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Cassin, Barbara (2016) : Éloge de la traduction – Compliquer l’universel. Ouvertures. Paris : Fayard, 258 p.[Record]

  • Nicolas Froeliger

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  • Nicolas Froeliger
    Université Paris Diderot, Paris, France

Cet ouvrage, que son auteure présente dans son avertissement comme « un journal de bord, peut-être un journal de pensée », nous paraît au moins utile, et sans doute important. Retravaillé à partir d’interventions et d’articles réalisés sur quelque 27 années (depuis 1989, même si la plupart sont beaucoup plus récents), il couvre en trois chapitres (Éloge des intraduisibles, Éloge de l’homonymie et Éloge du relativisme conséquent, plus une Ouverture et un Entre polysémique et conclusif) une grande variété de sujets, avec une grande cohérence. On part de l’enfance, et de l’importance des langues anciennes, spécialement le grec, dans l’enseignement aujourd’hui, pour arriver à la Jungle de Calais, où se sont entassés, jusqu’à récemment, et où s’entassent encore, des migrants de toutes origines, bien souvent passés par la Grèce. Avec en couverture la photographie d’un panneau portant le mot école en huit langues, rare rescapé de l’évacuation de ce campement, en mai 2016. Et comme fil d’Ariane entre les deux, entrelacée avec le parcours intellectuel de l’auteure, une réflexion sur ce qui, philosophiquement, fait que l’universel mérite d’être critiqué, nuancé et sauvé. Ce qui sera révélé par la traduction, mais passe par trois moments : philosophique, sophistique et politique. Philosophiquement, donc, la question à laquelle semble vouloir répondre Barbara Cassin est : comment penser un universel qui préserve l’égalité en droit et en dignité de tous les êtres humains, sans verser dans l’essentialisme, c’est-à-dire dans une pensée occidentale dont la pointe avancée serait Heidegger et dont les racines remontent à Aristote ? Ce dernier, plus précisément, est loué pour une partie de sa philosophie : « “Tous les hommes désirent naturellement savoir”, voilà qu’à la fin de ce livre cette première phrase de la Métaphysique d’Aristote m’apparaît comme le moins repoussant des universels » (p. 239). Il est aussi critiqué – vivement – pour sa passion classificatoire : « Le jeu sur les équivoques est ce qui rend les textes sophistiques insupportables aux philosophes normaux. C’est même pour Aristote quelque chose comme le mal radical du langage » (p. 24 ; voir aussi p. 90). Le risque est en effet la négation de l’autre dans sa différence, la privatisation de l’universel. Pour Barbara Cassin, les Grecs, ou du moins certains Grecs, mais en l’occurrence ceux qui ont le plus compté dans la formation de la pensée occidentale, auraient confisqué ce concept, pour le diffuser à leur propre image, sur la base d’une pensée avant tout logique, procédant par exclusion : « L’universel est toujours universel de quelqu’un. Et c’est pourquoi je m’en méfie tellement » (p. 35). Exclusion de tout ce qui ne parle pas la même langue qu’eux (les barbares), ce qui reviendrait, à leurs oreilles, à ne pas parler du tout. D’où l’importance de la traduction, qui, par principe, accueille la différence et la pluralité : Ce qui, accessoirement, tendrait à réfuter une théorie interprétative qui se présente comme théorie du sens (p. 114-115). Pour lutter contre « la pathologie de l’universel, à savoir l’exclusion » (p. 116), il faut remplacer l’opposition binaire (vrai/faux) par une appréciation graduée, qu’elle place sous le nom de « relativisme conséquent » (chapitre III) : « Le relativisme conséquent conduit à remettre sur le métier la concurrence entre principe de non-contradiction, lié à la Vérité exclusive et nécessaire, et principe de raison, lié aux vérités de points de vue et d’intentions » (p. 157). Ce qui, d’un point de vue traductologique, nous situerait dans le voisinage des fonctionnalistes. Cela ne doit pas pour autant mener à renoncer à toute forme d’universel, car « […] toutes les opinions ne se valent …

Appendices