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L’amélioration de la connaissance des processus moléculaires impliqués dans l’oncogenèse a permis l’identification de nouvelles cibles pour le traitement des cancers. Le gène ras, dont la mutation activatrice est retrouvée dans plus de 30 % des cancers humains, a fait l’objet d’une attention particulière. La protéine Ras est une GTPase monomérique qui doit être farnésylée pour exercer ses fonctions transformantes. Aussi, des inhibiteurs de farnésyl transférase (FTI) ont été développés afin d’inhiber l’activité de Ras via l’inhibition de la farnésylation. Les FTI inhibent effectivement la transformation cellulaire et la croissance tumorale dans de nombreux modèles murins et humains, avec peu d’effet sur la prolifération cellulaire normale. Après des résultats précliniques encourageants, les FTI sont actuellement dans une phase de développement clinique. Cependant, alors que leur place se précise en clinique, les bases biologiques de leur action anti-tumorale, et en particulier leur(s) cible(s) véritable(s), restent encore à définir.

L’isoprénylation: une maturation post-traductionnelle nécessaire aux fonctions cellulaires des protéines

L’isoprénylation est une modification post-traductionnelle des protéines par liaison covalente d’un lipide isoprénique, intermédiaire de la voie de biosynthèse du cholestérol [1]. L’isoprénylation concerne entre 0,5 % et 1 % des protéines cellulaires qui appartiennent pour la plupart à la famille des GTPases monomériques. L’isoprénylation est indispensable à la fonction cellulaire de ses protéines cibles dont elle permet l’ancrage membranaire et favorise les interactions protéine-protéine. Le radical isoprényl est fixé sur une cystéine localisée au sein d’un motif carboxy-terminal consensus, la boîte CAAX, où A est un acide aminé aliphatique (Figure 1). La nature de l’acide aminé X détermine le type d’isoprényl fixé sur la protéine. Si X est une leucine ou une isoleucine, la protéine est le substrat de la géranylgéranyl transférase I et la protéine est alors géranylgéranylée (chaîne à 20 atomes de carbone). Pour tout autre acide aminé, la protéine sera farnésylée (15 atomes de carbone) par la farnésyl transférase. Cependant, cette règle n’est pas absolue. En effet, les protéines Ki-Ras ou N-Ras, normalement farnésylées in vivo, peuvent devenir géranylgéranylées quand la farnésyl transférase est inhibée [2]. De plus, nous avons montré que la protéine RhoB, malgré la présence de la leucine en carboxy-terminal du motif CAAX, peut être farnésylée et géranygéranylée in vivo [3]. Il ne semble donc pas exister de loi stricte permettant de prédire la spécificité des isoprényl transférases pour les protéines. Après l’isoprénylation, les trois derniers acides aminés carboxy-terminaux sont éliminés et la cystéine farnésylée est carboxyméthylée. La maturation post-traductionnelle est parachevée, pour certaines protéines telle que H-Ras, par la palmitoylation de cystéines situées en amont de la cystéine isoprénylée.

Figure 1

Maturation post-traductionnelle des protéines Ras.

Maturation post-traductionnelle des protéines Ras.

Les protéines Ras néosynthétisées sont farnésylées par la farnésyl transférase. Les trois acides aminés carboxy-terminaux sont ensuite éliminés par protéolyse et la cystéine farnésylée est carboxy-méthylée. Ces deux étapes ont lieu au niveau du réticulum endoplasmique. La protéine H-Ras subit alors une palmitoylation qui lui permet d’être localisée à la membrane plasmique. La protéine K-Ras, qui possède un domaine polybasique en position carboxy-terminale mais pas de site de palmitoylation, est adressée à la membrane plasmique sans autre modification.

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Les inhibiteurs de farnésyl transférase

Le pouvoir transformant de l’oncogène ras étant dépendant de la farnésylation [4], des inhibiteurs de la farnésyl transférase ont été recherchés en vue de développer des traitements spécifiques des tumeurs présentant des mutations de ras. Ces dernières années, de nombreux inhibiteurs compétitifs spécifiques de la farnésyl transférase in vitro ont été isolés, soit par criblage de produits naturels, soit par synthèse chimique de peptido-mimétiques du motif CAAX. Ces molécules préviennent la farnésylation de Ras in vivo(Figure 2). Des inhibiteurs compétitifs du farnésyl diphosphate, second substrat de la farnésyl transférase, ont également été décrits.

Figure 2

Structure de quelques inhibiteurs de farnésyl transférase.

Structure de quelques inhibiteurs de farnésyl transférase.

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L’effet inhibiteur des FTI sur la transformation induite par ras a été rapporté simultanément par deux équipes en 1993 [5, 6]. Ces molécules inhibent la clonogénicité de fibroblastes murins transformés par l’oncogène ras mais n’ont aucun effet sur des cellules transformées par l’oncogène v-raf dont le pouvoir transformant est indépendant de l’isoprénylation.

En culture cellulaire, les FTI inhibent sélectivement la prolifération de cellules NIH-3T3 transformées par ras (NIH-3T3 V12Ras) ainsi que la phosphorylation, induite par l’expression de l’oncogène ras, des MAP-kinases ERK1 et ERK2. L’effet inhibiteur des FTI sur la prolifération tumorale est généralement attribué à un effet cytostatique. Dans la plupart des cas, les cellules sont bloquées dans le cycle cellulaire, soit en phase G1 soit en phase G2/M en fonction des lignées cellulaires considérées [7, 8]. Cet effet est indépendant des mutations de p53. Dans certaines conditions, les FTI peuvent induire l’apoptose, notamment quand les cellules sont cultivées en l’absence d’ancrage ou en milieu dépourvu de sérum [9]. Cette propriété pro-apoptotique des FTI pourrait être liée à l’activation cellulaire de la voie de la phospho-inositide 3 kinase-AKT (PI3K-AKT) [10, 11].

In vivo chez la souris, les FTI inhibent la croissance de tumeurs constituées de cellules NIH-3T3 V12Ras [12]. Cet effet anti-tumoral est corrélé à la prévention de la farnésylation de Ras. De même, les FTI ont été testés dans des modèles de souris trangéniques qui expriment l’oncogène ras sous le contrôle de promoteurs spécifiques de tissus tels que le promoteur du MMTV (mouse mammary tumor virus) [13]. Ces souris développent des tumeurs spontanées des glandes salivaires et mammaires qui sont efficacement traitées par les FTI. Des résultats tout aussi probants ont été obtenus avec des souris qui possèdent de multiples altérations génétiques telles que des mutations activatrices de ras et de myc ou des souris dont le gène p53 a été invalidé et portant des mutations activatrices de ras [14]. Pour tous ces modèles animaux, on observe une très faible toxicité des traitements laissant espérer un fort index thérapeutique.

Ras n’est pas la seule cible des FTI

Ces derniers résultats semblaient en faveur d’un effet inhibiteur des FTI spécifique de la transformation par ras. Cependant, de nombreux arguments expérimentaux ont battu en brèche cette hypothèse. Par exemple, la cinétique d’inversion du phénotype tumoral de cellules NIH-3T3 V12Ras par les FTI est bien plus rapide que la cinétique d’inhibition de la farnésylation de Ras [15]. Par ailleurs, l’effet inhibiteur des FTI sur la prolifération cellulaire de tumeurs humaines in vitro et sur la croissance tumorale in vivo chez la souris s’exerce même en l’absence de mutation de ras [16]. Enfin, les cellules tumorales possédant des mutations activatrices sur les gènes K-ras et N-ras sont sensibles aux FTI alors que ces protéines sont géranylgéranylées et donc toujours capables d’exercer leur fonction oncogénique [17]. Toutes ces observations suggèrent que d’autres protéines farnésylées, différentes de Ras, doivent être responsables de l’effet anti-transformant des FTI. La caractérisation de ces protéines revêt une importance particulière puisqu’elle permettrait d’identifier de nouvelles voies de la transformation cellulaire.

RhoB, cible potentielle des FTI

Par plusieurs observations, la GTPase RhoB, qui peut être farnésylée ou géranygéranylée in vivo, apparaît comme une cible potentielle des FTI. Tout d’abord, la demi-vie courte de RhoB coïncide avec la cinétique rapide d’obtention des effets cellulaires des FTI [18]. De plus, l’expression d’un mutant de RhoB, dont la fonction est devenue indépendante de sa prénylation, induit une résistance aux FTI [18]. Le fait que RhoB devienne géranylgéranylée quand la farnésyl transférase est inhibée a conduit l’équipe de G.C. Prendergast à formuler l’hypothèse « RhoB-FTI » [18, 19]. Selon cette hypothèse, c’est la disparition de la forme farnésylée de RhoB au profit de sa forme géranylgéranylée qui serait à l’origine de l’effet anti-transformant des FTI. Cela implique que les deux formes de RhoB aient des rôles cellulaires antagonistes: la forme farnésylée induirait la transformation alors que la forme géranylgéranylée l’inhiberait [19]. En faveur de cette hypothèse, on observe qu’une protéine chimérique RhoB-RhoA, exclusivement géranylgéranylée, a un rôle inhibiteur sur la transformation cellulaire [20].

Afin d’étayer cette hypothèse, nous avons réalisé des mutants de RhoB dont la boîte CAAX ne peut qu’être soit farnésylée, soit géranylgéranylée. Nos résultats indiquent que la transformation de cellules murines NIH-3T3 induite par ras est renforcée par l’expression du mutant farnésylé de RhoB alors qu’elle est inhibée par l’expression du mutant géranygéranylé. Cependant, dans le cas de cellules tumorales humaines, RhoB ou ses différents mutants de prénylation (farnésyl ou géranylgéranyl), inhibent la prolifération cellulaire, la croissance dépendante de l’ancrage et la capacité d’induire des tumeurs chez la souris. RhoB aurait donc un rôle anti-transformant dans les cellules humaines, et ce quel que soit son mode de prénylation [21]. Cet effet est dépendant de la voie PI3K/AKT et du facteur de transcription NF-κB. Ces résultats indiquent que les fonctions cellulaires des formes farnésylées ou géranylgéranylées de RhoB dépendent du type cellulaire. Ainsi, RhoB aurait un rôle inhibiteur de la transformation dans les cellules tumorales humaines, et ne pourrait donc pas être la cible de l’effet biologique des FTI.

Premiers développements cliniques

Il n’a fallu que cinq ans pour passer de la première description des FTI en 1993 à leur développement clinique en 1998. Trois grandes classes de FTI ont été développées: les inhibiteurs compétitifs de la boîte CAAX (L-731,735, L-744,832, SCH-66336, R-115777), les inhibiteurs compétitifs du farnésylpyrophosphate (PD-169451, RPR-130401) et, enfin, les inhibiteurs bisubstrats (BMS-186511, BMS-214662). Actuellement, quatre FTI font l’objet d’études cliniques: le R-115777 (Zarnestra®), le SCH-66336 (Serasar®), le L-778,123 et le BMS-214662.

Au total, une vingtaine d’essais de phase I ont étudié les FTI en monothérapie ou en association et les résultats de ces essais ont été rapportés sous forme de publications ou de communications lors des derniers congrès de cancérologie. Seul le R-115777 a été analysé en essai de phase II [22]. Le profil de toxicité associé aux FTI est d’un niveau acceptable: la toxicité hématologique, l’asthénie et des troubles digestifs sont les principaux effets secondaires mais il s’agit rarement de toxicité de grade IV. Une certaine toxicité cardiaque, sous la forme d’un élargissement de l’espace QT à l’électrocardiogramme, a été rapportée avec le L-778,123 [23]. Les taux de réponse observés chez des patients porteurs de tumeurs solides prétraitées sont encourageants avec des réponses objectives dans des tumeurs bronchiques, pancréatiques et coliques [24-26]. Le R-115777 est également d’un grand intérêt dans le traitement des tumeurs mammaires (12 % de réponse partielle et 35 % de cas où la maladie est stabilisée à 3 mois) et dans les leucémies (10 % de réponse complète et 20 % de stabilisation à 3 mois) [22, 27]. On notera que ces deux derniers types de tumeurs présentent une faible incidence de mutations de l’oncogène ras, argument supplémentaire en faveur de l’existence d’autres cibles des FTI que Ras. Enfin, des résultats prometteurs sont obtenus avec l’association de FTI et de chimiothérapies conventionnelles telle que le SCH-66336 et la gemcitabine ou le BMS-214662 et le paclitaxel. Dans ce cas, une activité anti-tumorale associée à une toxicité modérée est obtenue chez des patients lourdement prétraités et parfois résistants à la chimiothérapie administrée seule [28, 29].

Les FTI et, de manière plus générale, la plupart des nouvelles molécules qui ciblent les voies de signalisation sont actuellement évalués en phase I, comme des chimiothérapies conventionnelles, à la recherche de la dose maximale tolérée. Or, cette dose n’est pas obligatoirement corrélée à la dose réellement efficace pour ce type de traitement. La dose biologique efficace est probablement un meilleur marqueur et devrait être retenue pour les études de phase II. Néanmoins, les paramètres de mesure d’efficacité des FTI in vivo rapportés jusqu’à présent dans certaines études cliniques sont assez hétérogènes: inhibition de l’activité de la farnésyl transférase dans différents types cellulaires [27], inhibition, dépendante de la dose, de la prénylation de protéines telles que la protéine chaperon hDJ2 ou la prélamine A [25, 30] ainsi que l’inhibition de la voie des MAP-kinases [27]. Or la relation entre l’efficacité clinique des FTI et l’efficacité biologique déterminée avec ces marqueurs reste à démontrer.

L’avenir des FTI

Après trois ans de développement clinique, les FTI ont franchi avec succès les études de phase I en montrant leur innocuité et leur activité anti-tumorale. Leur avenir reste néanmoins soumis à l’identification d’un critère d’efficacité in vivo fiable et reproductible et à leur utilisation optimale dans la stratégie thérapeutique des cancers.

L’utilisation des FTI dans des tumeurs très avancées et souvent pré-traitées est probablement inadéquate. En effet, les FTI sont des molécules cytostatiques, qui ont une plus grande efficacité dans des tumeurs peu évoluées, encore capables d’apoptose. Ils sont également efficaces pour prévenir la formation de tumeurs bronchiques murines induites par un carcinogène [31]. Ces arguments, associés à la faible toxicité des FTI, sont en faveur de leur utilisation chez des patients porteurs de tumeurs peu développées ou pour contrôler la maladie résiduelle après un traitement initial (chirurgie ou chimiothérapie). Dans ce cas, l’administration de FTI devrait se faire en continu, au long cours, alors que les différents essais rapportés concernent une administration généralement discontinue et excédant rarement trois mois. De même, les paramètres d’efficacité clinique classiquement retenus, taux de réponse ou de survie à 1 an, ne peuvent rendre compte de manière précise de l’effet cytostatique ou préventif de la re-population tumorale et devraient être abandonnés au profit de paramètres plus adaptés comme la survie sans progression ou la survie à 5 ans.

La perspective d’association d’un traitement ciblé sur les voies de transduction du signal à un traitement cytotoxique ou à une radiothérapie, en vue d’une potentialisation de l’effet anti-tumoral, est très séduisante. Des études in vitro et in vivo ont montré que l’association de FTI à des chimiothérapies conventionnelles peut avoir un effet additif ou même synergique. On peut citer comme exemple l’association des FTI, qui bloquent la formation du fuseau mitotique [32], et des taxanes ou des épothilones, qui agissent sur les microtubules [33]. Nous avons montré [34] ainsi que l‘équipe de W.G. McKenna [35], que les FTI sensibilisent des cellules tumorales humaines résistantes aux radiations ionisantes, l’association FTI-radiothérapie est donc une voie de recherche à explorer. Enfin, la voie de survie PI3K/AKT est impliquée de manière prépondérante dans l’effet des FTI [10, 11], observation qui devrait orienter les essais thérapeutiques vers l’association des FTI à des inhibiteurs de la voie PI3K mais aussi à des traitements hormonaux, dont on sait qu’ils agissent au moins partiellement en inhibant la voie de la PI3K dans les cancers du sein ou de la prostate.

Conclusions

Les FTI sont donc des molécules à haut potentiel thérapeutique comme en témoignent les nombreux travaux précliniques et les différents essais cliniques publiés. Bien qu’initialement conçus pour bloquer le développement de tumeurs présentant des mutation de ras, leur spectre d’activité s’est considérablement élargi sur la base des études précliniques et des premières études cliniques. Leur développement se heurte paradoxalement à l’identification précise de leurs cibles biologiques, identification qui devrait permettre d’obtenir des paramètres pharmacodynamiques in vivo et d’évaluer et de prédire leur efficacité.