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Il aura fallu annoncer la mort de Dieu pour parler de la mort de l’homme. Et avec la mort de l’homme, la fin du sujet. Mais faut-il aller si vite en besogne ? Ladite « fin du sujet » ne conduit-elle pas en réalité vers un nouvel enracinement — à partir du corps plutôt que dérivé de la conscience ? Penser aujourd’hui la subjectivité exige en effet de faire le détour par la divinité, non pas pour des raisons théologiques d’abord, mais plutôt philosophiques. Car si tout est affaire « de place » pour parler de Dieu (E. Jüngel)[1], tout est aussi affaire « de place » pour parler de l’homme (M. Foucault)[2]. Plutôt que de simple existence (quid), de généalogie (quis) et même de modalité (quomodo) — et de l’homme et de Dieu —, on cherchera donc maintenant leurs topos ou le lieu pour encore en parler (ubi), sinon en eux-mêmes, au moins dans la culture.

La question en effet se pose. De l’absence de Dieu, à l’absence de l’homme, voire à la disparition du sujet, la conséquence est-elle bonne ? Elle peut certes, et au moins historiquement, s’envisager (de Nietzsche à Foucault compris). Mais elle ne vaut pas en réalité conceptuellement. Car à bien lire le philosophe de Sils-Maria, et pour suivre une orientation qui sera aussi la nôtre, l’enjeu ici n’est pas d’abord celui de la « dé-subjectivation » ou de la « mort du sujet », mais en réalité d’une autre constitution de la subjectivité. Plutôt que de détruire le sujet, Nietzsche propose en effet de le soumettre et de l’asservir au corps. Un geste qui ne signifie pas que le sujet soit annihilé, mais qu’il devient au contraire lui-même « autre » ou « sujet » d’un autre — d’une autre instance en lui, au sens où il y est à proprement parler « a(s)-sujetti ». Le « Soi » (das Selbst) de la grande raison du corps prend ici le relais du « moi » (das Ich) de la petite raison de la conscience — et par là non seulement inverse la relation de l’âme au corps, mais invente un nouveau rapport de forces par lequel l’enchevêtrement des passions et des pulsions dit plus, et peut-être davantage, que les simples prescriptions de la conscience, voire même de l’inconscient.

Des morts de Dieu à ladite mort de l’homme, et de la mort de l’homme au relèvement d’un sujet pluriel déchiffré au fil conducteur du corps et dans un Soi avant moi : tel est le vaste détour qu’il nous faut ici opérer, si tant est que la question de la subjectivité ne puisse pas se départir du cadre dans lequel elle a d’abord été fixée (divinité, égoïté et corporéité). Peut-être y a-t-il en effet plus radical que le « Ça » (das Es) en deçà du « moi » (das Ich) chez Freud [Ça n’a rien à voir] — à savoir le « Soi » (das Selbst) avant « moi » (das Ich) chez Nietzsche. Dans la substitution du « Soi » au « Ça » — ou du Selbst au Es — se joue tout l’écart qui va de la pulsion de mort à la pulsion de vie, ou de l’anorganique à la force créatrice. Un choix de Nietzsche plutôt que de Freud pour parler cette fois de la vie plutôt que de la mort, qui certes ne s’appuie pas sur le possible relais de la pulsion de mort par la pulsion de vie parfaitement démontré par le fondateur de la psychanalyse, mais par là que nous optons ici pour la voie de la créativité (Dionysos) plutôt que de la sexualité (Éros et Thanathos)[3].

I. Des « morts » de Dieu

Atteindre l’hypothèse de la fin du sujet ou de la mort de l’homme (Foucault), c’est donc en passer d’abord par la mort de Dieu (Nietzsche), mais en poussant à bout l’hypothèse. Longtemps en effet, et trop peut-être, la philosophie, et y compris la théologie, ont centré leur débat autour de la seule question de la « mort de Dieu », sans y voir l’ultime conséquence — celle de la mort de l’homme ou au moins du « dernier homme ». De cela on ne se lamentera pas, mais on relèvera plutôt le défi. Car s’il est aujourd’hui une revendication, justifiée ou non, de la mort de l’homme, c’est en cela qu’elle épuise en amont toutes les interprétations possibles de la mort de Dieu et qu’elle cherche en aval une figure de l’autre homme, voire du surhomme. À la question de Dietrich Bonhoeffer, « Et si Dieu n’était pas donné ? » (etsi Deus non daretur ?), on passera à une nouvelle interrogation à formuler en ces termes pour aujourd’hui : « Et si l’homme n’était pas donné ? » (etsi homo non daretur ?). Il n’y a pas là concession à l’humanisme contemporain, mais capacité à relever le défi d’un sujet qui n’est plus premier, sans être néanmoins définitivement détruit ou annihilé.

Au nombre des interprétations des « morts » de Dieu, il y a d’abord celles qui ont immédiatement vu dans la formule de l’insensé du Gai Savoir « Dieu est mort » (§ 125), la plus grande annonce inhérente au message chrétien lui-même. Le chrétien est précisément celui qui croit, ou à tout le moins pense, que « Dieu meurt ». La plus haute vérité du christianisme serait ainsi annoncée et corroborée par Nietzsche lui-même. Prophète du Vendredi saint, voire de l’absence de Dieu, le philosophe de Sils-Maria aurait vu l’une des grandes originalités de la religion chrétienne relativement au judaïsme : la possibilité d’un « Dieu qui meurt », et qui même « est mort », au moins en la figure de son Fils. Seul manquerait à Nietzsche d’avoir opéré le retournement dialectique de la mort à la résurrection, et donc du négatif comme le plus haut lieu du positif (cf. les théologies de la mort de Dieu [Vahanian, Hamilton, Buren, Altizer, etc.])[4].

Vient alors l’autre interprétation de la « mort de Dieu », probablement moins récupératrice et plus subtile cette fois. Celle qui consiste à voir dans la possibilité du « Dieu qui meurt » non pas seulement ni d’abord une vérité du christianisme, mais la fin ou la mort du concept de Dieu plutôt que de Dieu lui-même, la fin du principe, dès lors que celui qui meurt est certes le « Dieu des chrétiens », mais aussi le « Dieu de Platon » et tout principe métaphysique en tant que tel : « ainsi le mot “Dieu est mort” », faut-il dire avec Martin Heidegger dans le fameux « Mot de Nietzsche “Dieu est mort” », « signifie : le mode suprasensible est le sans pouvoir efficient […]. La Métaphysique, c’est-à-dire pour Nietzsche la philosophie occidentale comprise comme platonisme, est à son terme[5] ». Dieu est donc mort pour Heidegger, mais le Dieu mort marque la seule fin de la métaphysique, quoi qu’il en soit de sa possible relève dans l’unique dimension neutre du « Sacré », voire du « Quadriparti » — la terre, le ciel, les divins et les mortels[6].

De là, cela va sans dire, il n’y aura alors qu’un pas pour sauver le christianisme lui-même. Prenant judicieusement appui sur Martin Heidegger, mais à l’époque cette fois où le thème de la mort de Dieu était encore dans toutes les têtes voire sur toutes les bouches (L’idole et la distance), Jean-Luc Marion consacrera ainsi la mort de Dieu comme « mort de l’idole » ouvrant sur le salut ou la révélation de l’« icône ». Le Dieu qui meurt n’est en rien « Dieu comme tel », mais le concept que nous avons construit de Dieu, libérant le Fils comme véritable icône du Père, qui non seulement meurt mais aussi ressuscite. La fascination de l’étude est telle ici qu’on ne peut qu’y souscrire, à condition toutefois d’avoir déjà fait profession de christianisme et d’avoir vu dans la Figure du Fils celui qui déjà meurt (en accord avec Nietzsche) et qui ressuscite (en dépassant Nietzsche)[7].

Troisième interprétation, dont nous avons directement traité par ailleurs, celle appuyée sur Didier Franck (Nietzsche et l’ombre de Dieu) : « […] prononcer la mort de Dieu n’équivaut pas à en annoncer la résurrection. La mort de Dieu [chez Nietzsche] n’est pas celle du Fils qui ressuscite pour siéger à la droite du Père[8] ». Dits dans nos propres termes, et ceux de Métamorphose de la finitude donc : « Seul peut mourir un Dieu vivant[9] ». Ce n’est pas d’abord le Dieu « des philosophes et des savants » qui meurt (nul n’a jamais vu un concept ou une idole ni vivre ni mourir), mais bien le « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », le Dieu « des croyants » (Pascal) précisément ici visé parce que crucifié sur la croix — celui qui est abandonné par les disciples aux pieds du Golgotha, comme celui qui vocifère dans un cri de déréliction : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27,46). Le mot de Dieu, pour suivre strictement l’autre cri, de l’insensé de Nietzsche cette fois, n’est pas simplement celui du Dieu qui « est mort », mais celui du Dieu qui « reste mort » — annonce des « fossoyeurs qui ont enseveli Dieu » et odeur de « la putréfaction divine » : « Dieu est mort, Dieu reste mort[10] ». Loin de toute récupération, en mode chrétien s’entend, on ne tiendra ni que le Dieu qui meurt est précisément la vérité, ou une vérité, du christianisme (Vahanian), ni que seule meurt l’idole ou le concept de Dieu et qu’ainsi demeure sauve l’icône du Christ (Marion), mais qu’il en va ici de la « mort du Père », voire de la « force de l’Esprit », et non seulement de la « mort du Fils ». En n’atteignant que la deuxième personne de la Trinité, la mort de Dieu ne désigne que le Fils. Et pourtant « Dieu lui-même est mort », chante pertinemment le cantique de Luther[11].

C’est ainsi la puissance même de la résurrection qui est ici mise au défi au regard de l’autre réquisit de la « force » dans le Zarathoustra de Nietzsche. D’où la nécessité — et pour répondre au fameux paralogisme de la force (transformation de la force en faiblesse) — de penser l’Esprit Saint comme « force ressuscitante », et non plus comme seule « unité du Père et du Fils » (schème circulaire latin) ou « don de Dieu au monde » (schème linéaire grec) : « […] quelle force extraordinaire (to uperballon egethos tês dunameôs), le Père a déployé en notre faveur à nous les croyants », écrit littéralement saint Paul dans l’Épître aux Éphésiens ; « […] son énergie (energeian), sa force toute-puissante (kratous tês ischuos auto), il les a mises en oeuvre dans le Christ, lorsqu’il l’a ressuscité des morts » (Ep 1,20). Ou encore, et pour le dire cette fois avec le célèbre Cantique de Zacharie : « Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, il fait surgir la “force qui nous sauve” (keras sôtêrias) » (Lc 1,69).

Au « Sur-homme nietzschéen », on opposera donc et en quelque sorte le « Sur-Dieu des chrétiens ». À cette différence près cependant, et non des moindres, que « la force venue de l’homme ou du Surhomme » (la volonté de puissance) est délivrée par soi — Zarathoustra —, alors que « l’autre force venue de Dieu ou du Sur-Dieu » — l’Esprit Saint — est pour le disciple reçue par un autre. Ce n’est pas à la force et à l’exercice de sa puissance à laquelle doit renoncer le christianisme, mais à l’appropriation de la force ou à l’exercice de sa propre puissance comme tirée seulement de soi et non pas de Celui qui l’est, et qui la possède en propre : « ma force et ma puissance (chant), c’est le Seigneur » — Fortitudo mea, et laus mea Dominus — psalmodie le Cantique de Moïse (Ex 15,2)[12]. Et telle est aussi, philosophiquement traduite cette fois, la grande leçon de Schelling que le croyant s’efforcera de ne pas oublier, en la magnifique et ultime phrase, ou presque, des Âges du monde : « Tout peut se communiquer à la créature, à une exception près : avoir en soi le fondement immortel de la vie, être de et par soi-même[13] ».

On l’aura donc compris. Si l’on peut en venir aujourd’hui à requérir une « trinité nietzschéenne » (Dionysos, Ariane et le Surhomme) pour remplacer la « trinité chrétienne » (Père, Fils et Esprit Saint), c’est en cela que la seconde a supplanté la première, cette dernière ayant abandonné sa force qui vient de Dieu précisément (l’Esprit Saint) pour la transférer à l’homme (le Surhomme). C’est en laissant la place, et en laissant de la place, nous l’avons dit (la question ubi pour parler de l’homme ou de Dieu), que le christianisme perd en quelque sorte « sa » place, ou « de sa » place. Point n’est question ici d’apologétique ni d’hégémonie. Mais c’est à revenir, ou à développer, une « théologie de la force » dans la pensée chrétienne, qu’elle ne sera pas ou plus intégralement surmontée par la pensée nietzschéenne, et à l’écoute pourtant de ses justes « provocations » pour notre temps : « Avant que la trinité déployée par Dionysos, Ariane et le Surhomme se dessine clairement, le Zarathoustra décrit une relation triangulaire entre un père (Zarathoustra), une mère (l’humanité) et un fils (le surhomme), préparant les trois places de la future trinité[14] ».

C’est donc à avoir oublié la force de Dieu en la confondant avec la faiblesse de l’homme que le christianisme a renoncé à sa puissance (ressuscitante) comme à son fondement (charnel ou corporel). Le vis-à-vis de la pensée de l’Éternel retour et de la résurrection de la chair entend ainsi opposer une force contre une autre force, voire une trinité contre une trinité, selon deux modes différents de la corporéité. L’intérêt et l’enjeu de ce nouveau dialogue avec le nihilisme reviennent alors et d’une part à ne pas « baptiser Nietzsche » ou le récupérer en vue d’un quelconque salut de la christianité (il s’agit de s’y confronter plutôt que de l’assimiler), et d’autre part à reconnaître que de Nietzsche à saint Paul, un véritable corps à corps se joue, par quoi tout commence et se termine chez l’un comme chez l’autre par la corporéité, fût-ce pour autrement l’envisager (corporéité de l’assomption par soi ou du relèvement par un autre)[15]. Nietzsche ne critique pas seulement le christianisme, il le purifie. Mais cette fonction cathartique ne revient pas à le faire nôtre, et encore moins à lui tordre le cou comme à la poule à qui on fait mine de lui donner à manger. Elle exige au contraire de reconnaître, et d’avouer, que l’« euthanasie silencieuse du christianisme » étend effectivement et progressivement son ombre sur l’Europe, et que le cri intégral de l’insensé — « Dieu est mort, Dieu reste mort » — est bien devenu aujourd’hui le véritable défi de notre christianité. « Mort de Dieu » certes, mais aussi « mort de l’homme », comme l’une des plus grandes conséquences qui peut en être tirée.

II. Etsi homo non daretur ?

Etsi Deus non daretur ? — « Et si Dieu (d’abord) ne nous était pas donné ? » La formule de Dietrich Bonhoeffer tirée de Résistance et soumission est connue. Loin de nier Dieu, elle fait voir qu’il nous faut (en un certain sens) vivre « sans » Dieu sans être « contre » Dieu. Il est, selon le pasteur protestant mort au camp de concentration de Flossenbürg en Bavière, dans le projet même de Dieu de nous laisser vivre sans lui, au moins au sens où il ne saurait être la béquille de ce qui nous manquerait pour exister : « […] nous ne pouvons être honnête sans reconnaître qu’il nous faut vivre dans le monde — etsi deus non daretur [comme si Dieu ne nous était pas donné]. En devenant majeurs, nous sommes amenés à reconnaître de façon plus vraie notre situation devant Dieu. Dieu nous fait savoir qu’il nous faut vivre en tant qu’hommes qui parviennent à vivre sans Dieu […]. Devant Dieu, et avec Dieu, nous vivons sans Dieu[16] ».

Etsi homo non daretur ? — « Et si l’homme (ensuite) ne nous était pas donné ? » Telle est pourtant, et maintenant, la question qu’il nous faut ici soulever, selon une formulation qui n’est ni de Nietzsche, ni de Bonhoeffer, ni de Deleuze, ni même de Foucault, mais qui nous semble pourtant bien résumer l’enjeu contemporain d’une lecture ou relecture de la subjectivité. Car Dieu étant mort et « restant mort », au moins dans la plus large partie de la culture contemporaine en Occident, on pourrait alors croire l’homme quant à lui bien vivant, et même le seul vivant. Le constat pourtant est inverse. Après avoir survécu à Dieu, et ainsi que Nietzsche l’avait annoncé selon une inéluctable avancée du nihilisme, l’homme lui-même s’est aussi épuisé à exister. Ainsi en viendrait-il, ou en est-il déjà venu, à mourir lui aussi, en cela qu’il aurait été en même façon « inventé », et avec lui tout le fatras d’une égoïté en mal de s’affirmer. La centralité de l’humain se serait tant et si bien substituée à la centralité du divin, que l’idée même d’un centre serait aujourd’hui à contester, en lieu et place où le sujet se serait lui-même institué.

On le sait, cette hypothèse de la « mort de l’homme », en particulier ouverte par Michel Foucault en finale de son ouvrage Les mots et les choses (1966), a fait long feu, et les discours théologiques ne l’ont cette fois que peu, ou rarement, prise à partie — y voyant à la fois le décret de la plus radicale négation du principe de la création, et l’entreprise eugéniste d’un humain qui, faute d’être créé, en viendrait maintenant à s’inventer. Pourtant, et par un choc en retour plutôt inattendu, la question d’une fin de l’humain ou d’un certain type d’homme revient en force aujourd’hui avec tous les débats, et toutes les pratiques, autour du « transhumanisme ». Une fin de l’homme est ici, et en même façon, présupposée, voire annoncée, pour que naisse l’hypothèse de l’homme augmenté. Il y a certes loin du transhumain scientifico-technique contemporain au surhomme esthète nietzschéen. Mais l’un et l’autre procèdent néanmoins d’une même souche : l’hypothèse de la mort de l’homme, ou à tout le moins du « dernier homme ».

La question du nihilisme prend donc ici et maintenant le relais de celle de l’athéisme. Non plus uniquement « Dieu est mort, Dieu reste mort », mais l’allégeance finale au dernier homme, et la volonté de s’en contenter : « […] donne-nous ce Dernier Homme, ô Zarathoustra, criait la foule ; fais de nous ces Derniers Hommes ! Et garde pour toi le Surhumain[17] ! » Il y a en effet plus difficile que l’éventualité d’un monde sans Dieu, voire que la revendication d’un monde contre Dieu, c’est l’hypothèse d’un monde sans l’homme, voire contre l’homme. Et que les chrétiens et les croyants ne vocifèrent pas trop vite contre cette nouvelle déclaration de la « mort de l’homme », comme leurs aînés se sont insurgés contre celle de la « mort de Dieu ». Non pas qu’elle soit vraie, et peut-être est-elle même plus fausse ou totalement fausse, mais en cela que le défi ne saurait pas, là non plus, ne pas être relevé. Car à laisser Dieu mourir au moins dans la culture, mais aussi l’homme, peut-être pourrait-il alors arriver qu’un nouveau mode de l’humanité, voire un autre type de « sujet humain », soit en train de s’inventer. Et l’homme croyant ou confessant ne saurait s’en exempter, ou à tout le moins ne pas lui aussi le penser, au risque à l’inverse de toujours se réfugier dans le seul monde du déjà donné.

Le retour à la fameuse finale de Michel Foucault dans Les mots et les choses (1966) impose en effet et non seulement de reconnaître que « l’homme moderne n’est possible qu’à titre de figure de finitude[18] » — ce à quoi nous avons largement fait écho dans Métamorphose de la finitude[19] —, mais « qu’une chose en tout cas est certaine : c’est que l’homme n’est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain[20] ». L’homme en effet, et selon Foucault, est une « invention récente », une idée ou une création culturelle plutôt que naturelle, une certaine conception que l’Occident avec sa raison a de lui-même. Une hypothèse qui se tirerait de la petite Logique de Kant, datée de 1800, soit quatre ans avant sa mort, où se pose précisément l’ultime question de « qu’est-ce que l’homme[21] ? » — après la question « que puis-je connaître ? » (Critique de la raison pure), « que dois-je faire ? » (Critique de la raison pratique), et « que m’est-il permis d’espérer ? » (La religion dans les limites de la simple raison). Bref, l’humain serait très exactement, et toujours selon Foucault, une « invention » de la fin du xviiie siècle ou du début du xixe siècle dont, sinon le xxe siècle avec ses génocides, mais aussi et peut-être plus encore le xxie siècle avec ses modifications génétiques, aurait proclamé ou annoncé la fin[22].

Pas davantage alors qu’il ne fallait tomber hier dans une « théologie larmoyante » face à l’hypothèse de la mort de Dieu selon Eberhard Jüngel[23], pas davantage faut-il alors sombrer aujourd’hui dans une « philosophie pleurante » face à celle, plus contemporaine, de la mort de l’homme. « Retenons nos larmes » implore Foucault dans son texte « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), et « sur la mort de l’homme, il n’y a pas de quoi pleurer », commente Deleuze dans son annexe de son ouvrage intitulé Foucault[24]. Ne pas pleurer n’est pas ni nécessairement « consonner » ni même « approuver », mais à tout le moins accepter de « se confronter », et par là même de « penser ». Et sur ce point il y a peut-être plus dans Gilles Deleuze commentant Foucault, que dans Foucault lui-même. Car ce qu’il y a de plus chez Deleuze, c’est Nietzsche précisément, ou plutôt un autre rapport à Nietzsche. Les deux amis ne le furent pas toujours, nous le savons. Et des raisons philosophiques, et non seulement amicales, ont créé la discorde, et probablement aussi produit la distance. Mais par là, dans leur différence même, ont-ils osé penser, et différemment avancer.

Au nombre de leurs différences, ou mieux de leur différend, on comptera donc et en particulier leur relation à Nietzsche et à son oeuvre, l’un le tirant vers l’arrière dans le « généalogique » (Foucault), et l’autre le poussant vers l’avant en vue du « surhomme » (Deleuze). Ce qui revient ainsi à Deleuze, et qui n’appartient pas à Foucault, est d’ouvrir la « mort de l’homme » — la question du « dernier homme » ou celle du nihilisme — sur celle du « surhomme ». Alors que Foucault ne voit en l’homme moderne qu’un ensemble de possibles culturels en charge de s’inventer une humanité, dans un arbitraire qui a certes ici de quoi déconcerter, Deleuze en appelle quant à lui à « une formation de l’avenir » qui donne des raisons sinon d’espérer, au moins de ne pas totalement désespérer : « […] la question toujours reprise est donc celle-ci : si les forces dans l’homme ne composent une forme qu’en entrant en rapport avec des forces du dehors, avec quelles nouvelles forces risquent-elles d’entrer en rapport maintenant, et quelle nouvelle forme peut-il en sortir qui ne soit plus Dieu ni l’Homme ? C’est la position correcte du problème que Nietzsche appelait “le Surhomme”[25] ». Avec cette question et son « positionnement correct », nous comprenons que l’avenir de l’humain n’est pas seulement livré à l’arbitraire, voire à l’éphémère en train de s’inventer, mais qu’il entre et joue dans un nouveau « rapport de forces » dont l’homme moderne, philosophe mais aussi théologien, ne saurait si aisément se retirer et s’exempter.

Car il y a certes le « dépli » aux yeux de Deleuze, héritant en cela de sa lecture de Leibniz — les « forces d’élévation à l’infini » qui caractérisent la philosophie au moins depuis le xviie siècle. Puis vient ensuite, et selon une voie aussi quant à nous largement empruntée (Métamorphose de la finitude), le « pli », ou les « forces de finitude » qui caractérisent le xixe et le xxe siècle. Mais arrive maintenant, ou surgira selon lui, le « surpli », le « nouvel infini créateur » déployé dans la figure du surhomme — au xxie siècle ou plus tard : non plus « élévation à l’infini » (dépli) « finitude » (pli), mais cette fois « fini-illimité » (surpli) ; tel est le nouveau « rapport de forces » dans lequel l’homme, aujourd’hui, est censé « entrer en rapport ». Et ce surhomme, ajoute et commente Deleuze selon une suggestion que tout philosophe du chaos ferait bien de méditer, « c’est, suivant la formule de Rimbaud, l’homme chargé des animaux mêmes », « c’est l’homme chargé des roches elles-mêmes, ou de l’inorganique », « c’est l’homme chargé de l’être du langage (de “cette région informe, muette, insignifiante, où le langage peut se libérer”, même de ce qu’il a à dire)[26] ».

Le surhomme donc, celui qui veut ou qui voudrait monter au plus haut, est en réalité celui qui descend au plus bas. Lui aussi « va vers les hommes », et déclare « j’aime les hommes », pour suivre le prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra[27]. Mais on ne saurait parler d’une kénose du surhomme puisque jamais Zarathoustra ne se défait véritablement de lui-même, contrairement au Fils de Dieu qui, selon l’hymne aux Philippiens, « se vide » (ekenosein) de sa divinité pour rencontrer l’humanité (Ph 2,6). Reste que le prophète du surhomme — fût-il certes « trop plein » de lui-même plutôt que « vidé » de lui-même — sait, ou plutôt n’a pas oublié, que rejoindre les hommes n’est pas écraser mais plutôt (se) dépasser. Point n’est question ici de renoncer à sa force mais plutôt l’exprimer — quoique et certes à partir de soi seulement, et non pas d’un autre, ainsi que nous l’avons souligné : « créer ce qui le dépasse, c’est là l’objet de son désir suprême, de toute sa ferveur », déclare Nietzsche contre les contempteurs du corps au sujet cette fois et précisément du « Soi du corps » (das Selbst). « Mais à présent il est trop tard », déplore Zarathoustra voyant à quel point l’homme, le vieil homme, le dernier homme survit et bouge encore, faute de faire place et de laisser place au surhomme : « Aussi votre Soi veut-il mourir, ô contempteurs du corps. Votre Soi veut périr, et pour cette raison vous êtes devenus les contempteurs du corps. Car vous n’êtes plus aptes à créer ce qui vous dépasse. Et c’est pourquoi vous vous irritez contre la vie et contre la terre […]. Je ne suivrai pas vos voies, contempteurs du corps. Vous n’êtes pas les ponts qui mènent au Surhumain[28] ».

III. Au fil conducteur du corps

On en conviendra ainsi et définitivement avec Gilles Deleuze, au moins pour aujourd’hui : « […] on défigure Nietzsche quand on en fait le penseur de la mort de Dieu. C’est Feuerbach le dernier penseur de la mort de Dieu […]. Mais pour Nietzsche, c’est une vieille histoire ; et comme les vieilles histoires ont pour propre de multiplier leurs variantes, Nietzsche multiplie les versions de la mort de Dieu, toutes comiques et humoristiques, comme autant de variations sur un fait acquis. Mais ce qui l’intéresse, c’est la mort de l’homme[29] ».

Qu’on se le dise donc pour acquis. Si Nietzsche n’est pas d’abord, ou pas seulement, le penseur de la « mort de Dieu », de quoi est-il alors le penseur ? Il l’est certes du dernier homme, nous venons de le montrer, et donc de l’homme de la métaphysique classique (l’élévation à l’infini, le dépli) et aussi de l’homme tel qu’il est encore décrit et analysé dans le cadre de la philosophie contemporaine (les forces de la finitude, le pli). Mais il y a un après, ou plutôt un « après de l’après », si l’après désigne encore et toujours le seul dépassement de la métaphysique ou l’horizon de la finitude. Et cet après de l’après se nomme alors « corporéité », « animalité », « chaos » — ou autrement dit « Descente dans l’abîme[30] ». Sans aller jusqu’à tenir stricto sensu avec Michel Foucault, que « Nietzsche l’a emporté sur Heidegger[31] », ou encore avec Gilles Deleuze que « Heidegger s’est trop précipité » ou qu’« il a plié trop vite[32] », on reconnaîtra néanmoins que la positivité du Surhomme prend à proprement parler le relais du dernier homme, et que c’est par là qu’il convient maintenant de commencer, ou plutôt de recommencer.

On commencera, ou on recommencera donc, mais au fil conducteur du corps cette fois : « Prendre pour point de départ le corps et en faire le fil conducteur, voilà l’essentiel », énonce un célèbre fragment posthume de Nietzsche. « Le corps est un phénomène beaucoup plus riche et qui autorise des observations plus claires. La croyance dans le corps est bien mieux établie que la croyance dans l’esprit[33] ». Loin de « renverser Platon » ou de « mettre simplement le corps à la place de l’âme » — et selon une pure inversion maintes fois dénoncée dans l’interprétation simplifiante de Heidegger sur ce point (au moins en cela que l’âme est un pôle unifié chez Platon alors que le corps est toujours pluriel chez Nietzsche)[34] —, Nietzsche fait donc du corps un principe d’interprétation, ou mieux de hiérarchisation. Se demander si « la philosophie jusqu’alors n’aurait pas absolument consisté en une exégèse du corps et un malentendu du corps[35] », ou encore affirmer avec audace que « c’est le corps qui philosophe (der Leib philosophirt)[36] », imposent alors non pas de penser le corps, mais de penser à partir du corps. Il ne s’agit pas là d’un renversement, mais plutôt d’un nouveau point de vue — celui qui prend pour point de départ la maladie plutôt que la santé, le sujet assujetti plutôt que le sujet agissant, le désordre ou l’autre ordre du corps plutôt que sa prétendue destruction ou désorganisation (on sait qu’un cancer épouse, contamine et transforme les cellules selon une effroyable logique davantage qu’il ne crée un pur désordre, quoique nous puissions et devions l’interpréter ainsi). Laissant donc de côté la question de savoir « si M. Nietzsche a recouvré la santé », pour suivre l’avertissement de l’Avant-propos du Gai Savoir et comme pour dépersonnaliser un débat qu’on aurait tort de ne pas universaliser, il convient de se demander « si la maladie n’était pas ce qui inspirait le philosophe », ou plutôt et plus radicalement, « que deviendra la pensée elle-même, soumise à la pression de la maladie[37] ? »

Une telle question n’est pas que jeu de mots ou jeu sur les mots. Car si « c’est le corps qui philosophe » et qui donc est le véritable « sujet », ou si la pensée se transforme « sous la pression de la maladie » (quiconque est « revenu » d’une grave maladie le sait qui se retrouve vivant en profitant davantage de la vie en même temps qu’il en connaît maintenant le caractère hautement éphémère, voire arbitraire), c’est que dans la maladie précisément la santé ne saurait davantage régner, ni s’ériger en principe de domination, voire en gouverneur et en gouvernail du corps. La définition du chirurgien et physiologiste René Leriche (1879-1955) est connue : « la santé c’est la vie dans le silence des organes[38] ». Dit autrement, le corps se tait, ou ne parle pas quand pense la pensée, ou à tout le moins quand parle ou croit pouvoir parler la seule conscience. On ne pense pas, ou on n’a pas encore fait l’expérience de « penser au fil conducteur du corps », tant qu’on ne fait que parler du corps, et qu’on n’a pas encore fait l’expérience de laisser parler le corps, parce que parfois se tait la conscience quand crie, dans un bruit assourdissant et au coeur de la maladie, la lutte pour la survie des organes. Le « philosophe médecin » tant désiré par Nietzsche[39] n’est pas celui qui nie le point de vue de la maladie, mais qui au contraire « sait » véritablement ce qu’il en est, et en quoi elle « transforme », voire « transfigure », l’existence comme aussi le corps, pour déployer un point de vue qui jusque-là n’avait jamais été envisagé.

Plutôt donc que d’en rester à la question du sens, et de faire de l’angoisse le lieu du surgissement du néant d’où l’homme tire la signification propre de son existence (Heidegger), on dira plus trivialement et de façon encore une fois physiologique et à la suite de l’anatomo-pathologiste Xavier Bichat cette fois (1771-1802), que la vie est ici « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort[40] ». Citée certes par Gilles Deleuze plutôt que par Friedrich Nietzsche qui l’aurait peut-être trouvée encore trop réactive — car la vie ne « résiste » pas, elle « crée » —, une telle définition du vivant possède au moins le mérite de dire ce qu’il en est aussi de l’homme : à savoir non pas uniquement une conscience qui se pose la question du sens, mais d’abord un organisme qui lutte contre sa destruction et qui, pour lui, fait toujours non-sens. Y compris pour Bichat, il n’y a pas de mort naturelle. Toute mort est une « mort violente », non pas uniquement pour celui qui la vit (perspective métaphysique), ou pour les proches qui y assistent (perspective éthique), mais aussi pour le corps lui-même qui de bout en bout se bat contre la destruction, voire la décomposition, et qui, dans cette lutte « dans » la vie qui n’est pas seulement une lutte « pour » la vie, découvre en lui sa propre capacité de résister, voire aussi de créer pour exister (perspective créatrice et organique)[41]. Le « fil conducteur du corps » ne revient pas simplement à « suivre un fil » comme on poursuit une « voie toute tracée ». Si « fil d’Ariane » il y a, et on sait combien il compte et il a compté pour Nietzsche — « il m’arrive d’aimer les humains, [Dionysos] faisait allusion à Ariane qui se trouvait là », dicte un paragraphe célèbre de Par-delà le bien et le mal [42] —, c’est en cela seulement que le labyrinthe du corps est ce en quoi je me perds pour ne jamais me retrouver. Quiconque a subi l’épreuve de la désorganisation du corps — ou plutôt de l’autre logique, dite pathologique, de la corporéité — sait pour toujours, et à ne jamais plus en douter, que « c’est le corps qui philosophe », si tant est que l’on puisse ou que l’on doive encore penser.

Qu’on ne s’y trompe pas cependant. Car si nous sommes d’abord bien faits de vie instinctive, voire animale, de sorte que « toutes les fonctions organiques d’autorégulation, d’assimilation, de nutrition, d’élimination, d’échanges, sont encore synthétiquement liées, comme préforme de la vie[43] », c’est par là d’abord que « rien ne nous est donné comme réel sauf notre monde d’appétits et de passions », et que « la pensée elle-même n’est que le rapport mutuel de ces instincts[44] ». Dit autrement, et il convient d’y insister, « partir du corps ou de la physiologie », pour reprendre une autre expression de Nietzsche dans un fragment posthume cette fois[45], n’est pas tout réduire ou se réduire au corps, bien au contraire. Ou plutôt, pour prévenir l’usage commode des mots « instincts » et « pulsions » qui pourraient bien n’être qu’« une facilité que l’on se donne » ou « de ces mots-écran, de ces mots destinés à cacher pudiquement notre impuissance à expliquer[46] », on reconnaîtra que penser à partir du corps, au sens du génitif subjectif où le corps lui-même pense plutôt qu’il n’est pensé, est lui reconnaître un pouvoir d’interpréter, comme aussi de différencier, voire de juger et de hiérarchiser.

Au « jugement dernier de la conscience », si on peut le dire ainsi, Nietzsche substitue donc le « jugement premier » du corps. Loin de tout « phénoménisme du monde intérieur[47] », le corps n’est pas intime à l’instar de la conscience qui pourrait se nourrir de remords et de culpabilité à l’heure de paraître devant Celui qui devra en décider, mais il est « extime », non pas hors de soi, mais au contraire déporté de la conscience comme si elle ne pouvait le contenir, et encore moins le diriger ou le dominer. Loin de nier la notion de sujet, nous allons y revenir, Nietzsche introduit ici le « Soi » du corps (Selbst) en avant et en amont du « moi » de la conscience (Ich). Anticipateur de toutes les pulsions freudiennes de vie plutôt que de mort, mais par le biais de la créativité plutôt que de la sexualité (nous l’avons dit), le grand Soi du corps s’élève ici en maître — ou en Sujet absolu — dans la « sujétion » précisément du petit moi de la conscience : « […] par-delà tes pensées et tes sentiments, mon frère, exhorte Zarathoustra contre les “contempteurs du corps”, il y a un maître puissant, un sage inconnu, qui s’appelle le Soi (der heiszt Selbst). Il habite ton corps, il est ton corps[48] ».

IV. Le Soi avant moi

« “Le moi est haïssable”, le mot de Pascal est connu : vous, Miton, le couvrez, vous ne l’ôtez pas pour cela […]. Mais si je le hais parce qu’il est injuste, qu’il se fait le centre de tout, je le haïrai toujours[49] ». De célèbres et profondes analyses, et en particulier celles de Jean-Luc Marion, ont su montrer d’une part que si la « haine de soi » sert de départ elle ne saurait constituer un point d’arrivée (Le phénomène érotique), et d’autre part que le passage du « je » au « moi » est bien la grande opération de Pascal relativement à Descartes, de sorte que le sujet ne se donne pas au nominatif, mais à l’accusatif, voire au datif (Le prisme métaphysique de Descartes)[50]. Mais il y a plus, ou plutôt autrement, dans le rapport à Nietzsche, en particulier dans ce célèbre texte des « Contempteurs du corps » tiré d’Ainsi parlait Zarathoustra. On ne va plus ici du « je » au « moi », ce qui est déjà beaucoup, mais du « moi » au « Soi ». Étant passé du sujet au nominatif (je) au sujet à l’accusatif ou au datif (moi ou à moi), on passe maintenant au sujet au neutre — selon un cas grammatical absent de la langue française mais hautement présent dans la langue germanique : das Selbst, « le Soi ». Par sa possible neutralité, le sujet germanique radicalise la mêmeté ou l’identité du sujet en français, non pas pour le détruire, mais pour le tenir en deçà de toute substantialité, et même de toute identité. Ce qui sera vrai de Freud vis-à-vis de Groddeck (1866-1934) qui « substantive un pronom personnel » — « ça » (es) qui devient « le Ça » (das Es)[51] —, le fut d’abord de Nietzsche qui en a initié en guise de pionnier le mouvement grammatical, et déporté la question du sujet vers sa neutralité substantivée : « soi » (selbst) qui devient « le Soi » (das Selbst).

Ainsi le Soi se trouvera-t-il non pas comme l’accusé ou l’appelé d’un autre (à l’accusatif ou au datif d’un nominatif qu’il n’est pas d’abord lui-même), mais le synonyme d’une corporéité neutre qu’il lui faudra sinon s’approprier, au moins reconnaître que par elle, jusque dans son organicité, il lui faut penser : « […] je suis tout entier corps et rien d’autre, l’âme est un mot qui désigne une partie du corps[52] ». Que l’âme ne soit qu’un organe du corps, voire un instrument qui pourrait bien davantage l’en détourner qu’y reconduire, est certes une puissante décision qui relativise, ou à tout le moins régionalise, ce qui depuis toujours faisait le centre du moi : la conscience elle-même. Mais il y a plus, et il y a mieux, dans le « je suis tout entier corps » (Leib bin ich ganz). Car Nietzsche ne se contentera pas de tenir ou de soutenir à la suite de Feuerbach que « je suis mon corps » au sens où « l’homme est ce qu’il mange[53] », mais le « Soi » est ce corps lui-même qui domine la conscience, la « soumet », la « conquiert » ou la « détruit ». De là vient l’incroyable invective dans Ainsi parlait Zarathoustra du Soi au moi — ou du Soi avant moi : « […] le Soi dit au moi (das Selbst sagt zum Ich) : “souffre à présent”. Et le moi souffre et se demande comment faire pour ne plus souffrir — c’est à cela que doit servir la pensée. Le soi dit au moi (das Selbst sagt zum Ich) : “jouis à présent”. Et le moi ressent de la joie et se demande comment faire pour goûter souvent encore de la joie — c’est à cela que doit lui servir la pensée[54] ».

Cette célèbre « dictée du Soi au moi[55] » soumet d’abord le « moi » au « Soi », et donc la « petite raison » (kleine Vernunft) de la conscience à la « grande raison » (grosse Vernunft) du corps : « […] tu dis “moi” (Ich) et tu es fier de ce mot. Mais il y a quelque chose de plus grand, à quoi tu refuses de croire, c’est ton corps et sa grande raison (dein Leib und seine grosse Vernunft) ; il ne dit pas mot, mais il agit comme un moi[56] ». Mais le parallèle entre « le Soi qui dicte au moi de souffrir, et la conscience qui souffre en se demandant comment ne plus souffrir » et « le Soi qui dicte au moi de jouir et la conscience qui se demande comment continuer à jouir », a ici encore davantage à nous enseigner. Car ce qui importe est moins le commandement ou la prise de pouvoir du Soi sur le moi, ou du corps sur la conscience, que la conscience elle-même qui, en se mettant à distance d’elle-même, veut soit faire cesser le temps (la souffrance) soit le faire durer (la jouissance). En ce sens le corps est, ou serait, le lieu de l’immédiateté, du pathos ou du rapport instantané à soi, alors que la conscience est, ou serait, le lieu de la médiation, de la réflexion ou de la mise à distance du soi. Incapable de vivre l’instant présent à l’instar du « oui » de l’enfant, et toujours en mal d’un « ressentiment contre le temps et son il était », le dernier homme doit mourir pour que naisse enfin le surhomme : « […] le Soi créateur (das schaffende Selbst) a créé à son usage le respect et le mépris, il a créé à son usage la joie et la peine. Le corps créateur (das schaffende Leib) a formé l’esprit à son usage pour être la main de son vouloir[57] ».

Ainsi « une pensée se présente quand “elle” veut et non pas quand “je” veux », écrit le philosophe dans Par-delà le bien et le mal (en 1886), et pour aussitôt ajouter dans une formule pour le moins centrale pour l’avancée du Soi : « […] quelque chose pense (Es denkt) — mais que ce quelque chose soit justement l’antique et fameux “je” (alte berhümte “Ich” sei), voilà qui, pour nous exprimer avec modération, est une simple hypothèse, une assertion, en tout cas pas une “certitude immédiate”[58] ». Qu’on ne s’y trompe pas cependant. Dire avec Nietzsche que « quelque chose pense » (Es denkt) n’est pas dire avec Freud, ou plus encore avec Lacan plus tard, que « ça pense » en moi. Ou disons plutôt que si « ça pense en moi », ce « ça pense » n’est jamais une chose, ou une guise d’un quelque chose, puisqu’il faudra que les logiciens eux-mêmes, poursuit ce même texte, puisse « s’habituer à se passer eux aussi de ce “quelque chose” auquel s’est réduit le respectable “je” du passé[59] ». Dit autrement, s’il s’agit bien pour Nietzsche de “désubstantialiser” le sujet, en quoi le « Soi » n’est ni le « Moi » ni le « Je », il ne s’agit pourtant pas de le détruire ou de l’annihiler, à l’instar de Michel Foucault par exemple (supra) : « Nietzsche ne liquide absolument pas la notion de subjectivité, faut-il dire avec l’exégète Paul Audi […]. S’il est vrai qu’il a visé à détruire une certaine conception identitaire et substantialiste du sujet, il n’a jamais souhaité pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain[60] ». D’où le fragment posthume du philosophe de Sils-Maria, qui ne fait que confirmer l’assertion : « Le sujet seul est démontrable. Hypothèse — qu’il n’existe que des sujets — que l’objet est une sorte d’action de sujets sur des sujets — un mode du sujet[61] ».

La question alors se pose. Qu’il n’y ait « que des sujets » au pluriel cette fois, ou que « le sujet seul soit démontrable », implique-t-il alors que le corps, c’est-à-dire le Leib, ne soit pour Nietzsche qu’un “corps sujet” — selon l’option pour le moins discutable de traduire, chez Nietzsche aussi, Leib par « chair » plutôt que par « corps » ? En d’autres termes, peut-on si aisément passer de la désubstantialisation du sujet et de sa nécessaire existence comme subjectivation à sa réduction à un pur vécu ou un Leib dont la « chair » serait le terme approprié et non pas le « corps[62] » ? La question certes ici importe, car trop souvent dans le cadre de la phénoménologie contemporaine, et parfois aussi par sa rétroaction sur la pensée nietzschéenne, nous identifions le sujet au corps, et faisons donc du “corps sujet” le paradigme de toute corporéité par crainte de l’identifier à une quelconque objectivité. Edmond Husserl avait pourtant lui-même prévenu. On ne peut pas si aisément « réduire le corps » (Körper), ou disons que l’« incorporation » (Körperlichkeit) est plus difficile à penser que l’« incarnation » (Leiblichkeit). En phénoménologie, la « chair » est plus aisée à connaître que le « corps », ou le Leib que le Körper, comme chez Descartes « l’âme est plus aisée à connaître que le corps ». Ce qui m’est le plus propre, et le plus proche, m’est toujours le plus accessible[63]. Mais c’est précisément, et comme de façon rétroactive, une telle accessibilité ou coïncidence de soi avec soi que Nietzsche conteste par le « Soi », ou dans le Selbst de la grande raison du corps. Car, « si l’on doit encore ranger la plus grande partie de la partie consciente parmi les activités instinctives », pour suivre à nouveau Par-delà le bien et le mal, « et ce jusque dans la pensée philosophique », c’est en cela que le corps lui-même — c’est-à-dire de l’organique qui s’adresse aussi à de l’organique — s’exprime et se traduit dans la pensée philosophique.

Le corps se dit donc et certes en termes de pathos, y compris chez Nietzsche, mais un tel pathos n’est pas un affect, et encore moins une simple passivité ou auto-affection de soi avec soi. Le pathos, à l’instar du corps et de sa « grande raison », est d’abord « un champ de forces », pour reprendre la définition nietzschéenne du corps telle qu’elle est interprétée par Gilles Deleuze dans Nietzsche et la philosophie : « […] un milieu nourricier que se dispute une pluralité de forces[64] ». Ainsi y a-t-il une lutte entre les pulsions, et cette lutte définit-elle le corps lui-même, dont l’agir ne le cède pas d’abord à un pâtir, mais demeure toujours dans l’éternelle tension d’un sujet pluriel : « […] il ne reste alors pas de “choses”, faut-il dire à la suite d’un fragment posthume d’une haute densité, mais des quanta dynamiques dans un rapport de tension avec tous les autres quanta dynamiques […] — la volonté de puissance, non un être, non un devenir, mais un pathos est le fait le plus élémentaire, d’où ne fera que résulter un devenir, un agir sur[65] ». Bref, s’il est du pathos, voire de l’affect originaire chez Nietzsche, probablement ne l’est-il pas au sens henrien de l’archi-affection ou de la pure passivité en guise de totale intériorité, mais au sens proprement nietzschéen du conflit de forces toujours projeté dans une extériorité : « […] il faut garder à l’esprit cette détermination essentielle de toute la réflexion nietzschéenne, faut-il dire à la suite de Patrick Wotling : “l’agir est tout”[66] ».

Du pathos au Leib, la conséquence n’est donc pas nécessairement bonne chez le philosophe de Sils-Maria. Et telle est la raison pour laquelle on tiendra qu’il cherche en réalité peut-être, et déjà, sous le syntagme de « corps », quelque chose d’intermédiaire, ou une zone frontalière, entre le « corps étendu » et le « corps vécu », que nous avons nommé pour notre part « corps épandu » — en cela qu’il demeure animal et biologique dans sa consistance, mais humain et psychique ou regardé comme tel dans sa visée. Que mon corps, ou le corps de l’autre, soit épandu sur un lit dans le sommeil, épandu sur une table d’opération sous anesthésie, ou épandu sur la croix dans un cri de déréliction, c’est toujours ce même corps fait de chair et d’os, d’animalité et d’objectivité, qui est pourtant vécu et visé sur un mode d’humanité, non pas en cela que le second viendrait dépasser le premier, mais plutôt l’assumer, voire l’habiter et le transformer[67].

Ne pas oublier ce qu’il en est du « vrai corps » y compris dans son organicité, telle est la grande leçon du Soi (du corps) avant toute revendication du moi (de la conscience). Le Soi se tient avant moi non pas en cela seulement qu’il le précède, mais aussi qu’il le détermine de part en part. Ce qui ne signifie cependant pas qu’il n’y ait pas de moi ni de sujet — ce que Nietzsche de son côté n’a jamais nié —, mais plutôt que toute subjectivité de la conscience (le moi) provient de sa sujétion par le corps (le Soi), par quoi naît précisément le processus de subjectivation. Le mouvement est inverse, ou plutôt s’inverse. Il n’y a pas la conscience d’un côté et le corps de l’autre, ni simple retournement du rapport de l’âme au corps. Se produit là soudainement dans l’histoire de la pensée, mais aussi dans le cadre d’une réflexion aux limites ou aux confins de la phénoménalité, l’émergence d’une neutralité pulsionnelle qui fait notre humanité, comme aussi notre subjectivité.

Conclusion : Sur le dos du tigre

Il y aurait alors, et enfin, beaucoup à dire sur la comparaison du « Ça » et du « Soi » — du Ça n’a rien à voir que nous avons consacré à Freud, et du Soi avant moi dont nous traitons ici à l’appui de Nietzsche. De l’un à l’autre on trouvera évidemment une certaine communauté de pensée, mais le second (Nietzsche) se donne comme premier par rapport à l’autre (Freud). Mieux, il innerve une conception du « moi », et donc aussi du « Soi » (das Selbst), qui est loin d’être totalement identique à celle du « Ça » (das Es). Certes, nombreuses sont les confessions de Freud lui-même qui pense et voit dans le Ça de Groddeck (Le livre du Ça) une duplication de la pensée de Nietzsche. Ainsi écrit-il dans une note de Le moi et le Ça (1923) que « Groddeck a probablement suivi l’exemple de Nietzsche chez qui cette expression grammaticale est tout à fait courante pour désigner ce qui, dans notre ère, est impersonnel, et, pour ainsi dire, soumis à la nécessité de la nature[68] ».

Mieux, et parce que le père de la psychanalyse le suggère mais sans l’avoir vraiment lu — sachant aujourd’hui qu’il n’a eu qu’une connaissance de seconde main ou par ouï-dire de Nietzsche —, Freud écrit ces mots cette fois directement adressés à Groddeck dans une lettre datée de Noël 1922, et alors en pleine rédaction de Le moi et le Ça : « […] je pense que vous avez pris le Ça (littéralement, non pas associativement) de Nietzsche[69] ». Et Groddeck d’ailleurs de répondre, de façon pour le moins allusive, et à un autre correspondant d’ailleurs : « […] ce quelque chose qui se compose de conscient et d’inconscient, je l’ai appelé Ça (Es) par référence à Nietzsche et pour des raisons de commodité[70] ». Mais il y a là, et d’abord, une erreur linguistique et philologique, puisque Nietzsche parle explicitement du « Soi » (das Selbst) et non pas du « Ça » (das Es) dans l’ensemble de son oeuvre — excepté dans le « quelque chose pense » (Es denkt), mais jamais substantivé ici. Et on affirmera ensuite, quoique le père de Groddeck fût aussi un ami lointain de Nietzsche (il serait allé se recueillir sur sa tombe en 1904), qu’aucune filiation textuelle explicite ne peut être établie de Nietzsche à Groddeck, et encore moins de Nietzsche à Freud — et donc du « Soi » au « Ça ».

L’écart est en effet plus important qu’il n’y paraît, dans les termes certes — « Ça » (Es) et « Soi » (Selbst) —, mais aussi dans la conception qui y est envisagée. Car chez Freud, et la formule est célèbre tirée de Le moi et le Ça (1923), « le moi ressemble, dans sa relation avec le Ça, au cavalier qui doit refréner la force supérieure du cheval, avec cette différence que le cavalier s’y emploie avec ses propres forces et le moi, lui, avec ses forces d’emprunt[71] ». Quoi qu’il en soit donc de l’« écuyer du moi » certes ici déstabilisé, et parfois même emporté par sa monture, il n’en demeure pas moins et en partie le maître du « Ça », fût-ce en usant de la force du cheval que pour mieux le diriger. On le comprend et on le sait, à juste titre d’ailleurs. La psychanalyse dans sa visée thérapeutique désire soigner, et donc fera toujours du « moi » (das Ich) l’instance par où il faut passer, quitte à l’enraciner en une structure amorphe, appelée le Ça (das Es), en qui il vient s’ancrer[72].

Mais il n’en va pas du tout de même, et même pas du tout ainsi, chez Nietzsche précisément. Car le moi ou l’égoïté est à réinitier non pas pour le réintégrer dans la socialité (« aller mieux », dit-on, dans une sphère sociétale ou familiale), mais au contraire pour le désintégrer — ou plutôt pour lui donner à proprement parler d’autrement intégrer ou de « corporer », et cette fois selon sa propre créativité : « Je vous enseigne le Surhumain » dicte le prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra[73], car « l’homme est l’animal dont le caractère propre n’est pas encore fixé » précise Par-delà le bien et le mal[74]. Ainsi n’ira-t-on pas, ou plus, sur la « monture du cheval » à l’instar du moi en guise de cavalier du Ça (Freud), mais plutôt sur le « dos du tigre » en cela que l’indomptable Soi laissera libre cours aux forces ou aux pulsions du corps par lesquelles la figure de l’homme reste encore à inventer (Nietzsche) : « […] l’homme repose, indifférent à son ignorance sur un fond impitoyable, avide, insatiable et meurtrier, accroché à ses rêves en quelque sorte comme sur le dos d’un tigre », dicte de façon remarquable le jeune professeur et philologue Friedrich Nietzsche à son assistant Carl von Gersdorff dans un texte de jeunesse — « dans ces conditions, y a-t-il au monde un lieu d’où surgirait l’instinct de vérité[75] ? »