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La naissance de l’interprétation de conférence, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est souvent associée au procès de Nuremberg en 1945. En fait, la confusion règne encore trop souvent parmi les non-initiés entre l’interprétation de conférence, l’interprétation judiciaire et l’interprétation communautaire, entre le chuchotage, la consécutive et la simultanée. Il fallait un « homme de métier » pour démêler l’écheveau, dépouiller les archives et débroussailler le terrain de l’histoire moderne de l’interprétation. Jesús Baigorri, qui a exercé le métier aux Nations Unies pendant plusieurs années et l’enseigne à l’Université de Salamanca, a entrepris cette tâche. Il nous raconte les premiers pas des pionniers de l’interprétation de conférence, bien avant Nuremberg, soit en 1919, à la Conférence de la Paix de Paris.

L’ouvrage publié par les Presses de l’Université d’Ottawa dans la collection Regards sur la traduction est en fait la traduction de la thèse de doctorat de l’auteur (Baigorri 2000). Il faut célébrer ici l’heureuse collaboration entre les quatre étudiantes de l’Université d’Ottawa qui ont participé à la version française sous la direction de Clara Foz.

L’ouvrage couvre une période courte pour un historien, à peine un quart de siècle, mais suffisante pour retracer l’origine de ces magiciens de la parole que sont les interprètes. Il porte donc « sur l’interprétation employée pour la rédaction du pacte de la Société des Nations et la négociation du traité de Versailles imposé à l’Allemagne » (p. 8) et se prolonge jusqu’à l’adoption de l’interprétation simultanée à Nuremberg.

Le livre est divisé en cinq chapitres : 1. la conférence de la paix ; 2. l’entre-deux-guerres ; 3. la naissance de l’interprétation simultanée ; 4. les interprètes des dictateurs ; et 5. le procès de Nuremberg.

La Conférence de la Paix, tenue à Paris en 1919, est importante pour au moins deux raisons langagières. D’abord, elle marque le début de la fin de la langue française comme langue diplomatique, puisque c’est alors que l’anglais gagne du terrain à mesure qu’augmente le poids politique de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Ensuite, elle met en évidence le besoin systématique de l’interprétation, une tâche mal définie à l’époque. Les interprètes étaient choisis pour leur connaissance des langues et des cultures ; ils avaient pour la plupart une formation universitaire, mais ils apprenaient à interpréter « sur le tas ». Le « métier » ne connaissait encore ni normes ni règles. Plusieurs interprètes de la Conférence de la Paix avaient travaillé pendant la Première Guerre mondiale et possédaient donc une certaine expérience qui fut très appréciée. Retenons les noms des principaux interprètes de cette Conférence : Gustave Camerlynck, Léon Dostert, Jean Herbert et Paul Mantoux, le plus remarqué, un modèle pour ses collègues. Les modalités de travail au cours de la Conférence de Paris allaient de la consécutive longue avec prise de notes (qui servaient ensuite à la rédaction des procès-verbaux), à la consécutive courte, sans prise de notes, la traduction à vue de documents lors des séances, en passant par le chuchotage, notamment dans le cadre des commissions. À l’époque, les interprètes ne pouvaient pas compter sur les conditions techniques pour garantir la qualité de leur travail ; l’acoustique notamment était de piètre qualité. Au départ, l’interprétation était un mal nécessaire pour ceux qui ne maîtrisaient pas le français ou l’anglais. Malgré son indéfinition, le travail de l’interprète était quand même jugé selon des critères subjectifs. On s’attendait à ce que la durée du discours de l’interprète ne dépasse pas celle de l’original et on appréciait l’éloquence de l’interprète, parfois supérieure à celle de l’orateur. Les premières questions déontologiques commençaient à se poser : l’interprète peut-il modifier le registre de l’original ? Peut-il nuancer les propos de l’original ? C’est donc à Paris, en 1919, qu’est apparu le métier d’interprète de conférence, un métier exercé par des gens intelligents « sans autre guide que le bon sens de chacun et la pratique » (p. 48).

Le chapitre deux couvre la période de l’entre-deux-guerres, pendant laquelle la consécutive connaît son âge d’or à la Société des Nations (SDN) et à l’Organisation internationale du travail (OIT) récemment créées. Les besoins augmentant, on a recours à des pigistes, ce qui constitue toute une nouveauté. Comme la formation en interprétation n’existait pas encore, les interprètes étaient surtout des fonctionnaires des services diplomatiques et des ministères des affaires étrangères, ou venaient du monde universitaire. Cette situation a contribué à répandre l’idée qu’on naît interprète… Tous provenaient de la couche supérieure de la classe moyenne européenne et la profession était en majorité exercée par les hommes. Le prestige ou la supériorité du métier d’interprète par rapport à celui de traducteur se faisait déjà sentir, le second servant souvent de tremplin pour accéder au premier considéré comme le « summum de la carrière linguistique » (p. 86). Pourtant, l’examen d’entrée à la SDN était le même pour les traducteurs et les interprètes, et les interprètes étaient tenus de faire également de la traduction. Baigorri trouve une explication à cette rivalité dans la nature du métier. En effet, le travail de l’interprète donne beaucoup plus de visibilité que celui du traducteur, les interprètes doivent avoir des dons d’orateur exceptionnels, doivent être prêts à se déplacer, il travaillent souvent aux côtés des délégués, possèdent une culture générale et connaissent le protocole comme les dignitaires. Toutes ces caractéristiques et compétences ont engendré un déséquilibre entre l’offre et la demande qui, à son tour, a favorisé l’augmentation des tarifs et de meilleures conditions de travail. La création de nouveaux organismes internationaux comme la Cour permanente de justice internationale et la Croix-Rouge à Genève a fait croître le nombre de réunions internationales et, par conséquent, les besoins en interprètes. D’où la création de la première école d’interprètes à Genève par Velleman. À l’époque, chaque interprète a sa propre méthode de travail ; certains prenaient des notes alors que d’autres n’en prenaient pas du tout, se fiant à leur mémoire. Mais l’interprétation consécutive multilingue alourdissait les travaux, il fallait donc trouver des solutions de rechange. Paradoxalement, c’est en pleine apogée de la consécutive que commencent les premiers tests techniques pour l’interprétation simultanée.

Le chapitre trois aborde la naissance de la simultanée. La consécutive permettait aux délégués de réfléchir avant de prendre la parole, mais limitait la spontanéité des échanges et allongeait considérablement les débats. L’homme d’affaires de Boston Edward Filene a été le premier à se pencher sur la question. Ne maîtrisant pas la technologie, il présenta son idée à Thomas Edison et au général Carty. C’est finalement le britannique Gordon Finlay qui expérimenta la technique simultanée dans un laboratoire créé à cet effet. Au départ, l’idée consistait à interpréter à partir de notes sténographiques, mais, dans la pratique, un interprète ne peut lire des notes prises par une autre personne. On ne pensait pas à l’époque que les interprètes pouvaient écouter et parler en même temps… et pourtant ! Malgré la frustration des premières expériences, les premiers rapports montrent les conditions d’une bonne interprétation simultanée et les aptitudes nécessaires à chacune des modalités, consécutive et simultanée. Filene investit alors dans l’amélioration de la technologie ainsi que dans des stages de formation. Cette évolution est documentée dans un rapport d’une grande valeur historique qui allie expérience, intuition et bon sens. Les partisans de la consécutive ont d’abord été réticents. Pour eux, l’arrivée de la simultanée signifiait la perte de leur prestige, voire la perte de leur emploi : « L’innovation technique suscitait soupçon et méfiance » (p. 148). L’expérience de 1928 à l’OIT a été concluante et le système a été adopté de façon permanente étant donné les économies de temps et d’argent liées à l’utilisation de la simultanée. Les conclusions issues de l’évaluation de ce nouveau système restent valables aujourd’hui, notamment travailler un maximum d’une demi-heure d’affilée et disposer des textes à l’avance pour se préparer. Un autre aspect positif de la nouvelle méthode est qu’elle a démocratisé le public des conférences jadis restreint aux polyglottes issus de milieux diplomatiques. L’implantation du système ne s’est toutefois pas faite immédiatement, la SDN par exemple a encore attendu quelques années.

Le chapitre quatre est consacré aux interprètes des chefs d’État de l’époque, en particulier des dictateurs. Les dictateurs, comme les autres dirigeants, avaient besoin d’un médiateur pour communiquer avec les chefs d’État des autres régimes totalitaires ou non, d’autant plus que les dictateurs, en général, ne maîtrisaient pas de langues étrangères. Même si, à première vue, le travail de ces interprètes ne diffère pas de celui d’un interprète du milieu diplomatique, le contexte, lui, était différent. En effet, le rapport de confiance entre l’interprète et son donneur d’ouvrage est fondamental. Une confiance difficile à gagner, basée d’abord sur l’exactitude de la traduction, à la nuance près, et sur la discrétion de l’interprète. Une autre particularité était la mise en disponibilité permanente des interprètes qui n’avaient ni horaires, ni vacances et ne pouvaient se payer le luxe de se montrer fatigués. Ils accompagnaient leur employeur partout, réunions officielles et événements en tous genres : dîners, voyages, réceptions, etc., où ils ne pouvaient jamais baisser la garde. Ces situations leur donnaient une plus grande visibilité qu’aux autres interprètes ; ils se voyaient récompensés par des éloges, des décorations ou une nomination à un poste diplomatique. Les liens ainsi créés entre le dictateur et son interprète allaient évidemment à l’encontre d’un des principes déontologiques fondamentaux, la neutralité : « […] les interprètes des dictateurs devaient adopter le point de vue des donneurs d’ordres et leur être fidèles jusqu’au point de s’oublier eux-mêmes, avec une loyauté quasi mystique » (p. 211). Quelques noms à retenir : Paul Schmidt (allemand-anglais), Eugen Dollman (italien-allemand), Arthur Birse (russe-anglais-allemand). La carrière de ces interprètes était éphémère, elle durait le temps que durait le dictateur au pouvoir, indépendamment de la qualité de leur travail. Plusieurs ont écrit leurs mémoires pour se justifier aux yeux du monde.

Le dernier chapitre examine le passage de l’interprétation consécutive à l’interprétation simultanée au procès de Nuremberg. Pour le bon déroulement du procès, il fallait, notamment, faciliter la communication entre les accusés, les témoins et les membres du Tribunal, qui parlaient tous des langues différentes et n’étaient pas nécessairement polyglottes. Baigorri, conscient que le sujet a été excellemment traité par Francesca Gaiba (1998), se limite à donner une « interprétation personnelle » sur les questions plus humaines. Aux difficultés techniques liées à l’adoption des équipement de Filene-Finlay acquis par IBM, s’ajoutaient certaines difficultés de recrutement des ressources humaines. En effet, certains interprètes étaient plutôt réticents à travailler avec ce nouveau système, ceux qui travaillaient déjà au sein d’organismes internationaux ne voulaient pas sacrifier un emploi stable à temps plein et encore moins aller vivre dans une ville complètement détruite par la guerre. Il a donc fallu compter sur les délégations du Tribunal militaire pour trouver des candidats avec peu ou pas d’expérience. La formation préalable au procès a été très courte faute de temps. Les interprètes ont tous appris « sur le tas » et les meilleurs ont survécu. Heureusement, leur travail était perçu comme une prouesse telle qu’une grande tolérance était de mise par rapport aux difficultés, notamment la piètre qualité acoustique et la mauvaise insonorisation des cabines.

On retiendra de ce livre l’« interprétation personnelle » de l’histoire de l’interprétation de conférence. L’auteur a posé son regard d’interprète sur une grande variété de documents pour écrire un récit amène et riche en informations sur la naissance d’une profession récente qui gagne à être mieux connue.

Ce livre s’arrête là où commence un deuxième volume tout aussi intéressant sur les interprètes des Nations Unies.