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Introduction

Intimement liées aux modes de vie traditionnels des communautés autochtones, les activités de chasse, de piégeage, de pêche et de cueillette font aujourd’hui l’objet d’une protection constitutionnelle lorsqu’il est démontré qu’elles font partie intégrante de la culture distinctive d’un groupe autochtone ou qu’elles sont protégées par un traité[1]. En ces domaines, la résistance des peuples autochtones a forcé les gouvernements fédéraux et provinciaux à partager le pouvoir. Sur les terres où des droits non exclusifs de propriété, d’accès ou d’usage ont été reconnus par des ententes de revendications territoriales globales, le partage du pouvoir entre l’État et les nations qui en sont signataires[2] se concrétise sur une base personnelle : les nations signataires contrôlent les activités des bénéficiaires des droits d’accès ou d’usage, tandis que l’État contrôle les activités des non-bénéficiaires[3]. Dès lors, le territoire n’est régi que partiellement en fonction des activités, car il est aussi régi suivant le statut juridique des personnes qui les exercent[4].

Cette gestion partagée du territoire en fonction des activités et du statut des personnes est une des caractéristiques propres aux relations juridiques entre la Couronne et les peuples autochtones. Dans plusieurs arrêts, la Cour suprême du Canada a relevé le fait que ce sont les collectivités autochtones qui demeurent les seules titulaires des droits ancestraux[5]; les individus membres de ces collectivités en sont les bénéficiaires[6]. Les droits ne peuvent être exercés par des non-membres et ne peuvent non plus leur être cédés. De surcroît, la collectivité a le pouvoir de décider de la manière d’exercer les droits[7]. Dès lors, selon un auteur, la jurisprudence aurait introduit le principe de personnalité des lois[8] à même le droit canadien relatif aux peuples autochtones[9]. En effet, sauf là où les autochtones jouissent de droits exclusifs de propriété, d’accès ou d’usage, les pouvoirs en matière de prélèvement des ressources renouvelables visent à régir l’exercice de droits réservés à certaines personnes sur une base identitaire[10]. La même activité, lorsqu’exercée par un non-autochtone, ne sera pas régie par les décisions de la collectivité autochtone titulaire du droit ancestral.

Le principe de personnalité des lois, lorsqu’il cherche à régir des activités de nature territoriale, pose de nombreuses questions. En outre, la compétition qui oppose l’application personnelle des lois autochtones à une application territoriale des lois étatiques soulève la question du rapport égalitaire entre ces ordres juridiques. Mais encore, le choix de recourir au principe de personnalité des lois peut avoir pour objectif ou pour effet d’empêcher aux peuples autochtones d’exercer leurs souverainetés sur leurs terres ancestrales. En ce sens, il peut s’agir d’un mécanisme néocolonial. Malgré sa pertinence et son importance, ce texte n’a toutefois pas pour objectif de creuser cette question[11]. Il a plutôt pour objectif d’étudier une des manières dont ce principe a été utilisé dans les ententes de revendications territoriales globales au Canada et d’analyser les limites que cela pose au droit à l’autonomie des peuples autochtones, étant entendu que le respect de ce droit favorise la décolonisation du droit canadien. Pour l’analyse du respect du droit à l’autonomie, nous considérons que les peuples autochtones doivent, autant que possible, être libres de prendre des décisions sans entrave (principe de liberté), dans des domaines et avec une portée territoriale et personnelle suffisante (principe de compétence), et sans être assujettis aux entités étatiques (principe d’égalité). Il demeure que la capacité de mesurer l’autonomie dont bénéficie une entité ou un peuple est une tâche difficile et les conclusions varieront bien sûr suivant les critères. Pour ce texte, nous nous attacherons à examiner les mécanismes juridiques retenus dans les ententes de revendications territoriales globales pour mettre en oeuvre le principe de personnalité des lois, lorsqu’appliqué à des activités de prélèvement des ressources, notamment fauniques, halieutiques et floristiques.

Or, la coexistence des ordres juridiques, qui découle de l’exercice par des individus assujettis à des règles distinctes d’une même activité de prélèvement et à l’égard de la même ressource, s’est avérée difficile à bien des égards. Ce texte présentera donc, dans une première partie, les difficultés liées à la coexistence, sur une base personnelle, d’ordres juridiques distincts en matière d’accès aux terres (I). Dans une seconde partie, ce texte traitera de la principale solution institutionnelle retenue dans les ententes de revendications territoriales globales pour répondre à ces défis (II). Nous verrons alors que l’application des lois sur une base personnelle en matière d’accès à la terre crée une situation d’interdépendance qui exige des autorités publiques, autochtones et étatiques, de coopérer. Dans les ententes sur les revendications territoriales globales, cela se traduira par la mise en place de forums de cogestion. La dernière partie du texte sera consacrée à un examen des interactions entre les pouvoirs reconnus à ces forums et les compétences législatives reconnues sur une base personnelle en matière de prélèvement des ressources (III).

I. Le difficile exercice des compétences législatives personnelles en matière d’activités de prélèvement des ressources fauniques, halieutiques et floristiques

Là où la gestion des ressources est basée sur le principe de personnalité des lois, deux ou plusieurs entités ont le pouvoir de régir les activités de prélèvement d’une même ressource en fonction des différents groupes de personnes, chaque entité étant responsable d’un groupe en particulier. Ce régime doit être distingué des régimes de droits particuliers, où une seule entité demeure responsable de la distribution de la ressource entre les différents groupes de personnes. Il y a bien, dans cette dernière situation, territorialité des lois. Dans les deux cas de figure, la répartition de la ressource demeure une tâche délicate pour les gouvernants et peut mener à d’importants conflits. Les causes à l’origine de ces conflits sont toutefois différentes.

Dans un régime de droits particuliers, la contestation des choix du pouvoir centralisé en matière de répartition de la ressource sera motivée par le droit à l’égalité[12] et par la remise en question de la légitimité des prétentions du groupe qui bénéficie de droits spécifiques[13]. Ces conflits surviennent plus particulièrement dans les cas de rareté de la ressource, mais ils peuvent aussi survenir dans les cas où la ressource a une valeur économique importante en dépit de son abondance[14]. À l’origine de ces conflits se trouve un sentiment d’injustice et d’iniquité qui peut être ressenti tant par les membres de la société dominante que par les membres de la société minoritaire, suivant en cela les décisions des gouvernants, et même si ce sentiment n’est pas toujours justifié[15].

A. Des conflits prenant leur source dans l’application inadéquate des normes étatiques à l’égard des usagers allochtones

Lorsque la gestion d’une ressource commune est partagée entre plusieurs entités, comme c’est le cas dans un régime de personnalité des lois, les conflits entre les groupes de chasseurs, trappeurs ou pêcheurs, par exemple, prennent leur source dans l’exécution des normes : on reprochera à l’autorité gestionnaire le manque de surveillance, la mauvaise exécution des lois, le déséquilibre du pouvoir. Les problèmes découlant de la coexistence seront la plupart du temps liés à la dualité des ordres juridiques. En effet, ce modèle de distribution de pouvoir peut aussi causer de grandes difficultés pour les « usagers »[16] comme l’a démontré une étude portant sur les conflits entre la chasse de subsistance des Cris et la chasse sportive des allochtones[17]. Les auteurs exposent ainsi les principaux problèmes rencontrés à Eeyou Istchee :

We learned that there were several dimensions to the sense of invasion occasioned by such a concentrated influx of sport hunters. The clash in values concerning the respectful use of animals was key, and it was occurring within the context of the steady erosion of the ability of the Cree to regulate harvesting on their hunting territories. In addition to caribou hunters, several thousand recreational fishers, and growing numbers of moose and goose hunters, were making their way onto the lands of the northerly Cree communities – communities that, unlike those on the southern periphery of the Cree region – had little experience of non-Aboriginal hunters. It was not the mere presence of sport hunters that was the problem; nor, as mentioned earlier, was it simply an economic matter of competition for scarce resources. It was the impossibility of incorporating the newcomers socially, of gaining respect in Cree terms for existing cultural and ecological relationships, or of getting central government agencies to respect Cree needs in this regard. Cree hunters were relegated to the guest room in their own house [nos soulignements][18].

En plus des difficultés d’ordre culturel, les auteurs relèvent que les conflits découlent principalement du manque de respect des chasseurs sportifs pour les équipements de chasse des Cris, ces équipements ayant fréquemment fait l’objet de vandalisme et de vol, ainsi que des inquiétudes au sujet de la sécurité des familles des chasseurs :

And there was the dimension of safety. Migrating caribou frequently make use of roadways, and the Cree witnessed sport hunters shooting along the highways in a manner that made them anxious for their safety. A number of Cree reported outsiders shooting in the immediate vicinity of their camps and cabins[19].

En ce qui concerne les vols et le vandalisme, les auteurs rapportent que cet élément est nouveau dans la vie des Cris, puisque leur mode de vie traditionnel nécessitait une interdiction absolue du vol d’équipement laissé dans les camps. En effet, cet équipement étant traditionnellement nécessaire à la survie des chasseurs, le vol ou le vandalisme des équipements avait pour effet de mettre en danger la vie même des chasseurs. Ainsi, un des problèmes notés par les auteurs constitue le manque de surveillance des chasseurs sportifs, lesquels ne respectent ni les règles élémentaires de sécurité ni les quotas. Ce manque de respect entraîne un gaspillage de la faune, ce qui est fortement dénoncé par les chasseurs cris. Plus fondamentalement, il y aurait divergence entre les conceptions du monde, l’éthique et les modes de vie. Une longue étude amène les auteurs Scott et Webber à conclure que le manque de volonté des représentants gouvernementaux constitue la pierre d’achoppement du régime de personnalité des lois, lorsqu’appliqué en matière de prélèvement des ressources[20].

La difficulté de faire coexister deux régimes juridiques si distincts a été relevée par d’autres auteurs et notamment par Gail Osherenko, qui souligne les principales différences entre les régimes étatiques et autochtones de gestion des ressources[21]. D’un côté, le régime étatique se caractérise par un droit écrit, des règles et une régulation dont l’administration est assurée par les gouvernements et qui a pour but de gérer une ressource commune[22]. Le système de gestion étatique, lequel est bureaucratique, centralisé, hiérarchisé et compartimenté, se fonde sur une analyse quantitative de la ressource et sur une approche économique et politique de distribution[23]. Le savoir est quant à lui fondé sur l’accumulation, l’organisation et l’interprétation scientifique des données, engendrant une résolution des problèmes de gestion basée sur des considérations techniques[24]. Ceci amène Osherenko à conclure que le système étatique, issu de la culture et des besoins de la société dominante, s’est montré inapproprié, par exemple, dans les régions nordiques où la régulation et les sanctions étatiques — comme la régulation par permis, les ouvertures et fermetures de saisons, les quotas, le tout mis en oeuvre par des politiques de confiscation d’équipement, des amendes et des peines d’emprisonnement — n’étaient que difficilement applicables[25].

B. Des conflits qui découlent des distinctions entre les règles juridiques autochtones et allochtones

Ces difficultés opérationnelles ne sont pas les seules. Il est reconnu que les régimes juridiques autochtones sont traditionnellement composés de règles non écrites et de normes sociales transmises par la tradition orale. Ces règles se fondent sur des valeurs, une éthique et des tabous particuliers, ce qui peut être cause d’incompréhension chez les gestionnaires de l’État et constitue donc une source potentielle de conflit[26]. Ces règles sont aussi fondées sur un savoir acquis par l’expérience et basé sur les connaissances transmises de génération en génération[27]. Il demeure qu’il ne s’agit pas uniquement ici de conflits entre des pratiques culturelles, mais entre des règles juridiques[28].

Force est de conclure qu’une coexistence adéquate des normes adoptées par des autorités distinctes et visant une même activité de prélèvement ne concerne par conséquent pas seulement la distribution de la ressource entre les différents groupes de personnes (quotas), mais toutes les décisions se rapportant à l’exercice de cette activité (contrôle de l’accès, mesures de sécurité, lieux partagés, méthodes, saisons, traitement des animaux, etc.) qui ne remplissent pas les mêmes fonctions sociales chez les différentes communautés. Dans la mesure où les normes concernant l’exercice de l’activité sont sujettes aux valeurs dominantes de la société qui les voit naître[29], on constate qu’à l’origine des conflits de règles se trouvent aussi des conflits entre les valeurs et les concepts juridiques, notamment ceux qui se rapportent à la terre et au territoire[30].

En vue de surpasser ces conflits, un régime de personnalité des lois en matière de gestion des ressources nécessitera la mise sur pied, par les autorités gouvernementales (étatiques et autochtones), de mécanismes de coopération. C’est donc le critère de nécessité qui entre ici en ligne de compte. En effet, dans un régime où des ordres normatifs distincts sont tout aussi responsables de la gestion d’un seul et même milieu, les stratégies de gestion adoptées par l’une des autorités ont la capacité de nuire aux stratégies ou politiques de gestion de l’autre autorité. Par exemple, l’une des autorités peut, sur la base des informations dont elle dispose, adopter une politique de conservation de la ressource, alors que l’autre autorité, disposant d’informations contraires, pourrait ne pas adopter de telles mesures, laissant la voie libre à l’exploitation[31]. Ce faisant, l’absence de mesures de conservation par l’une des deux autorités entraînera immanquablement l’échec de la politique de conservation de l’autre autorité.

Des politiques de gestion contradictoires ne se limitent pas seulement à l’établissement de quotas incompatibles, mais visent d’autres mesures comme les méthodes de prélèvement employées[32] ou encore les périodes autorisant le prélèvement des espèces fauniques[33]. Cette situation crée une forme d’interdépendance entre les régimes de gestion. Pour dépasser cette situation conflictuelle, les ententes de revendications territoriales mettent en place des mesures de coopération, qui prennent principalement — mais non exclusivement — la forme de comités de cogestion.

II. La coopération intergouvernementale comme solution institutionnelle aux défis de la coexistence

Les compétences législatives personnelles rattachées au territoire présentent des défis particuliers de coexistence. À ces défis, deux solutions se présentent. D’une part, les conflits entre les régimes juridiques peuvent se régler par des règles de conflits de lois qui assurent la prépondérance d’un régime juridique sur l’autre[34] : en cas de conflit entre les lois, une des deux lois devient inopérante, et ce dans la mesure du conflit. Dans l’optique où l’on souhaite respecter au mieux le droit à l’autonomie des peuples autochtones, cette autonomie ne sera alors garantie que si la loi autochtone qui régit l’exercice des activités de prélèvement a prépondérance sur la loi étatique. Autrement, la loi autochtone doit être compatible avec la loi étatique, sans quoi elle est susceptible de se faire déclarer inopérante.

D’autre part, des mesures de coopération intergouvernementale peuvent être adoptées. La coopération favorise l’autonomie des nations signataires en leur assurant que leurs politiques législatives seront menées à bien. En revanche, la nécessité de coopérer restreint la capacité des nations signataires d’exercer seules leurs compétences, ce qui limite leur liberté de décider de façon autonome. Parallèlement, cette même coopération sous-tend des relations de pouvoir qui sont susceptibles de porter atteinte à l’égalité des nations signataires et donc, encore une fois, à leur autonomie. La structure dans laquelle se concrétise la coopération jouera donc un rôle important pour définir la nature de la relation entre l’État et les nations signataires.

A. La cogestion : un principe d’aménagement et de coopération aux mille visages

Il va sans dire que la coopération peut prendre plusieurs visages qui pourront évoluer avec le temps[35]. Il est en effet possible de voir apparaître des mesures formelles ou informelles de gestion communes aux parties en présence, de voir la création de différents forums de cogestion ou toute autre forme de coopération. Selon une auteure, la cogestion constituerait le meilleur moyen pour régler les conflits dont il a été question dans la première partie de ce texte[36]. Comme l’explique Margaret Anne Smith, l’expression « cogestion » prend différentes significations suivant l’approche analytique retenue :

Definitions of co-management of natural resources are widely variable, with no “practical definition”. Definitions are often dependent on the analytical approach of the author(s) using the term. Some authors focus on the degree of participation or decision-making; some focus on local user groups and their relationship with the resource in question. Others address the use of knowledge systems, assessing whether local knowledge systems are given a place next to western scientific knowledge. Still others have developed multi-level assessments incorporating aspects of process, function and representation.

In its simplest or perhaps widest definition, co-management is described as any form of co-operation among resource users and managers in natural resource management [notes omises][37].

Au final, Smith retient la définition élaborée en 1987 par McCay et Acheson, que nous adoptons à notre tour en raison de sa justesse et de sa pertinence dans le contexte de la réforme des institutions gouvernementales autochtones. Pour elle, la cogestion signifie :

Aboriginal communities’ “political claim to the right to share management power and responsibility with the state ... an attempt to formalize a de facto situation of mutual dependence and interaction in resource management”recognizing co-management as “a challenge to legitimacy of the state, especially in the context of widespread loss of confidence in it as the steward of common property resources”[38].

Il se dégage de cette définition que la cogestion est une gestion coordonnée de ressources partagées entre une pluralité d’entités ayant chacune leur légitimité[39]. En ce sens, la cogestion est un mécanisme qui permet, par la voie de la négociation, l’articulation des normes qui sont propres à chaque entité.

B. La cogestion dans les ententes de revendications territoriales globales

Plusieurs formes de coopération ont été retenues dans les ententes de revendications territoriales globales[40]. Malgré tout, il est possible d’avancer que les comités de cogestion constituent la pierre angulaire de la coopération dans les ententes. Les comités de cogestion occupent effectivement un rôle clé dans l’organisation de la gestion et du contrôle des territoires couverts par les ententes. Leur importance réside notamment dans la permanence de leur structure. Par cette permanence, les comités de cogestion ont la capacité de changer la manière de contrôler et de gérer les territoires sous leur « juridiction ». Ces institutions étant créées par des ententes ayant le statut de traités au sens de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[41], les nations signataires y ont des droits de participation[42], et on ne saurait limiter cette participation sans justification[43]. Structurellement, une participation — certes limitée — des nations signataires à la gestion de leurs terres ancestrales paraît donc assurée[44].

Dans les ententes étudiées, cette participation se manifeste le plus souvent par la mise sur pied de comités de cogestion paritaires, comme c’est le cas dans l’Accord-cadre définitif Conseil des Indiens du Yukon[45] et (hormis le président) dans les Accords définitifs Tlicho[46] et Inuit du Labrador[47], et par un comité ayant une composition à prédominance étatique, comme ce qui est prévu dans l’Accord définitif Nisga’a[48]. Leurs domaines de gestion comprennent notamment les pêcheries, le prélèvement de la faune sauvage, la récolte des ressources forestières et les utilisations traditionnelles de l’eau, domaines sur lesquels portera notre analyse étant donné que ce sont aussi là des domaines de compétence législative personnelle des nations signataires.

En effet, outre l’Accord définitif Tlicho, qui prévoit expressément une compétence législative personnelle limitée en matière de pêcherie[49], les nations signataires ont généralement la responsabilité de légiférer pour assurer le bon exercice des droits dont jouissent les bénéficiaires des ententes. Cela signifie que les Nisga’a ont, par exemple, compétence pour régir les droits en matière de pêche et de prélèvement de la faune.

Ainsi, en ce qui concerne les pêcheries, les nations signataires se sont vu reconnaître le pouvoir de légiférer pour mettre en oeuvre les droits prévus à l’entente[50]. Ainsi, les ententes reconnaissent des pouvoirs en matière de répartition des droits entre les bénéficiaires[51], d’allocation de quotas[52], d’autorisation à des non-bénéficiaires à partir des droits des bénéficiaires[53], d’échange et de troc[54], de vente du poisson ou des plantes récoltées en vertu des droits prévus à l’accord[55], de désignation des vaisseaux[56], de permis[57], de limites de pêche[58], de méthodes[59], de périodes[60], de lieux[61], d’identification des poissons transportés hors du territoire[62] et d’identification des pêcheurs[63].

En matière de prélèvement des animaux sauvages, les ententes reconnaissent aussi le pouvoir de mettre en oeuvre les droits issus des accords[64]. En bref, les nations signataires peuvent, par exemple, faire des lois concernant leurs bénéficiaires en ce qui concerne la répartition des droits ou de la ressource[65], les permis[66], les méthodes[67], les lieux[68], les périodes[69], la gestion et l’administration des droits, des animaux et de leur habitat[70], la désignation des personnes[71], la vente et le commerce des animaux et des produits animaliers[72], l’échange et le troc[73], l’identification des animaux transportés hors du territoire[74] et le règlement des litiges entre bénéficiaires concernant le prélèvement des animaux et des plantes[75].

S’agissant de la récolte des ressources de la forêt, seuls l’Accord définitif Tlicho et l’Accord-cadre définitif Conseil des Indiens du Yukon reconnaissent une compétence législative personnalisée aux nations signataires[76]. Dans l’Accord définitif Tlicho, les pouvoirs concernent tant la récolte des plantes que celle des arbres[77]. En ce qui a trait à la gestion des plantes, les Tlichos ont le pouvoir de faire des lois sur l’artisanat, l’utilisation ou la consommation des plantes à des fins médicinales, traditionnelles ou culturelles, ou à des fins accessoires à la récolte des animaux sauvages. Ils peuvent également faire des lois relatives aux plantes aux fins d’échanges ou de dons avec les peuples autochtones de l’Alberta, des Territoires du Nord-Ouest et du Nunavut[78]. Quant aux arbres, l’entente reconnaît aux Tlichos le pouvoir de légiférer relativement aux droits de récolte en toute saison à des fins de chauffage personnel, de construction des camps de chasse, de trappage ou de pêche, d’artisanat, de médecine, de tradition ou culture, de construction de bateaux et de maisons à usage personnel[79]. L’Accord ne précise pas la portée du pouvoir législatif de la Nation tlicho, mais limite néanmoins celui-ci à certains lieux et aux activités compatibles avec les autorisations données par les Territoires du Nord-Ouest[80].

Dans l’Accord-cadre définitif Conseil des Indiens du Yukon, la compétence en matière de gestion forestière se caractérise, sur les terres des Premières nations, par sa territorialisation et, hors des terres des Premières nations, par sa personnalisation[81]. Ainsi, à l’intérieur des terres visées par le règlement, chaque Première nation a compétence en matière de gestion forestière[82], de répartition et de protection des ressources[83]. Ainsi, lorsqu’il s’agit des terres de la Couronne, des droits individuels sont reconnus

[aux] Indiens du Yukon [qui] ont le droit en toute saison de récolter des [arbres] à des fins accessoires à l’exercice de leurs activités traditionnelles de chasse, de pêche, de piégeage et de cueillette [...] [et] à des fins accessoires à la pratique de leurs coutumes traditionnelles, de leur culture et de leur religion ou pour la fabrication traditionnelle d’ouvrages d’artisanat et d’instruments divers[84].

Parallèlement, des droits collectifs de récolte sont reconnus, puisque « chaque première nation du Yukon a le droit en toute saison de récolter des arbres sur des terres de la Couronne, jusqu’à concurrence de 500 mètres cubes par année civile, pour répondre aux besoins non commerciaux de la collectivité »[85]. L’exercice de ces droits est cependant sujet à la législation étatique ainsi qu’à l’obtention sans frais de permis de récolte et doit être compatible avec les activités autorisées par le Yukon[86]. Enfin, les lieux de récolte sont encadrés par l’Accord[87]. Force est de constater que les pouvoirs des Premières nations du Yukon de régir les activités de récolte de leurs citoyens sont fortement limités.

Enfin, une seule entente reconnaît un pouvoir personnel en matière d’utilisation de l’eau. Il s’agit de l’Accord-cadre définitif Conseil des Indiens du Yukon[88]. Cette entente reconnaît le droit des Indiens du Yukon, « [s]ous réserve des lois d’application générale, [...] de se servir de l’eau pour des utilisations traditionnelles au Yukon »[89]. La législature du Yukon a néanmoins compétence en ce qui concerne la gestion des eaux au Yukon.

Si tous ces domaines de compétence concernent bien la gestion du territoire, tous ne nécessitent cependant pas l’adoption de mesures de coopération. En effet, ils ne soulèvent pas tous des problèmes de coexistence. Ce sera par exemple le cas des pouvoirs des nations signataires en matière de répartition des droits, d’allocation de la ressource entre les bénéficiaires, d’autorisation à des non-bénéficiaires à partir des droits des bénéficiaires, d’identification des chasseurs ou des pêcheurs, d’identification des animaux destinés à être transportés à l’extérieur des terres ou encore d’identification des vaisseaux. Ce sera également le cas des pouvoirs des nations signataires en matière d’échange, de troc et de vente. En ce qui concerne ces derniers domaines de compétence, des mesures de coopération demeurent souhaitables, mais ne sont pas nécessaires au bon exercice des compétences. En bref, les compétences qui, dans les ententes, nécessitent l’adoption de mesures de coopération sont limitées aux suivantes : l’établissement de quotas, le choix des méthodes, des périodes, des lieux de prélèvement des ressources et, généralement, la gestion de l’exercice des droits. Malgré cela, on observe que des mesures de coopération ont aussi été adoptées pour d’autres domaines de compétence. Ce sera par exemple le cas dans l’Accord définitif Nisga’a, lequel prescrit que les lois nisga’a en matière de répartition des droits de récolte des animaux sauvages ne doivent pas être incompatibles avec le plan annuel de gestion qui doit être révisé par le Comité de la faune (Wildlife Committee) et approuvé par la suite par le ministre[90].

Pour répondre au besoin de coopération qui découle de la personnalisation de certains domaines de compétence et en vue d’assurer une gestion partagée du territoire, les parties aux ententes reconnaissent des pouvoirs à des comités de cogestion, notamment en matière de pêcherie, de récolte des animaux sauvages, des arbres et des plantes et d’utilisation des eaux. Ceci nous a amené à nous interroger sur la nature des interactions entre les mesures de coopération retenues dans les ententes et les compétences législatives personnelles reconnues aux nations signataires par ces mêmes ententes. Au coeur de notre questionnement se trouve le respect du droit à l’autonomie reconnu aux nations signataires.

III. Les compétences législatives personnelles des nations signataires limitées par les pouvoirs reconnus aux forums de cogestion

La relation entre la coopération et le principe de personnalité des lois nous paraît a priori paradoxale[91]. D’un côté, il est manifeste que la coopération assure la bonne exécution des compétences législatives personnelles en matière de ressources renouvelables et favorise ainsi l’autonomie des nations signataires. D’un autre côté, on peut légitimement s’inquiéter de la capacité des mécanismes de coopération de porter atteinte aux pouvoirs des nations signataires : (1) parce que les décideurs autochtones peuvent se sentir politiquement liés par les recommandations des comités de cogestion et (2) parce que la reconnaissance d’un pouvoir décisionnel aux comités de cogestion a le potentiel d’empiéter sur les compétences législatives personnelles des nations signataires, portant ainsi atteinte à l’autonomie qui leur est reconnue en matière d’activités de prélèvement. Or, les spécialistes ayant étudié de près certains comités de cogestion estiment que ces derniers ne représentent pas toujours un lieu de dialogue interculturel, mais plutôt un lieu où le savoir étatique domine le savoir autochtone[92]. En ce sens, l’influence plus importante des agents étatiques sur les décisions autochtones, plutôt que l’inverse, porte atteinte à leur autonomie. Cela est d’autant plus préoccupant que la coopération s’avérera nécessaire dans le contexte d’activités de prélèvement, voire incontournable.

A. Des recommandations politiquement obligatoires

En reconnaissant aux nations autochtones un pouvoir décisionnel que n’offrent généralement pas les comités de cogestion, le principe de personnalité des lois permet d’accroître le pouvoir de ces nations de contrôler les activités de leurs citoyens. À l’inverse, lorsqu’une compétence législative personnelle ne peut être exercée sans l’apport d’un mécanisme de coopération intergouvernementale, l’autonomie de la nation autochtone investie de cette compétence s’en trouve limitée. L’interaction entre les pouvoirs de l’institution chargée de la coopération et la compétence législative personnelle reconnue à la nation autochtone devient alors un aspect important à évaluer pour comprendre la portée de l’autonomie que peut favoriser le principe de personnalité des lois.

Comme il a été précisé ci-haut, le processus engagé au sein des comités de cogestion en est un de négociation des normes. Les avis et décisions élaborés dans le cadre des processus de cogestion doivent, pour ne pas mettre en péril la confiance nécessaire à une bonne coopération[93], se refléter dans les décisions prises ultérieurement par les décideurs. En ce sens, la confiance entre les acteurs est un facteur clé du succès des forums de cogestion. Tara Goetze exprime cette idée lorsqu’elle énonce, par exemple, que co-management is less about managing resources and more about managing relationships between people [italiques dans l’original][94]. Cette auteure conclut d’ailleurs, à la suite d’une étude du comité de cogestion des Nuu-Chah-Nult, que les décisions du comité lient politiquement les décideurs, même si le comité n’a, légalement ou conventionnellement, qu’un pouvoir de recommandation et que la province conserve, pour sa part, le pouvoir d’infirmer les recommandations du comité[95]. Cette conclusion est appuyée par l’étude de Thierry Rodon, lequel confirme que le rejet des propositions du comité de cogestion par le ministre est « exceptionnel et jusqu’à présent les recommandations ou règlements ont été acceptés ou quelquefois ignorés mais rarement refusés »[96].

C’est aussi là l’avis de Peter Jull, professeur à la School of Political Science and International Studies de l’Université Queensland à Brisbane en Australie et conseiller notamment auprès du gouvernement du Canada, qui conclut que, 

[t]he decisions made can only be overruled by the national government under very narrow rules in very special circumstances within a short time period. In other words, these new bodies really are making the decisions[97].

Or, ceci s’expliquerait par le fait que les comités accroissent la légitimité des décisions étatiques, lesquelles lieront aussi, au final, la nation autochtone[98]. Le caractère obligatoire des recommandations des comités, même s’il ne s’appuie ni sur la loi ni sur une convention, découle de la nature des comités. En infirmant les décisions des comités, l’État mettrait en péril un système qui accroît par ailleurs la légitimité de ses actions. Ainsi, en augmentant le coefficient démocratique des décisions étatiques et en tablant sur la confiance des parties, la cogestion nécessite que les recommandations émises par les comités soient respectées par les décideurs.

Dans un régime de personnalité des lois, le caractère politiquement obligatoire des recommandations des comités ne constituerait pas un problème majeur du point de vue de l’autonomie des nations signataires si l’influence de ces dernières sur les recommandations des comités était équivalente à l’influence exercée par les agents étatiques sur ces mêmes recommandations. Or, à ce chapitre, les auteurs reprochent aux comités de cogestion de ne pas permettre l’intégration des savoirs et d’avoir plutôt pour effet de perpétuer et d’étendre le pouvoir hégémonique de l’État[99]. Ces auteurs soulignent le déséquilibre dans les rapports entre les nations autochtones et les agents étatiques au sein des comités de cogestion. Le professeur Rodon conclut ainsi que l’État exerce « un double contrôle »; le pouvoir étatique s’exerce d’abord au sein du comité de cogestion et s’exerce ensuite au moment de la prise de décision finale[100].

À notre avis, la personnalisation des compétences législatives en matière d’activités de prélèvement des ressources a pour effet de réduire ce double contrôle à un contrôle simple, c’est-à-dire que le pouvoir étatique s’exercerait toujours au sein des comités de cogestion, mais ne s’exercerait plus — légalement ou conventionnellement, du moins — au moment de la prise de décision finale, laquelle serait désormais prise par la nation signataire. En ce sens, la personnalisation des compétences en matière de prélèvement des ressources favorise l’autonomie des nations signataires. Malgré cet apport, il faut insister sur le fait que l’influence des parties autochtones et étatiques sur les décisions de l’autre palier gouvernemental demeure inégale. En ayant davantage d’influence au sein des comités, l’État a, par voie de conséquence, davantage d’influence sur le processus décisionnel autochtone que ses partenaires autochtones n’en ont sur le processus décisionnel étatique.

Si le caractère politiquement obligatoire des avis et recommandations des comités de cogestion découle de la pratique, le texte de l’entente peut aussi en donner des indices. La procédure d’examen des avis et recommandations instituée par l’entente constitue un indice de la possibilité pour la nation signataire de rejeter l’avis du comité sans entrave. Une procédure d’examen plus contraignante (ex., par les délais imposés et les justifications requises) pour le ministre ou pour la nation signataire est un indice de la portée politiquement contraignante des avis du comité de cogestion[101].

Parmi les ententes étudiées, seules deux d’entre elles présentent, de manière expresse, des indices du caractère politiquement contraignant des comités de cogestion. Dans le cas des Tlichos, l’Accord définitif reconnaît au Gouvernement Tlicho le pouvoir de faire des lois sur les périodes, les méthodes et les lieux de récolte de poissons des citoyens tlichos sur l’ensemble du Mowhì Gogha Dè Niitlèè[102]. L’organisme qui assure la coopération entre les différentes autorités, l’Office des ressources renouvelables du Wek’èezhìi, composé à parité entre les gouvernements territorial et tlicho[103], a pour sa part compétence pour faire des recommandations aux Tlichos ou pour examiner des propositions. De façon générale, l’Office doit attendre les propositions tlichos avant de faire des recommandations, mais il a également le pouvoir, dans certains cas, d’émettre de telles recommandations sans attendre les propositions tlichos[104]. C’est notamment le cas lorsque les avis de l’Office se rapportent aux restrictions concernant les lieux, les méthodes ou les saisons de récolte des animaux sauvages[105]. À la suite de la réception de l’avis, la partie qui a le pouvoir d’y faire suite met la recommandation en oeuvre[106]. Une date de mise en oeuvre accompagne d’ailleurs les recommandations de l’Office[107]. Cela dit, chaque partie à l’Accord demeure habilitée à rejeter ou à modifier la recommandation de l’Office. Pour ce faire, la partie doit préalablement consulter les autres parties ou organismes concernés et rendre un avis écrit et motivé justifiant sa décision, qu’elle doit ensuite leur transmettre et rendre public[108]. Le fait d’énoncer expressément le pouvoir du Gouvernement Tlicho de rejeter les avis du comité nous semble assurer l’autonomie de cette nation. Cependant, même si les recommandations de l’Office ne sont pas juridiquement contraignantes pour la nation tlicho, les exigences imposées aux parties démontrent, à notre avis, leur caractère politiquement contraignant. Les exigences imposées au Gouvernement Tlicho avant qu’il ne puisse rejeter ou modifier une recommandation de l’Office étant contraignantes, cela porte atteinte à sa capacité de décider sans entrave. Néanmoins, en imposant les mêmes exigences pour toutes les parties à l’entente, cela tend à favoriser les rapports d’égalité entre elles. Ces rapports seraient encore mieux respectés si les avis du comité étaient plus contraignants pour l’État que pour la nation signataire, de manière à rééquilibrer le rapport de domination au sein du comité.

Le Gouvernement Tlicho a aussi l’obligation de consulter l’Office concernant toutes les mesures législatives projetées en matière de gestion forestière[109]. L’Accord est cependant muet quant aux exigences qui doivent être rencontrées par le Gouvernement Tlicho, advenant sa volonté de modifier ou de rejeter les recommandations de l’Office en ce domaine, ce qui indique que les recommandations ne sont pas ou peu contraignantes pour le Gouvernement Tlicho.

Enfin, l’Accord définitif Inuit du Labrador ne reconnaît que des pouvoirs de conseil non contraignants à l’Office Torngat de cogestion de la faune et de la flore (Torngat Wildlife and Plants Co-Management Board) eu égard aux pouvoirs dont dispose le Gouvernement Nunatsiavut[110]. Il peut en effet conseiller le Gouvernement Nunatsiavut sur tous les sujets concernant la conservation et la gestion des animaux et de leurs habitats, notamment sur les indemnités compensatoires offertes aux développeurs ainsi que sur l’éducation et sur la formation des Inuits[111]. Les pouvoirs de l’Office vis-à-vis du Gouvernement Nunatsiavut peuvent être comparés à ceux de l’Office envers les autorités provinciales et fédérales, ces pouvoirs étant plus nombreux et plus contraignants[112]. Alors que des dispositions de l’Accord établissent la manière dont le ministre peut rejeter ou modifier une décision ou une recommandation qui a lui a été transmise par le comité, aucune procédure d’examen des avis et recommandations n’est prévue en ce qui concerne le Gouvernement Nunatsiavut[113]. De tous les accords examinés jusqu’ici, celui-ci nous semble être le plus respectueux des pouvoirs législatifs personnels de la nation signataire, du moins en ce qui concerne les mécanismes de coopération institués. Ces derniers ne nous paraissent pas entrer en compétition avec les compétences législatives personnelles, mais plutôt venir en appui à leur exécution. En effet, l’absence d’exigence tend à indiquer le caractère non contraignant des avis et recommandations. Si tant est qu’il existe, le caractère politiquement contraignant de ces avis et de ces recommandations ne découle pas du texte de l’entente et proviendrait alors de la réalité sociale, économique et politique. Du point de vue de l’analyse du texte de l’entente, nous estimons par conséquent que celui-ci protège bien l’autonomie du Gouvernement Nunatsiavut.

En somme, bien que les comités de cogestion ne soient généralement que des comités-conseils, on constate que certains d’entre eux ont des pouvoirs politiquement contraignants et que, de ce fait, ils interviennent dans le processus décisionnel des nations signataires qui se sont vu reconnaître des compétences législatives personnelles en matière de prélèvement des ressources. Lorsque la coopération est nécessaire au bon exercice des droits, soit en matière de détermination des périodes, des lieux et des méthodes de prélèvement ou de gestion et d’administration des droits, on observe qu’une seule entente, l’Accord définitif Tlicho, prévoit une procédure d’examen des recommandations par la nation signataire, et cela en matière de récolte du poisson et non en matière de récolte des produits forestiers. Cette procédure est somme toute exigeante, ce qui démontre que les recommandations du comité ont une force normative significative. Dans l’Accord définitif Inuit du Labrador, le travail du comité semble plutôt agir en soutien à l’exercice des pouvoirs personnels du Gouvernement Nunatsiavut, puisque celui-ci n’a aucune exigence à respecter pour modifier ou rejeter les avis et recommandations du comité. En ce sens, le texte des ententes indique que les décideurs inuits jouissent d’une plus grande liberté que les décideurs tlichos quant à la réception qu’ils doivent réserver aux avis et recommandations de leurs comités de cogestion respectifs.

B. Des pouvoirs juridiquement contraignants

Certains théoriciens de la cogestion soutiennent qu’un maximum de pouvoir devrait être reconnu aux comités de cogestion de façon à leur permettre d’influencer les décisions étatiques concernant le territoire[114]. En présence d’une compétence législative personnelle en matière de prélèvement des ressources, la reconnaissance d’un tel pouvoir à un comité de cogestion aurait plutôt pour conséquence d’empiéter sur les compétences législatives personnelles reconnues aux nations signataires. À cet égard, même si cette reconnaissance entrave aussi l’exercice de la compétence étatique, il convient de rappeler que cette entrave est plus significative lorsqu’elle se rapporte aux compétences législatives personnelles des nations autochtones. En effet, la relation inégale qui existe au sein du comité donne plus d’influence à l’État sur les nations autochtones que l’inverse[115].

Lorsque les comités de cogestion exercent des pouvoirs de recommandation qui sont politiquement contraignants, les décideurs autochtones se sentent liés par ces recommandations, mais ils conservent néanmoins le pouvoir législatif de ne pas suivre celles-ci. Lorsque les comités de cogestion se voient reconnaître des pouvoirs décisionnels, ceux-ci ont alors pour effet d’empiéter sur les compétences législatives personnelles qui sont reconnues aux nations signataires par les ententes. Autrement dit, l’exercice des compétences législatives personnelles est encadré par le processus de cogestion. Il y a alors une atteinte à la capacité de la nation de prendre des décisions librement et donc, atteinte au principe d’autonomie.

Dans les ententes étudiées, seuls deux comités se sont vu attribuer des pouvoirs décisionnels eu égard aux domaines de compétence législatives personnelles reconnus aux nations signataires : le Comité de la faune créé par l’Accord définitif Nisga’a et l’Office des ressources renouvelables du Wek’èezhìi créé par l’Accord définitif Tlicho.

L’interaction entre les pouvoirs du Comité de la faune — lequel est composé de neuf membres, dont quatre nommés par le Gouvernement Nisga’a Lisims, quatre par la Colombie-Britannique et un par le Canada[116] — et du Gouvernement Nisga’a Lisims qui se dégage de l’Accord définitif Nisga’a démontre que le Comité occupe une place importante dans le processus décisionnel qui a été reconnu aux Nisga’a en ce qui concerne les méthodes, les périodes et les lieux de récolte des animaux sauvages. En fait, même s’il a le pouvoir de faire des lois sur ces sujets[117], le Gouvernement Nisga’a Lisims doit néanmoins élaborer un plan annuel de gestion[118] qu’il doit soumettre au Comité de la faune, lequel est chargé d’en faire l’étude et d’en proposer l’adoption ou la modification par le ministre[119]. Malgré les compétences législatives nisga’a en ce domaine, leur exercice est lié par le pouvoir reconnu par l’entente au ministre. Les recommandations du Comité qui sont approuvées par le ministre sont, dès lors, juridiquement contraignantes pour le Gouvernement Nisga’a Lisims. Le Comité de la faune a également le pouvoir d’apporter des ajustements au plan annuel de gestion nisga’a en tenant compte des préférences nisga’a, mais seulement dans la mesure où cela est possible (to the extent possible)[120]. Cette formulation indique, à notre sens, que les préférences nisga’a n’occupent pas une place prioritaire dans l’examen que fait le Comité de la faune du plan annuel de gestion nisga’a.

Les lois nisga’a, quant à elles, doivent être compatibles avec le plan annuel de gestion[121]. Aucune disposition de l’Accord n’indique que le Gouvernement Nisga’a Lisims a le pouvoir d’approuver, de modifier ou de rejeter les recommandations du Comité de la faune qui lui sont adressées[122]. En d’autres termes, même si l’Accord définitif Nisga’a reconnaît un pouvoir législatif personnel au Gouvernement Nisga’a Lisims en matière de méthodes, de lieux et de périodes de récolte, l’exercice de ce pouvoir doit se conformer au plan annuel de gestion préparé par le Gouvernement Nisga’a Lisims, révisé par le Comité de la faune et approuvé par le ministre. Or, aucune procédure d’examen des avis et recommandations du Comité n’a été prévue par l’Accord : seul le ministre a, en vertu du texte de l’Accord, le pouvoir de rejeter ou de modifier une recommandation du Comité de la faune[123]. Selon notre compréhension de l’Accord, celui-ci exerce un pouvoir de recommandation qui serait juridiquement obligatoire pour la nation Nisga’a, ce qui limite la capacité de cette Première nation de prendre des décisions seule et en toute liberté.

Finalement, dans l’Accord définitif Tlicho, le comité de cogestion s’est vu reconnaître un pouvoir de décision ou de révision sur certaines matières visées par une compétence législative personnelle reconnue à la nation signataire. Plus précisément, l’Office des ressources renouvelables du Wek’èezhìi a un pouvoir décisionnel quant à la répartition des stocks de poissons entre les groupes de personnes et quant aux contingents de récolte totale autorisée[124]. Le Gouvernement Tlicho a, par la suite, le pouvoir de légiférer sur la répartition des stocks de poissons entre les citoyens tlichos. Il n’y a pas en soi de conflit entre les deux pouvoirs, mais il va sans dire que le pouvoir de l’Office de déterminer les quotas influe sur la capacité du Gouvernement Tlicho de régir les activités de pêche de ses citoyens[125] et porte ainsi atteinte à son autonomie.

Conclusion

La reconnaissance aux nations signataires de compétences législatives personnelles en matière d’activités de prélèvement des ressources ne leur permet pas de régir le milieu dans lequel s’exercent ces compétences. Plus encore, le recours au principe de personnalité ne permet pas aux nations signataires d’exercer un contrôle sur la ressource faisant l’objet de l’activité de prélèvement. Dans les ententes de revendications territoriales globales, cette lacune est en partie compensée par le droit reconnu aux nations signataires de participer à des comités de cogestion, lesquels doivent assurer la mise en place d’un dialogue interculturel entre les entités compétentes. Inversement, le principe de personnalité permet de répondre à une des principales critiques adressées à l’égard des comités de cogestion. En effet, le principe de personnalité comble le manque de pouvoir décisionnel qui caractérise généralement les comités de cogestion. En d’autres termes, le principe de personnalité se présente comme solution intermédiaire entre une absence de reconnaissance de contrôle du territoire ancestral — la solution antérieure — et la reconnaissance d’un contrôle exclusif du territoire ancestral — la solution optimale dans une perspective autonomique.

Si la reconnaissance d’une compétence législative personnelle en matière d’activité de prélèvement des ressources peut être perçue comme une amélioration de la situation antérieure des nations signataires, notre analyse est plutôt partie de la logique inverse : en quoi les comités de cogestion favorisent-ils l’autonomie des nations signataires lorsque celles-ci exercent des compétences législatives personnelles en matière d’activités de prélèvement des ressources?

Les réponses apportées à cette question nous ont permis de cibler certaines lacunes des ententes. D’abord, il nous apparaît évident que le rôle des comités de cogestion devrait être d’agir en appui aux compétences législatives personnelles des autorités autochtones. Ces dernières ne devraient pas être perçues comme de simples exécutantes. C’est pourquoi nous estimons qu’à l’égard des autorités autochtones, les comités de cogestion ne devraient pas se voir reconnaître de pouvoirs décisionnels, ni directement ni indirectement. Dans les ententes, seul l’Accord définitif Nisga’a pose, à notre sens, problème à cet égard. Parallèlement, le pouvoir des autorités autochtones de ne pas suivre les avis et recommandations des comités devrait être clairement posé dans les ententes, cela de manière à assurer la prépondérance de la souveraineté de la nation dans ses champs de compétence par rapport au comité de cogestion. Enfin, la garantie d’un rapport plus égalitaire au sein même des comités de cogestion augmenterait la légitimité de leurs avis et recommandations.

Si les comités de cogestion peuvent favoriser les relations interculturelles et internormatives de même que l’échange d’information concernant l’ensemble des activités envisagées ou exercées sur le territoire, nous ne pouvons conclure sans rappeler ici la nécessité d’assurer le suivi des activités qui se déroulent sur le territoire, particulièrement à l’égard des usagers allochtones. Or, la coopération intergouvernementale dont il a été question dans ce texte peut aussi s’exprimer sur le territoire. Ainsi, les autorités étatiques pourraient reconnaître aux autorités autochtones le pouvoir de surveillance de l’ensemble des activités de prélèvement, ce qui permettrait — du moins à certains endroits — un meilleur contrôle des lois étatiques en matière d’activités de prélèvement. Si l’on en croit les nombreuses plaintes, répertoriées dans la doctrine et venant des nations autochtones — notamment dans les régions plus nordiques — il semble que ce soit là un problème criant que le principe de personnalité ne peut qu’aggraver sans une véritable coopération intergouvernementale, tant en amont qu’en aval.