Article body

Moreover, because of the nature of the animated film, because it is a unique combination of printed popular culture (as in drawings done for newspapers, books, and magazines) and the twentieth century’s later emphasis on more life-like visual media (such as film, television, and various form of photography) it is argued here that it is within the most constructed of all moving images of the female form – the heroine of the animated film – that the most telling aspects of Woman as the subject of Hollywood iconography and (in the case of the output of US animation studios) ideas of American womanhood are to be found.

(Davis, 2006, p. 3)

En tant que praticienne et doctorante en études et pratiques des arts à l’Université du Québec à Montréal avec concentration en études féministes, il m’apparaît essentiel de comprendre le positionnement marginal du cinéma d’animation et plus particulièrement celui fait par des femmes. Le travail des animatrices de l’Office national du film du Canada[1] est reconnu partout à travers le monde,[2] se méritant les distinctions les plus prestigieuses.[3] S’il est méconnu du grand public, leur travail participe, comme je le montrerai avec cet article, à la diffusion d’un regard différent de celui de la production médiatique mainstreem sur la sexualité féminine – loin de la publicité, loin des Betty Boop, Jessica Rabbit et autres princesses disnéennes.

Dans le domaine de la réalisation au cinéma, les femmes sont encore victimes d’inégalités. L’objectif de la parité, dans le milieu de la production cinématographique canadienne, est toujours actuel. De fait, emboîtant le pas à l’ONF, la SODEC et Téléfilm Canada ont récemment mis en place des mesures de discrimination positives pour permettre aux femmes d’obtenir du financement à titre de réalisatrices, scénaristes et productrices.

L’histoire québécoise des réalisatrices en cinéma d’animation est à faire. C’est en promouvant une esthétique animée en marge des circuits commerciaux que je propose ici de regarder le cinéma d’animation comme un art dans une perspective féministe. Si les études cinématographiques féministes se sont récemment intéressées au travail des animatrices,[4] l’histoire du cinéma québécois semble silencieuse à leur sujet. Sans répondre aux raisons de ce désintérêt, le constat d’un manque est motivant pour générer de la littérature avec l’objectif de « palier à l’absence d’une conscience historique quant à la lutte des pionnières. » (Beaudet dans Carrière, 1983, p. 219)

Plus particulièrement, cet article explore le cinéma image par image québécois sous une proposition formelle atypique, intime et personnelle : celle du désir et de la sexualité au féminin à travers les trois œuvres phares que sont Premiers jours (Clorinda Warny, 1980), La Basse-Cour (Michèle Cournoyer, 1992) et J’aime les filles (Obom, alias Diane Obomsawin, 2016). J’ai choisi d’analyser ces trois films parce qu’ils utilisent une iconographie « féminine » afin de représenter la sexualité des femmes à partir d’un point de vue féminin, d’après les expériences personnelles des autrices. De plus, ils critiquent les représentations androcentrées. Il y a une subversion dans la représentation de la figure féminine : elle n’est pas façonnée par le regard masculin, blanc et hétérosexuel. Ces trois films proposent d’aborder autrement les images négatives associées à la sexualité des femmes dans le cinéma traditionnel de prises de vues réelles. De plus, puisque le cinéma d’animation est un langage particulier, je m’intéresse à ses interactions avec la pensée féministe. Mais tout d’abord, il est essentiel d’observer les contextes ayant favorisé l’accession des femmes à la réalisation de films d’animation au Québec.

L’accession des femmes au champ du cinéma d’animation québécois

Dans Femmes et cinémaquébécois (Carrière, 1983), Louise Beaudet signe « Une brèche dans le fief », le seul article consacré à l’animation. L’autrice, qui a été conservatrice du cinéma d’animation à la Cinémathèque québécoise de 1973 à 1996, explore les raisons pour lesquelles le champ de l’animation semble avoir été plus favorable aux femmes, comparativement au documentaire et à la fiction :

[…] l’équation cinéma d’animation = cinéma pour enfants et l’imagerie dysnéenne [sic] véhiculée par une incarnation de type familial, certifiée sans danger avec ses kilomètres de droit chemin loin des sofas de l’adultère, ont fini par se pétrifier dans les esprits. Dès lors, quoi de plus « naturel » que de confier à une femme un domaine supposément réservé aux mioches ?

(Beaudet dans Carrière, 1983, p. 214)

Il semble que L’animation au féminin (Bruno Edera, 1983) serait la première étude internationale sur les animatrices. C’est dans ce texte qu’on retrouve la célèbre citation : « L’homme raconte une histoire, la femme se raconte. » (Edera, p. 74) Dans sa recherche, Bruno Edera propose que le médium de l’animation est « le moins misogyne des terrains de la sphère cinématographique et télévisuelle » (Edera, p. 74). L’auteur n’approfondit ni les causes ni les constats de cette situation favorable envers les femmes. De plus, sa perception de la nature des femmes est sexiste :

Le cinéma d’animation convient bien aux femmes en raison de ses aspects techniques, proches de ce qu’on appelle « les travaux manuels ». On peut songer notamment à la broderie qui exige beaucoup de soin et de patience et peut s’exercer sans que l’on tienne compte des conditions atmosphériques. […] La nature et les buts de l’animation sont également, dans une certaine mesure, plus proches de certaines préoccupations féminines – l’éducation, l’information – que masculines.

(Edera, p. 74)

Pourtant, parler d’une écriture féminine, ou d’un art féminin, c’est tenir des propos réducteurs sur la parole des femmes et l’associer à leur destinée anatomique. Bruno Edera entretient donc le mythe du film féminin, une activité créative qui serait inscrite dans la spécificité biologique des femmes. Dans « Pratique du pouvoir et idée de Nature (2) : Le discours de la Nature » (1978), Colette Guillaumin affirme que, dans la société, la « nature naturelle » des femmes s’oppose à la « nature culturelle » des hommes. La nature féminine est décrite par le groupe dominant comme docile, patiente, soumise, faible et sans intelligence. Ainsi, le cinéma féminin est souvent associé à un art cinématographique léger qui s’adresse exclusivement aux femmes. C’est le piège de l’essentialisme qui se déploie; un phénomène qui enferme toutes les femmes dans un même ensemble. Comme le démontre le texte fondateur des études de l’histoire de l’art féministe, « Why has there been no great women artist? » (Linda Nochlin, 1971), les artistes de la même époque ont souvent plus en commun que ceux qu’on tente de regrouper par leur genre.

On me demande souvent pourquoi les femmes ont eu plus facilement et plus rapidement accès à la réalisation dans le cinéma d’animation que dans le documentaire et la fiction. Certes, l’émancipation des femmes à travers l’éducation ainsi que la démocratisation du médium ont favorisé une ouverture . Mais il n’est pas anodin que le cinéma image par image permette aux créatrices d’occuper presque tous les postes nécessaires à l’aboutissement de leurs œuvres : scénarisation, animation, réalisation, direction photo et production. Peut-être est-ce là l’une des raisons pour lesquelles les femmes ont eu accès à ce champ : en travaillant seules sur leurs créations animées, elles ont pu sortir du système hégémonique et androcentré régissant le système de production cinématographique dans lequel elles étaient majoritairement assujetties aux hommes.

Remarquons aussi que le cinéma image par image est peut-être mieux adapté à la réalité de certaines femmes, spécialement celles qui ont fait le choix d’être mères de famille. Personnellement, j’ai pu réaliser huit films d’animation[5] entre 2006 et 2018, tout en donnant naissance à mes trois filles, car je pouvais pratiquer mon art dans le confort de mon studio. Peu importe l’heure, ma table de travail était là, prête à m’accueillir. Je n’avais aucune contrainte de déplacement. Les périodes de mon travail se moulaient au rythme de la vie de mes filles, des travaux ménagers et des obligations familiales exigeantes d’une mère. Voilà un facteur ayant favorisé l’accès des femmes à la réalisation de films d’animation : la possibilité de contourner les contraintes physiques de la production cinématographique. L’animation permet de créer entièrement dans l’espace privé.

Les conditions économiques de la vie des femmes influencent grandement leurs chances de pouvoir créer une œuvre. La frugalité des moyens de production est un grand avantage du cinéma image par image. Les productions mclaréniennes de l’ONF illustrent bien cette économie de moyens : « It’s easy for anyone who has brushes and paint to make an animated film. It’s a possibility that brings animated filmmaking down to the level of home handy craft. » (McLaren tel que cité par Saint-Pierre dans le film Les Négatifs de McLaren, 2006) Ces moyens de production proches de l’artisanat ou du bricolage incitent certainement des artistes à se tourner vers l’animation. Les réalités économiques des femmes sont souvent plus difficiles (disparité salariale, pauvreté ou dépendance financière), ce qui peut influencer le choix de certaines animatrices.

Plus encore, l’accès des femmes à la production image par image dépend également de leur situation géographique (Pilling, 1992). Tout comme les rapports de genre, les objets culturels sont le produit de la société. Il est donc essentiel de souligner que les trois films analysés ici sont produits par l’ONF. La contribution du studio d’animation de l’ONF[6] au terreau fertile qu’est l’animation québécoise est indéniable : on lui doit beaucoup.

L’ONF est, en quelque sorte, une microsociété : financée par les fonds publics, elle évolue en marge de l’industrie commerciale. Elle n’est pas entièrement soumise aux lois du marché puisqu’elle fonctionne selon ses propres règles. Elle est régie par des fonctionnaires. Autrement dit, puisque ces productions étatiques sont réalisées en parallèle des marchés commerciaux, elles sont insoumises aux pressions de la rentabilité. Comme le souligne Evelyn Lambart, réalisatrice et fidèle collaboratrice de Norman McLaren à l’ONF : « Derivative work was absolutely hated. We didn’t do any cell work at all, in fact we were highly contemptuous of Disney… » (Lambart citée par Pilling, 1992, p. 31)

La transformation du champ de production cinématographique à l’ONF au début des années 1970 modifie les activités professionnelles des femmes qui étaient destinées majoritairement à l’assistanat ou au secrétariat, passant d’une activité manuelle à une activité intellectuelle. Cette initiative marque une rupture dans les mécanismes de production et favorise l’émergence d’autrices, de nouvelles voix et de nouveaux regards au féminin sur la société. Des mesures de discrimination positives sont mises en place pour que les femmes accèdent à la réalisation de films. C’est dans le cadre du programme Société Nouvelle[7] que le projet En tant que femmes,[8] proposé par Anne Claire Poirier, Jeanne Morazain et Monique Larocque voit le jour. De cette initiative de discrimination positive, six[9] longs-métrages de fiction et de documentaire, abordant des problématiques vécues par les québécoises de l’époque sont réalisés. Cette série pionnière rejoint son auditoire et place dans l’espace public les problématiques vécues par les femmes dans l’espace privé tel que l’avortement, l’accès au marché du travail et le mariage.

L’agentivité féminine dans le cinéma d’animation

Si la sexualité est culturellement construite dans les rapports de pouvoir existants, alors postuler une sexualité normative qui se situe « avant », « en dehors » ou « au-delà » du pouvoir est une impossibilité culturelle et un rêve politiquement irréalisable. Un rêve qui fait reporter au lendemain ce que l’on peut faire concrètement aujourd’hui, c’est-à-dire repenser les possibilités subversives de la sexualité et l’identité en fonction du pouvoir lui-même. Pour mener à bien cette tâche critique, il faut bien sûr admettre qu’agir dans le cadre de la matrice du pouvoir ne revient pas à reproduire sans aucun esprit critique des rapports de domination. Ce qui permet de répéter la loi sans la consolider, mais pour mieux la déstabiliser. (Butler, p. 106)

Au lieu de contraindre la parole des femmes, l’ONF (comme lieu de pouvoir) favorise son épanouissement et sa vitalité à travers les modalités d’expression dans les représentations cinématographiques. Les animatrices ont accès, en réalisant leurs œuvres, à l’affirmation d’une pensée féministe qui a des retombées directes sur la société. Comme le disait déjà Betty Friedan au début des années 60, ces nouvelles représentations féminines, par les femmes, permettent d’outrepasser la mentalité androcentrée qui forge l’image féminine dans l’art, la publicité et les médias.

Comme nous le verrons dans l’analyse qui suit, l’animation permet d’explorer la sexualité et le désir des femmes d’une manière qui n’est tout simplement pas possible dans les prises de vues réelles. Puisque la cinéaste doit créer son monde cinématographique de toutes pièces, « l’animation est clairement la forme cinématographique la plus proche de l’imaginaire » (Denis, p. 8). Contrairement aux prises de vues réelles, le cinéma d’animation ne souhaite habituellement pas reproduire la réalité.

Une dimension onirique est associable au cinéma image par image : rêves, fantasmes, désirs et métaphores. Puisque les éléments animés ne sont pas soumis aux lois de la physique ou de la logique, l’esthétique du cinéma d’animation reconfigure notre perception du réel. L’anthropomorphisme défie les lois de la nature et fait abstraction de la réalité. C’est toute la relation entre l’humain et l’objet qui est désaxée. Ainsi, l’image animée propose au spectateur une expérience unique, car dans le monde du cinéma d’animation, « there is absolutely no distinction between appearance and reality » (Beckman, p. 7). Les possibilités d’abstraction du langage cinématographique sont décuplées car tout y est imaginaire. L’animation est un outil fort utile pour créer des métaphores sur la société et la condition humaine.

En donnant vie aux dessins, l’animatrice devient en quelque sorte la comédienne qui performe devant l’auditoire : ce phénomène est l’apanage unique de l’animation. En créant image par image, elle dévoile son univers intime au monde. Elle offre au spectateur une plongée privilégiée dans son imaginaire. Ce n’est pas le monde réel qui est représenté dans les films des animatrices, mais le rapport que les animatrices entretiennent avec les conditions de leur existence dans le monde du réel.

L’animatrice est partie prenante de l’expérience esthétique. « Dans l’animation, il y a une âme. Entre le personnage et l’animateur, il n’y a pas seulement l’effort fourni pour lui donner le mouvement. Quelque chose reste de la chaleur qui a accompagné l’évolution… » (Martin cité par Clarens, p. 32) Sa place en tant qu’artiste est mise en évidence par la trace physique de son passage dans l’œuvre : ses gestes, ses interprétations et ses reconstructions du mouvement.

Quand l’animatrice prend la parole, elle nous permet de voir la manière dont elle comprend et critique le monde qui l’entoure. « Each film reflects the unique vision and skills of a single artist, in concept and form, in style and substance. » (Starr dans Furniss, p. 10) Les possibilités agentives des animatrices de l’ONF sont bien réelles : avec leurs films, elles peuvent proposer des représentations en réaction aux contraintes sociales. Elles animent la manière dont elles vivent leur sexualité en prenant l’initiative de l’explorer librement, en dehors des dictats sociaux.

Les animatrices ont la capacité d’agir, car elles prennent la parole en réalisant des films; elles ont la puissance d’agir face à la représentation de la sexualité féminine stéréotypée au cinéma en défaisant les mythes de la tombeuse, de la putain, de la lesbienne, etc. Les animatrices se situent en position de sujet et non d’objet. Premier pas exploratoire de la sexualité au féminin dans l’animation onéfienne, Premiers jours (1980), film posthume de Clorinda Warny,[10] s’inscrit dans une prise de position revendicatrice mais non explicite.

Premiers jours (Clorinda Warny, 1980)

Pour réaliser un film comme celui que nous sommes en train de faire, il est nécessaire de le sentir vraiment, de l’avoir dans le « ventre ». Ce film fait le lien entre la nature et l’homme. C’est les quatre saisons de la nature et, à la fois, les quatre saisons du couple, c’est le rapprochement en image de ce qui est déjà uni, fondamentalement.

(Warny citée par Champoux, p. 2)

D’un point de vue féministe, ce film d’animation est revendicateur puisqu’il permet la prise de parole par Clorinda Warny à propos de la sexualité. Cette position est non explicite, car sa représentation de la sexualité cadre avec l’archétype féminin de la terre-mère, façonné pour le regard d’un imaginaire collectif conventionnel. La représentation sexuelle hétéronormative, moteur de la division des sexes et du confinement des femmes dans l’espace privé, cantonne les propos de Clorinda Warny à une vision traditionnelle des rapports sexuels entre les hommes et les femmes. La version essentialisée de la femme mère-nature aboutit à son ultime destinée biologique : celle de l’enfantement.

La réalisatrice a toutefois le mérite de ne pas hypersexualiser les rapports sexuels et la protagoniste féminine. Warny renégocie le regard androcentré : un grand pas est ainsi franchi si on compare la représentation du personnage féminin à celle de Betty Boop[11] ou Jessica Rabbit.[12]

Dans Premiers jours, la représentation stéréotypée des genres est renversée. Le personnage féminin n’est pas créé comme l’objet sexuel convoité par le désir masculin mais plutôt comme son égal; elle n’est en aucun cas soumise à son compagnon. En ce sens, c’est un point de vue positif sur le pouvoir des femmes, leur agentivité, à travers leur sexualité:

La très grande force de Premiers Jours est […] de nous reconnecter sur les pulsions et les énergies premières, le rythme des saisons du vent, de la mer et de l’amour. Déchaînements et apaisements des passions et de la souffrance, apprivoisement de la vie, autant de thèmes qui décrivent les fils de notre existence cachée.

(Carrière, 1984, p. 43)

La complexité de l’érotisme est mise en scène avec les métamorphoses continuelles de corps enlacés. Les différentes parties de l’anatomie se fondent les unes dans les autres, s’unissent et se défont, au rythme des saisons. L’approche est poétique et les lignes, parfois abstraites et fluides, sont hypnotiques. On assiste à un grand ballet de traits qui se transforment continuellement en suggérant des visages qui s’embrassent, des corps soudés, des symboles phalliques, des métaphores de courbes féminines et de vie fœtale. Les caresses et les bras s’unissent, le feu s’embrase derrière les étreintes passionnées, les plis et les crevasses sont tour à tour fesses, cuisses et seins. Par exemple, la mise en rapport des éléments de la nature avec les corps humains transforme doucement le soleil rouge qui se lève à l’horizon, derrière une montagne, en un mamelon dressé vers le ciel. Lors d’une rotation de la prise de vue des montagnes se détachent les corps nus de l’homme et de la femme.

Si les premières séquences-saisons du film proposent une vision positive et unie du couple (du grand dégel du printemps jusqu’à la chaleur de l’été), le court-métrage se termine en hiver. Est ainsi suggérée une émotion douloureuse par la tempête, le vent, le tonnerre et les éclairs. La passion du couple n’est plus. En conclusion, une impression de détresse, de peine et d’isolement provient de la coloration bleue et froide. Les protagonistes ne font plus l’amour, ils sont assis l’un à côté de l’autre, dans la mer, à la dérive. Faut-il voir là l’impossible cohabitation d’un couple dont la passion usée les a emmurés dans le silence et la solitude? Quoi qu’il en soit, lorsque la neige s’installe, les humains ont disparu.

La coloration du film est un aspect narratif essentiel : les changements de couleurs appuient l’évolution de l’arc dramatique. Warny, Gagnon et Gervais se servent « […] de pastel, d’estampes et de crayons Prismacolor pour donner du relief aux dessins […] les couleurs étaient animées, c’est-à-dire mises en mouvement. » (Gagnon, p. 8) La gamme de couleur établit des températures et des lumières précises pour chacune des saisons, ce qui accentue les émotions ressenties par le public. En 1981, le film s’est mérité un Prix Spécial du Jury au Festival international du film d’animation d’Annecy.[13] Sans remettre en question les qualités narratives et esthétiques du film, il est possible d’avancer que la mythification de l’artiste (avec son décès prématuré à l’âge de 39 ans) a contribué à favoriser l’intérêt du public envers son œuvre.[14]

L’accès aux courts-métrages d’animation et leur diffusion ont toujours été problématiques à l’extérieur des cercles spécialisés. Cependant, l’ONF diffuse gratuitement Petit Bonheur (Clorinda Warny, 1972)[15] et Premiers Jours en ligne. Premiers Jours un film essentiel; il s’agit d’une plongée dans l’univers personnel de la réalisatrice, une vision surréaliste de son monde intérieur avec une touche d’érotisme savamment dosée et laissant place à des interprétations variées. Warny anime le désir féminin dans un monde hétérosexuel androcentré.

La Basse-Cour (Michèle Cournoyer, 1992)

There is often a frank and earthy expression of sexuality which is a million miles away from the stereotyped cartoon sexiness […]. There has been a tendency for women to use animation as an intimate, confessional means of expression […] an extension of the clarification and projection of the inner world which may be what many women animators find so satisfying.

(Ruth Lingford, s.d.)

Après plusieurs courts-métrages indépendants,[16]La Basse-Cour est la première œuvre de Michèle Cournoyer produite à l’ONF. Ce court-métrage offre une plongée extraordinaire dans la vie affective de son autrice avec la mise en scène de la difficile relation qu’elle entretient avec son amant. C’est une illusion à travers une illusion. L’action se déroule dans l’imaginaire animé de Cournoyer. La subjectivité de l’autrice est inhérente au film : elle y déploie l’expérience de sa souffrance dans une relation amoureuse toxique qui semble portée par une attirance sexuelle puissante. Malgré elle, intoxiquée par la passion, la protagoniste ne peut ignorer l’appel de la satisfaction de ses envies sexuelles, et ce, au détriment de son bonheur personnel.

Souvent, je me mets en scène. Je fais ce que j’appelle de l’autofiction… Quand je joue ce que j’ai vécu, l’intensité revient et prolonge ces émotions. […] C’est une façon pour moi d’extirper complètement les démons de mon système. Quand le film est terminé, j’en ai terminé de cette histoire-là. […] C’est un processus comparable au deuil.

(Cournoyer citée par Roy, 2009, p. 34)

Dans la première séquence du film, un œuf est cassé : apparaissent les yeux de l’animatrice qui pleurent. Le symbole de l’œuf, l’origine du monde, est scindé en deux. Cette cassure marque un passage et accentue l’arc narratif; du refus à l’acceptation, du passé au futur et de la domination à l’empowerment. L’œuf, comme image de la perfection et de la fragilité, se brise. C’est la fin d’un cycle, la promesse d’un retour à la vie, d’une renaissance. Un œuf cassé n’est plus viable, la poule n’a plus besoin de le couver : elle est libérée de son enchaînement protecteur envers l’œuf. Cette première séquence exprime peut-être le nouveau regard de la réalisatrice face à sa propre douleur : elle s’expose volontairement à cette situation indésirable, une vision introspective de son rêve amoureux brisé. C’est une ouverture sur le monde, la conscience souveraine d’un passage de l’aveuglement vers la clairvoyance.

Le film se poursuit avec la protagoniste qui reçoit un appel de son amant dans la nuit. Le combiné qu’elle tient à l’oreille se métamorphose en homme. Minuscule, celui-ci chuchote à son oreille et lui caresse les cheveux. On ressent toute l’impuissance de la femme à pouvoir résister à l’appel de son amoureux. Ce désir est conflictuel et la positionne en situation d’assujettissement. Alors qu’elle se dirige en taxi vers la résidence de son amant, la voiture parcourt toute la distance sur son corps nu. Couchée à plat ventre, les yeux fermés, elle est immobile, comme clouée au sol. « En dessinant sur mon corps, les émotions remontent à la surface. […] En exécutant le dessin, je revis le trajet en taxi. Je ne voyais rien autour de moi tellement j’avais hâte d’arriver. Le reste n’existait plus. » (Cournoyer citée par Roy, 2009, p. 35)

Le visage de la femme réapparaît ensuite à l’intérieur de la roue du taxi qui s’immobilise lentement. La protagoniste se transforme en une boîte de carton, comme celles utilisées par les chaînes de rôtisserie qui livrent à domicile. La femme est ainsi portée par un livreur jusqu’à l’appartement de son amant. Lorsque l’homme ouvre la boîte, c’est une belle poule parée de toutes ses plumes, avec le visage de l’animatrice Michèle Cournoyer, qui surgit. L’animatrice a peut-être décidé de s’autoreprésenter avec la poule parce que cet oiseau est une offrande dans certaines cérémonies religieuses à travers le monde.

L’homme caresse d’abord la poule, qui aime ses caresses, à la manière d’un maître qui cajole son animal de compagnie. Lorsqu’il sort la poule de sa boîte, elle est mi-humaine mi-animale. L’homme tente d’attraper la femme-poule mais elle se débat lorsqu’il lui met la main dessus. Elle essaie d’échapper à l’emprise de son amant qui tente de l’amadouer en la ramenant vers lui, mais s’éloigne encore plus.

C’est à ce moment que le film bascule complètement et que la femme perd toute agentivité sexuelle. D’une femme qui part dans la nuit pour assouvir ses pulsions, elle se retrouve maintenant dans la situation de la victime. L’homme l’attrape violemment, contre son gré, et se met à la déplumer sauvagement. La femme-poule se retrouve dans une position passive, aliénée par son propre désir sexuel.

Si le spectateur masculin s’identifie à l’amant, il pourra vivre son fantasme de punir cette femme subversive d’une manière sadique pour mieux la posséder. La femme-poule, l’objet de sa frustration sexuelle, qui le menace dans sa virilité par son refus de s’abandonner à lui est sonnée, complètement nue et étendue sur le dos, sans défense sur la table. La femme mutilée n’a plus aucun pouvoir sur sa destinée. Ayant tout le contrôle du rapport de force sur l’objet de son désir sexuel, l’homme prend la poule déplumée dans ses mains et la croque. La violence psychologique qu’inflige ce croqueur de femmes à sa maîtresse est percutante.

Le film se conclut par le réveil de la femme, nue, à côté de son amant, profondément endormi. Il ronfle. Elle s’assied sur le rebord du lit et elle a froid. Sur le sol, à côté de ses pieds, il y a un tas de plumes blanches. Elle est mélancolique, déçue et désillusionnée. Elle ressent la perte, l’abandon et la souffrance amoureuse. Ses attentes ne sont pas comblées, elle ne trouve pas l’amour : les pleurs du commencement du film font maintenant sens. La perte d’estime de soi s’ensuit certainement.

La technique d’animation, qui mélange rotoscopie, encre de Chine et peinture blanche, donne l’impression d’un fini vieillot, comme un accès direct aux souvenirs de l’autrice. Miroir de son expérience personnelle, La Basse-Cour représente le manque d’autorité et d’agentivité de la protagoniste. C’est une mise en image des rapports de pouvoir entre les sexes et de la domination masculine, un film qui provoque le malaise puisque tout est dit : les envies sexuelles de l’homme sont priorisées au détriment des besoins affectifs de la poule. La femme est subordonnée à son amant et utilisée pour son corps.

J’aime les filles (Obom, 2016)

C’est une prise de conscience sur la représentation de la figure stéréotypée de la lesbienne au cinéma qui inspire Obom à réaliser J’aime les filles. Dans le septième art, rares sont les modèles féminins forts et positifs auxquels les femmes homosexuelles peuvent s’identifier. Souvent, les protagonistes lesbiennes au cinéma ont un destin fatidique. Elles se suicident ou sombrent dans la folie. C’est sûrement là une manière peu subtile pour les réalisateurs masculins de punir le regard féminin désirant en marge de l’hétéronormativité. En détruisant les femmes lesbiennes en fin de récits, les réalisateurs sanctionnent l’interdit social du lesbianisme. La sexualité lesbienne explicite est rarissime au cinéma, contrairement à celle des hommes homosexuels qui est beaucoup plus représentée.

Ainsi, concernée par le problème de la représentation des relations amoureuses entre les femmes, Obom saisit la possibilité d’agir sur le monde qui l’entoure. Elle réalise un film où la femme est un sujet désirant et non l’objet du regard masculin; elle construit le fantasme féminin pour une expérience spectatorielle non préoccupée par les désirs de l’homme hétérosexuel. Les protagonistes explorent avec agentivité leurs désirs pour des personnes du même genre. Dans J’aime les filles, l’autrice se réapproprie la figure de la lesbienne pour faire un film politique sans être explicitement revendicateur. C’est là la grande force de son œuvre.

Obom prend la parole sans agressivité et dénonce des préjugés. En renversant les stéréotypes associés à l’icône populaire de la lesbienne, elle aborde l’homosexualité au féminin d’une manière qui dédramatise le tabou. La façon dont Obom a choisi de représenter les femmes, ce détournement d’une certaine esthétique cartoon traditionnellement destinée aux enfants est efficace. En ajoutant des têtes d’animaux aux corps humains de ses personnages, Obom crée la distance nécessaire pour susciter l’empathie. Les femmes ne sont pas fétichisées, mais rassurantes et douces. La réalisatrice offre une nouvelle position identificatoire pour les spectatrices : les personnages sont en pleine possession de leurs moyens, ce sont des héroïnes fortes et non des victimes.

L’animation transforme la perception de cette thématique sérieuse. Elle perd son aspect cérémonial parce qu’elle est abordée à travers ce langage cinématographique particulier. C’est une forme de protestation sociale et politique qui utilise l’humour. Au lieu d’une vision stéréotypée des relations désirantes entre les femmes, ce sont les possibilités dynamiques des personnages animés qui fondent les propos. Au fond, Obom nous entraîne au cœur de la découverte du désir amoureux entre deux êtres humains. Le propos central a une portée universelle : tous, hétérosexuels, homosexuels ou bisexuels, se reconnaîtront dans ces histoires racontées avec légèreté, humour et franchise. Cette animation, c’est un peu le récit de tout le monde qui tombe amoureux et éprouve du désir sexuel pour la première fois, mais elle représente ce désir en dehors des contraintes hétéronormatives.

Par exemple, une jeune fille découvre, à sa grande surprise, qu’il est possible d’en embrasser une autre. Une protagoniste subit les foudres de sa mère qui refuse son orientation sexuelle, la sépare de son amoureuse et l’envoie sur une ferme en espérant qu’elle pourra changer. De plus, Obom s’autoreprésente avec une grande candeur. Elle se met en scène au moment où elle a découvert sa propre homosexualité dans un rêve. Cette mise en abîme, opérée d’une main de maître, démontre toute la maîtrise de l’art de raconter d’Obom. La sensualité, la douceur, la proximité et la chaleur de l’amour transparaissent à travers son film.

Cette animation est porteuse et touchante : c’est le regard personnel d’une artiste sur son expérience et celle de ses amies. Parmi les distinctions couronnant le film (dont le très prestigieux Grand Prix au Festival international du film d’animation d’Ottawa), c’est le Prix du Jeune Public du Festival international du film pour enfants de Montréal qui a profondément touché la réalisatrice. Pour Obom, il est essentiel que son film soit vu par le jeune public. Même si beaucoup d’avancées ont été réalisées pour les droits homosexuels au Québec et que l’acceptation d’une sexualité en marge du système hétéronormatif s’implante progressivement dans la société et les mentalités, Obom estime qu’il existe toujours un sentiment de tabou, de rabaissement et de honte associé au lesbianisme. Encore de nos jours, beaucoup de jeunes se suicident en découvrant leur homosexualité et la stigmatisation sociale qui y est associée. Les personnages de son film sont jeunes et habitent encore avec leurs parents. C’est donc un message positif d’espoir avec une fin heureuse qu’elle offre.

Avec ce film, la réalisatrice est agente. Elle intervient intentionnellement pour faire changer les choses avec l’optique d’informer et de transformer les idées préconçues sur le désir homosexuel. D’abord une bande-dessinée,[17]J’aime les filles propose une vision minoritaire, encore taboue, des rapports humains : celui des rapports amoureux entre les femmes.

Conclusion

Comment pourrait-on valoriser le cinéma d’animation réalisé par des femmes ? C’est en ouvrant les frontières, en élargissant les cursus universitaires et en diversifiant les contenus présentés dans les institutions officielles qu’il sera possible de s’éloigner des discours dominants qui relèguent le cinéma d’animation au statut d’art mineur, et réduisent ainsi ses réalisatrices au silence. C’est en remettant en question le processus par lequel le savoir sur le cinéma d’animation québécois a été construit que le travail des animatrices sera mieux documenté et (re)connu.

Rendre compte de l’expérience quotidienne de la vie des femmes avec les outils de l’animation est une chance unique de revisiter l’histoire sous l’angle du féminisme et de comprendre les réalités et les défis de la société. Les cinéastes d’animation québécoises ont elles-mêmes très peu écrit sur leur travail et sur leur histoire. Il faut parler du regard des femmes sur les femmes dans l’animation et explorer l’imaginaire féminin. Il faut produire une réflexion pour en arriver à la reconnaissance du domaine du cinéma d’animation et favoriser son inscription dans les institutions universitaires.

Je ne pourrais terminer cet article sans recommander le visionnement des inclassables Asparagus (Suzan Pitt, 1978) et Le Carnaval des Animaux (Michaela Pàvlàtova, 2006) qui proposent tous les deux une exploration de la sexualité d’un point de vue féminin unique. Ces films sont la manifestation d’un imaginaire cinématographique dans ce que la réalisatrice a de plus intime, c’est-à-dire le lieu de l’expression de sa sexualité.