Recensions

Les deux chanoines. Contradiction et ambivalence dans la pensée de Lionel Groulx de Gérard Bouchard, Montréal, Boréal, 2003, 313 p.[Record]

  • Frédéric Boily

…more information

  • Frédéric Boily
    Université de l’Alberta
    Faculté Saint-Jean

Cet ouvrage de l’historien Gérard Bouchard est quelque peu inattendu. Curieux, le lecteur se demande en effet ce qui a bien pu conduire ce spécialiste de l’histoire sociale à consacrer une étude, pour reprendre ses mots, à « l’énigme Groulx ». Les raisons sont doubles, nous dit-il dans l’avant-propos. D’une part, l’ouvrage s’inscrit bien dans l’horizon intellectuel de ses travaux, plus exactement dans l’étude des transformations des imaginaires sociaux qu’il a entreprise depuis quelques années. D’autre part, G. Bouchard s’est dit étonné, comme bien d’autres intellectuels, par les profondes divergences d’interprétation opposant les défenseurs et les détracteurs de L. Groulx. La thèse de G. Bouchard se résume au fond assez simplement, ce qui est le cas des ouvrages bien faits et dotés d’un solide fil conducteur. Selon lui, les différents interprètes de L. Groulx ont, au fond, poursuivi une chimère : celle de vouloir trouver une cohérence d’ensemble à l’oeuvre de l’intellectuel nationaliste. Vaine recherche, car ceux qui se sont frottés à l’oeuvre du chanoine n’auraient pas saisi la nature profonde du système groulxiste, à savoir qu’il s’agit d’une pensée équivoque, une des trois formes de pensée identifiées par l’historien. En effet, l’interprétation de G. Bouchard repose sur l’idée que les systèmes de pensée sont en quelque sorte le produit d’un arbitrage entre raison et mythe. Ce qui structure et gouverne l’ensemble de la première forme, la « pensée radicale », c’est la raison pure. Ici, comme dans le cas des idéologies totalitaires, les contradictions sont surmontées au prix d’innombrables vies humaines. La deuxième forme, la « pensée organique », est aussi très efficace, puisque le mythe permet de surmonter les contradictions inhérentes au réel. Ainsi en est-il de la pensée américaine qui propose un projet mobilisateur avec l’idéologie égalitaire où chacun est supposé avoir sa chance. Le mythe opère donc une co-intégration réussie de la société, pour le dire à la manière de G. Bouchard (p. 24). Or, avec la « pensée équivoque », l’alliage entre mythe et raison est inefficace parce qu’il ne parvient pas à surmonter les contradictions entre le réel et la pensée. Ainsi, la pensée équivoque procède à des collages et propose une vision du monde incapable de s’accorder avec le réel, sinon très mal. Archétype de la pensée équivoque, L. Groulx s’est révélé, malgré tous ses efforts, incapable d’offrir un projet véritablement mobilisateur, précisément parce qu’en ce qui concerne tous les sujets d’importance, il aurait soutenu une chose et son contraire. « À partir d’une étude de tous ses écrits publiés, j’ai voulu démontrer que, pour chacun des thèmes et sous-thèmes qu’il a abordés au cours de sa très longue carrière, L. Groulx a émis des opinions divergentes, incompatibles, affirmant à la fois le blanc et le noir. » (p. 10) Il faut bien comprendre que G. Bouchard ne dit pas que L. Groulx a dit une chose pour changer d’opinion plus tard, question d’adapter sa pensée au contexte. L’historien saguenayen s’efforce à cet égard de citer des extraits qui sont le plus près possible dans le temps, afin d’écarter l’idée qu’il y a eu des évolutions et des changements selon les époques. Voilà pourquoi il parle de deux chanoines et non d’un seul qui aurait changé au gré des circonstances. Ainsi, les contradictions ne sont pas occasionnelles, mais plutôt structurelles. Elles régiraient si bien l’ensemble de la pensée groulxiste que, par exemple, à propos de la question de la séparation, le premier chanoine a pu déclarer que le Québec pouvait et devait se séparer alors que le second chanoine soutenait le contraire. Et pour ajouter à la confusion, nous dit G. Bouchard, il …