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Introduction

Dans le domaine de l’économie, il est indéniable que le discours joue un rôle particulièrement important puisque chaque citoyen est aussi un agent économique qui réagit en fonction de la façon dont il perçoit la situation économique et envisage son évolution. Autant dire l’intérêt que présente le « sentiment du marché », ce reflet de la confiance ou de la morosité des investisseurs, des consommateurs et des entreprises. Keynes nous a laissé l’expression imagée « animal spirits » en référence à l’optimisme naïf de certains investisseurs, mais cette expression est souvent utilisée actuellement pour parler plus généralement des réactions épidermiques des uns et des autres ; d’où les efforts déployés par les responsables de l’économie, les hommes politiques ou les autorités monétaires dans leurs moindres propos pour entretenir la confiance du marché ou la restaurer, le cas échéant. Leur souci majeur est d’éviter de susciter des réactions trop brusques qui risqueraient de déstabiliser l’économie. Par ailleurs, on notera avec intérêt que la théorie économique tient compte de cette dimension psychologique : le phénomène de fuite de capitaux, entre autres, s’explique par l’instinct grégaire des investisseurs (« the herd effect ») et l’on parle également d’anticipations auto-réalisatrices (« self-fulfilling prophecies ») ; on peut donc aisément envisager qu’un manque général de confiance et la peur de la récession précipitent l’arrivée de celle-ci. Une expression telle que « to talk the economy into recession » ne fait qu’illustrer l’importance du discours en économie et la nécessité de choisir les termes avec discernement.

À partir du milieu des années 1990, on a beaucoup parlé de la Nouvelle Économie (Azuelos 2003 : 155), notion d’ailleurs très controversée : certains prétendent que ce terme a été créé abusivement et qu’il n’y a jamais eu de véritable Nouvelle Économie, d’autres disent qu’elle est morte avec l’éclatement de la bulle Internet, alors que les derniers maintiennent qu’elle est toujours en vie et a encore de beaux jours devant elle. D’aucuns sont même allés jusqu’à proclamer que le cycle économique était mort. Quoi qu’il en soit, il apparaît que les repères traditionnels sur lesquels on pouvait s’appuyer jusqu’alors pour ausculter l’économie sont désormais remis en cause et que les modèles économétriques existants ne sont plus satisfaisants. Sachant qu’il faut un certain temps avant d’engranger des données fiables et exploitables, les autorités chargées d’observer et d’analyser le cycle économique font preuve d’une extrême prudence avant d’annoncer officiellement que le pays est entré en récession ou sorti de la récession, d’autant que l’impact psychologique qu’une telle annonce peut avoir sur le public est considérable. Les statistiques montrent, que, bien souvent, dans les deux mois qui suivent l’annonce officielle du début de la récession, celle-ci en est déjà à sa fin et que la reprise est amorcée. On peut légitimement se demander quel est l’intérêt de révélations aussi tardives.

La langue, en revanche, présente l’avantage non négligeable de fournir des données immédiatement observables et exploitables. L’expérience « terminométrique » qui permet de prendre autrement le pouls des agents économiques en observant la fréquence des occurrences de termes repères nous a donc semblé digne d’intérêt. Il va de soi que les données chiffrées ne sont qu’un point de départ et que cette étude présente un autre intérêt : celui de déboucher sur une recherche à caractère terminologique visant à réactualiser les définitions et conditions d’emploi de termes communément utilisés, pour souligner, le cas échéant, l’évolution de leur contenu sémantique. Au même titre que le cycle économique est revisité par la Nouvelle Économie, on est en droit de penser que les notions de « recession » ou de « downturn », pour ne citer que celles-là, demandent également à être réexaminées. Nous nous plaçons donc dans l’optique d’une terminologie évolutive, avec pour approche celle de la terminologie sémantique et contextuelle telle qu’elle a été amplement défendue et décrite par un nombre grandissant de chercheurs qui souhaitent resituer l’étude des terminologies dans le cadre de la linguistique descriptive (Bourigault et Slodzian 1999 ; Cabré 1999 ; Béjoint et Thoiron 2000 ; Resche 2000 ; Temmerman 2000 ; ou encore Van Campenhoudt 2001).

Nous proposons, dans un premier temps, de décrire notre expérience terminométrique, et d’en analyser les résultats et les limites, puis, dans un second temps, de nous intéresser à ses implications et prolongements.

1. Approche terminométrique

Le corpus qui a servi de base à cette étude est constitué de tous les articles de BusinessWeek ayant trait à l’économie américaine, sur une période de 11 trimestres économiques, entre le troisième trimestre de l’année 2000 et la fin du premier trimestre 2003. Le choix du support, à savoir un hebdomadaire américain semi-spécialisé a été délibéré : nous souhaitions pouvoir observer les termes employés par les journalistes pour parler de l’économie américaine en s’adressant à une population plus large, qui s’intéresse à l’économie sans être pour autant au fait de la chose économique de manière très pointue, mais qui risque néanmoins de réagir à tout moment aux analyses proposées. La période, quant à elle, a été choisie en fonction du contexte économique de ralentissement et / ou de récession (ce dernier terme étant précisément à redéfinir). Le 26 novembre 2001, le National Bureau of Economic Research (NBER)[2] a annoncé officiellement que la récession avait commencé en mars 2001, ce qui porte à huit mois le décalage entre le début réel de la récession et son annonce officielle. Nous avons donc jugé bon d’aller en amont de cette période pour pouvoir, le cas échéant, vérifier si les données chiffrées que nous pouvions obtenir à partir d’un certain nombre de termes repères reflétaient le changement de cap annoncé. Il faut préciser qu’à ce jour (juin 2003), le NBER ne s’est toujours pas prononcé quant à une reprise officielle de l’économie américaine.

1.1 Méthode

C’est une expérience menée par The Economist qui nous a tout d’abord influencée dans l’idée générale que la langue pouvait servir de baromètre complémentaire du cycle économique. Il y a environ une dizaine d’années, l’hebdomadaire britannique a commencé par créer un indice, le R-word Index, en s’intéressant dans un premier temps à l’économie britannique. Il s’agissait, à l’époque, de compter, au fil des mois, le nombre d’articles faisant état de la récession dans les journaux britanniques. Il s’est avéré que l’indice R-word, aussi peu « scientifique » soit-il aux yeux des spécialistes, avait permis d’identifier de manière satisfaisante le début des récessions précédentes. Depuis, The Economist a élargi son champ d’investigations en s’intéressant à l’économie américaine, puis à l’économie mondiale. Le principe reste le même, à savoir un décompte du nombre d’articles mentionnant le terme « recession ». Les supports du « R-word Index » sont le Wall Street Journal et le Washington Post pour l’Amérique et le Wall Street Journal et le Financial Times pour l’économie mondiale. Enfin, il faut savoir que ceci a inspiré les Allemands, mais cette fois-ci, ce n’est pas un organisme de presse, mais un organisme bancaire, la Hypovereinsbank, qui a créé un indice en relevant le nombre d’occurrences du mot Rezession à partir des articles publiés par le Handelsblatt. Les résultats obtenus sont, à chaque fois, incorporés à un modèle dont la formule est propre à chaque équipe.

Si nous nous étions contentée d’observer, au fil des trimestres, la répartition du nombre d’articles de BusinessWeek mentionnant le terme « recession », nous aurions obtenu les résultats bruts qui figurent au tableau 1. Il nous est, toutefois, apparu nécessaire de pousser l’investigation plus loin, en nous démarquant des expériences menées jusque-là, car nous avons estimé que c’est la répétition d’un même terme qui pouvait permettre de mieux refléter la réalité des préoccupations. Nous avons donc décidé non seulement de compter le nombre d’occurrences du terme « recession » par article mais encore d’élargir le nombre de termes qui feraient l’objet de ce type de décompte. En effet, il nous a semblé que la confrontation de différents termes permettrait de relativiser des données brutes et que l’observation des rapports de force entre les termes ne pourrait qu’offrir un éclairage plus précis.

Il s’agissait alors d’arrêter le choix de ces termes, qui figurent en tête des colonnes du tableau 2, entre les deux pôles que sont la récession et la reprise et de part et d’autre du terme « turnaround » qui sert de pivot. On notera que ces termes ne relèvent pas tous de la terminologie du cycle économique telle qu’elle apparaît dans les articles de recherche ou les manuels d’économie (trough, recovery, peak, recession ou encore depression). Il faut toutefois souligner que les manuels (Lipsey et Crystal 1999 : 337) indiquent l’existence de termes non techniques mais descriptifs du cycle économique tels que « boom » et « slump » et qu’ils ont recours à « downturn » et « expansion » dans les définitions qu’ils donnent respectivement de la récession et de la reprise. À ces termes, nous avons ajouté des termes que nous qualifierons d’intermédiaires entre les moments importants du cycle, tels que « slowdown », « rebound »/« bounce-back » et « upturn »/« upswing », afin de pouvoir affiner les données. Par souci de précision, nous n’avons pas cru bon de fondre les paires que nous venons de mentionner en catégorie simple dans chaque cas. La lecture cursive hebdomadaire des 270 articles qui composent notre corpus nous a permis de vérifier que ces termes étaient bien représentatifs du registre communément utilisé dans la presse en question, presse semi-spécialisée, pour parler du cycle économique, comme le montre l’extrait suivant :

[1] Greenspan seems to understand something that investors are overlooking : Two recoveries are under way right now. One is the sharp bounce-back from the September 11 terrorist attacks, the other a more gradual rebound from the demand slowdown and inventory overhang that began a year ago. The problem is that much of the upbeat data in recent weeks reflect the V-shaped response to the September shock. Focusing on the upswing of that V may exaggerate the strength of the coming upturn.

BusinessWeek, 28 January 2002 : 17-18

2.2 Analyse des résultats

Avant de passer au commentaire et à l’analyse des résultats, une mise au point s’impose. En effet, il nous a fallu résoudre deux questions quant aux occurrences des termes retenus pour cette étude. En premier lieu, devions-nous négliger toute allusion à des cycles économiques antérieurs pour ne conserver que les termes qui intéressaient le cycle présent ? Nous avons choisi de les incorporer à notre décompte car il nous a semblé que, si l’on faisait référence au passé, pour information ou comparaison, c’était bien parce que le sujet était à nouveau d’actualité et que les préoccupations du moment s’exprimaient aussi par ce biais : quand les choses vont bien, on ne voit pas la nécessité de parler de récession, par exemple. En second lieu, certains des termes portaient sur des secteurs de l’économie et non sur l’économie en général (a factory rebound, a productivity slump, the recovery in corporate earnings). Notre position a été de ne pas comptabiliser ces termes pour nous en tenir à l’appréciation de la situation économique dans son ensemble.

Les tableaux en annexe 1 indiquent les résultats chiffrés de notre décompte hebdomadaire pour chaque trimestre. Pour information, le décompte d’un trimestre ne s’arrête pas avec le numéro qui correspond exactement à la fin réelle du trimestre, mais toujours deux numéros plus tard, afin de respecter le décalage avec lequel les évènements sont traités et qui est lié aux impératifs de la rédaction et de l’impression. Ce décalage a pu être vérifié lors des évènements du 11 septembre 2001 qui ne sont mentionnés que dans la livraison en date du 24 septembre. Le tableau 1 est, de toute évidence, trop général pour constituer un élément d’appréciation fiable à lui seul, puisqu’il traite de manière égale un article mentionnant une seule fois le terme « recession » ou « recovery » et un article où ces termes abondent. Toutefois, en accord avec la date de mars 2001 officiellement annoncée comme marquant le début de la récession, nous pouvons déjà remarquer, dans la colonne réservée au nombre d’articles consacrés à l’économie américaine, un chiffre nettement en hausse au premier trimestre 2001, ce qui laisse à penser que les préoccupations grandissantes tout au long du premier trimestre étaient bien justifiées. Ce pic trouve d’ailleurs un écho dans la colonne portant sur le nombre d’articles incluant le terme « recession ». L’information la plus significative est à rechercher dans la dernière colonne qui montre que, une fois le cap du premier trimestre 2001 passé, le rapport entre « recession » et « recovery » ne cesse de s’améliorer au profit de la reprise au point de redevenir positif au deuxième trimestre 2002. Curieusement, le choc du 11 septembre 2001 ne semble pas avoir inversé la tendance, en dépit du fait que le nombre d’articles consacrés à l’économie américaine a bien augmenté au quatrième trimestre 2001. Ces éléments d’information demandent toutefois à être affinés par une analyse plus détaillée des tableaux suivants.

L’intérêt principal des données chiffrées réside, bien évidemment, dans les changements de rapports entre les occurrences des divers termes traités. Un premier coup d’oeil au tableau général sur les 11 trimestres (tableau 2) permet de localiser rapidement le chiffre le plus élevé pour chaque trimestre, tous termes confondus. Il ressort que, pour les deux derniers trimestres de l’année 2000, de tous les termes qui figurent au tableau, c’est le terme « slowdown » qui apparaît le plus souvent. On notera que la situation change radicalement dès le premier trimestre 2001, où le terme « recession » fait une percée spectaculaire. Toute l’année 2001 indique que la récession semble l’emporter dans les préoccupations. C’est encore vrai pour le premier trimestre 2002, mais le deuxième trimestre met en évidence un changement de situation puisque c’est la colonne de droite, qui correspond à la reprise, qui présente le chiffre le plus fort. Il est toutefois intéressant de souligner que le premier trimestre 2003 conduit le lecteur à être moins optimiste quant à une reprise, puisque les données chiffrées ne permettent pas vraiment de prendre position : allons-nous vers un nouveau ralentissement ou non ? Si reprise il y a, elle est, pour le moins, hésitante.

Si l’on affine quelque peu l’analyse, on peut lire la colonne « recession » dans le sens de la verticale et noter que, après avoir marqué un net changement de cap en début 2001, avec une très forte présence du terme récession, un tassement appréciable se dessine dès le second trimestre et le recul se précise encore au troisième trimestre. Peut-être aurions-nous pu constater une sortie des problèmes plus nette encore au quatrième trimestre 2001, s’il n’y avait pas eu le choc exogène du 11 septembre qui pèse lourdement, avec un décalage bien compréhensible, sur l’appréciation du quatrième trimestre.

Les autres tableaux en annexe 1 reprennent des données extraites du tableau 2, avec indication des rapports de force entre deux termes à chaque fois. Le tableau 3, qui oppose « recession » à « slowdown » confirme bien le changement de sentiment au premier trimestre 2001, et traduit les préoccupations quant à l’imminence d’une récession. La colonne de droite indique nettement ce moment charnière qui fait basculer les résultats du côté négatif. On notera également des chiffres très parlants fin 2001 et début 2002, en conséquence des événements tragiques que l’on sait. Les chiffres des trimestres suivants sont non significatifs (NS), dans la mesure où nous ne serions plus dans un contexte de récession mais plutôt de reprise balbutiante, ou de sortie hésitante de la récession, de sorte qu’il apparaît vain de comparer la fréquence d’occurrences de « recession » et « slowdown ».

Nous n’avons pas, jusque-là, commenté les résultats de la colonne de droite du tableau général (2) portant sur les occurrences du terme « recovery ». La raison en est qu’elle doit se lire différemment. Nous ne nous attarderons pas sur les très faibles chiffres de 2000, qui sont logiques, puisque nous n’étions pas encore dans une situation de récession : il n’y a pas vraiment lieu de mentionner la reprise dans ce cas de figure. Pour ce qui est de 2001 et 2002, c’est surtout par le biais d’une comparaison avec les chiffres de la récession qu’on peut avoir une idée de l’évolution. C’est ce que révèle le tableau 4 (« recession »/« recovery ») en faisant ressortir deux chiffres clés : un rapport très négatif au premier trimestre 2001 (début de la récession) et un rapport qui devient positif au deuxième trimestre 2002 (sortie éventuelle de la récession). À nouveau, on peut mesurer « l’effet 11 septembre » par un fléchissement de la confiance au quatrième trimestre 2001. Une évolution parallèle est illustrée par le tableau 5 qui compare tous les termes négatifs et tous les termes positifs qui figurent dans le tableau général, en considérant « turnaround » comme positif puisqu’il indique un retournement de situation par rapport à une situation négative.

Les recoupements entre ces différents tableaux permettraient donc d’évoquer un retour de la confiance au deuxième trimestre 2002, soulignant ainsi la très grande capacité de l’économie américaine à résister aux chocs, aussi soudains et terribles soient-ils. Il faut, bien sûr, ne pas précipiter les conclusions, car on ne peut nier un tassement et à nouveau un décrochage au quatrième trimestre 2002 : les problèmes de comptabilité opaque de certaines grandes entreprises et les incertitudes géopolitiques ne sont pas étrangères à ce fait. On peut alors concevoir un retour à la morosité qui viendrait ainsi compromettre la reprise envisagée. La question de l’éventualité d’un « double-dip » est d’ailleurs souvent mentionnée. Il est vrai que, d’après les statistiques, depuis 1957, cinq des sept récessions ont été marquées par de telles rechutes[3]. De fait, le premier trimestre de l’année 2003 ne fournit pas de données chiffrées qui permettent de confirmer l’hypothèse d’une reprise. Le tableau 4 (« recession »/« recovery ») semble donner autant de chances à l’une et l’autre éventualité.

1.3 Discussion

Que peut-on dire de cette approche, fondée sur des données qui ne sont en rien comparables, nous en avons conscience, aux résultats élaborés de manière scientifique par les spécialistes du domaine ? De toute évidence, elle ne prétend pas se substituer aux analyses des spécialistes, mais simplement apporter un autre éclairage sur les mouvements du cycle économique. Peut-être, après tout, cet éclairage n’est-il pas plus erroné que les modèles économétriques (qui ne peuvent prendre en compte les « chocs exogènes » du type 11 septembre), et dont on sait qu’ils sont construits à partir de données historiques. Se fonder sur le passé pour faire des pronostics sur l’avenir est toujours délicat, d’où les fréquentes remises en question des chiffres avancés. Il faut d’ailleurs rappeler que les chiffres officiels sont toujours soumis à deux révisions au moins.

L’avantage de cette approche est peut-être, comme nous l’avons annoncé dans notre introduction, d’avoir la possibilité d’observer l’évolution de l’opinion en temps quasi réel et de trouver dans la terminologie utilisée le reflet de la réaction immédiate des agents économiques aux évènements. Bien sûr, il est facile, a posteriori, de conclure que les données reflètent ce que l’on sait déjà. Le début de la récession est désormais connu (mars 2001) et l’on a dit de la reprise qu’elle s’était amorcée au premier trimestre 2002. Nos chiffres ne contredisent pas totalement ces faits, mais, par souci de précision, nous apporterons deux nuances. Premièrement, nous avancerons que c’est vraisemblablement assez tôt dans le premier trimestre 2001 que les préoccupations quant à la récession se sont faites plus pressantes : sinon, comment expliquer le très fort chiffre des occurrences du terme dès ce premier trimestre 2001. Si le début de la récession ne prend effet qu’en mars, c’est au deuxième trimestre que l’on devrait en sentir l’impact le plus profond ; or, il n’en est rien. Deuxièmement, il semblerait que, pour pouvoir parler d’ébauche de retour de la confiance, et d’une éventuelle reprise de l’activité économique, il soit plus sage d’attendre le deuxième trimestre 2002 : un élément parlant est le net inversement des rapports du tableau 5. Enfin, ce même tableau 5 fait ressortir la possibilité d’une reprise beaucoup plus morose et lente, avec des chiffres peu enthousiasmants à la fin de 2002 et au début de 2003. Actuellement, alors que le deuxième trimestre économique n’est pas encore terminé, le discours officiel commence à évoquer le spectre de la déflation, ce qui n’est pas pour rassurer les agents économiques.

Quoi qu’il en soit, l’intérêt de cette expérience est d’avoir fait ressortir l’importance du choix des termes et l’impact qu’ils peuvent avoir[4]. Il est vrai que, pour notre étude, nous avons envisagé cette question de savoir si la répétition de tel ou tel terme dans notre corpus reflétait les états d’âme du public en s’en faisant l’écho ou plutôt ceux des journalistes et analystes qui s’expriment dans les articles. Dans le premier cas, nous pouvons alors considérer que les chiffres traduisent bien les opinions du public. Dans le deuxième cas, ils traduisent l’influence que subit le public. Dans les deux cas, ils sont bien le reflet d’un sentiment largement répandu. Toutefois, si l’on peut entendre dire çà et là que la presse contribue à la morosité ambiante en parlant de récession, on ne peut pas soutenir l’idée qu’elle crée la récession (« to write the economy into recession »). Certes, il s’est avéré que le « R-word Index » de The Economist a évolué en parallèle avec les chiffres du PIB, mais il ne peut en aucun cas représenter un élément déterminant ou déclencheur de la récession, cela va de soi. Il peut simplement révéler relativement tôt les retournements de situation, les points forts du cycle économique. Surtout, et il ne faut pas oublier cet aspect qui est le plus important pour nous linguistes, une démarche telle que la nôtre peut nous servir de point d’appui pour mesurer l’évolution des concepts à une époque donnée.

2. Approche contextuelle et sémantique

Le deuxième volet de cette étude consiste, en effet, à prendre la mesure de l’évolution de la terminologie et la période sous revue est particulièrement intéressante puisque le contexte de la Nouvelle Économie semble brouiller les pistes et remettre en question le contenu notionnel de « recession ». En cette période de flottement, il s’avère donc plus que jamais judicieux de se fonder sur les contextes immédiats des différents termes étudiés. Les parallèles établis entre certains de ces termes et les nuances recherchées pour revisiter ces termes sont riches d’enseignements. Par ailleurs, les connotations de certains termes peuvent également varier en fonction du contexte, et seule une approche descriptive permet de faire ressortir ces aspects nouveaux (Slodzian 2000 : 74).

2.1 Problèmes de définition

La définition classique de la récession est fondée sur la notion de deux trimestres consécutifs de baisse :

[2] A recession is a downturn in economic activity. Common usage defines a recession as a fall in real GDP for two quarters in succession. Demand falls off, and as a result production and employment also fall. As employment falls so do personal incomes. Profits drop, and some firms encounter financial difficulties. Investments that looked profitable with the expectation of continually rising demand now appear unprofitable. It may not even be worth replacing capital goods as they wear out, because unused capacity is increasing steadily. In historical discussion, a recession that is deep and long-lasting is often called a depression.

Lipsey et Chrystal 1999 : 337

Si nous nous fondons sur cette définition classique, il ne semble pas possible d’affirmer qu’il y a eu récession en 2001 ; en effet, le relevé des occurrences du terme « recession » ne fait pas état d’une augmentation des chiffres sur deux trimestres consécutifs cette année-là. Ceci semble refléter bon nombre de remarques de diverses sources que nous n’avons pas manqué de consulter pour avoir confirmation du phénomène.

De manière plus imagée, le problème de la définition de la récession est soulevé dans la presse, avec une pointe d’humour :

[3] When your neighbour is out of work, that’s a recession ; if you’re out of work, it’s a depression. As definitions of recession go, that old saying captures the right tone of despair. A more sophisticated rule of thumb says a recession is two consecutive quarters of declining real gross domestic product. Actually, neither definition is very accurate. […] A recession is more than a slowdown that lifts the jobless rate, or a drop in demand that affects a single sector, such as manufacturing. The entire economy actually shrinks. The growth process goes into reverse as economic weakness spreads from one sector to another and begins to feed on itself. It’s like a coiled spring that suddenly swaps and begins to unwind.

BusinessWeek, 4 January 2001 : 15-16

La remise en cause de la définition classique, jugée trop catégorique est d’ailleurs désormais officielle. Sur le site du NBER[5], on peut lire la définition qui sert désormais de référence aux spécialistes et qui souligne, au passage, que le PIB n’est pas le seul critère pris en compte pour mesurer le cycle économique :

[4] A recession is a significant decline in activity spread across the economy, lasting more than a few months, visible in industrial production, employment, real income, and wholesale-retail trade.

NB : For the Committee, it is possible to have a recession without two consecutive quarterly contractions. GDP could fall sharply in one quarter, for example, rise slightly in the next quarter, and then plunge again in a third.

À la lecture de la note rédigée à la suite de la définition ci-dessus, on comprend alors mieux le retard avec lequel le Business Cycle Dating Committee se prononce quant aux dates de début et fin de récession. Dans une déclaration récente, les responsables ont ainsi justifié leur prudence :

[5] The committee waits until the data show whether or not a decline is large enough to qualify as a recession. Similarly, the committee waits until a substantial period of expansion has elapsed before declaring that a turning point is a true trough, marking the end of a recession, […] because of data revisions and the possibility that the contraction would resume.

L’éventualité d’une rechute après une lueur d’espoir est bien traduite dans notre corpus par le terme « double-dip » rencontré à plusieurs reprises. Mais il faut aussi prendre conscience du fait que, en dépit de la prudence et de la sagesse dont fait preuve le NBER, nombre de voix s’élèvent encore pour remettre en question la date du début de la récession et même évoquer le fait qu’il n’y a peut-être pas eu de récession. Quoi qu’il en soit, le caractère atypique de cette « récession » fait l’unanimité : à nouveau contexte économique, nouveau cycle économique et nature différente de la « récession ».

Ce flottement quant à la définition actuelle de la récession ne manque pas d’avoir des conséquences sur un certain nombre d’autres termes qui font partie de notre étude. L’observation des contextes nous a ainsi permis de constater que, dans notre corpus, le terme « downturn » était immanquablement officialisé comme équivalent de « recession ». À cet égard, la définition du récent manuel d’économie citée en [2] et le contexte [6] ci-dessous se font écho :

[6] The first lesson is that, if history is any guide, the recession is almost over. Second, the downturn may well turn out to be the mildest since World War 2. And third, the unusual nature of the recession means that the recovery will develop only gradually.

To understand the coming recovery, it’s important to grasp the nature of the current downturn. Let’s start with the recession’s length. The downturns since World War 2 have ranged between 6 and 18 months, with an average of 11. This one is now nine months old. The recession would have to be the longest in the post-war era for a recovery to be developed past the middle of 2002.

BusinessWeek, 10 December 2001 : 13-14

Outre cette équivalence entre « recession » et « downturn », notre corpus fait également ressortir une tendance à établir un parallèle entre ces deux termes et « slump » :

[7] Whether 2001 brings a slowdown or a real slump, companies are preparing to battle the situation.

BusinessWeek, 8 January 2001 : 62

[8] The fourth quarter gain means this downturn will probably turn out to be one of the most superficial slumps in the post-war era.

BusinessWeek, 11 February 2001 : 13-14

Sur ce point, toutefois, il faut noter une divergence de vues entre la presse semi-spécialisée (y compris le New York Times et Fortune, consultés pour confirmer l’usage établi par BusinessWeek) et le milieu officiel ou académique : en effet, le NBER établit nettement une distinction entre « recession » et « slump » [9], distinction qui est confirmée par la définition donnée aux étudiants en économie [10] :

[9] A recession – the way we use the word – is a period of diminishing activity rather than diminished activity. […] Some call the period of diminished activity a slump (réponse officielle à une question fréquemment posée sur le terme récession).

[10] The bottom of an abnormally deep recession is called a slump and the top of an abnormally strong recovery is called a boom.

Lipsey & Chrystal, 1999 : 337

Alors que le contexte [7] présente « slump » comme un équivalent de « recession », en alternative à un simple ralentissement, et que l’on peut trouver en [8] une association pour le moins inhabituelle de « slump » avec l’adjectif « superficial », les contextes [9] et [10] ne laissent pas le moindre doute quant au caractère sérieux et prolongé inhérent à « slump » qui fait alors bien référence à une situation particulièrement difficile. Ce constat d’une terminologie à la recherche d’elle-même est confirmé par l’étude de la phraséologie.

2.2 Phraséologie

La première remarque qui peut être faite en matière de phraséologie est que rares sont les exemples où les termes étudiés ne sont pas accompagnés d’épithètes ou d’attributs, comme si la difficulté de cerner les notions accentuait le besoin de compenser, tant bien que mal, un flou sémantique. L’annexe 2 répertorie toute une gamme d’adjectifs ou de tournures adjectivales pouvant se marier avec les termes étudiés, et qui traduisent bien les hésitations quant à l’évolution de la situation. On y trouve la confirmation du parallèle entre « downturn » et « recession », même si le second terme est plus fréquemment utilisé et présente par voie de conséquence une gamme plus variée de combinaisons. On remarquera, en revanche, que « soft-landing » est réservé à « slowdown » et est incompatible avec la notion de récession, ce qui tendrait bien à souligner une différence d’intensité entre les deux termes. Toutefois, on est en droit de se demander où est la frontière entre « a sharp slowdown » et « a mild downturn », ce qui traduit bien les hésitations liées à un contexte déstabilisant parce qu’inédit.

On notera également le grand absent, qui est le terme « depression », guère utilisé depuis le traumatisme causé par la grande dépression. Pour Gregory Mankiw, professeur d’économie à Harvard, si « depression » est un terme oublié, c’est précisément parce qu’après la situation dramatique des années 1930, tout paraît bénin. Terme oublié ou évité, ce « D-nasty word », ainsi qualifié lors d’un seul emploi dans notre corpus a désormais été remplacé par « recession ». Même en supprimant l’adjectif « grande », le terme « dépression » reste, de toute façon, lourd en connotations, y compris dans des contextes autres que l’économie : en effet, qu’il évoque un effondrement psychologique ou un accident de terrain, ou même une baisse de la pression atmosphérique, il annonce toujours dangers ou perturbations. Toutefois, il est intéressant de noter que, s’il est devenu indésirable en économie, ce terme reste tapi dans l’ombre, et que son influence se fait sentir au détour de métaphores rencontrées dans notre corpus et même dans certaines unités phraséologiques telles que « V-shaped », « U-shaped » ou encore « W-shaped » qui servent à qualifier plus précisément les différents types de récession. Si l’on regarde le schéma d’une coupe de terrain, toute dépression sera matérialisée par un V plus ou moins accentué. Parler de « V-shaped recession » revient donc à faire allusion à une dépression sans en prononcer le nom. Dans cette optique, « W-shaped », évoquera un terrain extrêmement escarpé.

À un deuxième niveau, la métaphore géologique de la dépression est réactivée de deux façons dans notre corpus : dans un premier temps, l’économie est personnifiée et décrite, chancelante, au bord d’un précipice ([11], [12]). Dans un deuxième temps ([13], [14] et [15]), le « V » est source d’inspiration pour une comparaison entre récession et vallée, et l’analogie peut avoir une connotation aussi bien littéraire que religieuse[6] [13] :

[11] The U. S. economy is teetering precariously on the edge of a sharp divide…

BusinessWeek, 22 January 2001 : 37

[12] With the U. S. perched precariously between recession and recovery, Greenspan faces more difficult decisions in the days ahead.

BusinessWeek, 3 September 2001 : 29

[13] Now is the time to look up from the valley of slow growth to better economic times in the second half. Moreover the trek through the first half may not be so treacherous. […] And if the Fed leads the pack, the journey through the valley of gloom may not be so dire or so long as the pessimists fear.

BusinessWeek, 22 January 2001 : 13-14

[14] 1995 offers a reminder that stretches of tech prosperity have always been sandwiched between deep, painful valleys.

BusinessWeek, 2 April 2001 : 42

[15] If you look across the valley of the Fourth quarter, the other side looks a lot brighter.

BusinessWeek, 18 novembre 2002 : 21

Il nous est apparu nécessaire de rechercher ce type de métaphores dans d’autres sources, afin de déterminer s’il s’agissait d’effets de style propres à un groupe de journalistes ou si l’on pouvait parler d’une tendance plus générale. Voici, pour information, ce que nous avons trouvé dans The Economist, pendant la même période :

[16] Many economists argue that the events of September 11th have made a V-shaped recession and recovery more likely : a swift schuss down one slope, sufficient to propel the economy up the next. But that ignores how steep and icy the piste in America is today.

The Economist, 20 October 2001 : 77-78

[17] As with most paths from mountain-top to valley, the road into recession tends to be winding and uneven, with enough flat or even rising stretches to raise the occasional hope that the traveller has reached the bottom.

The Economist, 7 April 2001 : 53

Ces métaphores auraient donc pour fonction, entre autres, de compenser l’absence du terme « depression », dont il ne faut pas oublier l’origine métaphorique. Nous avons ici la preuve que cette métaphore, maintenant lexicalisée, n’est pas morte, puisqu’elle est capable de ressurgir et d’essaimer. Nous avions eu l’occasion, en d’autres circonstances, d’insister sur cette notion de métaphore « en sommeil » (Resche 1998 : 72-73) qui peut être ravivée dès que le besoin s’en fait sentir pour donner naissance à de nouvelles ramifications. Le recours à ces métaphores n’est certes pas dicté par un souci strictement pédagogique, car les agents économiques font tôt ou tard l’expérience de la récession en direct (baisse du pouvoir d’achat, voire perte d’emploi, etc.). En revanche, dans la mesure où la métaphore permet de faire passer un message abstrait sous la forme d’éléments concrets dont chacun a l’expérience, c’est plutôt pour tenter d’illustrer les caprices de cette récession ou la lenteur de la reprise que la métaphore est ici exploitée.

2.3 Des connotations variées

Enfin, nous souhaiterions souligner un certain nombre de points qui ont émergé de notre étude. Tout d’abord, les précisions apportées par le NBER concernant la définition de la récession font ressortir que, bien souvent, nous avons une fausse approche des termes « peak » et « trough ». Dans l’esprit de beaucoup, un sommet, une apogée ont une connotation positive, celle de la gloire et de la réussite, alors qu’un creux, le point le plus bas, semble exprimer quelque chose de négatif. Toutefois, il faut bien voir que, dans le contexte de la récession, bien au contraire, nous devrions nous réjouir en entendant « trough » qui marque le point de départ de la reprise et nous faire du souci en entendant « peak », qui ne peut qu’entraîner une descente, indiquant ainsi le point de départ d’une récession.

Un autre aspect qui ressort de cette étude de notre corpus concerne plus particulièrement le terme « slowdown » qui présente une bipolarisation qu’il faut prendre en compte dans la lecture et l’interprétation des données chiffrées. En effet, aux deux derniers trimestres de l’année 2000, la préoccupation de la Réserve fédérale était de réussir à contenir une économie qui risquait de surchauffer. Dans ce sens, « slowdown » était l’équivalent de « cooling off » et c’était un effet souhaité. Il faut donc considérer « slowdown » comme un terme « positif » en 2000, comme l’indiquent les extraits [18] et [19] :

[18] Despite a spate of indicators pointing to a slowdown, the Fed chief is expected to insist that it’s too soon to declare victory in the year-long campaign to rein in run-away growth.

Business Week, 24 July 2000 : 36

[19] The Fed’s statement was more optimistic than the one in July when it considered signs of an economic slowdown to be « tentative and preliminary ». Now the Fed says that recent data show that growth in overall demand « is moderating toward a pace closer to the rate of growth of the economy’s potential to produce ».

BusinessWeek, 4 September 2000 : 15

En revanche, en 2001, « slowdown » acquiert une connotation négative car le ralentissement de l’activité économique n’est plus souhaité : il devient préoccupant au point que l’on se demande s’il ne faut pas plutôt parler de récession. Par ailleurs, conformément à ce qui a été dit, dans un contexte d’activité économique très forte, les termes « upturn » et « upswing » peuvent s’avérer inquiétants et de mauvais augure, alors que leur connotation redevient positive si l’on vit dans la crainte de la récession. Nous n’avons cependant pas relevé d’ambiguïté avec « downturn » qui, dans notre corpus, reçoit toujours une connotation négative, dans la mesure où ce terme est considéré marquer un degré de plus que « slowdown ». Simplement, quand « slowdown » devient négatif, « downturn » annonce une situation encore plus préoccupante. Il s’avère donc, si l’on se réfère à l’analyse que font G. Lakoff et M. Johnson (1980 : 22-23) des valeurs exprimées par la relation « up »/« down », que nous avons ici confirmation, avec les connotations variées de « slowdown », de la priorité de l’équivalence « more is up » sur « good is up ». En effet, la tendance réflexe et peut-être culturelle à entendre dans « slowdown » une connotation négative correspond bien à « less is down ». Quel que soit le contexte, il y a bien toujours une réduction de vitesse. En revanche, c’est la relation « down is good » ou « down is bad » qui peut varier en fonction de la situation économique, et c’est là que le contexte prend toute son importance. Par voie de conséquence, « upturn » et « upswing » sont soumis au même effet, et, s’ils indiquent toujours un mouvement vers le haut, ils ne signalent pas automatiquement un mouvement vers le mieux.

Pour rebondir sur le rôle des métaphores géographiques déjà évoquées, il faut préciser que ce même phénomène de bipolarisation vaut pour « North » et « South », tels qu’ils sont utilisés dans notre corpus pour décrire les fluctuations des indices :

[20] After two of the worst weeks in stock markets history, the major market indexes turned north on Mar. 22 and kept climbing before turning down again on Mar.28.

BusinessWeek, 9 April 2001 : 84

Selon les cas, « North is up » sera reçu de manière positive ou négative par le marché. Ceci souligne, s’il en était encore besoin, que les termes ne peuvent valablement être observés qu’en contexte et que leur valeur sémantique n’est pas figée.

2.4 Diachronie, déterminologisation et reterminologisation

En fonction de ce que nous avons dit du flou sémantique qui entoure actuellement la terminologie du cycle économique et, en particulier, le terme « recession », la question se pose de savoir si nous ne sommes pas en face d’une enveloppe vide, d’une dénomination fantôme qui n’a plus de notion précise sous-jacente, puisque les spécialistes eux-mêmes se trouvent désemparés devant une situation sans précédent. Il existait déjà des variantes dans la définition selon les économistes, ce qui soulignait la difficulté de déterminer à partir de quels critères on peut dire qu’un ralentissement de l’économie devient récession. Aujourd’hui, il semblerait que toute définition existante soit inappropriée parce qu’imprécise. On est donc en droit de se demander si « recession » peut encore être considéré comme un terme. D’une part, il y a cette perte de contenu sémantique précis dont nous venons de faire état ; d’autre part, il y a une banalisation du terme, employé par l’homme de la rue de manière très subjective, ce qui aboutit à une dilution du sens qui accompagne inévitablement la déterminologisation (Meyer et Mackintosh 2000 : 212-213).

Il faut admettre que la notion de récession dépend également du contexte dans lequel nous sommes habitués à vivre. Même lorsque l’économie est en récession, la plupart d’entre nous continuons à consommer, à avoir un toit. La grande misère et la famine nous sont épargnées, et souvent également le chômage. Nous connaissons un bien-être matériel que beaucoup de nos aînés auraient envié. Toutefois, pour une société habituée à l’affluence et en quête de sérénité, il semblerait que la simple idée du cycle économique soit génératrice d’anxiété. Même la déclaration d’une reprise de l’activité économique ne suffit pas à rassurer, tant il est vrai que, à son début, la reprise est bien peu différente de la période qui l’a juste précédée. Sur le continuum envisageable entre terme et mot, le flou sémantique qui s’est installé dans la terminologie économique, s’ajoutant à la lexicalisation évoquée, semblerait faire pencher la balance du côté du mot. Un besoin de reterminologisation se fait donc sentir, à en croire les nombreuses nuances que les spécialistes cherchent à apporter en multipliant les adjectifs ou autres moyens de préciser le contenu sémantique. Il suffit de citer des oxymorons tels que « shallow slump », « superficial slump » ou encore « growth recession » et « too-much stuff recession », sans oublier « a Feel-bad recovery » pour prendre conscience de la confusion actuelle.

Conclusion

Cette étude n’a fait que confirmer l’importance du discours et du choix des termes en matière économique, lesquels peuvent être mis à profit de manière stratégique pour influencer les agents économiques, mais ils peuvent également être considérés comme baromètres de la confiance de ces mêmes agents. La terminologie utilisée pour parler du cycle économique constitue en quelque sorte un miroir de l’état psychologique du public et chacun sait qu’il ne peut y avoir de reprise et de croissance sans confiance. L’environnement économique pris en compte ici présente la particularité d’être hors norme. Indéniablement, cette ère nouvelle, où tout semble s’accélérer, que ce soit la productivité, la circulation de l’information, l’innovation, le progrès technologique ou encore la création de nouveaux emplois, est déstabilisante, au point que l’appréciation du cycle économique s’en trouve affectée. La récession est, de ce fait, difficile à cerner pour les autorités compétentes : son début n’est pas encore identifié avec certitude et sa fin n’a pas encore été prononcée. Dans ce contexte, l’approche que nous avons tentée, au delà des données chiffrées que nous avons pu analyser, a permis de mettre en évidence une terminologie à la recherche d’elle-même, reflet des doutes et hésitations du moment. Nous avions déjà parlé de « terminochronie » pour incorporer la dimension diachronique dans les études terminologiques, il semblerait que « terminométrie » soit désormais un vocable à ajouter également aux préoccupations des chercheurs en terminologie. Le flou terminologique actuel en matière de cycle économique semble une parfaite illustration du principe économique de Schumpeter (1942) : la « destruction créatrice » doit aussi être envisagée en terminologie. Les termes vidés de leur contenu par l’évolution des choses sont appelés à être remplacés par de nouveaux termes mieux adaptés aux nouvelles circonstances. Peut-être allons-nous assister à l’élaboration d’une sorte d’échelle de Richter de la récession ou même à la création de termes nouveaux et bien distincts selon les degrés de gravité et la durée des récessions, d’une part, ou l’ampleur et la vitesse des reprises, d’autre part. Il est trop tôt pour pouvoir se prononcer sur l’impact que les changements actuels qui marquent notre environnement économique auront sur la langue, mais c’est une étude qu’il sera intéressant de prolonger sur ce plan. S’il en était encore besoin, ceci fait la démonstration de la nécessité d’une approche diachronique et contextuelle de la terminologie.