Recensions

Dostoïevski à Manhattan d’André Glucksmann, Paris, Robert Laffont, 2001, 279 p.[Record]

  • Myrtô Dutrisac

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  • Myrtô Dutrisac
    École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris)

En page couverture, une photo effroyable de Ground Zero. Le titre, provocateur, Dostoïevski à Manhattan. Et la quatrième de couverture qui nous apprend que l’on doit « sous-titrer CNN » avec l’écrivain russe. Le livre d’André Glucksmann, dès ce premier contact très tape-à-l’oeil, aura soit attiré, soit rebuté le lecteur potentiel. On l’a deviné, il a été écrit suite aux événements du 11 septembre 2001, mais aussi, de manière plus générale, en réaction à tout ce qui a marqué le monde occidental depuis l’autre über-événement de notre époque, soit la chute du mur de Berlin. La thèse de l’auteur : l’attaque contre New York est une attaque nihiliste, et nous en sommes tous en partie responsables car nous nous sommes voilés les yeux depuis l’effondrement de l’Empire soviétique, désirant ardemment croire que la fin de l’adversaire supposait la fin de l’adversité (p. 69). Cela a permis au spectre nihiliste déjà existant de se développer et de s’étendre sous nos yeux clos, qui ne s’ouvriront le 11 septembre que pour rapidement se refermer devant tant d’horreur. Que faire maintenant ? Il faut se tourner vers les livres, selon A. Glucksmann, car seule la littérature peut lever le voile qui dissimule notre réalité. Elle seule peut nous permettre de comprendre Manhattan et notre monde. L’argumentation de l’auteur se présente en plusieurs temps. Il nous offre d’abord une description du nouveau combat nihiliste ayant comme mots d’ordre action, destruction et terreur. Une des particularités de cette « guerre totalitaire » est qu’elle a comme cible la Cité, ses citoyens et ses symboles. Elle s’attaque au quotidien, menace ses repères et ses règles et vise à laisser les hommes dans l’incapacité de distinguer entre le bien et le mal. A. Glucksmann s’attarde ensuite à l’état de notre monde. Selon lui, les événements de New York peuvent être expliqués à la fois par le parrainage de la Russie, qui sert d’exemple aux terroristes (il y reviendra dans les chapitres ultérieurs), et par la « cécité » de l’Occident de l’après-guerre froide envers le terrorisme étatique. Cette cécité se révèle d’abord dans les alliances établies avec les « mauvais États » et ensuite dans le double processus de négation de la réalité qui se traduit soit dans le règne de l’homo economicus, soit dans celui de l’homo religiosus (p. 63). Et comme ces règnes souffrent de contradictions internes, c’est la logique mafieuse, futée, qui en vient à prendre toute la place, logique nihiliste dans laquelle font défaut à la fois le but, la question et la réponse. Le règne de « l’homme à la kalachnikov » prolifère et se présente comme une vérité de notre époque, de notre histoire qui « agonise » (p. 78). La terreur dépasse le cadre de la guerre. Elle devient criminelle. Et elle est efficace. A. Glucksmann tente de cerner ce phénomène du nihilisme et d’en expliquer les origines. Il se présente, selon lui, comme négation du mal et culture de l’ignorance (p. 92). On devient nihiliste quand on vit sa vie en meurtrissant celle des autres (p. 91). C’est Flaubert qui annoncerait l’universalité de cet état à travers la figure de Madame Bovary et de la révolution qui lui est liée, révolution qui s’exprime dans la tentative de transformer les vies à tout prix, quitte à les « charcuter » (p. 104). Emma renverse les rôles, dynamite les liens sociaux et recherche son plaisir en esquivant toute interrogation. Pour Flaubert-Glucksmann, elle est cruauté masquée et inavouée. Comment ce « nihilisme bovarien » se manifestera-t-il par la suite ? L’auteur associe son développement à la volonté délibérée et arbitraire de tuer, …