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Ce magnifique livre porte sur une forme de théâtre rituel (avec danse et mime) spécifique à la tradition du temple en l’honneur de Kr̥ṣṇa de Guruvayur au Kerala (Inde du Sud). Il s’agit d’un temple dont l’entrée est toujours strictement réservée aux hindous et qui pose par conséquent aux chercheurs occidentaux des difficultés supplémentaires s’ils n’ont pas la chance de bénéficier de la complicité de spécialistes hindous. Cet ouvrage est la seconde édition revue et augmentée d’un livre d’abord paru en 1993 grâce aux soins de Martha Bush Ashton-Sikora, alors professeure au Département d’art dramatique et de théâtre de l’Université de Californie à Berkeley. Elle avait publié en 1977 un livre sur le yakṣagāna, une forme de théâtre rural combinant chant, dialogue et danse, typique de certains districts du sud du Karnataka, qu’elle avait étudiée avec le maître Gopala Rao. C’était dans le but de mieux comprendre cette forme de théâtre que Mme Ashton-Sikora s’était aventurée plus au sud dans un temple de Arattupuzha (district de Trichur, Kerala), où, le 6 mai 1970, la troupe rattachée au temple de Guruvayur donnait un spectacle public. Il s’agissait justement de cette forme de théâtre qu’on appelle Kr̥ṣṇāṭṭam ou Kr̥ṣṇanāṭṭam. S’ensuivront une série de rencontres qui permettront à cette spécialiste du théâtre de l’Inde de voir elle-même un certain nombre de spectacles donnés à l’extérieur du temple, d’obtenir la permission d’être présente à certaines séances de formation des danseurs, de rassembler de l’information sur l’histoire de ce théâtre, et finalement, à partir de 1980, d’entrer elle-même dans le temple avec l’assentiment de l’administration du temple de Guruvayur.

Le livre débute par un très utile survol de ce parcours de recherche (Chapter 1, « My Introduction to Krishnattam », p. 1-20). Les quatre chapitres suivants tentent de reconstituer l’histoire de cette forme de théâtre. Le chapitre 2 (« The Time of the Zamorins [1962-1955] », p. 21-39) fait le point sur ce que l’on sait du passé de ce théâtre, entre autres ses rapports énigmatiques avec la Kr̥ṣṇagīti, un texte sanskrit qui ne parle pas directement de théâtre et qui est attribué à un certain Manaveda devenu en 1655 Zamorin, c’est-à-dire souverain du royaume de Calicut en Inde du Sud ; sur le support dont cette troupe de danseurs semble avoir toujours bénéficié de la part des Zamorins ; sur certaines légendes entre autres au sujet d’un arbre élengi (Mimusops elengi) sous lequel Manaveda se serait trouvé lorsqu’il eut une vision de Kr̥ṣṇa et qui aurait fourni le bois d’une image de Kr̥ṣṇa vénérée par cette troupe de danseurs ; et finalement sur les liens de cette danse avec le Kalaripayat, un art martial typique du Kerala. Il semble que le financement de cette troupe, qui a compté jusqu’à une cinquantaine de membres, ait toujours été assuré par les Zamorins, malgré les périodes plus difficiles qu’a connues ce royaume à l’époque coloniale. Les années 1955-1961 marquèrent un tournant dans la gestion de cette troupe. C’est à partir de cette date que celle-ci se rapprocha du temple de Guruvayur, qui relevait de la famille royale, et que M.K. Raja fut d’abord chargé de sa gestion. Déjà sous son leadership, la troupe trouva de nouvelles sources de financement et commença entre autres à exécuter des représentations à l’extérieur de l’enceinte du temple (« The Time of Transition [1955-61] », p. 40-43). En 1961, la troupe ne comptait plus que quinze membres et il a fallu que A.C.G. Raja prenne les choses en mains pour qu’elle retrouve vie et connaisse enfin du succès. Tout le chapitre 4 (« The Time at the Guruvayur Krishna Temple under A.C.G. Raja (1961-83) », p. 44-58) explique le rôle considérable qu’a joué ce grand gestionnaire dans le redressement de cette troupe. Il fallait non seulement assurer la subsistance de la troupe, mais réparer les costumes, les décorations, les masques, donner une meilleure formation technique aux chanteurs et musiciens, leur assurer une plus large publicité. En un mot, il était nécessaire « to transform Krishnattam from a museum piece into a living art form » (p. 49) en introduisant les correctifs nécessaires pour en faire une prestation de haute qualité. Sous la direction de Raja, en 1962, la troupe donnait 25 spectacles à l’extérieur de Guruvayur, et en 1983 quand il se retira, ce chiffre avait grimpé à 65 spectacles par saison. En 1979, la troupe se rendait en Europe, en 1985 aux États-Unis ; en 1981, elle recevait une invitation pour la station de télévision de Madras. Un court chapitre 5 (« The Recent Time [1984-90] », p. 59-63) poursuit la description des dernières améliorations du Krishnattam et des autres améliorations réalisées sous la direction qui a suivi, celle de P.C. Chandrashekharan Elayath.

Les trois chapitres suivants (chap. 6 : « Training » ; chap. 7 : « Preparations for Performance and Place of Performance » ; chap. 8 : « The Performance », p. 64-113) permettent au lecteur de bien comprendre les exigences techniques de ce théâtre, les conditions dans lesquelles se donnent les spectacles et leur déroulement. Les deux derniers chapitres du livre discutent de prospective : ils abordent les multiples défis que représente encore aujourd’hui la survie de cette forme d’art en Inde (chap. 9 : « The Future of Krishnattam : Artists’ Opinions and Suggestions » ; chap. 10 : « Meeting the Challenges of the Future »).

Une série de dix appendices viennent heureusement compléter ce livre. On y trouve (A) une sélection de versets auspicieux (maṅgalaśloka) ainsi que le texte de la bénédiction qui inaugure le spectacle (tōṭayam), tous tirés de la Kr̥ṣṇagīti (p. 126-130) ; (B) une biographie de Manadeva (1585-1658), l’auteur de la Kr̥ṣṇagīti, qui complète ce qui a été dit au chapitre 2 (p. 131-143) ; (C) un aperçu de la carrière de A.C.G. Raja et de ses initiatives, qui éclaire considérablement ce qui a déjà été dit précédemment (p. 144-148) ; (D) une liste des artistes interviewés lors de la préparation de ce livre (p. 149) ; (E) une étude de la façon dont se fait le recrutement des différents artistes à l’intérieur de la troupe (p. 150-155) ; (F) une liste de « Scholars and Connoisseurs of Krishnattam Whom I Interviewed or from Whom I Received Letters and Information » (p. 156) ; (G) une liste des spectacles vus par les auteurs ; (H) le Kr̥ṣṇaṭṭam présente un cycle de huit longs spectacles portant sur les thèmes traditionnels suivants : la manifestation de Viṣṇu sous la forme de Kr̥ṣṇa, l’écrasement du serpent Kāliya, le jeu de rāsa, la mise à mort du roi Kaṃsa, le mariage de Kr̥ṣṇa et de Rukmiṇī, le combat contre l’asura Bāṇa, le combat contre Vivida, un ministre de Narakāsura, et finalement le retour au ciel ; chacun de ces spectacles est décrit avec précision, ce qui rend cette section presque indispensable à la compréhension du livre (p. 159-203) ; (I) une liste des endroits où des spectacles ont eu lieu sous les Zamorins (p. 204-211) ; (J) une traduction d’un dialogue philosophique entre Kr̥ṣṇa et Uddhava tirée du spectacle intitulé Svargārohanam (le retour au ciel) (p. 213-215). Le livre se termine par un glossaire, une bibliographie, une série de 46 magnifiques photographies, et un index.

À lire ce livre passionnant, on a l’impression du sauvetage in extremis d’un art sur le point de disparaître, et ce, grâce en grande partie au dévouement et à la compétence d’un gestionnaire de grande valeur, A.C.G. Raja. Ce livre n’aurait pu être écrit sans la contribution de Robert P. Sikora en particulier pour la photographie, et sans les recherches minutieuses et les traductions de Messieurs A. Purushothaman et A. Harindranath.