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Un travail de recherche et de publication à long terme comme celui sur La réception du concile Vatican II [1] nécessite des moments d’interruption, permettant de jeter un regard sur le chemin parcouru et d’envisager la prochaine étape, d’engager une réflexion « seconde » sur les options prises et de les livrer au débat. Arrivé au milieu du gué, la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université de Laval m’a invité à présenter ce travail. Qu’elle soit vivement remerciée pour son amicale hospitalité.

L’enjeu de ces quelques pages est donc d’expliciter l’hypothèse principale qui m’a guidé dans la réalisation de mon projet[2] et de développer les arguments majeurs en faveur de cette hypothèse, tout en tenant compte des objections qu’elle peut soulever. Je commencerai par rendre compte de la bipartition de l’ouvrage en deux volumes, avant de préciser, dans une deuxième étape, les notions clés de mon approche globale de Vatican II, celle de « corpus » et celle de « style pastoral », la fameuse « pastoralité » étant précisément le principe d’unification des deux versants théologal et historico-ecclésial du Concile et de sa réception. Et puisque le premier volume se situe davantage sur le versant théologal et s’intéresse plus précisément à l’exercice de la fonction herméneutique par Vatican II, il faut, dans une dernière étape, pousser la réflexion jusqu’à l’explicitation de la théorie de la réception, induite par cette pratique herméneutique du Concile. Ce n’est qu’à partir de ce point d’arrivée que s’éclairera la logique interne de l’ensemble de notre parcours.

I. Les deux versants d’une approche globale de la réception de Vatican II

Proposer une approche globale de la réception du concile Vatican II n’est pas faire fi des recherches historiques qui se sont multipliées dans le sillon de l’Histoire du concile Vatican II, publiée sous la direction de Giuseppe Alberigo, ni du Commentaire théologique de chacun des textes, paru plus récemment chez Herder : l’axe historique est omniprésent dans notre propre parcours, sans que nous prétendions faire une histoire du Concile et de sa réception ; et tous les documents promulgués ainsi que le corpus comme tel sont ou seront honorés, sans que nous pensions en proposer une exégèse détaillée. Mais notre perspective principale est proprement théologique : c’est le positionnement de Vatican II dans la tradition prise en sa globalité oecuménique et le type de rapport que ce Concile engage avec celle-ci qu’il faut tenter de penser aujourd’hui. L’ouvrage est donc celui d’un théologien qui veut s’inscrire, de manière critique et constructive, dans le processus théologal de réception. La connaissance historique que nous avons maintenant du concile Vatican II nous semble en effet suffisante pour oser une telle démarche plus synthétique, voire « systématique ». Par ailleurs, le « moment » nous paraît venu de l’engager et de la mener à son terme ; le déploiement même de notre hypothèse devrait pouvoir le montrer.

La bipartition de l’ouvrage en deux volumes est d’abord une question de dimension parce que les deux volumes abordent — faut-il le redire[3] ? — les deux « versants » inséparables d’une même réalité ou d’un même mouvement de radicalisation, au sens d’un accès à la racine : plus nous approchons de la source dans laquelle Vatican II a puisé — ce qui est l’objectif du premier volume[4] — plus nous rejoignons l’Église en sa présence dans l’histoire et la société — ce qui est la visée du deuxième volume dont le plan en cinq parties est déjà annoncé dans le premier[5].

Cela étant dit, derrière cette répartition se profile l’hypothèse de fond. Dans un premier temps, elle s’appuie sur une simple observation textuelle : le Concile lui-même a considéré la Constitution Dei verbum sur la Révélation et sa transmission comme « la première de toutes les Constitutions », celle qui « dit le lien même entre toutes les questions traitées par ce Concile », selon les mots des rapporteurs du texte devant l’Assemblée en 1964 et surtout en 1965[6]. D’où l’idée de centrer notre premier volume sur Dei verbum et le second sur le diptyque Lumen gentium et Gaudium et spes, en rapportant les autres textes à ces deux ensembles et en terminant le parcours avec Sacrosanctum concilium et Ad gentes.

Or, cette première constatation implique une prise de position à la fois historique et théologique par rapport à Vatican II : une prise de position historique qui porte sur la trajectoire conciliaire, à savoir la lente gestation de son corpus et l’histoire de sa réception — nous reviendrons sur les implications herméneutiques du « et » — ; une prise de position théologique parce que l’enjeu de cette trajectoire, telle que nous la lisons aujourd’hui, est l’articulation entre le versant théologal ou herméneutique du Concile, abordé par la théologie fondamentale, et le versant ecclésiologique, traité par la discipline du même nom ; en espérant que ces termes abstraits d’ordre « disciplinaire » disent quelque chose de pertinent d’une « réalité chrétienne » en principe unifiée mais, en raison de sa fragilité native, toujours menacée de déséquilibres. Nous commençons l’exposé de notre argumentaire par le premier de ces deux versants, le versant théologal ou herméneutique de notre hypothèse, qui constitue effectivement l’axe du premier volume, montrant ensuite ce que cette option implique du côté de l’ecclésiologie de Vatican II.

1. Une hypothèse : mettre au centre du corpus conciliaire la constitution dogmatique Dei verbum sur la Révélation et sa transmission

1. Portant d’abord sur la trajectoire historique du Concile, le premier temps de notre argumentation en faveur de la centralité de Dei verbum part d’un effet de réception : à quelques exceptions près, celle-ci se déploie, au moins jusqu’au tournant du millénaire, sur l’axe ecclésiologique du Concile, voire plus précisément sur le plan du jeu relationnel au sein de l’Église, avec les autres Églises et communautés ecclésiales, avec le judaïsme, les autres religions et avec les forces principales dans les sociétés[7].

Il doit pouvoir suffire ici d’appuyer cette affirmation sur quelques exemples significatifs. Le premier est d’ordre éditorial et concerne l’édition officielle des évêques français, publiée en 1967. Elle est une des rares à présenter la série des textes selon leur qualification canonique et introduit même un ordre parmi les constitutions : celles sur la révélation divine et sur la sainte liturgie sont placées entre les deux constitutions sur l’Église. Sans aucun doute, cette organisation est due au cardinal Garrone, traducteur de Lumen gentium et rapporteur au Concile de Gaudium et spes dont il avait souligné la fonction de compléter le De ecclesia. Voici ce qu’il écrit en 1966, s’interrogeant sur « la logique interne du Concile » : « Ce que nous avons dit permet de voir que les deux textes sur l’Église et sur l’Église dans le Monde constituent comme un noyau central autour duquel gravitent tous les autres documents. Ils en dépendent. Ils en exploitent les richesses, ils n’en épuisent jamais le contenu[8] ».

Un fil invisible relie ce phénomène éditorial à la constitution apostolique de Jean-Paul II Sacrae disciplinae leges du 25 janvier 1983, qui se rapporte, elle aussi, aux deux constitutions sur l’Église, sans bien évidement établir, dans ce cadre d’une traduction canonique de l’ecclésiologie conciliaire, un lien avec les autres documents de Vatican II :

Si […] il n’est pas possible de traduire parfaitement en langage canonique l’image conciliaire de l’Église, le code doit néanmoins être toujours référé à cette même image comme à son exemplaire primordial, dont, par sa nature même, il doit exprimer les traits autant qu’il est possible. […] On pourrait […] dire que c’est à partir de là que le Code prend ce caractère de complémentarité par rapport à l’enseignement de Vatican II et en particulier par rapport aux deux constitutions, la constitution dogmatique Lumen gentium et la constitution pastorale Gaudium et spes[9].

Le synode extraordinaire, enfin, réuni deux ans après pour « célébrer le Concile, le vérifier et le promouvoir », reproduit quasi automatiquement l’ordre des constitutions, tel qu’on le trouve dans l’édition française, avec un fort accent sur « l’ecclésiologie de communion » qui devient désormais « le concept central et fondamental dans les documents du Concile[10] ».

On pourrait multiplier les exemples à tous les niveaux de l’Église et sur le plan diachronique. Pendant toute cette période, l’affirmation du futur Paul VI, dans son discours du 4 décembre 1962, faisant de « l’Église l’argument principal du concile oecuménique[11] », ainsi que le schéma du cardinal Suenens « Église ad intra/Église ad extra », exposé la veille, continuent à exercer leur influence. Ce qu’on pourrait appeler l’« ecclésio-centrisme inconscient » de la réception de Vatican II correspond en effet à un large consensus parmi les principaux acteurs de la préparation du Concile[12]. Il s’exprime à la fin de la première période dans les interventions des grands ténors, Suenens et Montini, et détermine en 1963 la « seconde préparation » : ne fallait-il pas compléter et recadrer l’ecclésiologie de Vatican I en s’inspirant du renouveau ecclésiologique et historique de la première moitié du 20e siècle, lui-même appuyé sur les grands mouvements de réforme comme le renouveau biblique, liturgique et oecuménique, etc. ?

2. Il ne peut s’agir bien évidemment de critiquer a posteriori ce parcours effectif du Concile et de sa réception mais plutôt d’évaluer sa trajectoire effective à partir des « possibles » qui se sont présentés à l’assemblée à tel ou tel moment ; ce sed contra est le deuxième temps de notre argumentation historique.

Si l’on regarde de près l’histoire de la composition des textes et du corpus, on s’aperçoit en effet qu’un premier carrefour décisif a été franchi dès la première semaine du Concile quand le Secrétariat pour les affaires extraordinaires refuse une proposition du cardinal Béa quant à l’organisation des travaux. Le président du Secrétariat pour l’unité aurait en effet voulu qu’on engage d’abord un débat in aula sur le principe de « pastoralité », exposé par Jean XXIII dans son discours d’ouverture Gaudet mater ecclesia, et qu’ensuite seulement on fasse découler de ce principe un choix parmi les textes à réviser ou à soumettre à une nouvelle rédaction[13] ; j’y reviendrai dans la deuxième partie.

Or, les travaux étant immédiatement engagés, le premier conflit conciliaire majeur, en 1962, porte sur le problème du rapport à la « tradition » ; conflit qui en réalité traverse toutes les questions traitées et tous les chantiers travaillés par le Concile. Les Pères, surtout la commission mixte, instituée en novembre par Jean XXIII pour régler ce dissentiment, ont du mal à l’affronter ; et c’est Paul VI qui, fin 1963, demande que le texte sur la tradition, la future constitution Dei verbum, revienne à l’ordre du jour. Les derniers débats et l’intervention du pape en 1965 aboutissent alors à un « compromis » doctrinal, la théorie des deux sources restant toujours à l’horizon[14]. Et pourtant, Dei verbum et son prologue reçoivent à ce moment-là une position principielle dans le corpus des textes.

Il faut ajouter par ailleurs que le discours de clôture de Paul VI du 7 décembre 1965[15] corrige sensiblement un certain « ecclésio-centrisme », induit pourtant par son intervention pour l’ouverture de la deuxième période en 1963[16] et par les travaux de cette période et de la suivante : « On dira, remarque-t-il en 1965, que le Concile, plus que des vérités relatives à Dieu, s’est occupé surtout de l’Église, de sa structure, de sa vocation oecuménique, de son activité apostolique et missionnaire ». Mais il répond à cette objection : « L’Église s’est recueillie pour retrouver en elle-même la Parole du Christ, vivante et opérante dans l’Esprit Saint, pour scruter plus à fond le mystère, c’est-à-dire le dessein et la présence de Dieu au-dessus et au-dedans de soi[17] ». Ce discours qui représente le dernier regard conciliaire sur la figure du corpus désormais achevée permet d’ordonner l’ensemble des documents conciliaires, selon un jeu relationnel entre trois pôles, qui décentre l’Église et le Concile par rapport à Dieu et au monde.

Les indications du discours à ce sujet sont cependant discrètes ; elles n’ont surtout aucun effet en retour sur les documents eux-mêmes, le processus d’apprentissage intra-conciliaire dont ont bénéficié les derniers textes, par exemple Dei verbum et Ad gentes ou encore Gaudium et spes, restant largement inconscient. Ce n’est que dans la phase de réception qu’un processus de relecture « rebours[18] » peut s’enclencher. Notons que ce qui vient d’être observé quant à la position principielle de Dei verbum et par rapport à l’ordonnance tripolaire de l’oeuvre conciliaire est en nette tension avec le phénomène d’une réception prioritairement ecclésiologique, évoqué plus haut. Certes, le chapitre VI de la constitution dogmatique, qui porte sur la « Sainte Écriture dans la vie de l’Église », a des effets réels sur le plan de la lecture biblique[19]. Mais le reste de la Constitution est étonnamment peu présent dans les débats postconciliaires, quelques exceptions confirmant la règle[20], jusqu’à ce qu’elle revienne sur le devant de la scène en 2008, avec le synode sur la Parole de Dieu[21].

3. Ces rapides observations sur la réception, d’un côté, et sur ce qui, dans l’histoire même de la rédaction du corpus textuel de Vatican II, résiste à un certain « ecclésio-centrisme », prennent aujourd’hui un relief particulier. Avec ce troisième temps de notre argumentaire, nous engageons la relecture théologique de la trajectoire historique du Concile et de sa réception. Un préalable d’abord portant sur ce « et » et son enjeu herméneutique : il est impossible de séparer l’histoire de la réception de Vatican II et le Concile lui-même en son identité problématique. Les difficultés de la réception ne viennent pas d’abord d’une mauvaise compréhension ou application du Concile[22] mais du Concile lui-même ; plusieurs indices convergent en ce sens : la taille exceptionnelle du corpus textuel, posant la question de son principe ; les hésitations de Jean XXIII quant au choix d’un modèle conciliaire avec l’évocation d’une nouvelle Pentecôte ; la singularité de Vatican II dans l’histoire longue du christianisme. D’elles-mêmes, ces « ouvertures » appellent l’initiative interprétative du récepteur à partir de son propre point de vue historique[23].

Sur la base de ce préalable herméneutique, nous prenons aujourd’hui conscience d’une mutation culturelle sans précédent, certes déjà amorcée en 1962 mais singulièrement radicalisée depuis. Les phénomènes sont bien connus : globalisation économique, technoscientifique et médiatique, pluralisme radical des cultures et des options spirituelles de l’humanité avec le problème de leur métissage, affrontements entre religions et difficultés oecuméniques ; la transformation radicale de notre ethos qui en résulte et peut-être surtout l’incertitude concernant l’avenir de l’humain sur un globe menacé dans son équilibre écologique. Le sentiment que « quelque chose de grave » est en train de se passer, et qui a besoin de références historiques pour pouvoir se dire, pose le problème de la réception du concile Vatican II en termes nouveaux, précisément en tant que celle-ci est relancée etdéterminée par une nouvelle situation historique[24].

Les questions centrales que nous devons alors affronter comme chrétiens et théologiens ne sont pas d’abord d’ordre ecclésiologique mais relèvent essentiellement de la théologie fondamentale : c’est l’identité même de la foi chrétienne, son interprétation et sa transmission qui sont aujourd’hui en jeu. Oui ou non, la foi chrétienne a-t-elle une structure fondamentalement relationnelle ? Ce qui veut dire : est-elle constitutivement située dans la relation entre celui qui la propose et le possible récepteur en qui elle est déjà discrètement ou potentiellement à l’oeuvre ? Est-elle donc, pour cette raison théologique, toujours à « réinventer » quand on change de cycle culturel ? Si oui, c’est le principe de « pastoralité », le lien de ce principe au concept même de « tradition » et la créativité interne à la tradition chrétienne qui sont à activer et à penser aujourd’hui.

Ce questionnement théologique nous conduit vers une perception nouvelle des enjeux de Vatican II, à savoir la tentative d’appréhender l’équilibre global de l’oeuvre conciliaire, comprise à la fois comme événement et comme corpus textuel, au sein même de l’histoire longue du christianisme à partir du principe de « pastoralité », livré au Concile par Jean XXIII. Il faut alors comprendre Vatican II comme expérience théologale d’une assemblée qui précisément, dans une situation historique totalement inédite, a voulu faire oeuvre de tradition, au sens le plus radical du terme d’une réinterprétation globale du christianisme.

Le préalable herméneutique énoncé plus haut — décision de ne jamais séparer l’oeuvre conciliaire de sa phase préparatoire ni surtout de sa réception — s’appuie déjà, bien évidemment, sur cette appréhension nouvelle de l’oeuvre du Concile. L’expression « lecture à rebours », introduite dès le début du premier volume[25], qualifie ce présupposé : partant de notre position actuelle de récepteurs, nous nous sommes proposé de donner du relief à ce qui, du côté du corpus et de l’événement conciliaires, s’éclaire et à ce qui résiste dans le processus de réception ; processus qui, tout en mettant le projecteur sur certains aspects non encore perçus, en occulte toujours, inconsciemment ou volontairement, d’autres ; et nous avons procédé ainsi pour recevoir de Vatican II une nouvelle impulsion théologale, venant de plus loin que le Concile, de l’origine même, éclairer notre présent. Cette manière d’« accéder à la source » implique une démarche réflexive d’inversion ou de conversion qui consiste à entrer aujourd’hui dans l’attente inscrite dans l’événement et le corpus conciliaires, attente qualifiée de « pentecostale ». Celle-ci porte indéniablement sur une nouvelle manière de se rapporter collectivement à la tradition évangélique, et qui considère la pluralité culturelle de l’humanité non pas comme une menace mais comme la promesse d’une imprévisible fécondité.

2. L’ecclésiologie de Vatican II

Commencer le parcours par les questions de théologie fondamentale, est-ce nécessairement « secondariser » l’ecclésiologie de Vatican II et faire de Paul VI un « mal-aimé » ? Il ne s’agit nullement d’opposer Jean XXIII et Paul VI mais plutôt de penser réellement la différence d’orientation entre les deux papes du Concile et surtout les effets de cette différence quant à la trajectoire du Concile et sur le long terme. Pour ce qui est de Paul VI, il faut alors remarquer que le discours d’ouverture de la seconde période[26] « secondarise » le « principe pastoral » et le transforme de ce fait même : l’exposé de la doctrine et la pastoralité deviennent deux buts différents à joindre. C’est dans la deuxième partie du discours que Paul VI expose son propre principe du programme conciliaire. Il s’agit d’une « vision » ou d’une « célébration mystique » qui met le Christ, principe, voie et fin, au centre et donne à contempler « simultanément lui comme principe et source d’où vient l’oeuvre de la rédemption et l’Église, et l’Église comme son émanation et sa continuation à la fois terrestre et mystérieuse ».

Dans le premier volume, je souligne surtout l’« effet grossissant » de cette « réorientation » sur la trajectoire du Concile, à savoir la séparation, déjà engagée depuis le début de la première période, entre, d’un côté, la réception conciliaire du principe roncallien de « pastoralité » qui prendra son temps et, de l’autre, la programmation des travaux ; séparation qui donne à cette dernière, au moins pour un temps, une orientation « ecclésio-centrée ». Ceci étant dit, l’« ecclésiologie » est bien présente dès notre premier volume pourtant davantage consacré au versant théologal de l’oeuvre conciliaire et à l’exercice herméneutique de l’assemblée. Mettre en relief cette « ecclésiologie », c’est vérifier le caractère inséparable des deux versants, c’est livrer à cette discipline un aspect peut-être moins perçu si on l’aborde uniquement à partir des textes proprement ecclésiologiques de Vatican II, c’est enfin réaffirmer les limites évidentes de l’approche de notre premier volume.

1. L’option « ecclésiologique » de ce volume est en réalité d’expliciter ce qu’on peut appeler l’« ecclésiologie vécue » de Vatican II. Plusieurs points jalonnent l’ensemble de notre parcours : dès l’introduction du premier volume, la ritualité « trinitaire » de l’assemblée, l’aspect liturgique, surtout l’intronisation de l’Évangile, reçoivent une fonction structurante. À la fin de la deuxième partie, nous discutons le différend entre H. Küng, J. Ratzinger et K. Rahner sur les rapports entre Eucharistie, Église et institution conciliaire, insistant pour notre part sur la fonction délibérative dans l’Église et sur l’enjeu herméneutique du Concile, deux versants intimement liés à la transmission. Du coup, il nous a paru décisif de proposer une analyse détaillée des manières de procéder in conciliis et de leur finalité propre, avec leur rapport aux modèles politiques de l’époque : dans la deuxième partie d’un point de vue historique[27] et dans la troisième partie en leur déploiement concret entre minorité et majorité conciliaire, avec la gestion pontificale des conflits, portant par moments sur les règles mêmes du jeu[28].

Cette « ecclésiologie vécue » par le Concile au sein de nos sociétés démocratiques crée d’emblée un climat de crédibilité concrète qui par ailleurs n’exclut nullement des « passages » très difficiles comme par exemple la célèbre « semaine noire » de novembre 1964. Mais l’ecclésialité vécue en Concile n’est pas le tout de l’ecclésiologie ; dans le deuxième volume, il s’agira de passer de cette ecclésiologie vécue à celle qui est pensée par le Concile. L’analyse détaillée du genre littéraire de Lumen gentium[29] anticipe déjà sur cette nouvelle perspective ; le plan du deuxième volume — « L’Église dans l’histoire et la société » —, donné dès le début du premier, permet de se faire une idée de la logique que nous allons suivre sur cet autre versant.

2. En attendant, il faut surtout rendre compte de ce que l’« ecclésiologie vécue » du premier volume apporte de spécifique. Elle s’appuie, pour faire bref, sur le processus de « tradition », tel qu’il se trouve exposé dans le chap. II de Dei verbum[30]. Mais le premier volume prend la question de plus loin, à partir du concept paulinien de tradition et de sa reprise dans l’histoire conciliaire du christianisme[31]. En distinguant les deux versants d’un même et unique processus de transmission — le traditum ou le tradendum et les tradentes — l’insistance porte d’emblée sur le lien inséparable, voire intrinsèque, entre l’Évangile et l’Église. C’est à cet endroit[32] que se repère donc, pour la première fois, l’articulation entre la théologie fondamentale et la missiologie, d’un côté, et l’ecclésiologie de l’autre.

Précisons trois points pour éviter tout malentendu concernant cette ecclésiologie vécue dans l’acte même de transmission, qu’il soit conciliaire ou non : 1) Les tradentes forment un « nous » ecclésial, « nous » qui, tout en les précédant, est sans cesse reconstitué par eux, précisément dans l’acte même de transmission. 2) Cet acte de transmission suppose bien évidemment l’expérience théologale de l’écoute de l’Évangile mais ne peut subsister que s’il aboutit à l’expérience apostolique de « mission » — selon le mouvement même du préambule de Dei verbum ; « mission » qui à son tour suppose l’écoute de ce qui se passe dans le coeur des êtres humains et de leurs cultures — selon le mouvement du préambule de Gaudium et spes. Ajoutons tout de suite, que ce processus kérygmatique reçoit à l’époque moderne une singulière complexité herméneutique en raison du pluriel culturel que nous habitons[33]. 3) L’enjeu clairement déclaré dès la deuxième partie du premier volume n’est pas de réduire l’Église à quelques tradentes autorisés, tels qu’ils figuraient dans les traités De personis du droit canonique, mais au contraire de livrer la paradosis comme processus ecclésial à tous les fidèles et leurs communautés. Telle est précisément la visée ultime d’une ecclésiologie conciliaire décentrée, comme le montre la fin du premier volume quand il est question de la lecture des Écritures, voire d’une réforme de nos manières de procéder, héritées des « mouvements du renouveau » de la première moitié du 20e siècle.

3. Transition : une manière de procéder

De ce qui vient d’être déployé très rapidement quant aux deux versants de mon approche de la réception de Vatican II, résulte l’articulation des deux notions clés qui structurent la partie centrale du premier volume, celle de « corpus textuel » et celle de « style pastoral », notions dont il sera plus amplement question maintenant. « Faire oeuvre de tradition[34] » — ce qui est l’enjeu de tout concile — aboutit en effet à une reformulation circonstanciée du traditum/tradendum au sein d’un corpus textuel ; mais il est clair que ce corpus ne peut exister sans le corps apostolique effectif des tradentes. Et inversement, les relations entre tradentes et avec les recipientes (récepteurs), mis à leur tour dans la position de tradentes, ainsi que la manière « pastorale » de procéder qui régule l’ensemble complexe de ce jeu relationnel, découle ou doit découler du traditum lui-même, donnant ainsi à la tradition une règle de cohérence interne ou de crédibilité ; crédibilité qui sera analysée de manière plus ample au centre du deuxième volume quand il sera question de « l’appel universel à la sainteté » (LG V)[35].

II. Vatican II : un corpus textuel et son unité stylistique

La reformulation de la tradition (traditum) ou de ce qui, dans les circonstances actuelles, doit être transmis (tradendum) se trouve donc inscrite dans les documents conciliaires. Or, si le phénomène de leur intertextualité est avéré et confirmé par l’histoire de la composition des textes[36], l’idée de « corpus » suppose un principe d’unité[37]. Il serait certes possible de se contenter ici d’une unité purement formelle ou extrinsèque fondée sur l’unité ecclésiale et canonique de « l’auteur » conciliaire ; mais aussi nécessaire que soit cet enracinement, il est insuffisant quand on aborde le coeur même de la tradition de l’Évangile. On se heurte alors à ce qui a été déjà signalé plus haut, à savoir que les indications conciliaires concernant l’ordre interne des documents restent très discrètes et ne dépassent guère la délimitation de quelques catégories de textes ou de thèmes ; même si le discours de clôture de Paul VI ordonne l’ensemble selon un jeu relationnel entre trois pôles. Se confirme ainsi le préalable herméneutique, évoqué plus haut, et qui consiste à ne jamais séparer l’oeuvre du Concile de sa réception, celle-ci devant « décider » en dernière instance de l’unité intrinsèque des textes et, de ce fait même, de leur statut de « corpus conciliaire ».

Ceci étant dit, il faut réaffirmer que la question du corpus et de son principe n’est pas importée de l’extérieur mais émerge du processus même de composition textuelle par le Concile ; sous une double forme puisqu’on retrouve ici à la fois le principe de « pastoralité » et le caractère principiel de la constitution Dei verbum avec son chapitre clé sur la tradition. Comment concevoir la « pastoralité » si l’on reste conscient de la différence entre la conception herméneutique de Jean XXIII et celle de Paul VI ainsi que du processus d’explicitation et de précision intervenu tout au long de la réception de ce principe par le Concile ? Et comment comprendre le corpus textuel dans sa globalité si l’on considère que la position principielle de la constitution sur la révélation — avec son compromis doctrinal — est affirmée lors de la dernière période mais ne peut plus exercer une quelconque influence sur les autres documents ?

En définitive et en anticipant quelque peu la suite, le phénomène d’intertextualité, tel que l’historien le repère, montre l’« ouverture » de l’ensemble des textes conciliaires, ouverture qui renvoie la réponse aux deux questions, formulées à l’instant et intimement liées entre elles, à la phase de réception : la pastoralité de Vatican II ne se dégage ni directement d’une structure du corpus qui serait clairement établie ni ne relève d’un « esprit » déconnecté de celle-ci et des hésitations à son sujet ; elle est, d’après nous, d’ordre stylistique et désigne une manière de procéder, une conversion ou une « réforme » individuelle et collective comme le souligne puissamment le discours final de Paul VI. C’est ce qu’il faut préciser brièvement avant d’aborder dans un dernier temps l’autre question, celle du principe de tradition, intimement liée à la première.

1. La structure du corpus et la question de son statut

1. La présentation de la structure du corpus, telle qu’on la trouve dans la troisième partie du premier volume[38], est inspirée du discours de clôture de Paul VI qui inscrit l’oeuvre conciliaire dans un ensemble tripolaire : Dieu-l’Église-l’homme/l’univers. Or, ces trois pôles forment deux axes, l’axe théologal ou spirituel et l’axe historico-social et ecclésial. Nous retrouvons ici les deux versants inséparables de notre approche qui nous accompagnent depuis le début. Faut-il préciser qu’il ne s’agit que d’une schématisation, nécessaire à la pensée et en même temps relative à un « réel » qui nous dépasse ? Faut-il rappeler que la verticalité de l’axe théologal (comme notre station debout) n’induit pas l’idée d’un Dieu « au-dessus de nous » et que les flèches sortant du schéma désignent un « au-delà » ou un « en deçà » expérimental et théologal ? Quoi qu’il en soit de ces remarques sur notre schématisation et aussi fondée qu’elle soit sur le processus de composition conciliaire, la description du corpus reste un acte de réception.

2. Plus importante encore que la structure du corpus est la question de son statut. Pour faire bref [39], on peut dire que pendant les premiers vingt ans postconciliaires une conception doctrinale et canonique du corpus a prédominé. On la trouve au synode de 1985 et sous la plume de plusieurs des théologiens les plus influents de cette époque, en particulier chez H.J. Pottmeyer dont la périodisation dialectique de l’histoire conciliaire moderne s’appuie sur le concept d’« intégration » : « La tâche présente, écrit-il en 1985, consiste à intégrer ce qui, dans la théologie préconciliaire, est obligatoire au nouvel équilibre acquis d’une ecclésiologie de communion et d’une anthropologie chrétienne qui requiert un engagement en faveur de la dignité humaine[40] ». On se situe ici spontanément dans les traces de la conception tridentine de l’« édifice doctrinal », reprise par Vatican I[41] et le grand corpus des neuf encycliques majeures de Léon XIII, supposant l’équivalence entre la doctrine et une vision catholique du monde, d’un côté, et la doctrine et sa forme canonique, de l’autre. Il est donc normal que, déjà pendant le Concile et surtout après, on renouvelle les règles classiques de l’interprétation des textes conciliaires, qu’on les adapte au corpus textuel de Vatican II et qu’on traduise l’image conciliaire de l’Église en langage juridique, autant que faire se peut[42]. L’interprétation, avancée par Peter Hünermann qui comprend le corpus de Vatican II comme « texte constitutionnel » de l’Église s’inscrit encore, pour une part, dans cette filiation[43].

Le synode extraordinaire de 1985 a reconnu explicitement à l’ensemble textuel de Vatican II le statut de « corpus », puisqu’il a établi quatre règles d’interprétation dont la première pourrait être appelée précisément règle du corpus textuel, parce qu’elle stipule le respect de tous les documents dans leur étroit rapport les uns avec les autres et selon leur hiérarchie interne. Depuis, le débat sur la question du statut du corpus conciliaire et de son unité est entré dans une nouvelle phase. C’est à cet endroit qu’intervient ce que j’ai appelé « ouverture » du corpus, cette ouverture étant comprise dans un sens historique, mais aussi principiel : dans un sens historique d’abord, parce que la connexion indélébile du corpus conciliaire à « l’événement » conciliaire lui-même — ce qui est l’inaliénable acquis de l’école de Bologne[44] — révèle un processus d’apprentissage interne au Concile, qui est resté inachevé ; dans un sens principiel ou théologal ensuite, parce que le corpus renvoie à l’expérience de « pastoralité », faite par le Concile lui-même — à son ecclésiologie vécue —, dans une même et double écoute de l’Évangile et de ce qui fait vivre le coeur humain et les cultures de notre temps. Or, cette expérience — doublement « ouverte » — est à la fois simple dans sa structure kérygmatique et extrêmement complexe, parce que traversée par toute la problématique herméneutique comme il l’a été déjà suggéré plus haut[45] : simplicité qui se résume finalement dans une manière de procéder (modus procedendi) qui est celle du Christ et de ses apôtres[46] ; complexité parce que le respect absolu du récepteur ou interlocuteur nécessite une réinterprétation continuelle du traditum/tradendum.

D’où notre affirmation que l’unité du corpus est — en dépit ou en raison de sa grande plasticité et complexité — d’ordre stylistique.

2. L’unité stylistique du corpus

Il est impossible de reprendre ici cette thèse centrale dans toute son ampleur[47]. Des accords significatifs ont été acquis, ces dernières années, sur la base des analyses d’O. Rush et de J.W. O’Malley, surtout quant à la distinction d’une herméneutique des auteurs, du texte et des récepteurs. Le récent colloque de Louvain (3-5 novembre 2010) a confirmé et précisé ce consensus. Comme il l’a été déjà rappelé, P. Hünermann situe l’unité du corpus dans un genre littéraire propre et unique, celui du texte constitutionnel ; je me range plutôt du côté d’O’Malley pour qui l’unité est d’ordre stylistique[48]. Ajoutons même que la description du texte conciliaire par Hünermann — il parle en termes de « tensions » ou « arcs de tension » — est en réalité d’ordre stylistique ; il nous semble au moins. Par ailleurs, O’Malley est davantage sensible aux conflits qui sous-tendent les textes ; conflits dont la gestion fait partie, selon nous, du style pastoral de Vatican II.

Comment dès lors aborder l’unité stylistique du corpus conciliaire ?

1. Il faut d’abord entrer à nouveau dans l’inséparable articulation entre le traditum/tradendum et les tradentes. Le point de départ nous est fourni par le discours d’ouverture de Jean XXIII, avec son paragraphe sur le « caractère surtout pastoral du magistère » ; texte dont nous disposons en deux versions différentes, la version originale en italien, davantage sensible aux « méthodes de recherche et [à] la présentation de la pensée moderne », et la version latine davantage ancrée dans la tradition doctrinale de Vatican I[49].

Je me suis surtout attaché à la réception de ce principe de pastoralité par le Concile et son explicitation progressive jusqu’en 1965[50]. Il en a été déjà question quand nous avons évoqué notre principe de lecture théologique du Concile, à savoir la conception relationnelle de la foi, qui présuppose que « cela » dont il est question dans la proposition kérygmatique est déjà à l’oeuvre dans le récepteur. Or, ce principe relationnel reste controversé tout au long du parcours conciliaire : pendant la première période, dans le débat sur le rapport entre le processus kérygmatique et la doctrine, au moment où il se crée un lien intrinsèque entre pastoralité et finalité oecuménique du Concile ; pendant la deuxième période, quand s’établit la différence entre « rénovation » et « réforme » ; et à partir de la fin de la troisième période, quand paraît une distinction plus nette entre la préoccupation de sauvegarder ce qui est permanent et celle de s’adresser à des interlocuteurs historiquement situés. Le Concile passe en effet un seuil quand ces deux dernières implications fondamentales du principe de pastoralité deviennent conscientes : l’idée de réforme et l’enracinement historique de toute doctrine conduisent vers un rapport nouveau, plus différencié et créateur, à la tradition. Ce seuil est clairement repérable dans Gaudium et spes, no 44, et dans Ad gentes, no 22, textes qui réinterprètent de manière significative Lumen gentium, nos 13 et 17. C’est la naissance, presqu’en marge du Concile, d’une conception herméneutique de la Révélation.

Or, la manière de procéder qui se précise ici, appelée aussi de manière programmatique « loi de toute évangélisation[51] », est inséparable d’une manière de s’entendre entre « évangélisateurs » ou tradentes, avec les possibles recipientes et plus fondamentalement au sein même de l’humanité ; c’est l’autre versant du principe de pastoralité, son versant proprement ecclésial et historico-social et qui émerge d’abord sous le mode d’une ecclésiologie vécue. Cette articulation s’explicite dès la première période quand on commence à relier la proposition de la vérité et sa possible réception — la « pastoralité » au sens strict du terme — et la proposition catholique de la vérité et la possibilité des frères séparés de « pressentir que nous n’obscurcissons pas ce qu’ils défendent légitimement comme vrai et comme leur propre bien[52] ». Dignitatis humanae, no 3, explicite ce versant et l’universalise :

La vérité doit être cherchée selon la manière propre (modo proprio) à la dignité de la personne humaine et à sa nature sociale, à savoir par une libre recherche, par le moyen de l’enseignement ou de l’éducation, de l’échange et du dialogue par lesquels les uns exposent aux autres la vérité qu’ils ont trouvée ou pensent avoir trouvée, afin de s’aider mutuellement dans la quête de la vérité ; la vérité une fois connue, c’est par un assentiment personnel qu’il faut y adhérer fermement.

Cette visée utopique ne doit pas nous empêcher de prendre au sérieux la conflictualité sous-jacente au corpus, formé comme dit O’Malley de « documents de comités, remplis de compromis et d’ambiguïtés » ; c’est l’aspect qui disparaît dans la thèse constitutionnelle de P. Hünermann. Sur ce point décisif, je ne renie rien de ce qui me relie à la tradition historique de Bologne : la mise en place, pour ce qui est de l’histoire du concile Vatican II, d’une sorte de « parallélogramme de forces » (concile-pape-curie-opinion publique) en tension, voire en conflit. Ajoutons cependant que ces conflits sont, pour les plus essentiels, des « conflits paradigmatiques » qui touchent aux règles mêmes du « jeu » conciliaire, et attendent une manière d’être réglée qui découle réellement du traditum/tradendum. Une analyse précise des règlements conciliaires, de leur adaptation et de leur mise en oeuvre par Jean XXIII et Paul VI, montre alors qu’ils s’appuient sur une conversion non programmable de tous les participants ; conversion qui seule permet de dépasser la loi habituelle des démocraties parlementaires avec ses vainqueurs et ses vaincus. C’est en effet la manière de gérer la conflictualité et la violence interne à l’Église (y compris le « compromis » comme signe de fragilité historique et menace du statut prophétique d’un concile) qui donne à Vatican II sa crédibilité évangélique[53].

2. Bien présent dans la terminologie du Concile, le vocabulaire du « modus » ou de la « via » indique au mieux ce déplacement de l’accent du « doctrinal », nullement nié ou sous-estimé en lui-même, vers sa forme « pastorale ». Parler en termes de « style pastoral » est une manière de reconnaître ce changement paradigmatique. Ce style ou ce modus pastoralis, explicité par Jean XXIII, s’exprime dès le 20 octobre 1962 dans le « message à tous les hommes[54] » ; il est donc présent dans l’assemblée conciliaire et se précise au fur et à mesure par sa mise à l’épreuve dans le traitement conflictuel des différentes questions à traiter. Certes il s’inscrit progressivement dans le corpus textuel du Concile mais le dépasse en même temps. L’unité du Concile ne peut donc pas être fixée dans le corpus textuel seulement, même si nous n’avons que ce corpus à notre disposition. Mais l’unité est d’ordre textuel et extratextuel ; elle implique l’ensemble du corpus et l’événement conciliaire, le corpus ne pouvant devenir vivant aujourd’hui que dans la mise en oeuvre renouvelée du même modus procedendi dans des situations d’aujourd’hui.

Cela étant dit, il faut passer par une analyse détaillée des genres littéraires (au pluriel) du corpus pour montrer que ce principe stylistique unifie effectivement l’ensemble textuel, le constitue donc comme « corpus » et rend compte de sa structure interne. Dans le troisième chapitre de la troisième partie, j’ai essayé d’avancer sur ce terrain en distinguant l’élément narratif, le genre parénétique, le genre délibératif ou argumentatif et le genre doxologique, l’élément délibératif ou argumentatif étant le point de jonction entre le « corpus » en voie d’achèvement, d’un côté, et les débats des Pères conciliaires in aula et leurs reprises par les commissions, de l’autre[55]. Cette manière d’avancer permet en même temps de préciser davantage la différence de statut entre le corpus biblique et le corpus conciliaire et certaines analogies qui fondent l’intertextualité entre ces deux corpus.

Comment maintenir dès lors la pluralité des perspectives, introduites par la pluralité des genres, et l’unité du corpus et de l’oeuvre du Concile ? La réponse vient d’une analyse précise des préambules des quatre constitutions et de leur superposition structurelle[56] : l’unité du corpus n’est ni simplement d’ordre canonique ni d’ordre doctrinal ou moral, ni même liturgique — la pluralité des rites étant d’emblée reconnue —, mais se situe plutôt dans la double « ouverture » théologale du corpus à l’expérience extratextuelle de l’écoute de la Parole de Dieu, et de la rencontre effective de l’infinie variété de ceux auxquels le Concile s’adresse. C’est une manière de procéder (modus, via), commune et en même temps culturellement diversifiée, ou — ce qui est la même chose — le principe de pastoralité qui, dans sa simplicité extrême, ne cesse d’instaurer cette double et unique altérité, constituant par là, pour celui qui l’adopte effectivement, l’unité du corpus conciliaire.

Ce style pastoral qui constitue le corpus conciliaire en son unité se manifeste de la manière la plus nette dans l’introduction de la constitution Dei verbum qui est, comme nous l’avons noté dès le début, « d’une certaine manière la première de toutes les constitutions de ce Concile, de sorte que son préambule les introduit toutes d’une certaine façon[57] ». Or, avec ce texte, le problème de la tradition est posé ; l’autre manière, on s’en souvient, d’envisager l’unité interne du corpus conciliaire. Il en sera question dans ce qui suit.

III. Des conditions de réception

Tout ce qui précède confirme en effet notre préalable herméneutique, à savoir le cercle qui relie l’histoire de la réception de Vatican II et le Concile lui-même en son identité problématique. Cette identité, nous venons de l’aborder du côté du principe de pastoralité, tel qu’il a été légué par Jean XXIII au Concile qui l’a reçu, explicité et inscrit progressivement dans son corpus textuel ; c’est l’objet de la troisième partie du premier volume de notre ouvrage. Nous l’envisagerons maintenant, du côté de la réception, traitée dans la quatrième partie du même volume, mais en nous souvenant que cette réception est tributaire du concept de tradition, tel qu’il est pensé dans Dei verbum ; enjeu du tout premier litige conciliaire en 1962 et resté controversé jusqu’à la fin. Il est donc impossible de construire une véritable théorie de la réception à la hauteur du Concile et de sa pratique herméneutique, sans revenir au même principe d’unité du corpus, mais cette fois-ci à partir de sa théologie de la tradition.

1. Les concepts de « tradition » et de « réception » dans Dei verbum

Le chapitre 2 de Dei verbum sur la transmission de la Révélation n’est pas seulement le noyau originaire de la Constitution ; c’est aussi un des textes les plus controversés pendant le Concile et, en tout cas, le plus complexe des six chapitres, sinon de l’ensemble du corpus textuel de Vatican II[58]. On peut néanmoins en dégager plusieurs acquis décisifs pour notre propos.

1. Le no 7 nous offre le plus important, à savoir la distinction précise entre la tradition comme contenu (traditum ou tradendum) et la tradition comme acte posé par ceux qui transmettent ce contenu (tradentes) ; distinction qui nous accompagne depuis le début. Le texte articule ces deux versants indissociables du concept de tradition en introduisant d’emblée la théologie paulinienne de la Paradosis qui relie, dans un même processus, l’acte de livrer l’Évangile (tradere) et l’acte de le recevoir (accipere) : « […] dans leur prédication orale, leurs exemples et leurs institutions, les apôtres ont livré (tradiderunt), soit ce qu’ils avaient reçu (acceperant) de la bouche du Christ en vivant avec lui et en le voyant agir, soit ce qu’ils apprirent (didicerant) des suggestions du Saint-Esprit », acte de réception et d’apprentissage qui sera celui de toute l’Église dans son identité théologale, comme l’affirme la fin du même no 7. Se fonde ici, avec l’appui de saint Irénée, la « double livraison » : de l’Évangile, d’une part, destinée à durer toujours, et, d’autre part, de la charge de le faire retentir, la succession apostolique. C’est exactement ce « processus » à double versant — l’Évangile et ceux qui l’annoncent — que le paragraphe 2 du no 7 et la suite du texte désignent par le concept de Sacra Traditio.

Nous n’insistons pas sur un deuxième acquis qui consiste à libérer la théologie de la tradition d’une conception purement intellectualiste et doctrinale et à réintroduire toute la gamme des niveaux de la vie ecclésiale ; autre manière de mettre en relief le profil stylistique du traditum qu’est le corpus lui-même de Vatican II. Le troisième acquis porte sur la distinction diachronique entre la « tradition qui vient des apôtres » (no 7 et no 8, § 1) et sa « poursuite dans l’Église, sous l’assistance du Saint Esprit » (no 8, § 2). Ce n’est pas le lieu d’entrer dans l’exégèse détaillée de ce passage[59] qui, grâce à sa pneumatologie, réussit à maintenir le statut normatif de la tradition apostolique « spécialement exprimée dans les livres inspirés », comme signe de la transcendance de la parole de Dieu, une fois pour toutes donnée.

2. Cela étant souligné, on ne peut pas taire les difficultés et controverses intra- et postconciliaires, intra-catholiques et oecuméniques qui se greffent sur ce troisième acquis et se manifestent dans la célèbre « formule de compromis » introduit in extremis et qui risque de relativiser à nouveau les distinctions apportées par le chapitre 2. Si l’on tient à distinguer l’Écriture et la Tradition comme deux « sources » (fontes) matériellement différentes, comme la minorité conciliaire le défend bec et ongles en raison des évolutions postapostoliques de la doctrine — on pense par exemple aux dogmes mariologiques —, on doit préciser en quoi celles-ci se trouveraient dans une tradition apostolique indépendante de l’Écriture et aussi constitutive que celle-ci. Si, au contraire, on donne à la tradition postapostolique une fonction uniquement interprétative de la tradition apostolique, comme le veulent certains théologiens de la majorité, comment rendre compte du processus historique qui a conduit à la canonisation des Écritures et au développement arborescent de la doctrine catholique jusqu’à nos jours ? Suffit-il de se référer, pour comprendre ce développement, à l’idée de « croissance », théorisée aujourd’hui dans les traces de la théorie newmanienne du développement qui suppose une vision cumulative de la tradition[60] ? Cette théorie honore-t-elle suffisamment la créativité interne à la tradition, nécessaire pour prendre au sérieux jusqu’au bout le récepteur dans son enracinement historique et culturel ?

2. Pour une théorie de la réception

C’est en effet la question que j’ai posée dès la fin de la première partie de cet article ; question motivée par la mutation culturelle sans précédent que nous sommes en train de vivre et qui relance la problématique de la réception, celle de Vatican II en particulier et plus globalement celle de la tradition chrétienne.

1. Cette nouvelle situation culturelle, parfois qualifiée de postmoderne ou d’ultramoderne, pose en effet la question d’une vision historique à long terme. L’enjeu n’est plus d’inscrire Vatican II dans la suite des trois conciles des temps modernes (Trente, Vatican I et Vatican II) mais de prendre conscience des potentialités internes à la tradition chrétienne, permettant son inculturation dans une pluralité de cultures au sein d’une civilisation en voie de mondialisation, et de laisser réellement refluer l’exercice effectif de cette tâche herméneutique sur la compréhension de la « source » qu’est l’Évangile de Dieu. Seul Karl Rahner avait proposé un principe théologique de périodisation, le conduisant à distinguer trois « grandes époques » (Grossepochen) de l’histoire du christianisme : la brève période du judéo-christianisme ; celle de l’Église dans une culture déterminée, l’hellénisme et la civilisation européenne ; et la phase actuelle où l’espace ecclésial est d’emblée le monde entier. Ces trois époques se caractérisent précisément par trois situations fondamentalement différentes en ce qui concerne l’annonce de l’Évangile et la place de l’Église dans la société ; et les deux transformations qui les séparent ne représentent pas seulement des mutations culturelles mais des événements qui touchent à la Révélation elle-même[61].

C’est pour honorer Vatican II comme premier concile d’une Église en voie de mondialisation que j’ai donc relié, dans la dernière partie du premier volume, la problématique du discernement des « signes des temps », telle qu’elle est exposée dans Gaudium et spes, et le concept de « tradition » de Dei verbum. C’est alors qu’apparaît avec force la signification de l’extrait du no 7 déjà cité plus haut : « […] dans leur prédication orale, leurs exemples et leurs institutions, les apôtres ont livré (tradiderunt), soit ce qu’ils avaient reçu (acceperant) de la bouche du Christ en vivant avec lui et en le voyant agir, soit ce qu’ils apprirent (didicerant) des suggestions du Saint-Esprit ». Cette formule exprime en effet avec force et précision le caractère relationnel de l’origine du christianisme et relie « réception » et « apprentissage », maintenant ainsi l’historicité de la tradition et l’enracinement proprement théologal — le Saint-Esprit — de celle-ci. On comprend dès lors que la seule manière de rester dans la posture de l’apprentissage est de passer par le discernement des signes des temps.

2. Pour maintenir la différence entre des mutations de grande envergure — Rahner parle de « grandes époques » — et des réinterprétations au sein même d’un cycle culturel, j’ai introduit à cet endroit précis la théorie du « recadrage[62] ». Il me semble en effet impossible de comprendre les grandes mutations et la « réinvention » du christianisme qu’elles exigent à l’aide de l’instrument doctrinal qu’est la théorie du « développement dogmatique » de J.H. Newman ; théorie qui suppose une vision cumulative de la tradition.

Forgé par l’analyse littéraire, le terme de « recadrage » est surtout utilisé dans l’exégèse des paraboles de Jésus. Il désigne originairement la manière de Jésus d’introduire la dimension eschatologique du Règne de Dieu dans ce monde-ci, celui de ses interlocuteurs, et donc au sein d’une relation kérygmatique.

Quand se produisent des mutations culturelles, le processus du « recadrage » du monde devenu autre doit recommencer, sans commencer à zéro, le fondement étant posé pour toujours, à savoir la relation originaire et constitutive entre le Christ et l’Église, telle qu’elle se trouve inscrite dans le Nouveau Testament qui « recadre » l’Ancien, tout en le maintenant jusqu’au bout. Ce nouveau « commencement », nécessaire dans les temps de mutation ou de crise, produit des conflits, parfois de type « paradigmatique », voire des divisions au sein de l’Église, sans que leurs enjeux soient toujours immédiatement perceptibles. La manière de parvenir à une « entente », évoquée plus haut comme faisant partie du « style pastoral », intervient ici.

Le concept de « recadrage » peut servir analogiquement à toutes les mutations dans l’histoire ; on doit cependant distinguer deux cas de figure : 1) Le « recadrage » peut se situer au sein d’un même ensemble culturel et tendre, à travers les dissentiments, vers un équilibrage plus fin et plus juste des termes du « paradoxe » chrétien. 2) Il peut aussi intervenir, en de toutes autres dimensions, quand on change de cycle culturel. C’est au deuxième cas que nous réservons la terminologie de « changement paradigmatique ». Il est plus radical et plus difficile à gérer parce qu’il ne touche pas seulement à l’interprétation de la foi mais aussi et surtout aux règles de discernement et instances permettant d’arriver au bout des problèmes d’interprétation qui se posent à ces seuils. Or, c’est à ces seuils qu’émerge un rapport « réflexif » et « créatif » à la tradition ; condition, sans doute, pour la maintenir vivante et enracinée dans l’instinct spirituel de l’Église qui dépasse toute stratégie volontariste.

3. Transition : ce que nous pouvons attendre de Vatican II

Si l’on respecte l’unité interne du processus conciliaire — avec ses trois phases que sont la préparation, la célébration et la réception — l’ensemble du Concile reste jusqu’en son identité singulière inscrit dans le cercle herméneutique. C’est alors que l’aspect imprévisible et non programmable de la tradition peut émerger. C’est pour cette raison que je ne me suis pas contenté, dans ma relecture, des deux questions classiques qui portent sur le statut normatif de cette assemblée, de ses textes et leur interprétation : que devons-nous attendre de Vatican II et comment interpréter ce que nous devons attendre de ce Concile ? J’ai introduit dès le départ une troisième question : que pouvons-nous attendre de Vatican II[63] ?

Désormais nous pouvons entendre cette dernière de deux manières différentes : comme la question la plus simple qui, avant tout débat sur la normativité de Vatican II, interroge l’intérêt que nous portons, cinquante ans après, à cet événement des années 1960 — comme question nouvelle qui s’interroge sur les « possibles » cachés dans le Concile et qui sont en quelque sorte livrés à notre liberté. C’est en ce sens que Jean-Paul II a évoqué, le 6 janvier 2001, Vatican II comme la « grande grâce dont a bénéficié l’Église du 20e siècle ». C’est cette dimension de gratuité et de liberté dans l’acte même de réception que j’avais voulu mettre en oeuvre.

C’est face à cette logique de gratuité et de liberté qu’apparaît avec force ce que j’appelle, dans ma quatrième partie sur l’histoire de la réception, la logique du « oui, mais » : « Oui à Vatican II, mais avec la tradition » ; logique qui s’inverse si aisément en un « Oui à ce qu’on a toujours fait, mais avec Vatican II »…

Conclusion : le mouvement argumentatif du premier volume

La reprise de l’hypothèse principale de notre projet et l’explicitation des concepts clés aura, je l’espère, rendu intelligible la logique argumentative du premier volume. J’ai surtout repris les parties III et IV du premier volume qui abordent respectivement l’unité du corpus et de l’événement conciliaire ainsi que le processus de réception qui se greffe sur cette unité. Ne pouvant m’appuyer, pour décrire la singularité de Vatican II mise en débat aujourd’hui, sur le droit de 1917 ou celui de 1983, il m’a fallu passer par un long parcours historique (partie I). L’enjeu de ce parcours était de parvenir à une théologie de l’institution conciliaire qui tienne devant le forum de l’histoire et ses jugements du style de celui de Gamaliel (Ac 5,38 et suiv.). D’où la tentative de construire les quatre points cardinaux de l’institut conciliaire : une manière de procéder entre tradentes, l’herméneutique du traditum/tradendum, le devenir corps de la tradition grâce à un programme conciliaire, la réception. C’est à l’intérieur de ces quatre points cardinaux que se développe la suite : la deuxième partie — partie historique — sur la manière de procéder in conciliis et sur l’herméneutique ; la troisième partie sur le passage du programme au corpus conciliaire de Vatican II et la quatrième partie sur la réception. Il me restait, dans une dernière partie, à montrer concrètement comment fonctionne le « recadrage » interne à la tradition chrétienne : c’est le texte de Dei verbum qui s’offre ici comme point de départ, en lien avec le « discernement des signes des temps » dans Gaudium et spes et le paradigme de tout recadrage que représente la déclaration sur la liberté religieuse Dignitatis humanae ; texte qui pousse jusqu’au bout le problème herméneutique fondé sur la relation entre Jésus et ses interlocuteurs[64].

Qu’il me soit permis pour terminer de revenir à la matrice scripturaire de tout acte de tradition. En étudiant le diptyque Évangile selon Luc et Actes des apôtres, je me suis aperçu que cette construction qui interroge tant les exégètes d’aujourd’hui n’est pas sans analogie avec ce que je perçois de Vatican II en partant des deux versants inséparablement liés du concept de tradition : les tradentes et le traditum. Ces deux versants sont bien présents dans l’évangile et dans les Actes, mais différemment. Dans le « premier livre », les fondements sont posés : le tradens Jésus de Nazareth se montre progressivement comme le traditum qui, après l’expérience d’absence qu’est l’Ascension, devient effectivement le traditum transmis par les tradentes que sont les Douze et d’autres comme Paul. Ce n’est que dans le deuxième livre qu’émerge la terminologie de l’Église ; Église qui, dans le célèbre discours de Milet, trouve sa forme achevée : « […] l’Église de Dieu qu’il s’est acquise par son propre sang » (Ac 20,28). C’est dans cette logique, me semble-t-il, que s’inscrit Vatican II ; c’est dans cette logique que j’inscris ma propre relecture.