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Pour dire le monde, laisser le monde se dire ?

Documentalité[1] est la traduction de l’ouvrage Documentalité paru en 2009 et considéré comme un des grands livres du philosophe italien Maurizio Ferraris, père du « nouveau réalisme » dont il a signé le Manifeste[2], penseur de l’Émergence[3], et ici de l’ontologie sociale et de ses liens avec l’ontologie naturelle. Le livre, riche mais toujours enlevé et pédagogique dans les nombreux récapitulatifs qu’il offre de ses thèses, se donne d’emblée deux buts. Premièrement, distinguer les familles d’objets, des objets naturels aux objets idéaux et sociaux, pour différencier l’être et le savoir de façon réaliste, comme il se trouve que certains objets sont plus dépendants que d’autres des sujets connaissants. Deuxièmement, poser la loi constitutive des objets sociaux, afin de comprendre leur genèse dans la documentalité que nos sociétés produisent toujours plus abondamment.

L’ontologie de Ferraris ne prétend pas dire à la réalité ce qu’elle devrait être ni l’aligner sur les règles de l’esprit, comme l’ont fait à tort tous les idéalistes, du kantisme à l’irréalisme goodmanien ou au postmodernisme derridien. L’ontologique précède l’épistémologique, et la réalité sa science. Ces rappels permettent à Ferraris de revaloriser un certain « bon sens » contre les projets métaphysiques les plus excessifs et éloignés du réel. Le philosophe, loin d’étudier d’abord le sujet pour trouver en lui les catégories qui dicteront au réel ses normes, se contentera, en bibliothécaire de l’infinité du réel, de former un catalogue descriptif — et non constructif ou prescriptif, c’est-à-dire révisionniste — des objets. Partant d’observations quotidiennes sans y mettre de soi, comme un ethnologue en retrait, il ne dit plus rien en son nom mais doit laisser la parole au monde.

Humilité extrême, ou prétention insensée à parler au nom du réel lui-même ? C’est en tout cas littéralement que le monde prend la parole pour se dire, dans l’ontologie de Ferraris[4]. En effet, comme on le lisait déjà dans Émergence, le monde est à la fois en train d’exister, et en permanence aussi en train de s’enregistrer : c’est le réel qui fournit sa documentation à l’ontologue. Ce dernier n’a qu’à lire un livre du monde qui n’a certes été écrit par personne, le monde n’ayant ni Dieu ni maître, mais s’est autoconstitué en inscriptions de lui-même.

Cette position, qui paraît d’abord cohérente avec son réalisme, a l’avantage d’amener Ferraris à proposer une théorie continuiste des objets naturels et sociaux qui les tienne tous pour réels, mais qui fasse droit à la spécificité des seconds cependant. Ils existeraient en somme dans la continuité des premiers, mais nécessiteraient d’être lus comme des documents par les humains, et enrichis par leurs écritures et enregistrements propres.

Les thèses de l’ouvrage ne sont en revanche pas sans poser problème. D’après Maurizio Ferraris, ces objets sociaux se distinguent en effet des objets naturels par leur dépendance au sujet ; si l’humain disparaissait de cette planète, les rites, institutions et conventions disparaîtraient avec lui. Mais dans le même temps, ces objets sociaux ne doivent pas être le fruit d’une simple construction par le sujet, sans quoi leur objectivité ne tiendrait pas : il faut au contraire faire valoir la construction ou plutôt la sédimentation spontanée des objets sociaux et des esprits des sujets dans un même mouvement d’accumulation de signes (gestes, pratiques, rites, souvenirs, inscriptions iconiques, verbales, écrites) dans le réel, qui sont autant d’enregistrements d’abord insignifiants mais qui gagneraient leur signification d’eux-mêmes, c’est-à-dire par leur capacité à s’accumuler et à prendre sens du fait de leur nombre. C’est donc placer le sens des objets et des jugements que nous émettons sur eux dans le réel lui-même plutôt que dans nos actes de donation de sens. Or il s’agit d’une confusion de l’ontologique et du sémantique qui s’avère peut-être regrettable pour le projet réaliste.

Réalisme, objectivisme, herméneutique

Réalisme. L’ouvrage s’ouvre au premier chapitre (« Catalogue du monde ») par une définition de l’ontologie comme catalogue du monde de la vie. Elle témoigne de l’attirance de l’auteur pour le fourmillement des choses, puisque Ferraris dit préférer, à l’atomisme ascétique de Quine, le libéralisme ontologique d’un Meinong, qui admet des objets actuels, passés, inexistants, impossibles ou idéaux[5]. Ses modèles de catalogues, de celui de Paul Otlet à Google, ont à la fois une ambition universaliste et un attrait pour le particulier et les listes.

Mais ces listes ne vont pas sans un ordre. C’est à ce titre que le catalogue est aussi classement. L’ontologue qui veut trouver l’ordre du monde ne devra pas en chercher la source par le haut, en Dieu ou l’Esprit. L’ontologie est en effet distincte de l’épistémologie, contrairement à ce que nous a fait croire le logocentrisme du « sophisme transcendantal » que Ferraris attribue à Kant[6], à savoir la croyance dans le pouvoir de construction du monde du sujet, dont les sciences ont produit des lois que le philosophe croit pouvoir retrouver dans l’expérience perceptive et de là dans le réel. Or le réel est extrathéorique, surprenant, irrégulier, et inamendable : il ne cède pas à la pensée.

L’ontologue devra donc voir l’ordre émerger des choses mêmes. Il faut pour cela faire confiance à notre expérience quotidienne de celui-ci : c’est spontanément que nous reconnaissons des catégories comme les objets, et en leur sein les vivants, les personnes, les esprits ou les institutions. Cette expérience n’est pas toujours traversée de science, mais bien au contraire est d’abord esthétique plutôt que logique, souvent ni conceptualisée ni verbalisée dans les habitudes, croyances, perceptions, imaginations, désirs, appréciations et actions qui peuplent nos journées, voire non conceptualisable. Loin que la réalité soit toujours déjà mise en forme par nos concepts, il y a très souvent une rencontre directe avec un donné pur, et ce donné n’est pas désordonné. L’ordre du catalogue ontologique qu’entend dresser Ferraris le sera donc d’après les principes immanents du réel : celui-ci est la totalité des individus, qui appartiennent à des classes au titre d’exemplaires, parce qu’ils en sont justement membres et principe de classification à la fois.

Objectivisme. Comme l’explique le premier chapitre, les individus sont soit des sujets, soit des objets. Les premiers sont des êtres qui ont des représentations, les seconds n’en ont pas. Il y a trois types d’objets : naturels, idéaux et sociaux. Les deux premiers sont indépendants des sujets : les naturels parce qu’ils existent dans l’environnement physique, les idéaux parce que les humains les découvrent mais ne les inventent pas (un théorème, par exemple, reste vrai même si personne ne le connaît). Mais les objets sociaux dépendent des sujets. Qu’ils soient des choses matérielles (« quasi-artefact » dans le cas des objets naturels socialisés ou « artefact » pour les productions humaines instrumentales ou artistiques) ou des objets immatériels comme les croyances, coutumes ou institutions (à la base toujours matérielle d’ailleurs, dans la documentalité qui les constitue ou les régule — inscriptions, documents, institutions), ces objets sociaux n’existent pas si personne ne les pense. En ce sens, Ferraris note page 10 que le transcendantalisme kantien ne s’applique pas aux objets naturels mais peut s’appliquer à ces objets sociaux. Pour autant, ces objets sociaux ne sont pas subjectifs : il ne suffit pas que je ne pense plus à ma dette pour que cet objet social disparaisse, par exemple, car il a une objectivité intersubjective et institutionnelle réelle. Ils sont l’objet central du livre car Ferraris veut comprendre comment ces objets, qui sont les plus importants pour notre bonheur ou malheur (car notre existence sociale et même matérielle dépend souvent de contrats, de dettes, de relations économiques, politiques ou morales socialement normées), sont à la fois construits et suffisamment objectifs et réels pour affecter notre vie en profondeur (car il ne suffit pas que je n’y croie plus pour que leur réalité disparaisse de mon existence).

Herméneutique. Cette objectivité s’ancre dans la documentalité qui fonde les objets sociaux. Insister sur ce point permet à Ferraris de rejeter deux formes naïves de réalisme[7]. Tout d’abord, on ne peut pas endosser un réalisme fort à la manière platoniste de Reinach[8] à l’endroit des objets sociaux. Dire qu’on les découvre comme les objets idéaux et que la structure de la promesse par exemple, loin d’être inventée, se déploie d’elle-même aussi nécessairement qu’un théorème, reviendrait à englober les objets sociaux dans le domaine des objets idéaux en leur donnant une éternité qu’ils n’ont pas, et négliger la contingence des applications culturelles concrètes des grands archétypes sociaux. Mais on ne peut pas non plus endosser un réalisme faible à la Searle[9] et affirmer que les objets sociaux n’existent que par une transfiguration des objets matériels opérée par l’intentionnalité collective (c’est-à-dire l’esprit) afin qu’ils deviennent, dans un contexte social, autre chose que des objets naturels (un morceau de papier devenant de la monnaie dans un contexte monétaire social par exemple). Comme l’explique Ferraris, il y a des objets sociaux qui ne s’appuient sur aucun objet matériel à transfigurer. C’est par exemple le cas des dettes qui, en tant qu’absences plutôt que présences, ne « possèdent pas de contrepartie physique[10] », même si elles reposent sur des traces, structures d’ordre supérieur qui ne sont pas à proprement parler des objets physiques et peuvent justement renvoyer à ce qui est absent. De plus, « l’intentionnalité collective » n’existe quasiment jamais, à part dans les phénomènes de foule. On n’a pas besoin d’esprit collectif pour produire des objets sociaux : il faut simplement qu’un acte soit enregistré. Or il arrive que l’enregistrement se fasse tout seul, « sur le tas » : il en va ainsi des coutumes et habitudes qui s’enregistrent d’elles-mêmes dans une tradition implicite, sans que personne ne le décide.

C’est pourquoi Ferraris, ancien derridien, emprunte à l’herméneutique un certain textualisme qu’il développe au chapitre 3 (« Objets sociaux »). On ne peut pas dire, comme le faisait l’herméneutique constructiviste, que rien n’existe en dehors du texte, et Ferraris récuse le textualisme fort[11] pour avoir oublié l’indépendance des objets naturels. Par contre, « rien de social n’existe en dehors du texte », et Ferraris prétend donc à un textualisme faible[12]. La règle constitutive des objets sociaux est à ce titre « Objet = Acte Inscrit ». Les objets sociaux sont le résultat d’actes sociaux (qui impliquent au moins deux personnes) caractérisés par le fait d’être inscrits sur le papier, un fichier d’ordinateur, voire simplement dans nos têtes. Parler d’actes n’implique pas une construction du social par les sujets car ceux-ci font partie du processus d’inscription sans en être à la source, et leur mémoire elle-même n’est traitée que comme un support d’inscription parmi d’autres. L’objet promesse est l’acte promettre inscrit dans la mémoire ; l’objet mariage est l’acte de jurer inscrit dans les registres et/ou la mémoire ; l’objet symphonie l’acte de composer inscrit sur une partition[13].

Matérialisme, mémoire et écriture

Matière est mémoire. Si tout du réel n’est pas construit, mais que le social l’est, sans pour autant être construit par l’esprit des sujets, quoique les objets sociaux dépendent de ces sujets parce qu’ils sont faits de documents qui doivent être lus, il faut encore comprendre comment les inscriptions se forment d’elles-mêmes plutôt que par l’esprit des sujets, qui ne sont nécessaires qu’à leur réception. Ferraris en fait la genèse d’une manière très inspirée de Bergson. Émergence citait déjà Matière et mémoire[14] et défendait que l’enregistrement est une manière d’être du réel lui-même, qui tout en existant s’itère, se réitère et s’altère, chaque état de la matière contenant tous les états passés précédents qui ont mené jusqu’à lui, avec toutes les causes qui lui ont donné ses attributs, de sorte qu’on puisse dire que la matière est mémoire. Ici, Documentalité fait de nouveau référence à Bergson, en en défendant une lecture « matérialiste[15] » : le cerveau, « tablette que nous avons dans la tête[16] », est une technique naturelle qui permet de comprendre comment la nature matérielle, avant qu’en émergent des esprits humains, s’est spontanément sédimentée en signes d’elle-même dans ce que Ferraris appelle « l’archi-écriture », dont les écritures humaines et la pensée qui naîtra avec elle ne sont que les suites.

Matérialisme du social. Cela mène Ferraris à une description originale de la socialité humaine et du langage qui en est la condition. La culture débute très tôt : on n’a pas à penser que des esprits individuels ont dû se développer, puis chercher à s’exprimer, à communiquer et à s’allier pour former société. La société se fonde non sur la communication, mais sur l’enregistrement. Dès les débuts de l’humanité, des enregistrements ont eu lieu sous la forme d’imitations, d’abord gestuelles et préverbales peut-être, donnant lieu ensuite au langage et à des comportements et rites sociaux qui se sont faits sur le tas, avant qu’on y pense et qu’on les conceptualise. La société est pensée en regard d’un « état de nature » où l’esprit humain n’existe pas encore, mais se sédimente peu à peu grâce à l’accumulation de souvenirs inscrits et documentés par des pratiques sociales qui mènent peu à peu du matériel au spirituel. C’est en ce sens que l’auteur peut dire que « la lettre précède l’esprit[17] ». Cela explique que l’écriture soit si importante, et avant elle l’archi-écriture, cette sphère d’enregistrements qui précède et entoure l’écriture. Le cerveau, en ce sens, est déjà une technique naturelle d’enregistrement, une tablette où s’écrivent nos expériences, dans la mémoire. Ce n’est qu’une fois nos intuitions fixées par le souvenir et l’écriture que nous disposons de sujets et de prédicats avec lesquels penser et que nos concepts disposent de contenus.

Matérialisme de l’esprit. C’est une véritable théorie matérialiste et inscriptionnaliste de l’esprit que propose ici Ferraris, fondée par ce qu’il nomme l’ichnologie, la doctrine de la trace : « les significations, les contenus, les valeurs, tout ce que l’on représente plus ou moins confusément comme « esprit », naît de l’itération technique et de l’archi-écriture qui la rend possible[18] ». Il ne s’agit pas de la thèse — qui paraîtrait de bon sens mais que Ferraris récuse — selon laquelle les valeurs, significations et croyances humaines sont des donations de sens contextuelles au réel d’après des dispositifs notamment sociaux, car Ferraris autonomise ces dispositifs de toute donation de sens humaine, leur donnant bien plutôt une existence naturelle à même le réel qui s’enregistre lui-même, de sorte que ces sens et valeurs apparaissent du côté du réel et non des sujets qui les appréhendent.

Ces sujets sont en effet doublement seconds par rapport aux signes qu’ils sont certes capables de lire mais qu’ils n’ont pas créés (puisqu’ils sont bien plutôt créés par ces signes) : non seulement la phylogenèse de l’esprit humain et son apparition à la préhistoire s’expliquent par l’accumulation d’archi-écritures puis d’écritures, mais l’ontogenèse de l’esprit individuel est déterminée par les traces et les objets sociaux qui vont donner à l’individu ses croyances et ses désirs, du souvenir de ses expériences à la conviction de certaines vérités en passant par l’ambition d’un projet de vie, qui se forge souvent dans les lectures, discussions entre amis, récits de soi, écriture de journaux et autres dispositifs signifiants. L’esprit est une table qui recueille des inscriptions. Mais une table réflexive, capable de lire la table du monde aussi, que ce soit dans l’expérience, ses traces (toute incision sur un arrière-plan), ses enregistrements (les traces dans l’esprit comme table) et ses inscriptions au sens technique (les traces en tant qu’elles sont accessibles à au moins deux personnes), et d’y trouver leur sens.

Ce matérialisme est ambigu quant à la place qu’il réserve à l’esprit. Une trace n’est pas subjective et entièrement construite, puisqu’il ne suffit pas que j’y croie, qu’aucun sujet spécifique n’est nécessaire à son existence, et qu’elle est plutôt intersubjective. Mais Ferraris reconnait que les objets sociaux sont plus dépendants des sujets que les objets naturels. C’est parce qu’il faut un mécanisme mental intentionnel pour les lire comme signe. En effet, il n’y a pas de traces en soi, mais seulement pour des esprits capables de les reconnaître : « si l’on élimine de ce contexte l’esprit qui a imposé cette fonction de trace (qui a fait valoir ce X comme Y), il ne nous reste plus qu’un objet physique muet[19] ». Pourtant, selon Ferraris, ce n’est pas notre intentionnalité qui leur donne leur statut de traces ; c’est seulement qu’elle les lit comme traces. Il refuse la thèse searlienne d’une donation de sens intentionnelle à l’origine des objets sociaux, et doit donc décrire une codépendance des sujets-esprits et des inscriptions qui grâce à eux prennent un sens social : l’esprit n’est lui-même fait que de traces et ne peut donc leur avoir donné leur être sémiotique, mais seulement leur lecture sémantique. Il y a ici un étrange cercle logique, car y aurait-il un sens à découvrir à des traces si elles n’étaient pas justement déjà sensées, en tant que traces ? Mais quelque chose peut-il être une trace s’il n’existe pas d’esprit vivant pour la lire comme telle, sur une planète dépourvue de vie par exemple ?

Matérialisme du Spirituel. Au-delà de notre esprit psychologique, c’est l’Esprit hégélien qu’on peut refonder dans la documentalité, qui mériterait une « phénoménologie de la lettre[20] » pour Ferraris. Plutôt qu’un « esprit pentecôtiste » qui descend « du haut », il émerge des documents : l’esprit subjectif des individus se résout dans la lettre ; l’esprit objectif (famille-société civile-État) dans la bureaucratie, car faire famille c’est accumuler des documents, et il en va de même pour l’identité, la nationalité, ou le statut économique. Les documents « au sens fort » sont des inscriptions d’actes, les « faibles » sont enregistrements de faits. Cette documentalité a des finalités soit pratiques, soit esthétiques pour les oeuvres. Celles-ci sont le lieu où les inscriptions se font le plus individuelles, et l’individualité se manifeste en particulier dans la signature, dont l’analyse est l’objet du dernier chapitre de l’ouvrage (« Idiomes »). C’est là que l’Esprit Absolu est atteint, affirme Ferraris en restant ici assez traditionnellement dans la lignée du « Spirituel dans l’Art », quoique son Esprit s’entende en un sens inscriptionnaliste plus matérialiste qu’autrefois.

Le problème est que Ferraris ne prend peut-être pas suffisamment acte du rôle des esprits des sujets face aux inscriptions et documents qui sont partout dans la réalité et forment, d’après lui, quand ils sont lus, le réel social. Les signes et documents, s’ils sont désinvestis de l’esprit de l’agent, peuvent-ils encore faire sens ? L’esprit objectif, la Sittlichkeit et les institutions ne tiennent pas tout seuls et peuvent manquer d’incarnation dans la philosophie du droit de Hegel[21], si l’esprit des sujets sociaux ne les habite plus. De même, nos lointains écrits personnels, quand ils ne sont plus qu’une trace de moments et d’idées passées dont nous ne nous rappelons plus, ne sont plus que des textes vidés des souvenirs qui en faisaient l’importance et la pulpe, et des mots anonymes qui ne raniment plus rien. Ils peuvent perdre de leur sens, parce qu’ils ne sont jamais l’exact synonyme de la mémoire vivante du sujet, mais doivent au contraire se nourrir de ses donations de sens par le souvenir, la compréhension et l’appréciation d’un lecteur qui n’est pas simple récepteur en la matière. Les phrases auront certes encore une signification, si elles respectent les règles grammaticales et que la langue est encore en usage, mais les expériences décrites auront perdu tout rapport avec les expériences vécues du lecteur présent, qui sera face à un « sens mort » comme le spécialiste des Étrusques face à leur « langue morte ». C’est ce qui donne une impression de vanité aux actions du héros de Memento de Christopher Nolan que Ferraris cite en note : il obéit aveuglément aux mémorandums qu’il s’est laissés, faute de n’avoir plus aucun souvenir, mais ce faisant, il ne sait même plus vraiment pourquoi il doit faire confiance à ce qui est écrit, et sa mission, se venger de l’assassin de sa femme qui a causé également sa perte de mémoire, paraît insensée, parce qu’un projet écrit sur des post-its sans plus être vécu par le sujet est comme désinvesti de toute sa portée.

Une ontologie de l’exemple

Si les catégories fondamentales de l’ontologie de Ferraris semblent d’abord être le sujet et l’objet, et au sein de ce dernier les spécifications en objets naturels, idéaux et sociaux, on voit bien dans le tableau qu’il présente au début de l’ouvrage[22] que la catégorie la plus fondamentale du réel est « l’exemplaire » :

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On catalogue toujours des exemplaires, que ce soit des entités concrètes dans des catalogues d’art ou des exemples de genres zoologiques : des individus généralisables. C’est le rôle de l’ontologue. Si Ferraris s’intéresse aux objets, c’est qu’ils sont des individus qui peuvent être des exemples permettant de généraliser sans avoir recours à des universaux. Un objet social comme « le mariage » est d’abord un ectype, un exemple individuel concret de cérémonie de mariage, qui par le biais d’un inscripteur, un document signé et le souvenir enregistré par les témoins, va référer à un archétype, l’institution du mariage ou plus généralement les grands types que sont la promesse, le pari, l’obligation, etc., qui ont des lois structurelles internes.

Donner l’exemple : de Goodman à Ferraris. Pour défendre son réalisme, Ferraris affirme que ce n’est pas lui qui donne à certains objets leur statut exemplaire en vertu d’une logique a priori, de règles de l’esprit ou d’un quelconque présupposé idéaliste, mais que c’est en fait le réel qui donne l’exemple à l’ontologue qui veut dire le monde. Il entre ici dans un débat avec Nelson Goodman, dont il fait un représentant central de l’idéalisme constructiviste postmoderne qu’il entend combattre. Goodman affirme dans Manières de faire des mondes[23] que c’est dans un contexte toujours à définir intersubjectivement qu’un échantillon prend le sens d’un exemple précis et parvient à exemplifier des traits spécifiques. Pour montrer l’absence d’évidence d’un échantillon et la nécessité de se mettre d’accord sur ce qu’il doit exemplifier, il invente les mésaventures de Mary Tricias : celle-ci veut refaire son salon, commande une large quantité de tissu en le demandant « comme l’échantillon », et reçoit des milliers de petits morceaux de tissu que le marchand prétend avoir passé la nuit à couper, comme si l’échantillon exemplifiait la taille de la marchandise à livrer. Pour Goodman, on ne peut pas dire de quelles propriétés un échantillon est échantillon sans se mettre d’accord en contexte : « Être-un-échantillon-de, ou exemplifier, est un peu quelque chose comme une relation du type être-un-ami ; ce qui distingue mes amis n’est pas une simple propriété ou même un faisceau de propriétés identifiables, mais d’être, pour un moment, en relation d’amitié avec moi[24] ».

Ferraris a pourtant l’air de nier cet être-relationnel de l’exemple. Il rétorque que la plupart du temps, l’exemplification ne pose pas problème et est « évidente » dans l’objet même. Il y a peut-être quelques cas litigieux, mais trop peu pour qu’un sujet soit nécessaire à l’exemplification. « Celui qui, face à un échantillon d’étoffe, penserait qu’il est important du point de vue de sa forme et de ses dimensions plutôt que par le tissu, ou bien vit dans une culture différente de la nôtre, ou bien est à vrai dire un peu bizarre, et on ne construit pas de théories philosophiques sur des cas limites[25] ».

L’argument de Ferraris est pourtant discutable : être « bizarre » ne se juge que d’après une norme intersubjective ; être « d’une autre culture » est plus encore lié à des normes culturelles. N’est-ce pas admettre que l’exemplarité d’un objet vient moins de lui-même que de ce que les locuteurs ont en commun dans leurs normes culturelles ? Certes, on ne philosophe pas avec des exceptions, et les anecdotes qui servent d’exemples à Goodman sont peut-être des inventions ad hoc. Mais n’a-t-on pas besoin du jugement de deux sujets pour qu’un objet devienne un symbole entre les deux interlocuteurs ? Ferraris semble l’admettre mais parle d’un jugement qui ne serait pas déterminant, de la règle au cas, mais réfléchissant[26], de l’individu au général, de sorte que le sens qu’il y aurait à tirer du cas semble s’imposer de lui-même. Il peut alors affirmer que l’objet, par exemple une oeuvre d’art, s’impose comme « canonique », et va représenter un mouvement, sans qu’on ait pu le prévoir a priori : il faut que l’objet soit apparu concrètement dans le monde pour devenir, par sa propre légalité intrinsèque, « typique » d’un type qui ne lui préexistait pas.

Ferraris affirme la préexistence de l’objet sur l’idée, et il fait de l’objet une chose duale, à la fois individu concret et norme, car « il y a, à l’intérieur de l’exemple, un individu qui est en même temps un principe de généralisation : un cas et une règle (pensons à la notion de « classique »), mais également une règle et une exception (…), voire parfois même une réalité et une idéalité (il est rare qu’un exemple de père soit un père exemplaire)[27] ». En somme, chez Goodman, la nature exemplaire de l’échantillon ne peut venir de lui seul, mais doit être construite, sans quoi on peut toujours se tromper, et c’est donc, par un reste de kantisme peut-être, notre représentation qui donne son sens et sa normativité au réel. Chez Ferraris au contraire, le réel est déjà une norme.

Cette opposition à Goodman se prolonge dans la confrontation de Ferraris avec Searle. Selon Achille Varzi[28], ce dernier emprunterait à Goodman la nécessité d’une intentionnalité pour faire d’un objet quelconque un objet d’art ready-made dans un certain contexte, et l’étendrait aux objets sociaux, en en faisant des produits d’une donation de sens social. Pour Ferraris, si ce phénomène social de redéfinition est certes fréquent, il ne peut être pris comme loi constitutive du social[29]. Une chose est définie comme un objet social dans un certain contexte non pas d’abord en raison de ce contexte, ou des sujets qui le créent, mais en raison de sa nature de document. L’or est ainsi une matière qui a longtemps valu comme l’objet social « argent » dans le contexte de l’économie de l’étalon-or, mais ce n’était pas arbitraire : c’est que contrairement à l’eau ou au sable, il forme des documents maniables, résistants et modelables. Il était parfait pour les inscriptions, mais a finalement été remplacé par les billets puis le numérique, preuve de la véritable nature documentale de l’objet social « argent ». L’argent est cet objet social qui doit favoriser les échanges, qui doit donc être maniable, quantifiable et durable, et l’or, comme il exemplifiait ces propriétés, a pu être un exemple d’argent à un moment donné de l’histoire. Ici, c’est comme si le fait de pouvoir être un document faisait déjà des objets des documents, indépendamment des sujets qui contextuellement peuvent leur donner un tel sens.

Ferraris, un anti-goodman, ou un goodmanien qui s’ignore ?

Il semble qu’on puisse mener une double critique à l’encontre des thèses de Ferraris. Il est d’abord possible de remettre en cause l’opposition qu’il trace entre son réalisme et le constructivisme de Goodman. Ce dernier affirmait dans Manières de faire des mondes que si sa position peut être qualifiée de « relativiste », au sens où les objets artistiques, sociaux et même les mondes sont toujours en relation avec des dispositifs descriptifs symboliques qui, en les découpant, les dépeignant ou les décrivant d’une certaine façon plutôt que d’une autre, sont en train de les construire, elle est néanmoins un relativisme « sous contraintes de rigueur[30] ». En effet, les sujets ne peuvent décider arbitrairement du sens de n’importe quel objet. Goodman considère ainsi sa position vis-à-vis de l’art d’« objectiviste » et il s’oppose à des conventionnalistes comme George Dickie qui ferait de n’importe quel objet une « oeuvre d’art » dès lors que les institutions du monde de l’art l’auraient déclaré[31]. Goodman n’est pas si institutionnaliste que ne le dépeint Ferraris, puisqu’il dit qu’il y a de plus ou moins bons candidats pour être une oeuvre d’art, selon que l’objet ait ou non les « symptômes de l’art[32] ». Il s’agit en particulier de la propension de l’objet à pouvoir se lire, d’une certaine richesse de signes, de modes de symbolisation et de sens internes à l’objet en question. En cela, on pourrait dire que Ferraris et Goodman partagent une intéressante attention aux lois et propriétés internes de l’objet, dont Ferraris déclare également faire la « symptomatologie[33] », et à leur propension à devenir supports de signes.

Les deux admettent à la fois une certaine dépendance du social vis-à-vis des sujets, et en même temps une objectivité du réel qui sert de base au social, notamment dans la densité syntaxique et sémantique qu’enregistre l’objet (dont les traces et signes peuvent en effet traduire le sens inscrit par l’artiste, le sens intrinsèque au matériau, le sens du représenté, et les sens que peuvent y lire les spectateurs, dans l’oeuvre ouverte, même s’ils sont guidés par le sens de l’oeuvre elle-même). Ferraris s’oppose simplement à Goodman quand ce dernier affirme qu’il faut une donation de sens aux échantillons, aux oeuvres d’art, et sans doute à beaucoup d’objets sociaux, pour qu’ils aient un sens réel.

Sur ce point, on ne voit pas vraiment pourquoi Ferraris refuse d’endosser une position similaire. Il semble vouloir sauter cette étape, en mettant le sens multiple et notamment social des choses dans ces choses elles-mêmes, dans le réel, mais il est alors peu convaincant sur l’évidence de ces significations. Il n’explique guère pourquoi on se trompe souvent sur elles ou pourquoi elles évoluent. Or si l’on peut parfois supposer que ces erreurs ou évolutions sont celles de nos lectures face à un sens des objets qui resterait le même, il y a bien des cas aussi où c’est plutôt l’inverse : nous avons affaire à un même phénomène, par exemple une nappe d’hydrocarbures qui surgit de la terre, mais un animal n’y voit rien d’autre que des sédiments boueux, un marin antique de la naphte pour calfater son bateau, le moine médiéval une huile pour sa lampe, l’industriel moderne un combustible pour moteur à essence, et les hommes à venir y verront autre chose encore peut-être, sans qu’il y ait de sens à dire que les anciens se trompaient ni à imaginer toutes ces fonctions en puissance dans la chose. Comme le dit Goodman[34], les « dispositions » qu’on attribue aux choses, comme dire d’un objet qu’il est « inflammable », ne sont que des projections linguistiques et pratiques dérivées de nos contrefactuels irréels reposant sur des habitudes inductives sédimentées dans nos usages verbaux comme : « Si j’y avais mis feu, dans les bonnes conditions de combustion, l’objet aurait brûlé ». Faire ces rappels ne revient pas à un relativisme constructiviste anti-objectiviste qui affirmerait que tout dépend de nos manières de dire le monde, et qu’une chose n’existe pas avant qu’on lui donne un nom, un concept et donc une signification dans nos propositions. Les réalités naturelles sont premières par rapport à nos manières de nous y référer. Mais le sens social et humain qu’on leur donne en leur trouvant des usages et en les insérant dans nos descriptions sociales du monde n’est pas réellement contenu dans la chose comme un de ses possibles avant qu’on ne lui donne ce sens. La masse liquide pétrolière existait avant même l’apparition de l’homme, mais dire qu’elle était déjà lisible en puissance comme « pétrole », au sens moderne qu’impliquent nos catégories pratiques et ontologiques, semble excessif en regard d’une position de demi-mesure qui dirait plutôt que notre concept de pétrole n’a certes pas inventé la chose, mais que cette chose n’aurait jamais été comprise comme « pétrole » avec tous les sens sociaux qu’on lui prête avant que des humains ne l’observent et ne lui donnent ce sens.

Nos usages et nos façons de nous représenter les possibles sens et fonctions des objets sont contextuels et changeants. Cela ne devrait pas être si souvent le cas s’il suffisait de les percevoir comme les objets naturels, sur l’existence et le sens desquels on ne change pas constamment d’avis, dans l’expérience perceptive ordinaire au moins. Ferraris ne rend pas suffisamment compte de ces difficultés. Il reste enfin ambigu sur les cas, dont il admet l’existence, où une réalité sociale est bel et bien définie par son contexte, ce qu’il considère simplement comme l’exception plutôt que la règle du social[35], sans le justifier autrement que par l’ensemble des présupposés de son système.

À partir de ce constat, on peut discuter de la tendance de Ferraris à mettre le sens d’être-exemple, d’être-social ou même parfois d’être-moral d’une chose dans cette chose même plutôt que dans la donation de sens du sujet. La bipartition sujet-objet reste peut-être centrale et il se peut qu’on soit obligé de la conserver, sans avoir cependant à endosser un constructivisme postmoderniste, mais en tenant au contraire par elle une position réaliste qui est peut-être manquée dès lors qu’on la nie. Ce n’est pas parce que les objets imposent en effet des contraintes objectives à nos donations de sens (puisqu’ils sont réels) que le sens n’est pas ce que nous faisons des objets, donc le produit d’une donation. Cette donation n’est pas une pure fantaisie subjective solipsiste, et on peut être objectiviste en ce sens : à part peut-être pour celui qui ne vivrait que dans ses hallucinations, les donations de sens correspondent bien à des structures du réel, et beaucoup d’entre elles sont liées objectivement à des fonctions de survie, de plaisir ou de désir pour nous, d’où l’uniformité de certains jugements humains en la matière. Mais sans sujet, le réel ne serait que ce qu’il est, sans sens ni valeur. Il ne servirait d’exemple à personne. Ne pas reconnaître cela, c’est se rendre incapable d’expliquer pourquoi nos sens sont parfois faux, ou changent, et pourquoi nos exemplifications donnent parfois lieu à des malentendus. Tout n’est pas qu’interprétation, dit Ferraris, et on ne peut que lui donner raison en la matière, puisqu’il faut quelque chose à interpréter, et que ce quelque chose valide certaines fois pour de bon nos interprétations. Mais sans interprétant, le réel qui n’est pas interprétation n’aurait pas le sens que nous lui interprétons.

Le sens premier : réalisme sémantique ou idéalisme ?

La position de Ferraris se veut réaliste, incarnant les normes plutôt que d’en faire une donation désincarnée et idéaliste. On peut se demander s’il ne s’agirait pas d’un réalisme sémantique indu. On entend en général par « réalisme sémantique » une théorie adéquationniste de la vérité, la définissant comme adéquation de nos hypothèses et concepts avec le réel, théorie qui n’est pas intrinsèquement absurde, en ce qu’elle décrit en effet le fonctionnement d’une partie des énoncés des sciences naturelles, mais qui peut poser problème si on y ajoute le présupposé métaphysique que cette adéquation vient des sens inscrits dans le réel lui-même, et que ces sens peuvent aussi bien concerner la simple existence de l’objet et de ses propriétés physiques que ses fonctions et ses qualités esthétiques, sociales ou morales. Encore une fois, Ferraris est subtil, puisqu’il admet que les objets sociaux sont moins durables et indépendants que les objets naturels, comme ils ne survivraient pas à une disparition de l’espèce humaine, ce qui implique qu’ils ne soient pas à proprement parler « dans le réel ». Et pourtant, l’humain n’est requis que pour lire les documents qui semblent s’être amoncelés d’eux-mêmes, avant les esprits humains qui sont conditionnés par eux, de sorte que c’est un devenir-document du réel qui est toujours déjà en germe en lui.

Pour Ferraris, le réalisme consiste à dire que les objets sont premiers, et non l’esprit. « Ce qu’il y a de bien avec les objets, et même simplement avec les objets naturels ou les artéfacts, c’est qu’ils poussent vers une philosophie réaliste, puisqu’en tant qu’objets naturels, ils ont leurs lois et les font respecter et qu’en tant qu’artéfacts, s’ils sont bien construits, ils intègrent leurs fonctions : lorsque je vois une chaise, je n’ai pas besoin d’activer de catégorie, c’est la chaise qui me dit (comme elle le dit au chat) que je peux m’y asseoir[36] ». Le fait que même un chat y soit sensible indiquerait cette évidence. On sait pourtant que les chats sont prêts à s’asseoir sur bien d’autres objets moins attendus que les chaises, des radiateurs aux rebords de murets en passant par les claviers d’ordinateur ou la tête de leur maître, ce qui inciterait à ne pas se fier à leur avis. Plus sérieusement, s’il y a une force de ce discours pour ce qui concerne les objets naturels, qui imposent peut-être en effet certaines structures physiques, gestaltiques ou dynamiques à la perception, le faire pour des propriétés intentionnelles comme la signification et plus encore la fonction d’un objet est plus hasardeux.

Cela mène certainement Ferraris à un réalisme excessif et plus métaphysique qu’empirique, qui brouille les frontières entre l’intentionnel et le réel et menace de ce fait l’indépendance du réel, qui risque dès lors d’être baigné d’idéalité. Pour lui, les choses possèdent ainsi une affordance, un concept qu’il emprunte au psychologue écologiste James Gibson[37] et qui signifie « que les objets sont des significations incorporées dans les choses et qu’ils constituent la grande alternative (sic) face au transcendantalisme ; il n’est pas nécessaire d’écrire des pages de mode d’emploi du monde dans notre tête : lorsque nous verrons un tournevis, nous saurons quoi en faire[38] ».

L’objet dicte ses usages : c’est le second pas qu’il faut faire dans la critique de la raison sociale. L’auteur s’expose ici à de nombreux contre-exemples, puisqu’il arrive souvent qu’on ne sache précisément pas quoi faire d’un artefact ou d’un objet naturel avant qu’on nous en ait fait voir l’usage. Mais plus encore, il ne paraît pas prendre acte de ce qu’il affirme pourtant à plusieurs reprises de la disparition des objets sociaux en cas de disparition de l’humanité. Un tournevis continuerait-il à être cet objet social qui sert à visser si nous n’étions plus là pour visser ? Si l’on suit la piste des affordances, qui pour Gibson sont directement perceptibles même dans le monde animal, un arbre serait-il vraiment encore un « perchoir pour oiseau » ou un « grattoir pour le dos des ours » en même temps que l’arbre qu’il est, s’il n’y avait plus d’oiseaux ou d’ours sur terre ? Il paraîtrait insensé de le compter, pour la nuit des temps, dans les descriptifs possibles de l’arbre pour des humains du futur n’ayant jamais connu les oiseaux ni même leurs descriptions dans les récits de leurs ancêtres. De même, qui sait quel usage on trouvera à l’avenir de certains objets naturels ou sociaux actuels ? Pourquoi dire que ces usages à venir sont déjà comme en dépôt dans le réel tels des documents en attente d’être lus ? N’y a-t-il pas un immense arbitraire à le dire, sans preuve encore de l’existence à venir de ces usages, et n’est-ce pas une simple illusion rétrospective qui, si l’on est témoin de l’apparition d’un nouveau sens à un objet, nous fera dire qu’il y était toujours déjà ?

À vouloir objectiver les objets sociaux et détacher leur sens de l’arbitraire humain, pour dire que leur sens (d’exemple, et plus généralement d’objet social) s’impose de lui-même, Maurizio Ferraris affirme qu’une chose est en fait toujours deux choses : ce qu’elle est, et le sens normatif qu’elle peut avoir. Le dualisme de l’esprit et du réel que Ferraris reproche à l’intentionnalité collective de Searle, en la rapprochant avec sarcasme de la glande pinéale cartésienne[39], est replacée dans Documentalité au sein du réel lui-même. Ce faisant, c’est une composante que d’aucuns diraient « spirituelle », et que Ferraris reconnaît lui-même en partie dépendante des sujets-lecteurs, qui est placée dans le grand livre du monde, dans les choses mêmes. Ne risque-t-on pas ici l’idéalisme, comme la conséquence inévitable d’un réalisme sémantique indu ?

Si l’on donne tort sur ce point à Ferraris, doit-on pour autant en revenir à l’irréalisme goodmanien, et dire que le réel est pluriel et toujours construit par nos donations de sens ? Non, car la partie de Documentalité sur l’indépendance des objets naturels vis-à-vis de nos constructions tient toujours. Doit-on alors en revenir à Searle, et admettre une intentionnalité collective pour transformer certains objets naturels en objets sociaux ?

Disons simplement ici qu’on peut refuser de sémantiser le réel à la manière de Ferraris sans tomber dans le subjectivisme ou le constructivisme social (puisque les objets sociaux ont une objectivité qui ne dépend pas de la croyance de tel ou tel individu et ont des normes non arbitraires), ni occulter la dimension objective des objets dont les structures obligent nos normes à suivre certaines contraintes — ce qui est vrai du monde naturel perçu au monde social opéré par les hommes. C’est une piste que propose par exemple la philosophie de Jocelyn Benoist, qui dénonce dans L’Adresse du réel l’idéalisme sourd des « nouveaux réalistes », et leur propension à mettre dans le réel des propriétés intentionnelles qui relèvent bien plutôt des sujets[40]. Cela ne mène pas à nous enfermer dans nos interprétations subjectives et à saper les fondements d’une connaissance vraie du réel tel qu’il est, comme Ferraris semble le craindre du postmodernisme, mais simplement à penser plus en détail les liens entre d’une part nos moyens de connaissance, nos descriptions et nos évaluations du réel, et d’autre part l’organisation de ce dernier, tel qu’on peut la penser indépendamment des significations et des fonctions humaines que nous pouvons lui donner après coup.