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1. Des langues légitimes et moins légitimes

« Luttes linguistiques au marché de Merchtem », un petit village en Flandre (Belgique) près de Bruxelles. « Le maire veut interdire les enseignes francophones affichées par les marchands locaux pendant le marché hebdomadaire. Le gouverneur de la province abolit sa décision. Le maire déplore que son engagement pour sauvegarder le caractère néerlandophone de son village ait été frustré. » Ce fait divers apparemment insignifiant fut à la une du journal radiodiffusé néerlandophone belge en novembre 2005. Mais s’agit-il vraiment d’un fait divers ? Tout Belge sait qu’il serait facile de dresser une longue liste de cas similaires où Néerlandophones et Francophones s’affrontent au sujet de la légitimité de leurs langues respectives dans la sphère publique, dans les institutions nationales et locales. La première moitié de 2008 était ainsi caractérisée par de multiples incidents linguistiques. Le ministre flamand des Affaires intérieures refuse toujours, par exemple, de nommer trois maires de communes flamandes dotées d’un régime dit « de facilités linguistiques » pour les francophones. Ce régime prévoit que les services de certaines communes situées dans la périphérie bruxelloise peuvent traduire en français certains documents néerlandais pour les nombreux habitants francophones. Le ministre reproche à ces bourgmestres d’avoir fait envoyer les convocations électorales uniquement en français (et non en néerlandais) aux francophones de leur commune. D’autres incidents tournent autour de plaines de jeu flamandes où il est interdit de parler le français, autour de terrains à construire réservés aux Néerlandophones, de HLM où les locataires doivent prouver leur volonté d’apprendre le néerlandais. Bref, les luttes linguistiques semblent faire partie intégrante de l’histoire de la Belgique, ce minuscule État-nation occidental dont la création en 1830 est souvent qualifiée d’accident historique. Mais à y regarder de plus près, de telles péripéties ne semblent nullement confinées à quelques « enfants terribles » de l’Ancien Continent qui n’ont jamais répondu au profil idéal de la nation monolingue. Elles se répètent de façons étonnamment semblables dans des contextes traditionnellement associés au monolinguisme. Ainsi, à Atlanta, aux États-Unis, des commerçants hispanophones ont dû payer une amende pour avoir violé une ordonnance stipulant que la langue des enseignes doit être au minimum 75 % l’anglais : leur « supermercado » devait être transformé en « supermarket » (Schildkraut 2005 : 1). Plutôt que d’accumuler des exemples, une constatation s’impose : des débats et des réglementations concernant la légitimité des langues caractérisent les contextes les plus divers dans notre monde actuel globalisé, multilingue, qu’il s’agisse de métropoles comme New York ou Londres (Blackledge 2005), du Canada, de l’Espagne, des États-Unis (Schildkraut 2005) ou de l’Afrique du Sud (Beukes 2006 ; 2007).

C’est dire que, dans les sociétés multilingues – et jusqu’à nouvel ordre toute société est multilingue –, les langues ne sont jamais égales les unes aux autres : certaines options sont privilégiées par rapport à d’autres. Exception faite du niveau strictement interpersonnel, « privé », le « choix » d’une langue est réglé par de nombreuses dispositions légales stipulant quelle est (quelles sont) la (les) langue(s) légitime(s) à un moment donné, dans un contexte institutionnel donné. Les politiques linguistiques jouent un rôle de premier plan à l’intérieur des sociétés multilingues. Quelle est (quelles sont) la (les) langue(s) de l’administration, de la vie politique, de l’enseignement, de la justice, de l’armée… pour laquelle ou lesquelles une société opte à un moment donné ? Les différentes options en la matière contribuent à créer ou transformer des identités et des relations de pouvoir entre les diverses langues et leurs utilisateurs, à renforcer des frontières entre des groupes de personnes (Blackledge 2005 : 174). Elles sont donc liées à des idéologies de langue. Qui plus est,

when the elite group in society puts in place a series of gate-keeping mechanisms which prevent some linguistic minority groups from activating their cultural and linguistic capital in certain social arenas, it is less likely that these groups will gain access to symbolic or material resources.

Blackledge 2005 : 178

Parmi ces mécanismes de contrôle, la traduction joue un rôle de premier plan. La planification en matière de traduction institutionnelle fait effectivement partie intégrante de la politique de langue des sociétés multilingues, au point que cette dernière présuppose une politique de traduction. En d’autres termes, non seulement quelle(s) langue(s) peu(ven)t ou ne peu(ven)t pas être utilisée(s) mais aussi et nécessairement, qu’est-ce qui peut (ne peut pas) être traduit par qui, quand et comment dans un contexte géo-temporel et institutionnel défini fait partie de la lutte pour « qui est dedans » et « qui est dehors » (Blackledge et al. 2002). Ces aspects ne sont jamais laissés au hasard mais font partie des options et régulations (législatives et autres) fondamentales de toute société (multilingue). L’analyse synchronique ou diachronique des politiques de traduction institutionnelle constitue par conséquent une contribution essentielle à l’étude des politiques linguistiques et de leurs liens avec les nations, les minorités, la migration, la globalisation, les idéologies linguistiques, les droits langagiers etc.

Or, il faut constater des lacunes importantes dans ce domaine. Certes, les études en matière de politique linguistique sont nombreuses. Sans avoir aucunement l’ambition d’exhaustivité, citons quelques lignes de force dans les recherches actuelles. Bon nombre d’analyses historiques et descriptives en sciences politiques ou anthropologiques interrogent par exemple le lien entre des politiques linguistiques successives (législation linguistique, cadre politique, débats publics, etc.) et divers types de nationalisme ou de multiculturalisme. Ainsi von Busekist (1998) tente de mettre en évidence les différentes politiques de langue et l’évolution des nationalismes concurrents en Belgique depuis la fin de l’Ancien Régime jusqu’à nos jours. Vermeulen et Slijper (2003) étudient la naissance, le développement et l’implémentation des politiques du multiculturalisme vis-à-vis des minorités linguistiques au Canada, aux États-Unis et en Australie dans la deuxième moitié du xxe siècle. Puisque la langue occupe une place centrale dans la problématique d’intégration des immigrés et des minorités, la théorie politique appelle en effet de plus en plus à la nécessité d‘incorporer des questions de diversité linguistique dans ses études sur les droits linguistiques et les politiques linguistiques plus en général. Will Kymlicka, un des promoteurs du multiculturalisme, fut parmi les premiers à critiquer le fait que les théoriciens politiques boudent la diversité linguistique. Patten et Kymlicka (2003), par exemple, tentent d’explorer comment les études politiques peuvent conceptualiser des questions de droits linguistiques et contribuer à des débats publics sur les politiques de langue dans des sociétés multilingues. Une préoccupation semblable caractérise des études sociolinguistiques et socioculturelles comme celles qui ont été rassemblées par Freeland et Patrick (2004), un ensemble d’études sur les relations entre les droits linguistiques, la survie des langues et le planning linguistique de langues minoritaires en Afrique, en Asie, en Amérique du Nord et centrale, en Europe. Dans le domaine, peu exploré jusqu’ici, de l’historiographie des idéologies linguistiques, l’étude des politiques linguistiques est avancée comme un aspect clé dans l’analyse des débats idéologiques linguistiques. Parmi les ouvrages les plus cités, il faut mentionner celui de Blommaert (1999), qui consiste en une collection d’études sur les relations entre langue et pouvoir, langue et structure sociale dans des contextes aussi divers que l’Espagne, la Suisse, le Canada, les États-Unis, la Chine, Israël, la Tanzanie, le Mozambique, le Zaïre.

Pourtant, dans ce type de publications, l’analyse des politiques de langue n’est jamais mise en relation avec sa contrepartie logique, à savoir l’étude des politiques de traduction[1]. Citons un dernier exemple actuel :

While national identities can be negotiated in a variety of ways, current research privileges language and literacy policies as increasingly important means of social control which allow nation-states to define “who is in” and “who is out”. […] This linking of language, literacy, and national identity happens in a number of sites which include language planning, standardisation, educational policy, citizenship testing, and language instruction for immigrants. One way to link language and national identity is through language policy, planning and standardisation practices which legitimise particular language varieties and link them to specific identities.

Blackledge 2005 : 42

Quel est le rôle et le statut accordé à la traduction institutionnelle dans les différentes sociétés ? Comment la traduction est-elle utilisée comme une arme stratégique dans les politiques de langue ? Comment les réglementations en matière de traduction institutionnelle jouent-elles un rôle clé dans les relations de pouvoir entre les diverses langues et leurs utilisateurs, dans la création des frontières entre des groupes de personnes, dans les idéologies de langue et leur lien avec les identités (nationales ou autres), les minorités, la migration, la globalisation ? Les réponses à toutes ces questions dépassent évidemment le cadre de la présente étude. Celle-ci se limitera à quelques observations liminaires, basées principalement sur certains aspects de l’histoire de la traduction institutionnelle en Belgique, mais qui demandent à être élaborées dans des recherches ultérieures, davantage comparées.

2. Monolinguisme institutionnel et non traduction

Partons de ce qui paraît le dénominateur commun de nombre de contextes multilingues : une situation où le monolinguisme des institutions et l’idéologie monolingue contraste avec le multilinguisme sur le terrain. Tel est, par exemple, le cas dans les métropoles modernes comme New York ou Londres :

There are now more than three hundred languages spoken in London alone […]. […] while the linguistic landscape has certainly changed, the predominant ideology in relation to minority languages other than English remains little altered. That is, in political, media and other public discourse, a monolingual ideology still obtains, despite clear evidence that more than three hundred languages are in regular and robust use in towns and cities across the country. There is a clear mismatch between the multilingualism of the people and the monolingualism of the dominant ideology.

Blackledge 2005 : 65

Telle est également la situation (historique) dans nombre d’États-nations occidentaux où le monolinguisme des institutions nationales (politiques, administratives, juridiques…) s’oppose au multilinguisme des populations (Anderson 1991 ; Hymes 1996 ; Heller 1995, 1999). Au moment de la création de la Belgique en 1830 par exemple, le choix du français comme langue de l’administration, de la justice, de l’enseignement et de l’armée était hors discussion. À cette époque, le français avait remplacé le latin comme nouvelle langue de culture, scientifique et diplomatique de l’Europe ; il était perçu par les élites au pouvoir comme un choix progressiste, donnant le meilleur départ possible à la jeune nation. Ce monolinguisme institutionnel n’était pas censé refléter la pluralité linguistique de la population à l’intérieur de la Belgique. Selon la Constitution, l’usage des langues était libre et le profil linguistique des « nouveaux Belges » suivait des critères géographiques (le néerlandais au Nord et le français au Sud) mais aussi des facteurs sociaux. Les classes supérieures, i.e. les élites politiques, économiques et culturelles au Nord et au Sud, parlaient le français standard. Les classes inférieures, avec un pourcentage important d’illettrés pendant le xixe siècle[2] parlaient des dialectes : un amalgame de dialectes néerlandais (souvent appelés de façon condescendante « le flamand ») au Nord et de dialectes wallons au Sud. Les classes moyennes, bénéficiant de l’industrialisation croissante, avaient un accès croissant à l’enseignement. Ayant suivi l’enseignement français, elles devenaient progressivement bilingues selon un principe diglossique. Elles utilisaient le français standard dans la sphère publique, à l’école, dans leurs contacts avec les classes supérieures et les dialectes (wallons ou flamands) dans les situations informelles, les milieux familiaux, pour la communication avec les classes inférieures. En particulier dans le Nord, cette diglossie impliquait des relations hiérarchiques, oppositionnelles entre le français et le néerlandais. Non codifié au début du xixe siècle, ce dernier souffrirait encore longtemps d’une image dialectale, inférieure[3].

Qu’il s’agisse de la Belgique du xixe siècle, des métropoles du xxe siècle, ou de tant d’autres lieux du globe (les États-Unis, l’Espagne, le Canada, etc.), dans tous ces contextes, la hiérarchie institutionnelle entre langues et cultures majoritaires et minoritaires est très prononcée. Les pratiques langagières sont effectivement indexées : les langues minoritaires, non (ou peu) institutionnalisées[4] sont plus ou moins exclues de l’important domaine politique, judiciaire, administratif, de l’enseignement, etc. Comme c’est si souvent le cas, les langues sont liées à des phénomènes de prestige et de pouvoir et des mécanismes institutionnels contribuent à contrôler « qui est dedans » et « qui est dehors ». Pour décrocher un diplôme universitaire, pour faire carrière dans le monde politique, économique, médiatique ou autre, bref pour monter dans l’échelle sociale, les immigrants arrivant à Londres ou à New York font mieux de connaître ou d’apprendre l’anglais. De même, en Belgique, pendant plus d’un siècle après l’indépendance, le français était perçu comme langue de la distinction socioculturelle et de la mobilité sociale. La connaissance du français conditionnait l’accès à l’université et à des professions prestigieuses. Jusque dans l’entre-deux-guerres, « le droit des officiers et sous-officiers, fonctionnaires, magistrats et avocats de faire carrière sans apprendre le néerlandais » (Wils 1991 : 64) fut inscrit dans la législation.

Or, comme déjà annoncé plus haut, toute politique de langue présuppose une politique de traduction. Ainsi, le monolinguisme institutionnel et l’idéologie monolingue reposent sur une combinaison judicieuse de traduction interdite et obligatoire. L’obligation de traduire forme la conditio sine qua non d’un système monolingue. Elle touche par exemple tous les messages et documents (administratifs, politiques, médiatiques…) allophones, « importés », venant d’« autres » contextes institutionnels. Ainsi, un État, une région ou une ville peuvent stipuler que les textes législatifs (par exemple les directives européennes pour les différentes nations européennes ou les lois fédérales pour les entités fédéralisées dans un État plurilingue) n’ont force de loi que lorsqu’ils sont disponibles et donc traduits dans « la » seule langue institutionnalisée dans le territoire en question[5]. L’obligation de traduire s’impose également pour des documents, requêtes, etc. qui émanent des minorités linguistiques vivant à l’intérieur du territoire institutionnellement monolingue. Puisque cette modalité traductionnelle contribue au manque de légitimité des langues minoritaires et de leurs utilisateurs, ces derniers la perçoivent souvent d’un oeil critique et se battent pour sa disparition. Lisons le témoignage d’un Néerlandophone concernant la situation en Belgique après la Première Guerre mondiale :

Actuellement, dans beaucoup de services, lorsqu’il entre un dossier concernant une affaire introduite par un particulier ou une administration locale, en langue flamande, ce dossier n’est pas étudié sur les pièces originales. Il passe d’abord au bureau des traductions et les pièces flamandes en sortent agrémentées d’une traduction, inscrite quelquefois – c’était la pratique aux chemins de fer – en texte interlinéaire à l’encre rouge. Le fonctionnaire responsable chargé d’étudier l’affaire et de proposer une solution au ministre forme son opinion sur la traduction. Il n’est pas difficile d’apercevoir les inconvénients et les risques de ce système.

Faut-il s’étonner que les administrés un peu au courant de la pratique suivie désirent échapper au traducteur – traduttore traditore – et s’efforcent de traiter eux-mêmes l’affaire en français ?

Quant aux explications verbales que l’administré flamand désirerait donner à l’administration supérieure, il vaut mieux, n’est-ce pas, n’en pas parler ? Il se heurtera certainement à un interprète.

Aussi, tant que persistera la situation actuelle, le nombre d’affaires traitées en flamand restera fort restreint, et il ne sera pas difficile aux administrations de prétendre, d’après les données statistiques, que les administrés montrent une préférence extraordinaire pour la langue française.

Van de Vyvere 1919 : 20

Bref, la traduction institutionnelle imposée dans la langue majoritaire semble un levier important tant pour assurer la domination de celle-ci et de ses utilisateurs que pour continuer l’idéologie monolingue. Contrairement à une image largement répandue, entre autres dans le contexte de la mondialisation, la traduction ne tient pas toujours un rôle bénéfique émancipatoire pour les minorités. C’est exactement la raison pour laquelle certaines minorités combattent cette modalité traductionnelle (nous y reviendrons).

Par définition, le mouvement inverse – la traduction de la langue majoritaire en langues minoritaires « à l’intérieur » d’un territoire national, régional, citadin – obéit à une logique inverse. Dans une situation de monopole linguistique institutionnel, la traduction juridique, administrative, judiciaire, etc. dans les langues minoritaires peut être virtuellement inexistante, voire interdite dans certains domaines. La traduction n’est pas à propos, n’est pas un droit dans une société multilingue qui réserve le droit de communiquer avec les autorités en premier lieu, voire uniquement, aux citoyens qui sont capables de comprendre la langue majoritaire, la langue des institutions. Le monolinguisme institutionnel, en d’autres termes, renforce les structures sociales d’inégalité dans une société multilingue. Ainsi, en Belgique, vu le monopole institutionnel du français, la traduction légale, administrative et juridique en néerlandais était quasiment inexistante pendant les cinq premières décennies après l’indépendance. En 1830, le Gouvernement Provisoire décréta que dans l’armée « la langue française, étant la plus généralement répandue en Belgique[6], sera la seule employée dans les commandements » (Wils 1991 : 54). Le refus de prévoir une traduction néerlandaise pour les nombreuses recrues néerlandophones[7] menait à l’adage « Et pour les Flamands, la même chose » dont les officiers francophones se servaient pendant l’instruction. Pendant la Première Guerre mondiale une telle politique de non traduction semble avoir coûté des vies. Au front, l’infanterie était composée largement de jeunes gens non formés dont à peu près 70 % étaient des Flamands ; la plupart ignoraient le français, tandis que les officiers étaient surtout francophones. Selon les adversaires du monolinguisme institutionnel, beaucoup de soldats flamands tombaient dans la bataille parce qu’ils ne comprenaient pas les ordres français donnés par leurs supérieurs. Ce sacrifice (injuste) était avancé après la guerre comme un des arguments pour une implémentation rapide des exigences langagières des minorités flamandes (voir plus loin). Longtemps après le changement de la loi, l’adage était utilisé même en dehors de l’armée pour symboliser l’infériorité de la langue et de la population flamandes. Encore aujourd’hui, il fait partie de la mémoire collective des Néerlandophones. Dans le domaine juridique, le gouvernement provisoire décréta en 1830 que « le bulletin officiel des lois et actes du gouvernement sera publié en français » (Wils 1991 : 54). Jusqu’en 1845, une traduction en néerlandais était ajoutée « pour les communes où l’on parle ces langues » (Wils 1991 : 54) mais cette traduction était sans force de loi. Après cette date, le Moniteur belge, remplaçant le bulletin officiel, fut monolingue français. La liberté des langues inscrite dans la Constitution existait surtout « à l’intention des autorités, des magistrats et avocats, qui ne seraient pas tenus d’employer ni de comprendre la langue du peuple, mais qui pourraient préférer le français » (Wils 1991 : 54). Elle donnait lieu à des situations comme celle d’un père de famille néerlandophone se voyant refuser une traduction en néerlandais de l’acte de naissance de son fils (Luykx et al. 1985 : 161). La traduction n’était pas un droit dans une jeune nation qui réservait le droit de communiquer avec les autorités prioritairement à ceux qui parlaient leur langue. Non par hasard, c’étaient les élites politiques, économiques et culturelles. Plus d’une fois cette politique de non traduction a causé des scandales publics, entre autres en matière judiciaire. Ainsi des Flamands innocents étaient condamnés en justice parce qu’ils ne comprenaient pas un seul mot de la juridiction française ou parce que leurs avocats n’avaient pas le droit de plaider en néerlandais (Luykx et al. 1985 : 160-161).

Or, cette combinaison typique entre obligation et absence, voire interdiction, de traduction en situation de monolinguisme institutionnel constitue à la fois la force et la faiblesse du système (cf. Van de Vyvere 1919). En effet, par sa consolidation des inégalités sociales, ce type d’idéologie linguistique et traductionnelle contient en lui-même les germes de sa mise en question. Tôt ou tard, certains groupes feront entendre des voix et des pratiques discordantes et clameront pour les/certaines langues minoritaires certains attributs et domaines de pouvoir dont elles ont été jusque-là exclues. Tantôt, ce sont les/certaines minorités elles-mêmes dont émane la mise en question du monolinguisme. Surtout les minorités pouvant invoquer des droits historiques territoriaux (par exemple les Flamands en Belgique, les Catalans et les Galiciens en Espagne, etc.) bénéficient d’une situation plus favorable (on y reviendra) pour faire valoir leurs droits que les immigrés nouvellement installés dans un certain territoire (par exemple les minorités turques, marocaines, etc. en Belgique ou dans les autres pays de l’UE ; les hispanophones aux Etats-Unis, etc.). Tantôt certains groupes majoritaires, par exemple par un souci d’équité ou d’égalité sociale, se joignent à l’appel pour le multilinguisme institutionnel. Ainsi, tous les Américains anglophones ne soutiennent pas l’institutionnalisation du « English only[8] ». Quoi qu’il en soit, les questions de politique langagière et traductionnelle dans les institutions sont liées à des relations de pouvoir entre les diverses langues et leurs utilisateurs, à la création de frontières entre des groupes, à des idéologies linguistiques et identitaires (nationales ou autres). Les mises en question du monolinguisme institutionnel sont par conséquent facilement interprétées par les groupes dominants comme une menace potentielle pour les relations de pouvoir en vigueur et pour l’idéologie monolingue dominante. Un éventuel changement de politique de langue et de traduction risque donc d’être un processus long et difficile.

3. Le droit à la traduction

C’est une des raisons pour lesquelles l’opposé du monolinguisme institutionnel absolu, soit une politique de multilinguisme institutionnel total avec la traduction multidirectionnelleobligatoire à tous les niveaux institutionnels dans toutes les langues, est aussi exceptionnel que le monolinguisme total. Supposant l’égalité parfaite des langues institutionnalisées[9], cette politique assure le monolinguisme des locuteurs individuels mais a la réputation d’être fort coûteuse et peu réaliste à long terme. La politique traductionnelle régissant les relations de l’Union Européenne avec les États membres en constitue un des exemples les plus parfaits et les plus durables. Mais même la France, l’État nation par excellence réputé pour son idéologie monolingue, a connu une phase, certes brévissime, de multilinguisme institutionnel. Dans la France révolutionnaire, de janvier 1790 à juillet 1793, les révolutionnaires ont traduit en langues régionales la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ainsi que les grandes lois. Suivant l’article 11 de la Déclaration concernant la liberté d’expression, il fallait que tout citoyen puisse comprendre dans sa langue maternelle la loi prise en son nom à Paris. Or, les « difficultés de la traduction (coût, inexpérience, ampleur de la tâche) », « la guerre aux frontières (le rapport Barère fustige les langues régionales périphériques, soupçonnées de complicité) », « la Terreur enfin, qui voit des espions partout, surtout quand elle ne comprend pas[10] » sont citées parmi les causes expliquant la fin de l’aventure multilingue. Désormais, l’unicité et l’indivisibilité de la République au domaine du langage a pris figure de postulat républicain. Depuis la fin des années 1990, ce postulat a été relativisé à son tour (cf. Cerquiglini 2003).

Résumons. Pour une multitude de raisons, la plupart des sociétés (nationales, régionales, citadines) évoluent en matière de politiques de langue et de traduction, à l’intérieur d’un continuum entre monolinguisme et multilinguisme institutionnel total, tantôt vers un pôle tantôt vers l’autre, les deux situations extrêmes étant fort exceptionnelles. Souvent, l’adoption d’une organisation institutionnelle selon le modèle de l’État nation a été associée à une évolution vers l’idéologie monolingue, plus ou moins prononcée selon le cas. Afin de pouvoir suivre plus en détail les évolutions à l’intérieur des États nations contemporains, il semble opportun d’établir une distinction entre les politiques de langue et de traduction envers les minorités territoriales et celles envers les nouveaux groupes d’immigrés. Pour ces derniers, une politique de traduction occasionnelle mais restrictive dans la ou les langues minoritaires semble être adoptée par la plupart des sociétés actuelles. Dans ces cas, on évolue d’absence/d’interdiction de traduction vers la traduction comme un droit affirmatif dans la ou les langues minoritaires. Un tel élargissement de la politique traductionnelle garantit certains droits linguistiques minoritaires tout en limitant (le plus possible) leur champ d’application à une implémentation minimale, restrictive, inoffensive pour la ou les langues dominantes. Des dispositions légales bien définies conditionnent ainsi la présence (limitée) de la langue minoritaire dans la sphère publique (le droit de traduire certaines inscriptions publiques par exemple) ou dans certaines institutions (le droit d’obtenir un document traduit ou un interprète dans certaines situations bien définies). Quiconque se balade à New York trouvera maints avis publics traduits en espagnol par exemple. Parallèlement, nombre de services téléphoniques sont plurilingues dans les É-U et offrent des traductions dans certaines langues minoritaires comme l’espagnol. C’est la « For English, press one » culture à laquelle les promoteurs du « National Language Amendment Act » s’opposent. En effet, sous la pression de l’immigration (hispanophone), le vote de cette loi par le Sénat américain en juin 2007 signifie un mouvement vers le pôle monolingue, comparable à la logique soutenue par le législateur belge en 1830 (voir supra). L’amendement stipule que « there is no affirmative right to receive services in languages other than English, except where required by federal law » (<www.us-english.org/inc>). C’est dire que dans nombre de secteurs et services, la traduction dans les langues minoritaires sera désormais réduite ou même interdite. Bref, la protection de certains droits linguistiques minoritaires à l’aide d’un contingentement strict de la traduction dans les langues minoritaires des nouveaux immigrés semble former une des assises du maintien d’une ou des langues dominantes et d’une idéologie monolingue dans les sociétés multilingues. Du moment où la non traduction dans les langues minoritaires non territoriales n’est plus une option, les groupes majoritaires semblent d’abord limiter le droit de traduction à une sorte d’intervention cosmétique ou à une bilinguisation superficielle de la vie publique tandis que les institutions nationales importantes (parlement, armée, administration) et les hiérarchies linguistiques restent dominées par l’idéologie monolingue. En effet, les sociétés semblent beaucoup plus réticentes à admettre la ou les langues minoritaires par le biais de la traduction dans ces institutions et à rendre ces dernières de facto plurilingues. En dépit de tous les services traductionnels offerts aux minorités immigrées, il continue à exister un monde de différence dans les institutions politiques, administratives, juridiques entre le statut de l’anglais et celui de l’espagnol aux États-Unis, entre le statut de l’arabe, du turc et celui du néerlandais ou du français en Belgique (on y reviendra), etc.

Des évolutions ultérieures dans le sens du pôle multilingue et d’une véritable mise en question de l’idéologie monolingue semblent être réservées aux États nations avec des minorités linguistiques territoriales (la Belgique, l’Espagne, le Canada, la Suisse). Sans nécessairement aboutir au multilinguisme total (cf. supra), ils combinent souvent le monolinguisme territorial et la non traduction sur le plan institutionnel local avec le multilinguisme institutionnel et la traduction multidirectionnelle obligatoire au palier supérieur (fédéral par exemple). Tel est par exemple le système actuel en Belgique[11]. En un siècle, la politique de langue et de traduction dans l’administration, la justice, les institutions législatives et exécutives a évolué d’une politique monolingue (français uniquement), basée sur la non traduction à travers un bilinguisme restrictif garantissant certains droits linguistiques pour les Néerlandophones par la traduction occasionnelle strictement réglementée, vers un système mixte de 1) bilinguisme fédéral complet basé sur la traduction obligatoire bidirectionnelle et de 2) monolinguisme régional basé à son tour sur la non traduction. Suivons, en guise d’exemple, les grandes lignes de ces évolutions belges.

À partir de 1850 – soit vingt ans après l’Indépendance –, certains Néerlandophones commencent à combattre le monolinguisme des institutions belges. Leurs premiers succès prudents concernent certaines garanties légales réglant la traduction du français en néerlandais dans certains domaines de la vie publique[12]. Mais pendant presque un siècle, au moins jusque dans les années 1920, ces lois ne portent pas atteinte à la suprématie du français (cf. supra). Dès les années 1870, des lois successives concernant l’usage des langues dans les affaires légales, juridiques et administratives renforçaient la position du néerlandais à côté de celle du français en Flandre (voir Luykx et al. 1985 ; Wils 1991). Ce type de mesure est comparable aux droits de traduction aujourd’hui offerts aux immigrés. L’administration de l’État, des provinces et des villes était par exemple monolingue française mais les avis au public pouvaient être traduits en néerlandais en Flandre « à moins qu’on ne supposât qu’ils n’intéressaient que le public cultivé » (Wils 1991 : 58). Les pièces de monnaie, les billets de banque, les timbres recevaient des inscriptions néerlandaises et devenaient bilingues (français – néerlandais) en 1886, 1888 et 1891 respectivement. Sans en surestimer l’impact et la valeur symbolique, il importe de noter qu’il s’agit ici déjà d’une politique traductionnelle touchant certains symboles de l’État nation et donc réservée aux minorités historiques territoriales. La Belgique n’a en effet jamais considéré une traduction allemande dans ces domaines pour la minorité germanophone vivant dans les cantons de l’Est annexés en 1920 en exécution du traité de Versailles. Parallèlement, on n’a aucune indication d’une pareille politique traductionnelle vis-à-vis des minorités nouvellement immigrées en Belgique, ou aux États-Unis, en Grande-Bretagne, etc.[13] En 1898, la soi-disant « loi d’égalité » était votée en Belgique : à partir de ce moment, les lois entraient en vigueur après leur publication en français et en néerlandais dans le Moniteur belge, sans prééminence d’une langue sur une autre. En pratique, les lois étaient d’abord débattues[14] et écrites en français, puis traduites en néerlandais. Mais une fois traduite, la version néerlandaise perdait son statut de version secondaire et commençait à fonctionner comme un original. La Constitution belge, par contre, restait monolingue française jusqu’en 1923 lorsqu’une commission spéciale fut chargée de sa traduction. La version néerlandaise était publiée en 1925 dans le Moniteur.

Bref, des options sociétales en faveur des droits linguistiques minoritaires territoriaux rendent la traduction dans la langue minoritaire plus importante en termes quantitatifs et stratégiques, celle-ci rattrapant pour ainsi dire son retard dans des domaines spécifiques. Or, à en juger le rythme (plutôt lent) et les champs d’application (somme toute bien limités) dans lesquels la traduction est progressivement admise, il faut conclure que les groupes majoritaires utilisent (le contingentement de) la traduction institutionnelle comme une arme stratégique dans la continuation de leur position sociolinguistique et sociopolitique dominante. Nous l’avons déjà dit : du moment où la non traduction dans les langues minoritaires (même territoriales) n’est plus une option, les groupes majoritaires semblent d’abord limiter le droit de traduction à une sorte d’intervention cosmétique ou à une bilinguisation superficielle de la vie publique tandis que les institutions importantes (parlement, armée, administration) et les hiérarchies linguistiques restent dominées par l’idéologie monolingue.

4. Traduction obligatoire et interdite ?

Malgré la position privilégiée des Flamands comme minorité territoriale historique au sein de la Belgique, la lutte contre l’idéologie monolingue dans les institutions politiques et judiciaires, dans l’armée et dans l’administration a pris des décennies. Cela n’empêche que, une fois de plus, les exemples de politique traductionnelle qui suivent semblent jusqu’à nouvel ordre impensables à l’encontre des minorités non territoriales, en Belgique ou ailleurs. Ainsi, en 1932, le Compte rendu analytique des débats parlementaires commença à publier une traduction néerlandaise de ces débats. À ce moment, le Compte rendu français existait depuis 60 ans. Encore en 1932, la déclaration gouvernementale fut traduite et lue pour la première fois en néerlandais. En 1936, le Parlement introduisit la traduction simultanée : pour la toute première fois, la traduction au sein du pouvoir législatif allait du néerlandais au français. Puisqu’ils étaient bilingues, un nombre croissant de députés flamands[15] parlaient néerlandais au Parlement. C’était une prise de position politique qui symbolisait l’émancipation de la langue minoritaire et forçait les francophones monolingues à se référer à une traduction française. Les Flamands, disciples de l’enseignement (majoritairement) francophone, suivaient les interventions francophones sans traduction. Par contre, le néerlandais s’introduisit encore beaucoup plus tard dans le pouvoir exécutif. Jusqu’en 1962, les réunions ministérielles étaient tenues exclusivement en français (Van Istendael 1989 : 98). Jusque récemment, l’on pouvait devenir ministre ou président de parti sans parler un seul mot de néerlandais.

Or, au moment même où l’on assistait à la bilinguisation progressive des institutions politiques belges à partir des années 1930, des lois linguistiques et traductionnelles jetaient la base d’un changement radical dans les hiérarchies linguistiques au sein de l’administration, de l’armée, de la justice. En 1932, une loi linguistique stipulait le monolinguisme dans l’administration communale, provinciale et centrale selon le principe de la territorialité : le néerlandais au nord et le français au sud. En d’autres termes, la traduction dans « l’autre » langue à l’intérieur des services administratifs communaux, provinciaux et centraux était interdite dès ce moment, à l’exception de quelques communes autour de Bruxelles et le long de la frontière linguistique entre le nord et le sud. Des plaintes comme celle de Van de Vyvere (1919) devraient désormais appartenir au passé. Pourtant, certaines mesures d’exception, prévues par la loi, étaient sujettes à caution. En ce qui concerne les communications avec le public, la loi stipulait que ces directives pouvaient toujours être traduites dans « l’autre langue du pays ». En pratique, ceci signifiait qu’uniquement en Flandre, certaines communications étaient encore traduites en français. Certains Néerlandophones considéraient cette mesure comme une violation du principe de territorialité, un moyen sournois de maintenir l’administration en Flandre bilingue et de protéger les francophones en Flandre. Par conséquent, vers la fin des années 1930, ils avaient obtenu l’abolition de cette modalité traductionnelle (von Busekist 1998 : 246 ; Wils 1991 : 66).

Une évolution parallèle touchait au même moment l’armée et la justice, deux autres domaines où l’idéologie monolingue française avait été fortement ancrée (cf. supra). Deux lois (resp. de 1928 et de 1938) réglèrent la division de l’armée en unités régionales monolingues (néerlandais au nord – français au sud) ; celle de 1938 précisait que « dans toute unité unilingue, il est fait usage de la langue de celle-ci pour l’instruction, les commandements à tous les échelons, l’administration, la gestion et pour tous autres rapports de service » (Wils 1991 : 67). La dernière loi « réalisait en droit une égalité parfaite entre les deux langues nationales ; ce n’est qu’après la Deuxième Guerre mondiale que c’est devenu [sic] une égalité de fait » (Wils 1991 : 67). En 1935, ce fut au tour de la justice avec une loi qui « consacra les principes de l’égalité des deux langues et de l’unilinguisme régional. La procédure était obligatoirement néerlandaise en Flandre, française en Wallonie, et dans la langue choisie par le prévenu ou le défendeur dans les communes bilingues » (Wils 1991 : 67). Surtout en justice civile et commerciale, le français avait tenu jusque-là une position prédominante en Flandre[16]. Une fois de plus, ces évolutions interdisaient le droit à la traduction en faveur des droits territoriaux et de l’émancipation institutionnelle de l’ancienne langue minoritaire. Tout comme le système de multilinguisme institutionnel total (cf. supra), elles s’appuyaient sur l’égalité complète des langues en présence, mais chacune dans leur territoire respectif.

Après la Seconde Guerre mondiale, la Belgique continue à se transformer progressivement (1970, 1980, 1993) en un pays fédéralisé avec deux régions monolingues (la Flandre et la Wallonie) et une bilingue (Bruxelles-Capitale), et avec trois communautés (flamande, francophone et germanophone). Ces communautés, basées sur le principe de la « langue », ont des compétences dans le domaine de la culture, de l’enseignement, de la langue. Les régions, basées sur le concept de « territoire », ont des pouvoirs dans le domaine de l’économie, de l’emploi, de l’énergie, de l’environnement. Les pouvoirs de l’État fédéral se situent dans le domaine de la sécurité sociale, des affaires intérieures, des affaires étrangères, de l’armée, etc. Les institutions fédérales (Chambre et Sénat) sont bilingues (néerlandais – français) par la loi, de sorte que tous les documents doivent être traduits dans l’autre langue[17]. Au niveau des régions et des communautés, il est interdit de traduire, sauf dans les soi-disant communes avec facilités. Ce sont 12 communes néerlandophones le long de la frontière avec la Wallonie et autour de Bruxelles avec des facilités pour les francophones et 4 communes francophones le long de la frontière avec la Flandre avec des facilités pour les néerlandophones[18]. Dans ces communes, les services communaux doivent offrir une traduction des documents administratifs, respectivement en français et en néerlandais. Pourtant, pour certains Flamands, ce droit automatique à la traduction se trouve en contradiction avec l’idéologie monolingue. Ainsi, en 1997, une circulaire (la soi-disant circulaire Peeters) concernant l’usage de la langue dans les communes flamandes avec des facilités pour les francophones autour de Bruxelles stipulait que tout francophone qui voulait obtenir une traduction française d’un document néerlandais était obligé de le demander explicitement à chaque occasion. Bref, du moment où l’ancienne langue minoritaire devient la langue majoritaire sur un territoire déterminé, elle se comporte comme telle : la traduction institutionnelle est interdite ou le plus possible limitée à des situations spécifiques, occasionnelles. Un raisonnement semblable sous-tend les dispositions légales en matière de traduction ou d’interprétation s’appliquant à toutes les langues des immigrants. Dans certaines situations bien définies, les immigrés ont droit à une traduction/interprétation dans leur langue minoritaire. Cette combinaison typique entre obligation et absence, voire interdiction, de traduction en situation de monolinguisme institutionnel aux paliers fédéralisés va de pair avec un mouvement massif de traduction multidirectionnelle obligatoire au palier fédéral bilingue. Les changements sont donc de taille. Il a fallu un siècle pour que la société belge évolue 1) d’un monolinguisme centralisateur (français) reposant sur la non traduction, 2) vers un bilinguisme tempéré assurant certains droits linguistiques pour la langue minoritaire territoriale à l’aide de la traduction occasionnelle dans des conditions bien spécifiques, 3) pour finalement jeter les fondements d’un monolinguisme régional reposant à son tour sur la non traduction et d’un bilinguisme fédéral à traduction obligatoire.

5. Conclusion

Quelles politiques de langue et de traduction pour quelles minorités ? Quelles politiques de langue et de traduction pour quelles sociétés ? Vu les développements accélérés et les nouveaux défis qui caractérisent nos sociétés multilingues, les questions sont d’importance. Et bien sûr, d’innombrables institutions, groupes et individus tentent chaque jour d’y formuler des réponses aussi adéquates que possibles. La diversité et le caractère souvent ad hoc de celles-ci illustrent les hésitations, voire les dilemmes en la matière. Force est de constater en effet que les politiques de langue et de traduction prennent sens dans un réseau complexe de facteurs souvent conflictuels. L’impact d’une mesure de (non) traduction déterminée peut tantôt être perçu comme un moyen d’oppression, tantôt comme une tentative d’émancipation, selon les enjeux, selon les bénéficiaires, selon les contextes. N’empêche que quiconque cherche à comprendre les mécanismes d’inclusion et d’exclusion dans les sociétés multilingues (et jusqu’à nouvel ordre toute société est multilingue) doit comprendre l’histoire et la dynamique de leurs politiques de langue et de traduction, entremêlées comme des jumeaux siamois.

Il se dessine ainsi pour la traductologie un vaste domaine de recherche jusqu’ici largement inexploré. Il semble en effet qu’une part essentielle de l’histoire et des options futures de nos sociétés reste à (re)découvrir et à (ré)écrire. Des recherches en politiques de traduction actuelles et passées, dans une perspective dynamique et comparatiste, devraient aboutir à des panoramas nuancés sur la façon dont les sociétés actuelles et passées ont tenté de répondre à la question de ce qui peut (ne peut pas) être traduit par qui, quand et comment dans un contexte géo-temporel et institutionnel défini. De telles recherches risquent d’avoir plusieurs incidences sur la traductologie. Du point de vue méthodologique, elles illustrent que la non traduction, autant que la traduction, constitue un objet de recherche à part entière. Elles devraient en outre aboutir à une compréhension plus adéquate du rôle fondamental de la (non) traduction institutionnelle dans les sociétés. Elles devraient par là permettre de formuler des hypothèses quant au lien entre telle ou telle politique de traduction et les questions politiques, ethniques et éthiques qui traversent les sociétés multilingues. Par définition, ces politiques de traduction sont liées, mais de façon variable et variée, à des questions sociétales d’intégration ou d’assimilation, d’exclusion ou de discrimination, à des droits linguistiques, mais aussi culturels, politiques, économiques, sociaux, ethniques… Si, comme c’est si souvent le cas, le pouvoir socio-politique et socio-économique est lié à la domination linguistique d’un groupe sur les autres, alors le droit à la traduction fait partie intégrante des débats politiques et idéologiques des sociétés modernes. Ceci n’est pas une conclusion innocente. Elle signifie que tout débat sur l’égalité des chances sociales, économiques, politiques… est d’emblée un débat sur les politiques de traduction. Elle place la traductologie devant ses responsabilités éthiques, des responsabilités partagées avec, entre autres, les sciences politiques et sociales, l’anthropologie, la sociolinguistique. Ensemble, ces disciplines pourraient arriver à des visions intégrées, fondées sur des recherches interdisciplinaires, contribuant à des solutions aux grands dilemmes de notre temps. La traductologie risque ainsi de « se salir les mains » et de devenir une « science qui dérange » (Bourdieu 1980 : 19). Bien sûr, le chemin sera long et sinueux, les résultats incertains. En attendant, ne tardons pas…