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En consacrant son dernier livre à l’intégrisme, la maladie supposée de l’Islam, Abdelwahab Meddeb se pose, sans fausse modestie, en égal de Voltaire et de Thomas Mann. En effet, si chacun de ses deux illustres prédécesseurs s’est distingué par sa lucidité dans l’identification des causes réelles de la maladie de sa communauté et par son courage et sa détermination dans la dénonciation de celle-ci (voir de Voltaire, Traité sur la tolérance, Paris, Garnier-Flammarion, 1989 et de Thomas Mann, Journal du « Docteur Faustus », Paris, Christian Bourgeois, 1994), A. Meddeb, Tunisien d’origine musulmane, a décidé, dans la foulée des attentats du 11 septembre contre les Twin Towers, d’emprunter leur « technique » pour l’appliquer à la communauté musulmane. Il précise en effet que : « si le fanatisme fut la maladie du catholicisme, si le nazisme fut la maladie de l’Allemagne, il est sûr que l’intégrisme est la maladie de l’Islam » (p. 12). En soutenant d’emblée qu’« appeler à conduire les affaires humaines au nom de Dieu ne peut qu’engendrer des fanatiques capables de tous les désastres », il ne fait pas mystère de sa volonté de s’inviter dans le club prestigieux des « anti-cléricaux » qui ont pavé, devant leurs peuples, la voie d’une modernité jugée inéluctable. A. Meddeb paraît convaincu que le déclencheur de l’intégrisme qu’il prend pour la maladie de l’Islam est à rechercher essentiellement dans l’impasse, imposée de l’intérieur du monde musulman, qu’on y fait sur le débat et la discussion, une impasse ignorant, selon lui, la pluralité des opinions et ne ménageant aucune place au désaccord et à la différence. Il ne semble pas sous-estimer pour autant les raisons externes qui, dit-il, l’« entretiennent » et « participent à sa propagation » (p. 14). Ces raisons externes, il les répertorie, selon leur importance, de la manière suivante : « la non-reconnaissance de l’Islam par l’Occident, comme représentant d’une altérité intérieure, la façon de le cantonner dans le statut de l’exclu, la manière avec laquelle l’Occident renie ses propres principes dès que l’intérêt le réclame [et enfin] la façon qu’a l’Occident (et, de nos jours, sous la forme de l’Américain) d’exercer dans l’impunité son hégémonie selon la politique dite de deux poids deux mesures » (p. 14).

Tordant le cou à un préjugé persistant selon lequel l’intégrisme serait l’apanage exclusif des couches défavorisées et incultes, A. Meddeb relève que les auteurs des attentats meurtriers du 11 septembre 2001 contre les États-Unis « par-delà leur contamination par la maladie de l’Islam, […] sont les fils de leur époque, le pur produit de l’américanisation du monde : ceux-là même qui firent du digital leur jeu d’enfant, de la télévision leur mémoire, sans avoir eu besoin de procéder à la transmutation de l’archaïsme qui habite leur esprit et leur âme » (p. 16). A. Meddeb soutient que cet état d’esprit a fait naître chez « l’Arabe comme chez le Musulman [face à l’Occident] le ressentiment » propre à l’homme qui « reçoit sans avoir les moyens de donner ni d’être affirmatif » (p. 19). D’aristocratique lorsqu’il était en position de force, « le sujet islamique », poursuit l’auteur, qui, à défaut d’analyse cohérente, objective et convaincante, n’hésite pas ici à puiser l’essentiel de son argumentation dans les manuels à la mode décrivant le frustré-type, « devint peu à peu l’homme du ressentiment, cet homme […] insatisfait, se pensant au-dessus des conditions qui lui sont faites ; comme tout semi-intellectuel, il s’avère (dans son refus et sa haine accumulés) candidat à la vengeance, prédisposé à l’action insurrectionnelle et à ce qu’elle comporte de dissimulation et sacrifice » (p. 22).

La propagation rapide de l’intégrisme islamique au cours des dernières décennies est la conséquence logique, A. Meddeb en est convaincu, de la perte d’attrait subi par le modèle européen. À celui-ci on a substitué le modèle américain qui, parce qu’il repose, soutient-il, sur la croyance que « la religion […] mène aux lumières [et] […] [que] l’observance des lois divines […] conduit à la liberté », a permis « sur la scène du marché mondial [que] l’Américain double le Wahhabite[1] et l’initie à la technique qui l’aide à respirer au rythme de l’Amérique, où qu’il se trouve dans le monde. Dans ce compagnonnage, le Wahhabite s’enrichit matériellement et investit dans la propagation de sa foi » (p. 77).

Les relations privilégiées entretenues depuis des décennies par les États-Unis et l’Arabie saoudite, pays que l’auteur considère comme le principal foyer de l’intégrisme, ont connu, selon lui, un développement accéléré dans le cadre de la lutte commune contre l’ex-Union soviétique, en Afghanistan, où sous l’égide de la CIA, « l’âme archaïque et la richesse s’unissent pour assurer aux intégristes l’initiation technique aux armes les plus sophistiquées » (p. 142).

Relevant que les États-Unis ont continué jusqu’en août 2001 d’établir, contre toute éthique et tout bon sens, des relations solides avec toutes les factions intégristes et leurs mentors, et qu’ils se sont toujours accommodés de leurs pratiques répréhensibles, l’auteur se montre très critique à l’égard de ce qu’il appelle la politique impérialiste des États-Unis et du rôle de juge et partie que ces derniers s’arrogent dans les conflits mondiaux : « la manière, dit-il, de lier la survie du principe à l’intérêt [risque de] ruine[r] le principe lui-même » (p. 148).

En conclusion l’auteur, tenant compte du fait que « c’est l’exercice de l’injustice dans l’impunité qui nourrit la haine et le hideux terrorisme, lequel reste l’arme du démuni, du faible, de celui qui a épuisé les ressources du droit » (p. 213), recommande, pour guérir la religion musulmane de sa maladie intégriste, que l’Islam s’intègre dans « la scène commune » au point de vue tant culturel et que politique. Sur le plan culturel, A. Meddeb propose, comme remède à la maladie de l’intégrisme musulman, d’en finir avec « le mythe d’Ismaël » et avec le préjugé qu’il entretient quant à la supériorité d’une descendance sur une autre et de réaliser « l’intégration du legs islamique aux sources de la pensée et de la création (tout autant que le fonds grec, latin, hébraïque, japonais, chinois, indien) » (p. 202). Sur le plan politique, A. Meddeb souligne l’importance de mettre fin à l’embargo contre l’Irak, d’en arriver à une solution du problème palestino-israélien sur la base de la reconnaissance de deux États souverains, l’un pour le peuple juif et l’autre pour le peuple palestinien, et de redéfinir les rapports entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite sur de nouvelles bases qui tiennent compte du devoir politique de liberté et de démocratie.

Le livre de A. Meddeb, par ses nombreuses références à l’histoire musulmane, peut piquer la curiosité du lecteur et l’inciter à vouloir connaître davantage un monde musulman pluriel, riche et souvent complexe pour en découvrir les véritables ressorts. Il n’en demeure pas moins vrai que le parti pris sans nuance de l’auteur en faveur du modèle républicain français d’intégration considéré, contre toute évidence[2] et à l’exclusion de tout autre, comme le meilleur système en la matière, l’a empêché de bien saisir l’originalité et les énormes qualités de ce qu’il appelle le système américain. Il convient de relever également qu’en focalisant l’attention sur l’Arabie saoudite, présentée comme la seule source de l’intégrisme, l’auteur donne l’impression de vouloir absoudre les autres régimes arabes et musulmans qui, en refusant à leurs citoyens tout espace de liberté où ils peuvent jouir d’un minimum de droits, en leur imposant une modernité qui viole systématiquement les valeurs et les principes de leur religion, assument une responsabilité écrasante dans la montée et le développement de « la maladie de l’Islam ». Ce faisant, il diminue considérablement la portée d’une étude qui aurait pu, sur un sujet aussi brûlant et important que l’Islam, être plus solide et pertinente…