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De la Leçon inaugurale que Louis Lavelle donna le 2 décembre 1941 au Collège de France, et qui eut lieu moins d’un an après la mort d’Henri Bergson, on peut extraire trois passages qui sont témoins d’un héritage spirituel fort entre l’éminent philosophe disparu et son deuxième successeur (après Édouard Le Roy) sur la chaire de philosophie du Collège de France.

Le premier passage est relatif aux cours que donna Bergson au Collège, et dont Lavelle dit qu’ils « attiraient autrefois notre jeunesse par cette sorte de secret spirituel qu’ils laissaient pressentir et que nous n’achevions jamais de convertir en doctrine[1] ». C’est un indice du désir qu’a eu Lavelle d’aller plus avant dans l’élucidation de ce « secret spirituel ». Le second passage est relatif à la difficulté de caractériser la philosophie bergsonienne, dont la « fluidité presque immatérielle » cache une rigueur qui déjoue les pièges d’une analyse qui serait trop assurée de ses propres concepts mais qui cependant ne laisse aucun doute sur la continuité du réel qu’elle ne cesse d’ausculter : « Il n’y eut jamais sans doute d’esprit plus attentif au réel qu’Henri Bergson, plus soucieux de ne le jamais quitter, plus exact à le décrire, plus subtil à saisir toutes ses nuances, à distinguer de ses assises profondes les formes passagères qui le dissimulent et avec lesquelles on le confond presque toujours[2] ». Quelles sont ces « assises profondes » du réel sinon des entités spirituelles, telles que le moi et les autres, qu’il est impossible de capter dans des concepts ? Enfin le troisième passage dissuade de voir dans le bergsonisme une philosophie du devenir, mais plutôt, à la suite de Péguy, le renversement des rapports entre le présent et le temps, puisque c’est le présent qui engendre le temps et non l’inverse. Et Lavelle d’ajouter :

Peut-être même que pour saisir la signification la plus profonde de la pensée bergsonienne il faudrait, au lieu de regarder vers l’avenir comme vers le terme de toutes les espérances et de toutes les promesses, regarder vers le passé qui, loin d’être un passé révolu, est un passé vivant où tout retourne à la fin, non point comme on le croit, pour y mourir, mais pour nous donner la possession spirituelle de tout notre présent.

D’où ces dernières lignes qui achèvent l’évocation de Bergson dans cette Leçon inaugurale : « Ce serait Matière et Mémoire plutôt que L’Évolution créatrice qui serait alors le grand livre d’Henri Bergson et on peut penser qu’il n’a point encore achevé de nous livrer tout son secret[3] ».

Que pouvons-nous faire de mieux, pour tenter de mesurer l’héritage que Lavelle reçut de Bergson, sinon de commenter ces trois passages, en nous interrogeant d’abord sur ce qu’ont pu signifier pour Lavelle les cours de Bergson au Collège de France, puis sur le réalisme spirituel qui est comme la doctrine commune à Bergson et à Lavelle, enfin sur cette prééminence du passé sur l’avenir, dont Lavelle ne craignait pas de dire qu’il la devait également à Bergson.

I. Les cours de Bergson au Collège de France

En 1900, quand Bergson est nommé professeur au Collège de France, où il était déjà suppléant sur une chaire de philosophie antique, le nouveau professeur de philosophie pure pouvait déjà se prévaloir de trois livres : sa thèse, L’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), un recueil d’articles auquel il donna pour titre Matière et Mémoire (1896), et un autre recueil également collecté pour la publication, Le Rire (1900). Personne, dans le monde philosophique français, ne pouvait ignorer ce penseur qui, ayant déjà passé la quarantaine, s’affirmait comme le plus original des philosophes français de son époque.

Or qui était Lavelle, en cette année 1900 ? C’était un jeune homme de 17 ans, qui venait de passer son baccalauréat, et de décrocher le premier accessit au Concours général de philosophie. Pour débuter une carrière de philosophe, rien de mieux que d’entrer, comme Bergson l’avait fait, à l’École Normale Supérieure. Mais après un an d’hypokhâgne à Lyon, Louis Lavelle souffrait de la vie d’internat et d’une excessive extension du programme du concours. Il obtint une bourse d’études pour entrer à la Faculté, où il suivit les cours d’Arthur Hannequin. Il reconnaissait d’ailleurs, en 1937, qu’« Hannequin exerçait sur tous ses élèves une action très puissante, à la fois par la vigueur de la pensée et par l’enthousiasme qui l’animait […]. Il était kantien, et pendant très longtemps, a ajouté Lavelle, j’ai vécu dans l’atmosphère du Kantisme[4] ». Voilà qui n’inclinait guère le jeune philosophe vers le bergsonisme. Mais Marc Franconi, qui fut à Lyon le condisciple de Lavelle, a raconté, au Colloque International d’Agen en 1985, que le jeune Lavelle mena à Lyon une vie de bohème, rendue presque obligatoire, ajoutait-il par amitié, étant donné la modicité de sa bourse[5]. Si Lavelle fut marqué, sur le plan des idées, par l’idéalisme kantien, sa conduite morale d’alors ne relevait en rien de l’impératif catégorique. Franconi me raconta, un jour, que le jeune Lavelle était nietzschéen, et, ajoutait-il, libertaire en politique. Les allusions postérieures à Nietzsche, dans l’oeuvre de Lavelle, rendent très vraisemblable ce témoignage, qui est d’ailleurs confirmé par Marie et Claire Lavelle dans l’« Introduction » qu’elles ont donnée aux Carnets de guerre (1915-1918) du philosophe[6]. À l’époque de la rédaction de ces Cahiers, Lavelle s’était déjà converti au spiritualisme. Cependant Lavelle n’oublia jamais que le philosophe a un corps, et que la voix du corps peut parler en lui tout autant que la voix de l’esprit. Peut-être est-ce de cette ancienne vie tumultueuse que Lavelle tira son talent de moraliste, un moraliste qui parle d’expérience, et non à partir des livres. Toujours est-il que l’existence n’est jamais, pour Lavelle, coupée de la vie dans le sens usuel, c’est-à-dire psycho-corporel, de ce terme. On trouve dans le Radio-dialogue, déjà cité plus haut, que Lavelle tint en 1937 avec le journaliste Frédéric Lefèvre les lignes suivantes qui montrent que Lavelle ne devait sa vocation philosophique qu’à lui-même, nullement à des maîtres ni à des auteurs qu’il pouvait lire :

Les seules choses qui m’aient jamais intéressé, ce sont, non pas les connaissances que nous pouvons apprendre et qui renouvellent sans cesse notre curiosité, mais les sentiments qui nous découvrent à nous-mêmes et les relations vivantes qui nous unissent aux êtres qui nous entourent. Aujourd’hui encore je pense que c’est là la véritable réalité dont la vie est faite. Peut-être faut-il dire que la pensée philosophique n’est elle-même rien de plus que l’approfondissement d’une certaine émotion que la vie nous donne, dont l’intensité varie, mais qui ne nous quitte jamais. Or l’émotion la plus ancienne que je retrouve dans mes souvenirs est d’une extrême simplicité mais d’une extrême acuité : c’est celle de faire partie du monde, non pas seulement comme une chose parmi les choses, mais comme un être qui peut dire moi, qui dispose d’une initiative qui lui est propre et qui, par l’usage qu’il en fait, est capable de changer le monde […][7].

Si l’on tient compte de l’originalité de cette vocation philosophique, alors l’attirance qu’elle put éprouver pour l’enseignement de Bergson apparaît tout à fait naturelle. Lavelle ne fit pas le voyage de Lyon à Paris mais, quand il se trouva en poste à Laon, en 1906, après avoir été admissible à l’agrégation de philosophie, il alla suivre des cours à Paris, « ceux de Hamelin et de Brunschvicg à la Sorbonne, nous dit-on, et celui de Bergson au Collège de France[8] ». Quand on a 23 ans, on peut éprouver de telles affinités, qui affermissent une vocation, et on peut s’instruire du mode d’exposition de nouveaux maîtres. De ces nouveaux maîtres, Bergson est incontestablement celui qui marqua le plus Lavelle.

Pour donner une idée de l’attirance inévitable que le jeune philosophe devait éprouver pour un philosophe éminent d’une génération antérieure à la sienne, nous disposons heureusement d’un texte qui est contemporain de la Leçon inaugurale déjà signalée, puisqu’il a été rédigé à l’occasion de la mort de Bergson, en vue de la réédition du compte rendu qu’avait donné Lavelle de l’oeuvre de Bergson, qui avait été publiée quand il était lui-même depuis deux ans rédacteur des chroniques philosophiques dans le journal Le Temps. Cette oeuvre de Bergson était Les Deux Sources de la Morale et de la Religion (1932). En 1942, Lavelle fait donc précéder ce compte rendu par deux sections consacrées, la première, au « portrait de l’homme » et la seconde à « l’atmosphère de sa philosophie ». C’est la première section qui va nous intéresser d’abord. Comme on pouvait s’y attendre, Lavelle distingue l’influence générale que Bergson exerça sur sa génération par ses livres, dont les professeurs parlaient déjà dans les cours de philosophie, et l’influence que Bergson exerça sur ses auditeurs par son cours au Collège de France. Relevons d’abord la première influence, dont Lavelle montre bien qu’elle a débordé l’attention des philosophes professionnels.

Les hommes de notre génération ont cédé presque tous à son influence subtile, qui s’est exercée sur eux à la manière d’un charme. Ils se rappellent leur classe de philosophie où le monde intérieur leur était enseigné, mais sous une forme si abstraite et si divisée qu’ils ne reconnaissaient plus en lui le monde familier qu’ils portaient en eux-mêmes ; et ils se rappellent aussi la grande oscillation de leur pensée entre ce positivisme honnête et prosaïque qui entendait les assujettir aux lois de la nature et ce kantisme aride et impérieux qui dictait à la nature des lois dont l’origine leur échappait. Puis tout à coup une source filtrait dont leur professeur réglait sagement le débit ; et ils découvraient avec émerveillement dans leur être quotidien la présence du flux de la vie, sinueux, complexe et indivisé, chargé de couleur et d’émotion, qui ne cessait de se renouveler et de grossir ; les suggestions de Bergson les éloignaient également de Comte, qui n’avait pas le sentiment de l’intimité psychologique et de Kant, qui, dans la pensée, paraissait toujours sacrifier le contenu au cadre et la spontanéité à la règle[9].

Il me semble que ces lignes caractérisent parfaitement la nouveauté que les premiers livres de Bergson introduisirent dans l’enseignement de la philosophie en France, et dont les élèves d’aujourd’hui sont souvent privés en raison du prestige que se sont acquis d’autres auteurs, qui se réclament de la phénoménologie ou de la philosophie analytique. Encore aujourd’hui pourtant les élèves qui ont le temps de lire Bergson sont séduits par les descriptions bergsoniennes de la vie intérieure qui correspondent à ce qu’ils ressentent et à ce qu’ils vivent profondément. C’est pourquoi Lavelle n’avait pas tort, me semble-t-il, d’affirmer dans sa Leçon inaugurale, à propos de cette influence diffuse de Bergson :

On ne saurait contester qu’il y ait une sorte de révolution bergsonienne, comme il y a eu une révolution cartésienne, et qu’elle lui soit semblable et contraire. Elle lui est semblable parce que, comme toutes les révolutions philosophiques, elle est un retour vers cette intériorité de l’être à lui-même où le moi cherche un contact personnel avec l’absolu ; et elle lui est contraire au moins en apparence, parce que, au lieu de mettre notre confiance dans l’acte de l’intelligence qui cherche à produire le réel, comme il produit les mathématiques, elle la met dans l’acte de la vie qui est nôtre et plus que nôtre, qui descend jusque dans l’intimité de notre corps et monte jusqu’à la pointe de l’esprit pur. Telle est la raison aussi pour laquelle le cartésianisme est une méthode qui oblige notre pensée, tandis que le bergsonisme est une atmosphère où elle respire[10].

On aura compris que le jeune Lavelle, comme tant d’autres, tels Charles Péguy, Jacques et Raïssa Maritain, beaucoup d’intellectuels et d’artistes et même Étienne Gilson, a été heureux de passer de « l’atmosphère du Kantisme » à « l’atmosphère du Bergsonisme ». Et cette atmosphère, il a voulu la respirer en assistant aux cours que Bergson a donnés au Collège de France, de 1900 à 1914. Lavelle suivit probablement ces cours de 1906 à 1909, date à laquelle il fut reçu à l’agrégation de philosophie et changea de poste. Lavelle n’est pas, à proprement parler, un disciple de Bergson, mais un auditeur qui en a reçu une empreinte décisive. On a une idée de cette empreinte dans les lignes de Lavelle qui suivent, en 1942, l’évocation de l’influence de Bergson chez tous les lycéens de sa génération :

Quelques-uns, plus tard, devaient aller chercher dans les cours du Collège de France la même alliance entre la puissance de comprendre et la puissance de sentir, le même ébranlement délicat de tout l’être caché, la même confiance dans le mouvement d’une pensée qui ne voulait être que l’illumination de la vie ; et ils retournaient à la Sorbonne voisine avec une sorte d’ardeur purifiée qui transfigurait à leurs yeux d’autres recherches plus austères[11].

Dans l’ignorance actuelle où nous sommes des notes qu’a pu prendre Lavelle aux cours de Bergson, nous en sommes réduits aux hypothèses. Il y a pourtant une phrase de L’Évolution créatrice, publié en 1907, qui a pu résonner longtemps aux oreilles de Lavelle : « Exister consiste à changer, changer à mûrir, mûrir à se créer indéfiniment soi-même[12] ». Pour un philosophe de l’intériorité, tel que l’était Lavelle, c’était tout un programme digne d’être repris dans une philosophie de l’existence telle que celle que Lavelle devait livrer par la suite.

II. La conception du réel

Lavelle, ai-je dit, n’a pas été le disciple de Bergson, bien que, comme nous allons le voir, il lui ait beaucoup emprunté. Qu’il n’ait pas été son disciple se marque nettement dans le compte rendu qu’il donna, en 1934, à l’occasion de la parution de La Pensée et le Mouvant, l’ouvrage de Bergson qui reprenait beaucoup d’essais antérieurs. Sous le titre L’expérience métaphysique, Lavelle expose avec sympathie la thèse de Bergson sur la substantialité du changement, mais il signale « deux voies différentes dans lesquelles (cette philosophie) aurait pu s’engager sans être infidèle à ses principes essentiels, ce qui suffit à prouver sa fécondité[13] ». Il est difficile de ne pas voir dans cette remarque une critique discrète, doublée d’une sorte d’allégeance, source de développements nouveaux que Lavelle se proposait de faire, à des « principes essentiels ». De ces deux voies différentes, la première consisterait à, « se réclamer de l’éternité plutôt que du temps, puisque l’éternité n’est qu’une durée infiniment tendue, puisqu’une conscience est d’autant plus haute que la tension de sa durée est plus forte par rapport à celle des choses et puisqu’il appartient à chaque être de fixer, par le degré même de son activité, sa situation propre entre l’éternité absolue et la succession pure ». Quant à la seconde, il s’agit de « relever le concept au lieu de le réduire à n’être qu’un repère immobile et arbitraire approprié seulement aux besoins de l’action ou à ceux du langage[14] ». À propos de cette deuxième voie, on peut relever l’usage que Lavelle lui-même a fait de la dialectique (dont, sans doute, il avait perçu les vertus chez Hamelin) et surtout l’usage qu’il a fait du concept de participation et des moyens de la participation (le temps et l’espace) que le philosophe est bien obligé d’employer, en leur donnant un sens précis, qui ne fait pas référence à des objets physiques mais à l’expérience intérieure. Quant à la première voie, il est clair que c’est celle que Lavelle lui-même a empruntée, et sa différence avec la méthode plus sinueuse et progressive de Bergson se marque nettement dans l’article « La pensée religieuse d’Henri Bergson », paru également en 1942 et réédité récemment par Jean-Louis Vieillard-Baron dans le livre qui célèbre le centième anniversaire de L’Évolution créatrice[15]. Dans cet article, Lavelle interprète tous les ouvrages antérieurs de Bergson à partir des Deux sources, et il manifeste qu’il reste une « ambiguïté » dans la pensée religieuse de Bergson, car, pour Lavelle, Bergson réduit trop le mal à « une déficience de l’élan vital qui tantôt retombe et s’immobilise, et tantôt, poursuivant sa carrière à travers une suite de démarches finies, se montre incapable d’accomplir l’acte de conversion qui l’infinitise ». D’où Lavelle conclut : « Nous pouvons bien dire sans doute que ce sont là véritablement les deux sources de la morale et de la religion ; mais nous savons pourtant qu’il n’y en a qu’une, et que ce sont les mêmes eaux qui tantôt jaillissent, et tantôt demeurent stagnantes ou se contentent de s’écouler[16] ». Seules les eaux qui jaillissent sont ici l’unique principe de la morale et de la religion ; celles qui stagnent sont prêtes, pour Lavelle, à se rendre complices du mal, qui n’est jamais que le refus du bien, le refus du meilleur. Dans un style qui n’est jamais offensant, et qui emprunte même à l’adversaire, comme au jiu-jitsu, la force qui le fait s’écrouler, la critique est dure et même, pour ainsi dire, mortelle. Pour Lavelle, la morale d’aspiration est la vraie morale ; la morale de pression n’est que la loi d’un groupe social constitué qui cherche à se défendre. Nous savons d’ailleurs que, pour Lavelle, l’État n’est que le gros animal de Hobbes et n’est pas même une source du droit.

Mais voyons plutôt les « principes essentiels », dont il n’est pas exagéré de dire que Lavelle les a empruntés à Bergson, même si, par-delà ce grand maître, ils relèvent aussi de l’héritage du spiritualisme français qui, à partir de Descartes et de Malebranche, trouve sa voie chez Maine de Biran, Ravaisson, Lachelier, et enfin Bergson et Édouard Le Roy. Lavelle n’a pas manqué de signaler et de commenter cette superbe suite dans sa Leçon inaugurale, une suite qui lui permettait d’accepter un héritage comme de prendre de la distance.

S’il s’agit de Bergson, il ne peut s’agir, on l’a vu, d’un emprunt de « concepts », mais il s’agit d’une « atmosphère ». On comprend que Lavelle ait pu parler d’une « révolution bergsonienne », puisqu’à « l’atmosphère du Kantisme » Bergson a permis de substituer, chez beaucoup et chez Lavelle en particulier, « l’atmosphère » du bergsonisme. On se souvient que, chez Kant, le moi, le monde et Dieu, n’étaient que des idées, régulatrices sans doute, mais nullement constitutives, incapables donc de caractériser un objet où puisse s’arrêter la connaissance. Voilà que, chez Bergson, ces pseudo-objets deviennent la réalité vivante elle-même, la réalité qu’on connaît par l’intuition et avec laquelle on communique par sympathie. C’est toute l’atmosphère de la métaphysique qui se trouve renouvelée, comme si un grand vent de réalisme venait se substituer à un idéalisme timide, surtout impressionné par les conquêtes de la science moderne. Comment Lavelle, en 1942, caractérise-t-il cette « atmosphère » ? Il remarque d’abord, comme il l’a fait à propos de la philosophie religieuse de Bergson, que certains sont allergiques à cette atmosphère et la fuient en trouvant un prétexte pour n’y pas demeurer. D’autres, au contraire, la respirent à pleins poumons, et alors qu’y trouvent-ils ? Essentiellement une émotion. « La philosophie d’Henri Bergson doit produire un mouvement de l’âme et un consentement intérieur ; autrement elle se dissout ; elle échappe comme un jeu de reflets à la main qui voudrait la saisir[17] ». Pour Lavelle, « c’est le consentement qui est tout. On peut ne point le donner et ne le donne pas qui veut ». Il y a là une profonde remarque : accepter une philosophie, c’est faire sienne sa démarche ; mais quand on a pris d’autres voies, qui sont incompatibles avec elle, alors il est impossible de s’installer dans un train différent de pensées. Si Lavelle a pu suivre la démarche bergsonienne, c’est qu’il n’avait fait sien ni le positivisme, ni le kantisme, et qu’il cherchait, on l’a vu « la véritable réalité dont la vie est faite ». En 1942, il résume ce consentement global au bergsonisme de la façon suivante : « Il s’agit sans doute de retrouver toujours cette émotion unique et irremplaçable, par laquelle, en descendant assez profondément au coeur de nous-même, nous rencontrons la source même de toute existence et où puise notre existence propre par une participation et une communion qui ne cessent de nous inspirer en nous associant au mouvement même de la création[18] ». On serait bien incapable de trouver dans les écrits de Bergson lui-même cette « doctrine », qui résumerait tout au plus ce que Bergson appelait, avec révérence certes, l’enseignement des « mystiques ». Cette doctrine est proprement lavellienne. Mais c’est en lisant et en écoutant Bergson que Lavelle l’a élaborée pour lui-même. En l’élaborant il a compris, mieux que d’autres peut-être, pourquoi cette doctrine, qui ressort de l’oeuvre bergsonienne, où elle n’est qu’implicite, était si vivement attaquée. « On a critiqué cette doctrine, écrit Lavelle, en prétendant qu’elle montre trop peu d’estime pour une science et une civilisation que l’humanité a conquises au prix de longs efforts afin d’abandonner l’âme à une spontanéité instinctive et sans loi[19] ». Dans cette critique, j’entends comme l’écho de ce que nous disait, dix ans plus tard, à propos du bergsonisme, un de mes professeurs de khâgne, qui n’était pourtant pas rationaliste, puisqu’il était admirateur de saint Augustin et de Maurice Blondel, à savoir Étienne Borne. Il manquait certainement à Étienne Borne, qui avait été l’élève d’Alain, d’avoir été l’auditeur de Bergson. Lavelle aurait pu lui répondre, comme il le fait dans son article de 1942, à l’adresse des détracteurs du bergsonisme :

Mais c’était mal connaître Henri Bergson : car il n’y eut jamais d’esprit plus précis ni plus lucide ; il a atteint lui-même la plus rare concentration intérieure : il a montré par l’exemple de sa philosophie et de sa vie que, si le péril de l’esprit, c’est d’être toujours entraîné par le divertissement, de laisser son unité se rompre et se ruiner à travers la multiplicité des objets qu’il contemple et des besognes qu’il accomplit, il est possible pourtant de la sauver, mais à condition d’opérer ce retour sur soi, si difficile, si désintéressé et si pur, qui nous permet de retrouver, par un acte continu d’attention et d’amour, l’élan éternel par lequel le monde se fait[20].

La doctrine que Lavelle prête à Bergson approfondit et systématise donc beaucoup les déclarations proprement bergsoniennes, mais elle n’est pas arbitraire. Elle opère une synthèse entre des éléments qui sont authentiquement bergsoniens, même si Bergson lui-même n’a pas insisté sur la teneur spirituelle de chacun, qu’il découvrait au fur et à mesure que s’élargissait son champ de réflexion et d’investigation. Pour Lavelle, ces éléments tiennent ensemble dans les « assises profondes de la réalité » auxquelles faisait allusion la Leçon inaugurale. Ils prennent, en 1942, sous la plume de Lavelle, un air de famille, auquel leur auteur n’avait probablement pas songé :

Il n’y a pas de grande pensée qui ne semble créer un monde nouveau, qui n’enveloppe les objets les plus communs d’une atmosphère inaccoutumée, qui ne donne à certains mots une sorte de frange ou de « halo » qui dilate leur sens indéfiniment. Ainsi Henri Bergson nous a appris à découvrir tour à tour la puissance d’évocation du mot « qualité », qui ne désigne plus une simple apparence de la réalité, mais son essence même, saisie à ce point d’affleurement où elle commence à entrer en contact avec nous et à nous émouvoir ; du mot « intuition », qui ne désigne plus on ne sait quel superstitieux pressentiment, mais un acte d’attention et d’amour qui nous permet de pénétrer au coeur des êtres et des choses ; de cette « mémoire pure » qui nous montre dans la « durée » le chemin de l’éternité et qui n’est plus une résurrection illusoire du passé aboli, mais la transformation de tous les événements que nous avons vécus en êtres de pensée, lumineux et indestructibles ; et surtout peut-être de ce célèbre « élan vital » qui, au lieu de marquer, comme on l’a dit, une régression de la pensée vers les ténèbres du corps et de l’inconscient, nous oblige à considérer le corps et les oeuvres particulières de la pensée comme les étapes provisoires d’une création qui ne cesse de se poursuivre et qui a toujours l’infini devant elle[21].

Incontestablement Lavelle dissipe l’ambiguïté qui entoure souvent les images bergsoniennes pour y substituer une substance spirituelle, qui est à l’origine de tout, qui ne cesse pas de créer, et qui incite les esprits créés à participer à cette création incessante. On comprend alors pourquoi Lavelle ne pouvait considérer le bergsonisme comme une philosophie du devenir. Cela nous amène à considérer de plus près la reprise qu’a faite Lavelle de la philosophie bergsonienne du temps.

III. Le passé et l’avenir

Sur le temps, comme sur le reste, Lavelle doit son orientation à Bergson. Il ne s’en cache pas d’ailleurs dans ce texte de 1942, que j’ai choisi comme le lieu de la comparaison entre les deux philosophies. Après avoir montré que la qualité appelle la durée, car l’essence des choses est mouvante, Lavelle insiste sur l’existence temporelle des choses et des idées, une existence précaire qu’il faut leur reconnaître, bien qu’elle répugne aux « intellectualistes ». C’est ainsi qu’il en vient à caractériser le temps lui-même :

Ainsi le temps, qui autrefois nous paraissait masquer la réalité et la dissiper en apparences fuyantes, devient non seulement son soutien, mais le principe même qui la fait être ; et pour mieux accuser le rôle métaphysique qu’il lui attribue, Henri Bergson se sert du terme robuste de durée, entendant par là non pas seulement cette fluidité par laquelle les êtres ne cessent de changer, mais encore cette poussée continue par laquelle ils s’établissent dans l’existence, résistant à toutes les causes de destruction, choisissant le rythme de leur propre développement, conservant en eux, pour en grossir sans cesse leur propre nature, tout le passé qui est derrière eux et traçant ainsi le sillon de leur vie personnelle à l’intérieur de l’éternité[22].

Dans cette version lavellienne du bergsonisme, Lavelle reconnaît donc la grande part qu’y prend l’avenir où nous trouvons « d’une part la responsabilité d’un acte qui dépend de nous et par lequel nous participons à la création de l’univers, et, d’autre part, l’attente d’une révélation imprévisible, d’un don gratuit qui va nous être fait et que nous devons nous préparer à recevoir ». Cette perspective future, vers laquelle tend notre durée, Lavelle la fait sienne, dans le sens même que Bergson lui donnait. C’est ainsi qu’il peut dire : « Henri Bergson avouait que le sentiment le plus constant et le plus profond qu’il éprouvait, c’était précisément celui de cette nouveauté permanente de la réalité qui donnait pour lui aux choses les plus familières une jeunesse sans cesse ressuscitée[23] ».

Peut-on dire que c’était également « le sentiment le plus constant et le plus profond » de Louis Lavelle ? Certainement pas. Mais l’interprétation spiritualiste que Lavelle a donnée, on l’a vu, de tous les éléments bergsoniens, lui permet d’attribuer à Bergson lui-même l’importance, au moins égale sinon supérieure, qu’il attache, lui, au passé comme tel. Dans ce texte de 1942, comme dans la Leçon inaugurale qui le précède de peu, Lavelle accomplit le tour de force d’attribuer à Bergson lui-même une idée qui ne lui est pas étrangère, qu’il ne désavouerait pas, mais qu’il n’a jamais exposée comme telle. Voyons comment Lavelle réalise, de la façon la plus innocente du monde, ce tour de force :

Cependant il ne serait pas juste de regarder l’avenir comme le lieu unique de l’esprit. Car, si c’est vers lui que regardent toutes nos actions, il ne faut pas oublier qu’elles retombent toutes un jour dans le passé. Ainsi le passé à son tour est au-delà du plus lointain avenir. Mais le rôle du passé n’est point de tout ensevelir dans le néant : dans l’admirable livre qui s’appelle Matière et Mémoire, qui est de toutes ses oeuvres la plus hardie et la plus belle, Henri Bergson expose cette théorie si profonde de la mémoire pure, et qui ne cessera jamais d’être contestée par tous ceux qui pressentent justement en elle l’unique moyen qui nous est donné de justifier par l’expérience même l’immortalité de l’esprit[24].

Bergson a certes reconnu que l’existence de cette mémoire pure est un argument en faveur de l’immortalité de l’esprit, mais, pour lui, il y en a d’autres, comme les expériences de spiritisme, et l’expérience mystique. Lavelle veut que cette existence soit « l’unique moyen » de justifier par l’expérience l’immortalité en question. C’est qu’il voit dans cette mémoire pure davantage que ce que Bergson, dans Matière et Mémoire, y mettait. Le secret non dévoilé que la Leçon inaugurale signalait dans ce livre, Lavelle entend nous l’exposer dans ce texte de 1942 : c’est, comme nous allons le voir, le secret de la personne. Encore une fois, il faut reproduire les lignes de ce texte, où Lavelle prend son envol à partir de l’héritage qu’il assume. Il vient de signaler l’argument que constitue la mémoire pure pour affirmer l’immortalité de l’esprit. Il poursuit :

Car il n’y a que la matière qui dans le passé soit anéantie, et le propre de l’esprit c’est précisément de sauver tout ce qui a été. Or c’est la mémoire qui le soustrait aux vicissitudes de l’instant, et par elle il acquiert en nous une vie nouvelle et transfigurée. Maintenant qu’il n’est plus, nous l’apercevons dans une lumière immatérielle où sa signification nous apparaît pour la première fois ; comment ne nous aurait-elle pas échappé au moment où l’événement même était sous nos yeux, où la préoccupation de l’action à faire retenait et obscurcissait notre regard ? Le passé réalise ainsi la spiritualisation de tout le réel. Il ne faut pas dire que c’est en substituant à l’effort qui le produisait une stérile contemplation. Le souvenir pur, c’est une idée qui s’est dépouillée du corps matériel où elle est née, qui ne subsiste plus en nous que par l’acte qui le pense et qui forme le secret de la personne, la force cachée qui ne cesse de l’animer[25].

On n’a guère fait de Lavelle le prophète du personnalisme, mais il me semble qu’en relevant ce pouvoir si étonnant de la personne de se faire d’un événement passé une idée, comme il nous arrive à tous de le faire, quelle que soit l’affectivité qui s’y mêle, et qui change d’ailleurs au cours du temps, Lavelle a mis le doigt sur un privilège de la personne, qui nous frappe, aussi bien en nous-mêmes que chez les autres. La reconnaissance de ce secret devrait nous garder, me semble-t-il, de faire à l’autre la grave offense de tenter de substituer en lui et sans son consentement, notre propre idée de tel événement à la sienne. Ce n’est pas cet aspect moral de la question qu’a développé Lavelle, bien que ses oeuvres morales puissent y faire allusion d’une façon ou d’une autre. C’est dans l’oeuvre métaphysique de Lavelle que constitue La Dialectique de l’Éternel présent qu’on trouve des développements sur la spiritualisation de la vie qu’opère dans son passé une conscience vivante. On les trouve dans Du temps et de l’éternité[26], De l’Âme humaine[27] et De l’intimité spirituelle[28]. Cependant, le développement le plus important et le plus explicite concernant cette spiritualisation de la vie dans le passé vivant se trouve, me semble-t-il, dans un article, « Le passé ou l’avenir spirituel », inclus dans un recueil collectif dirigé par Jean Grenier sous le titre L’Existence (1945)[29]. Cet article important, qui comprend sept sections, mériterait un exposé à part. Pour montrer combien Lavelle enrichit ici la pensée de Bergson, qui n’est même pas mentionnée, je me contenterai de quelques citations. D’abord, Lavelle rattache l’avènement de l’essence à celui du passé : « Le chemin qui va du présent vers le passé est le chemin qui va de l’existence à l’essence et qui nous apprend au moment même où l’existence périt à en distinguer l’essence, aveuglée jusque-là par l’existence[30] ». Cela s’applique, en particulier, à l’essence du moi : « Le passé est le seul objet possible de la connaissance, précisément parce qu’il est accompli et que je ne puis faire qu’il ne le soit point. Mais, d’autre part, c’est parce qu’il n’est rien pour le monde et qu’il n’est que pour le moi qui l’évoque, qu’il est l’essence du moi en tant qu’il s’oppose au monde, que, le connaissant, je ne puis plus l’effacer, et que, l’ayant fait, je suis obligé de le subir[31] ». Pourtant Lavelle soutient, et avec raison me semble-t-il, que notre passé lui-même est engagé dans le devenir :

L’effort même que j’accomplis pour en retrouver un souvenir fidèle montre assez bien, semble-t-il, qu’il est impossible qu’il n’ait pas été précisément ce qu’il a été, de telle sorte qu’il a pu être défini comme le lieu même de l’immuable. Cette affirmation ne va pas cependant sans difficulté. Car elle suppose que le passé se conserve comme une chose en dehors du devenir et qu’il échappe à sa loi. Mais c’est là une erreur de perspective singulière. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que chaque étape du devenir est ce qu’elle est au moment où elle s’accomplit, mais non pas qu’elle reste la même au moment où elle cède la place à une autre […]. On observe au contraire que lorsque le passé surgit le plus spontanément dans notre conscience, il ne ressemble jamais au présent que nous avons vécu. Il s’est profondément altéré au cours de sa vie souterraine[32].

Il faut aussi tenir compte du fait que la liberté dispose du passé, soit qu’elle le laisse dormir, soit qu’elle évoque tel ou tel souvenir, sans s’astreindre à l’ordre des événements vécus : « Il importe de faire une distinction entre ce caractère atemporel du passé, ou si l’on veut tout entier présent à la fois dans la puissance même qu’a l’esprit d’en garder la disposition, et l’évocation que j’en fais, qui est elle-même une évocation temporelle, sans que l’ordre des souvenirs reproduise nécessairement l’ordre des événements[33] ». Le passé est donc une virtualité qui ne s’actualise que dans l’avenir :

L’exactitude du souvenir est abstraite et non point concrète : elle réside dans le savoir et non pas dans la représentation. Quand l’image commence à se former, c’est toujours une image actuelle, qui, au lieu d’évoquer le passé, le refoule et s’y substitue. Il y a donc une sorte de contradiction entre la mémoire et l’image : et celui qui imagine le passé le plus vivement et dont on dit qu’il se transporte dans le passé, transporte le passé dans le présent, et lui donne toujours une forme nouvelle[34].

Après avoir donc montré qu’il y a une sorte de solidarité entre les différents moments du temps (avenir/présent/passé), Lavelle en vient à son affirmation sans doute la plus originale, à savoir que le passé est l’avenir de l’avenir, ce qui entraîne que le passé a la possibilité d’être dédaté et désincarné, devenant ainsi l’instrument de la liberté, qui transfigure

[…] tous les objets qui sont dans le monde non point en objets nouveaux, mais en opérations intérieures qui n’engendrent rien de plus que des significations. […] C’est quand les choses ont disparu que ces significations nous apparaissent dans leur état de pureté. […] Aussi longtemps qu’elle est engagée, notre liberté ne cesse d’être entravée et menacée : il lui arrive d’être vaincue et d’abdiquer. Mais c’est un chemin qu’elle est obligée de traverser pour réussir à s’affranchir. Et les deux étapes de son parcours sont solidaires : c’est dans la première qu’elle acquiert la puissance, dont elle dispose dans la seconde. Il n’y a rien qui lui soit donné autrement que par l’acte même par lequel elle se le donne. Et ce passé désincarné et dédaté que nous aimerions mieux appeler notre spiritualité, c’est aussi un temps nouveau, un temps dans lequel il n’y a plus d’irréversibilité et qui peut être défini comme une constante disponibilité de nous-même, un temps véritablement spirituel dans lequel se change indéfiniment le temps des phénomènes, un temps dont nous avons une expérience quotidienne, et que l’on pourrait appeler le temps de l’éternité[35].

Il me semble que Lavelle n’est jamais plus original que lorsqu’il allie la méthode phénoménologique qu’il doit à Bergson à la dialectique qu’il doit à Hamelin. Il en résulte une phénoménologie dialectique, qui est sans doute l’apport singulier qu’il a fait au spiritualisme français.

Conclusion

La mort de Bergson, que Lavelle a célébrée avec piété, en restituant à Bergson tout et un peu plus que ce qu’il lui avait emprunté, a permis la manifestation d’une nouvelle philosophie, déjà déclarée dans les oeuvres antérieures, telles que La Dialectique du monde sensible, De l’Être et De l’Acte.

Nous avons vu que la doctrine que Lavelle a tirée des écrits de Bergson, et des contacts qu’il avait eus avec lui, est beaucoup plus lavellienne que bergsonienne, mais les emprunts sont manifestes et nullement dissimulés. À partir de deux divergences clairement exprimées, Lavelle a fait éclore une nouvelle philosophie, qui reprend, sous une forme originale, tous les thèmes bergsoniens.

On peut se demander alors qui a été le plus fidèle au message qu’avait voulu faire passer Bergson. Est-ce Édouard Le Roy, son premier successeur au Collège de France, qui travailla avec Pierre Teilhard de Chardin et élabora une philosophie de la nature, qui, dans les années 60 et 70 du siècle dernier, éclipsa le prestige qu’avait connu L’Évolution créatrice de Bergson ? Est-ce Louis Lavelle, le second successeur de Bergson au Collège de France, qui ne s’intéressa qu’à l’expérience intérieure, dont il avait perçu l’existence chez le plus illustre de ses maîtres, et qui, intégrant l’apport bergsonien à sa propre recherche spirituelle, réussit à dégager une « doctrine », la doctrine de l’Éternel présent, là où son maître n’avait laissé que des matériaux suggestifs ?

La question est un peu vaine, car la fidélité est toujours une réponse, et cette réponse, si elle est authentique, est toujours personnelle, forcément dépendante de questions antérieures à tout enseignement, à toute influence reçue.

J’ai voulu seulement montrer que la réponse que Lavelle fit à l’interrogation qu’avait suscitée en lui l’enseignement de Bergson est d’une grande ampleur et d’une incontestable beauté. On peut aborder la philosophie de Lavelle de multiples façons, mais la voir dans le prolongement de l’oeuvre bergsonienne est sans doute une manière d’en saisir la profondeur et l’originalité.