Statistiquement, le barrio se caractérise comme un ensemble d’îlots de recensement contigus dont au moins 40 % de la population vit sous le seuil de pauvreté[18]. Selon le recensement 2000, au Barrio Logan de San Diego (près de 50 000 habitants), 68 % de la population est d’origine mexicaine et 40 % vit sous le seuil de pauvreté. Plusieurs facteurs expliquent les mécanismes de faible participation politique des résidents du barrio. D’abord, les caractéristiques sociodémographiques et le manque de ressources matérielles et non matérielles constituent une barrière essentielle à l’engagement. Le faible niveau de revenu, le niveau de scolarisation limité, l’exclusion sociale et professionnelle, l’ignorance de l’anglais ou une faible connaissance de cette langue caractérisent la population. Ainsi, le revenu moyen par famille est de moins de 20 000 $ par an et le taux de chômage dépasse 20 %. Près de 30 % des résidents sont des sans-papiers. Seuls 22 % des immigrés mexicains sont naturalisés et près de 40 % de la population est « isolée linguistiquement[19] ». À cette exclusion sociale, il faut ajouter un taux de criminalité élevé, la présence de gangs devenus agents de socialisation pour une partie de la jeunesse du barrio et la disparition d’un grand nombre d’organisations communautaires. Ensuite, la fermeture de la structure d’opportunités politiques – la disponibilité et l’attraction relative de différentes options pour agir collectivement face aux autorités ou à un autre groupe – est réelle à San Diego, comme le démontre la représentation politique des Latinos. Ce n’est qu’en 1993 que le premier Latino a été élu au conseil municipal[20]. Ainsi, en 1963, la ville comptait 600 000 habitants et huit élus municipaux. Le nombre de districts n’a pas été modifié depuis, alors que ville de San Diego compte aujourd’hui plus de 1,2 million d’habitants dont plus d’un quart de Latinos. Leur représentation politique y reste faible à tous les niveaux (comités scolaires, comités universitaires, élus municipaux, etc.). Enfin, la difficulté à transmettre des répertoires d’action, hérités du mouvement chicano[21], et l’exode des classes moyennes du barrio confirment l’état de déliquescence des institutions de socialisation dans ce quartier. Par conséquent, la grande défiance à l’égard des acteurs extérieurs au barrio, mais aussi au sein du quartier, la pauvreté et l’exclusion provoquent un déficit de confiance, mais aussi de liens sociaux, ce qui limite l’engagement.

La gentrification, facteur de mobilisation

L’exclusion est rendue plus visible encore sous les effets de la gentrification qui met au jour les frontières politiques, sociales et économiques des villes américaines. Deux visions s’opposent : soit la gentrification contribuerait à créer des espaces urbains cosmopolites et tolérants, soit elle faciliterait l’expulsion des groupes minoritaires des centres-villes « reconquis », « embellis » ou « revitalisés » vers d’autres espaces encore plus marginalisés. À San Diego, « America’s finest city », des programmes ont revitalisé le centre urbain qui s’est peuplé de cafés branchés, de restaurants, de cinémas, de palais des congrès et de centres commerciaux. Depuis la fin des années 1990, le plan urbain « San Diego, ville des villages » a été adopté afin de redévelopper « les différentes communautés culturellement ou historiquement distinctes[22] ». Préconisant un « développement intelligent » (smart growth), l’agence de redéveloppement de la ville a déclaré le Barrio Logan « Project Redevelopment Area » en 1990. Face au processus de gentrification, les résidents de faible revenu et souvent sans statut légal pour les migrants les plus récents se trouvent contraints au déplacement. Pourtant, la gentrification induit aussi un engagement sur l’enjeu des conditions de vie.

En effet, la recherche menée dans le barrio a permis de détecter l’existence de formes d’associations informelles mises en place par les femmes[23], peu nombreuses mais actives, et constituées avant tout, voire exclusivement, par des femmes. Le travail d’observation mené dans le quartier pendant 18 mois a permis de dénombrer quatre groupes de discussion. Ils offrent la possibilité aux résidentes de débattre des problèmes du quartier et éventuellement de passer à une forme d’action collective ponctuelle contre la gentrification. Il s’agit de Padres Unidos del Barrio, du Comité de Mujeres Patricia Marin, du Guadalupe Area Triangle Residents et de DURO (Desarrollando Unidad a Través de Residentes Organizados[24]). L’accent porte spécifiquement sur DURO, dont les activités et les réunions ont pu être suivies de manière régulière. Ce comité informel de femmes, étudiantes et mères isolées, de première et de deuxième générations de l’immigration mexicaine, s’est formé en 2000 afin de lutter contre la hausse des loyers et les expulsions dans le barrio, phénomènes liés à la gentrification. Sa première victoire date de 2001 lorsqu’une des membres a gagné un procès contre l’illégalité de son expulsion après une série de marches organisées dans le barrio. Parmi les slogans utilisés, le plus marquant est « Aqui estamos y no nos vamos[25] ». Les entretiens menés avec certaines des membres engagés dans la lutte contre les conséquences de la gentrification du quartier complètent l’observation. L’analyse démontre que la perception des femmes du barrio comme étant apathiques est contestable. Il ne s’agit pas de construire une politisation là où elle n’existerait pas, mais de souligner que ce qui est généralement considéré comme étant hors de la sphère politique en est plutôt une composante. En effet, les femmes se trouvent le plus souvent à la source même des principaux liens sociaux du quartier : elles participent à des actions individuelles et collectives, que celles-ci soient silencieuses ou proclamées, peu visibles ou médiatisées, ponctuelles ou continues. En dépit de déterminants négatifs de la participation politique, ce sont les femmes du barrio, a priori triplement exclues, qui s’engagent pour lutter contre les effets de la gentrification du quartier.

Femmes du barrio et engagement

Les conditions de la « triple exclusion » des femmes au barrio jouent en défaveur du recrutement politique, de la politisation, du développement d’un sentiment de compétence politique et de l’engagement des résidentes. Le rapport au politique des femmes immigrées et d’origine immigrée a en effet d’abord été défini en fonction de la position subordonnée des femmes sur le marché du travail, de leur dépendance ainsi que de l’oppression de genre, de classe et d’origine ethnique subie dans la société d’installation. À l’instar de la littérature dominante sur les femmes immigrées, les femmes d’origine mexicaine, chicana[26] ou latinas[27], aux États-Unis ont le plus souvent été considérées comme une « triple minorité » : une « double minorité », celle théorisée par Melville[28] (être femme et être d’origine mexicaine), associée à une minorité de classe. L’analyse des caractéristiques sociodémographiques des femmes du Barrio Logan confirme cette infériorité, mais trouve aussi ses limites. Premièrement, les résidentes du barrio souffrent d’une paupérisation accrue par rapport aux hommes. Un quart des foyers du barrio sont gérés par des femmes seules qui dirigent les trois quarts des familles monoparentales. De plus, dans 70 % des cas, elles ont à leur charge des enfants de moins de 18 ans (la taille moyenne des familles latinas y est de 4,5 enfants par famille). Le nombre de foyers dirigés par des mères isolées n’a cessé d’augmenter, en particulier au sein des minorités noires et d’origine mexicaine, et plus encore dans les ghettos et les barrios[29]. En outre, les femmes y sont davantage touchées par le chômage et l’emploi informel. Le manque de formation, une faible connaissance de l’anglais, un niveau de scolarisation limité, mais également des pratiques discriminatoires peuvent expliquer un accès restreint au marché du travail et à la sphère éducative ainsi qu’un niveau de salaire moindre. Parfois sans-papiers, ces femmes multiplient les petits travaux légaux ou clandestins, dans la sphère des services ou à domicile, dans des activités difficiles et mal rémunérées. Elles sont aussi les plus employées dans les secteurs de l’économie informelle, en tant que domestiques ou de gardes d’enfants, travail qui ne favorise ni les contacts avec l’extérieur, ni la socialisation, ni la syndicalisation. Certaines d’entre elles survivent grâce au commerce informel (vente et revente de vêtements, de produits d’entretien, d’ustensiles ou de nourriture). Finalement, à cette exclusion sociale s’ajoute celle du genre. La structure familiale patriarcale qui domine la cellule familiale mexicaine renforce le manque de visibilité et la marginalisation des femmes du quartier[30]. La préservation des valeurs traditionalistes du pays d’origine dans la migration pourrait favoriser un système dans lequel les femmes restent cantonnées à un rôle domestique.

Toutefois, la non-visibilité des femmes dans les sciences sociales ou leur manque de visibilité ne peut masquer le fait que le genre[31] représente une variable déterminante dans l’environnement des relations sociales, qu’il influence les possibilités et les réponses des individus face à certaines situations, qu’il leur fournit aussi un moyen d’agir par des actions spécifiques[32]. Ainsi, les femmes du barrio ont transformé leur identité sociale, ethnique, de classe, de genre, en une ressource, comme le souligne une habitante du quartier : « Je me souviens à mon travail, j’ai dû me défendre en tant que femme, et comme Mexicaine, et c’est ainsi que je dois défendre mes gens. Ce sont les responsabilités de ton identité, tu comprends ? » En général, l’engagement politique des femmes immigrées reste souvent appréhendé par le biais de la constitution d’associations féminines créées pour défendre les droits des femmes immigrées ou, encore, telle une forme de politique éthique opposée à la politique formelle. Les associations de femmes sont décrites pour leur rôle de médiation entre la sphère institutionnelle et celle de la famille. En outre, ces travaux se concentrent sur une approche sexuée de toute forme d’action collective et de la citoyenneté et sur ses effets en termes de recomposition des relations de genre[33]. Il s’agit ici de montrer que d’autres types de pratiques quotidiennes se mettent en place dans le quartier. D’abord, les femmes du barrio ne se mobilisent pas au sein d’associations formelles (qu’elles soient mixtes ou uniquement féminines) : leurs pratiques ne sont pas institutionnalisées. Ensuite, elles n’agissent pas pour l’amélioration des conditions des femmes immigrées dans la société d’accueil, mais pour celle de leur famille et quartier. C’est la qualité de vie dans l’aspect de sa dégradation accentuée par la gentrification qui est l’objectif principal de leur participation. Enfin, l’intérêt fondamental de ces pratiques repose sur plusieurs aspects. Ces formes de participation mêlent toutes les générations de l’immigration et tous les profils sociologiques de femmes. Elles visent principalement l’intérieur de la communauté et non pas tant la médiation avec l’extérieur (les autorités, les médias ou les acteurs sociaux). Cette introversion constitue l’originalité des pratiques locales des femmes du barrio, destinées non pas tant aux interlocuteurs hors du quartier qu’aux habitants eux-mêmes. L’objet est de montrer que le genre joue sur le type de pratiques politiques exercées et sur le degré de participation.

Gentrification, participation et genre

Il convient d’abord de saisir en quoi le genre est un facteur discriminant de la participation au barrio et pourquoi la gentrification constitue pour ces femmes un facteur de mobilisation. Du matériau collecté se sont détachés deux facteurs essentiels qui pourraient proposer une explication du différentiel de participation entre les hommes et les femmes au barrio : l’enracinement et les variations de statut social. D’abord, il est en effet frappant de noter, dans les discours des immigrés les plus récents, les divergences profondes entre les hommes, qui évoquent toujours le mythe du retour à la terre et à la patrie natale, et les femmes, qui toutes font part de leur enracinement dans leur nouveau pays. Celles-ci relatent leur désir de demeurer aux États-Unis, en dépit des conditions matérielles et économiques du barrio. Leur décision semble liée indéfectiblement à la présence d’enfants nés ou scolarisés aux États-Unis et devient parfois source de tensions au sein de la cellule familiale : « Mon mari […] voulait à nouveau rentrer au Mexique. Je lui ai dit : “Tu sais, moi, je ne veux plus rentrer, je vois que c’est mieux ici pour notre fille, je ne veux pas rentrer au Mexique.” Je voyais qu’on gagne bien, que travailler à domicile n’est pas si dur et que, pour ma fille, il y a beaucoup plus d’opportunités. » (immigrée sans-papiers).

Ensuite, les entretiens reflètent une différence fondamentale de perception des variations de statut social dans la migration. Cette différentiation touche tant la perception de l’ascension sociale de la deuxième génération que celle des immigrés eux-mêmes. Les discours des hommes offrent une tonalité beaucoup plus pessimiste et critique face aux possibilités réelles de progression économique et sociale. Au contraire, si les femmes ne pensent pas à une possible ascension sociale pour elles-mêmes, leurs propos reprennent néanmoins la croyance en une dynamique socioéconomique ascendante favorisée par l’accès des enfants au système scolaire : « Quand je me sens triste, je parle toujours à mes amies et elles me disent que je dois tout faire pour ma fille. Je vais tout faire pour ma fille. Depuis le début, c’est comme ça ; j’ai tout fait pour elle » (résidente légale). De plus, alors que les femmes immigrées au barrio expérimenteraient un processus de mobilité ou aucun changement de statut, les hommes subiraient plutôt une dévalorisation sociale[34].

Or, la gentrification vient mettre en péril la situation familiale par une dégradation des conditions de vie déjà difficiles. Le souci des femmes pour des enjeux comme le logement, mais aussi la santé et l’éducation des enfants, donne lieu à des préoccupations communes qui fondent une des bases des discussions, voire des revendications. Une organisatrice de la communauté note ainsi la spécificité du rôle de la femme latina dans la famille. Le devoir civique est conçu comme une extension du devoir familial : « Nous avons utilisé la même méthode pour éduquer un groupe de promotrices et ce sont presque toujours des femmes, parce que dans la famille latina, la femme est celle qui préserve la santé et protège la famille » (résidente naturalisée). Reliant les deux sphères, domestique et publique, les femmes créent un espace dans lequel se discutent les problèmes quotidiens et se réinventent des formes de participation et de prise de parole publique qui redéfinissent les formes de citoyenneté démocratique. La défense du quartier contre la gentrification s’analyse aussi comme celle d’un lieu vécu comme une extension de l’espace domestique.

Il est marquant de noter, au fil des entretiens, la symbiose entre espace privé (la maison) et espace public (le quartier). D’un côté, l’espace domestique se trouve fréquemment transformé en espace producteur de débats, accueillant les réunions ou divers groupes ad hoc. Le manque de ressources financières pour posséder un local fixe où se rencontrer, la peur de rendre trop visibles des populations qui craignent pour leur statut (sans-papiers) ou encore la familiarité et l’aisance apportées par l’espace domestique déterminent la mutation ponctuelle de l’espace domestique en aire de débats. Les propos d’une militante sans-papiers évoquent l’importance de cet espace privé et fixe : « Nous nous sommes battues longtemps parce que nous n’avions pas de lieu fixe pour nous réunir ; la plupart des personnes rataient les réunions, car on passait d’une maison à l’autre. » D’un autre côté, le barrio incarne une extension de l’espace privé. Autrement dit, la lutte pour la préservation des habitations des résidents du quartier contre la gentrification signifie aussi une bataille pour le maintien de l’espace public commun. L’espace domestique, investi par les femmes, se prolonge dans l’espace communautaire : parcs, rues, infrastructures publiques et barrio dans son ensemble. La protection du quartier est donc celle d’une communauté et d’une minorité.

Ainsi, l’identité collective naît de l’identification ethnique, mais également d’un capital culturel, symbolique et territorial. Lefebvre, dans La Production de l’espace[35], fait la distinction entre une perception de l’espace concret et celle de l’espace social. La première est celle des individus qui perçoivent essentiellement la valeur capitaliste du territoire et de l’espace. Le barrio est un objet saisi en termes de coûts et de bénéfices, dont l’évaluation se fait sous l’angle de l’abstraction. Ainsi, les termes embellissement, revitalisation, nettoyage, redéveloppement sont autant de métaphores qui contribuent à réifier l’espace, ainsi que le note une militante de DURO, issue de la deuxième génération de l’immigration mexicaine : « Les agences immobilières, les promoteurs, ils voient les maisons et les logements comme des lieux d’investissement, pour faire de l’argent, alors que du point de vue de la communauté latino, le logement, c’est un espace de vie, c’est une maison. » La seconde perception considère l’espace comme un lieu investi historiquement, socialement et culturellement. Pour les femmes, l’espace signifie plus qu’un simple territoire habité pour satisfaire une nécessité vitale (se loger) ; il est source de représentations, d’identifications, d’appartenance. L’espace exprime une identité territoriale et sociale, comme le souligne cette résidente sans-papiers : « Le loyer augmente beaucoup ! Et après il ne reste plus de maisons pour les gens de bas revenus […] C’est injuste. En plus, ici, c’est une communauté ancienne, c’est une communauté latina, pour les Latinos, et ce n’est pas bien que les Américains viennent ici. Parce que chaque communauté a sa spécificité, non ? » Or, la gentrification remet en cause précisément cette vision d’espace social. C’est en ce sens que ces enjeux mobilisent les femmes du quartier.

Les incitations à l’engagement

Après avoir noté l’importance cruciale du genre dans la participation au barrio et comment la gentrification constitue un facteur d’engagement, il convient maintenant de saisir les incitations qui poussent les femmes à s’associer au sein de comités informels majoritairement féminins. L’étude de ces motifs permet alors de rejeter l’idée selon laquelle la méfiance et la faible insertion dans la sphère électorale se traduisent par une rupture totale du lien social et par l’apathie politique. En effet, l’établissement de normes de confiance et de réciprocité entre femmes et, plus largement, au sein du quartier s’explique en partie par la recherche de biens collectifs, mais aussi individuels, qui créent des relations interpersonnelles denses. Au barrio, la participation des femmes dans un comité informel fait sens. Les entretiens font ressortir, trois types de récompenses : les avantages matériels (l’échange de biens : nourriture, vêtements d’enfants, ustensiles, prêt temporaire d’objets), les bénéfices sociaux (forte valorisation personnelle et sociale) et les compensations symboliques (partage de pratiques culturelles, de valeurs communes, de croyances similaires). Ces incitations varient selon l’âge, le cycle de vie, la génération et le statut des femmes. Pour les mères isolées (célibataires ou divorcées), la participation à des réunions ou à des groupes informels s’apparente donc à une ressource complémentaire ou substitutive. Ces femmes mettent en place des stratégies de survie et d’adaptation qui passent par des actions individuelles, mais aussi par l’association à des groupes qui fournissent les ressources manquantes. Ces ressources sont acquises par l’établissement de réseaux familiaux et amicaux. Dans ce cadre, la participation permet aussi de bénéficier d’avantages symboliques ou de rétributions matérielles qui améliorent le quotidien. En dépit des risques liés à la visibilité qu’elles acquièrent dans la sphère publique (discrimination et dangers inhérents au contrôle des identités), les femmes sans-papiers participent également à ces réunions informelles et sont aidées par les résidentes légales lors des contrôles policiers : « En plus, les derniers coups de filet de la Migra [patrouille des frontières], elles ont eu lieu là, aux portes des écoles ! Ils ont fait des coups de filet et ont emporté des mères qui venaient chercher leurs enfants à la sortie des classes et ils ont laissé les enfants tout seuls » (résidente légale). Dans tous les cas, les pratiques mises en oeuvre participent à la création de liens sociaux : de façon horizontale au sein du barrio et verticale avec l’extérieur.

Par conséquent, l’hypothèse de la création ou du maintien d’un certain type de liens sociaux semble stimulante pour saisir l’existence d’une participation politique, sa possibilité et sa spécificité au barrio. En effet, l’existence de liens sociaux, leur densité ou leur faiblesse, a souvent été analysée comme un préalable minimal à l’émergence de l’action collective. Dans ce cadre, les discussions sur les problèmes quotidiens du quartier, les réunions dans des maisons privées, le partage des tâches domestiques et l’échange d’information, basés sur la solidarité et la réciprocité entre les femmes du barrio, constituent des facteurs essentiels. En outre, la solidarité de genre permet d’avoir recours à des ressources symboliques qui favorisent l’accroissement de réseaux d’échange réciproque et stimulent la création de formes peu visibles de participation. Ainsi, même dans des enclaves marginalisées, des liens sociaux demeurent, en dépit de la disparition quasi complète du capital matériel. Les femmes, qui, dans leur discours, mettent continuellement l’accent sur l’achèvement de buts pour le bien commun, paraissent, dans une certaine mesure, plus enclines à s’engager dans l’action collective contre des formes de discrimination existantes. Les femmes jouent souvent un rôle essentiel dans l’activation d’une participation ou d’une mobilisation par le bas.

Participation et « capital social féminin »

Selon Putnam, l’adhésion des individus à des groupes crée des réseaux, des normes et de la confiance sociale qui facilitent la coordination et la coopération pour un bénéfice réciproque[36]. Ce capital social, fonctionnel, est basé sur des relations entre acteurs. Il est constitué de différentes entités : des relations fondées sur une identité commune, un destin partagé, de l’intimité sociale ; des attentes fondées sur les obligations réciproques ou sur une mémoire partagée d’actions passées ou d’interactions ; un potentiel d’information qui existe dans les relations sociales ; des liens ou des normes de confiance entre individus. Les analyses du capital social sont basées sur l’hypothèse que les réseaux sociaux informels et formels édifient des relations de confiance et de réciprocité[37]. Le capital social qui en résulte accroît la capacité individuelle à s’engager dans l’action collective pour résoudre des problèmes communs (ou s’assurer que l’autorité responsable les résoudra). En ce sens, les liens sociaux formés par les femmes du barrio renforcent « un capital social féminin », vertical et horizontal, préalable à des actions collectives plus formalisées et institutionnalisées.

Or, on avance généralement que l’isolement lié à la marginalisation, l’exclusion et la non-affiliation dans des enclaves ethniques renforcent la défiance, détruisent les mécanismes de socialisation et rendent inopérants les liens de sociabilité et de réciprocité[38]. La raréfaction des connexions sociales représente un danger réel : appauvrissement des populations enclavées, disparition ou non-activation du capital social et formation de contre-culture qui rendent difficile l’intégration dans le mainstream. En outre, si la survie quotidienne des habitants du barrio est dépendante des interactions avec la famille, les proches et les voisins, ces liens restent confinés à l’espace urbain enclavé, de manière horizontale, ce qui prive les habitants de sources d’information alternatives et variées auxquelles ils auraient accès par des liens verticaux.

Pourtant, Granovetter identifie certains avantages, ou une force, qui résultent de ces liens faibles, qu’ils soient horizontaux ou verticaux[39]. Ainsi, il existe une forme de pouvoir dans les enclaves marginalisées, qui provient d’un système de référence informel. Le plus souvent, la mobilité sociale et professionnelle est uniquement liée aux réseaux ethniques (entrepreunariat ethnique ou niches économiques) et aux relations dans un cercle étendu au voisinage. Ces deux positions sont donc antagoniques, mais peuvent, en un sens, se superposer. Le délitement des liens sociaux classiques (formes d’affiliation par les écoles, les syndicats, le travail, les partis) peut aboutir à l’activation d’autres types de liens non médiatisés (solidarité, confiance, réciprocité entre individus). En ce sens, les femmes constituent un maillon essentiel qui lie les résidents du barrio avec l’extérieur. Du fait de leurs contacts quasi quotidiens avec les diverses institutions présentes dans le quartier – centres sociaux, écoles, crèches, Head Start, clinique, agences pour l’emploi, représentations locales ou fédérales, police, églises, etc.  –, les femmes développent des liens sociaux verticaux. Leurs réseaux de relations sont non seulement étendus au sein du barrio (bounding), mais élargis à des individus-relais extérieurs (bridging). C’est en particulier par l’intermédiaire de leurs enfants que les résidentes du quartier entrent en contact avec un tissu d’institutions publiques et aussi d’organisations communautaires beaucoup plus large et diversifié que celui des hommes.

En outre, la participation à des pratiques locales de solidarité renforce l’estime de soi et la politisation des femmes. Le gain de dignité et la valorisation de soi, comme étant utiles socialement et collectivement, forment le coeur de nombreux entretiens avec ces femmes. Les mères isolées obtiennent une reconnaissance publique à l’encontre de la stigmatisation vécue. Les femmes immigrées prennent conscience qu’elles peuvent revendiquer des droits dans la société d’accueil. Les résidentes de deuxième génération se sentent valorisées dans leur fonction de ressources ou de médiatrices et acquièrent de la confiance en leur pouvoir. Les sans-papiers perdent en partie la peur de la visibilité et des autorités. De fait, l’intérêt pour les enjeux discutés entre femmes provoque en général une curiosité croissante pour d’autres problématiques associées.

Enfin, l’appartenance à un comité entraîne souvent la multiplication de la participation à plusieurs groupes. La préoccupation pour les enjeux fondamentaux que sont le coût du logement, mais aussi les conditions d’insalubrité, déborde sur l’environnement, l’accès aux transports, à l’emploi, etc. : « Beaucoup de Latinas sont impliquées dans les écoles, dans les centres communautaires. En réalité, elles sont peu nombreuses celles qui s’engagent, mais une fois engagées elles sont partout, tu les retrouves partout ! » (Résidente naturalisée.) Les pratiques locales des femmes stimulent la création d’une conscience politique qui confère un sens et une signification à l’action individuelle et collective. En majorité, les femmes ne conçoivent pas leurs activités comme proprement politiques, mais plutôt comme civiques. Ainsi, la stimulation apparaît forte entre femmes, notamment sur le plan de l’accès à la citoyenneté. Plusieurs entretiens avec des femmes en cours de naturalisation révèlent que l’inscription aux cours de préparation à l’examen de naturalisation et l’origine même de la décision de devenir citoyenne américaine proviennent avant tout d’une pression du cercle des amies, des soeurs ou des voisines. Cette stimulation réciproque se retrouve également dans les propos des mères sur leurs enfants, qui occupent une place privilégiée dans les entretiens. La relation filiale, dans laquelle le rêve de mobilité sociale occupe une place prépondérante, est investie d’un désir d’aller de l’avant (salir adelante). Les mères poussent leurs enfants, en particulier leurs filles, à étudier, à travailler, à construire, à persévérer, en dépit des conditions difficiles, ainsi que le remarque une des personnes interrogées : « Je dis à ma fille : “Ma fille, tu veux nettoyer des bureaux, les toilettes des maisons ? Alors fais un effort pour étudier” ! » (Résidente légale.) La citoyenneté quotidienne pratiquée par les femmes du barrio vient donc occuper un espace qui se situe entre l’intervention étatique et la sphère domestique et familiale. Plus particulièrement, elle constitue le quartier comme un véritable espace public et se joue des limites traditionnelles établies entre les deux sphères. Elle crée des liens sociaux qui permettent aux femmes de redéfinir leur propre identité sociale, mais, plus largement, de positionner l’identité collective du barrio dans leurs rapports à autrui.

Conclusion

Il ne s’agit pas, bien entendu, de présenter une vision idyllique et d’avancer que la ségrégation a pour bénéfice d’établir les conditions d’une action politique par des populations exclues, marginalisées, non affiliées. Simplement, la mise en lumière de la politisation de cet espace et la réflexion sur les pratiques des femmes du barrio sous-entendent une vision renouvelée de la signification et de la valeur de la citoyenneté active, tout comme des formes et des stratégies disponibles pour exercer une voix politique dans un espace ségrégué. Les liens sociaux formés par les femmes renforcent en effet la politisation au sein du barrio. Surtout, ces pratiques ont lieu sans intervention de leaders extérieurs et dans une sphère dont la visibilité reste limitée si les médias, les autorités, les organisations (ou les chercheurs) ne viennent ou ne souhaitent pas les mettre au jour. Par conséquent, la sphère publique du barrio est « féminisée » (gendered). L’émergence des femmes comme acteurs politiques du quartier, en particulier comme membres actifs de comités et des groupes informels à l’origine de liens sociaux denses, en est l’illustration principale. Elles défient les structures hiérarchiques de genre, de classe, d’appartenance ethnique qui existent au barrio. Elles valorisent enfin des formes de débat démocratique interne. Les pratiques discursives et quotidiennes observées sont riches en potentialités.

En somme, dans le cas des formes de résistance au processus de gentrification, le rôle singulier du genre dans l’articulation d’un discours et d’une action politique qui s’établit dans une sphère dite infrapolitique rejaillit dans la sphère publique. Ou, plus exactement, cela prouve qu’une telle distinction n’a pas lieu d’être. L’analyse des pratiques quotidiennes des femmes du barrio montre aussi la possibilité d’une action politique et d’une participation par une population d’exclus dans des conditions ordinaires. Les voix féminines qui s’élèvent contre la démolition du barrio tentent de créer des frontières symboliques, notamment discursives et identitaires, face à la disparition des frontières territoriales. Réclamer l’espace, même symboliquement, est une question de pouvoir. C’est pourquoi la construction de frontières intérieures et extérieures de la communauté, du barrio face à la gentrification, peut être appréhendée comme une pratique politique qui joint les sphères publique et privée.