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Olivier Depré nous offre ici la troisième traduction française existante (après celles de J. Martin [Vrin, 1948] et de F. Fischbach [Presses Pocket, 1992]) de L’Esprit du christianisme et son destin de G.W.F. Hegel, un titre qui vient enrichir la collection « Bibliothèque des textes philosophiques » (en format poche) de la Librairie Philosophique J. Vrin. En fait, cette parution est la réédition d’extraits de l’édition complète, en langue française, des textes rédigés par Hegel lors de son séjour à Francfort (1797-1800), signée également par O. Depré[1]. Quelques mots d’abord sur ce texte de jeunesse, qui occupe un statut fort important dans le corpus hégélien. Le texte intitulé L’Esprit du christianisme et son destin n’a ni été publié, ni été ainsi intitulé par Hegel. Nous devons cette publication et ce titre à Hermann Nohl, qui édita en 1907 un ouvrage intitulé Hegels theologische Jugendschriften, regroupant plusieurs écrits de jeunesse de Hegel (datant de la période de Tübingen jusqu’à la période de Francfort en passant par celle de Berne). L’Esprit du christianisme et son destin, que W. Dilthey considérait être ce que Hegel a écrit de plus beau, s’inscrit dans le projet de jeunesse global de Hegel. Le jeune Hegel, critique de son époque, et avant tout de la culture d’aliénation qui y règne (sous l’influence, entre autres, de l’institution religieuse), élabore le projet d’une nouvelle forme de « vie totale », c’est-à-dire de vie humaine où l’unité de l’homme et de l’absolu, de l’homme et de l’homme et, enfin, de l’homme et de la nature dominerait la tendance à la séparation de l’homme et de l’absolu, de l’homme et de l’homme et de l’homme et de la nature, qui caractérise à ses yeux la culture moderne. Cette vie totale s’articule autour de deux grands axes : la religion et la politique, que Hegel cherche à concilier à l’aide d’une compréhension nouvelle de la moralité. La vie totale est donc, pour le jeune Hegel, le résultat pratique d’un projet politico-religieux visant à dépasser l’aliénation humaine en réconciliant l’homme et l’absolu, l’homme et l’homme, enfin l’homme et la nature. Deux modèles historiques de vie totale guident sa réflexion : d’une part la polis grecque, qui incarne à ses yeux un modèle de vie politique harmonieuse, de liberté, où l’homme reconnaissait en sa Cité sa substance spirituelle et ne se savait libre, par conséquent, qu’en elle, en tant que citoyen. D’autre part, l’activité intellectuelle du jeune Hegel s’oriente vers la figure de Jésus-Christ, modèle absolu de subjectivité et de moralité, c’est-à-dire d’amour. Les recherches du jeune Hegel sur le Christ culminent, après, entre autres, un essai important à Berne sur La Positivité de la religion chrétienne, avec la rédaction de L’Esprit du christianisme et son destin. Dans cet essai, Hegel tente de dégager, comme le titre de Nohl l’indique bien, quels sont l’esprit et le destin propres du christianisme. Pour ce faire, il emprunte une voie tout à fait dialectique : il nous montre comment l’esprit du christianisme, déterminé par et à travers Jésus, se configure sur la base d’une opposition à l’esprit du judaïsme (une opposition forcément immanente, donc dialectique, puisque le christianisme « sort » du judaïsme). Jésus s’élève contre l’esprit du judaïsme, c’est-à-dire contre son aspect légaliste, positif, etc., et anime l’esprit du christianisme, dont le noyau est l’amour, réalité supérieure à la Loi, à tout commandement venant d’une autorité extérieure. Ainsi le Christ nous offre-t-il, par sa pratique de l’amour, le modèle parfait de la subjectivité, de l’intériorité, en opposition à la légalité et l’extériorité du judaïsme. L’amour, ce lien supérieur et constitutif de la vie totale, se voit élevé par Hegel au rang d’absolu : il est l’absolu. Il est, pour paraphraser Proust, l’absolu rendu sensible au coeur[2]. C’est donc ce texte majeur de la philosophie de jeunesse de Hegel qui fait ici l’objet de la nouvelle traduction d’O. Depré.

La présente édition de poche de L’Esprit du christianisme et son destin, destinée aux étudiant(e)s et à toute personne voulant tenter une première approche de la philosophie du jeune Hegel, est composée de deux sections principales. La première regroupe l’ensemble des textes de l’époque traitant du judaïsme en général et d’Abraham en particulier (p. 33-93). Ces textes constituent une sorte d’introduction à l’analyse du christianisme, car Hegel pense dans ces essais l’apparition et l’essence du christianisme à travers son opposition « dialectique » au judaïsme, comme je l’ai souligné ; d’où la nécessité de présenter la pensée hégélienne de l’esprit du judaïsme pour comprendre ensuite sa compréhension de l’esprit du christianisme. Une partie importante des textes de cette section a été traduite à partir de l’édition des écrits de jeunesse de Hegel due à H. Nohl, présentée plus haut[3]. La deuxième section comprend trois textes : premièrement (p. 95-117) un texte très « sec », qui abonde en références bibliques, et qui constitue en fait le projet originel à L’Esprit du christianisme et son destin. Ce texte provient de l’édition de Nohl et est mieux connu sous le nom Das Grundkonzept zum Geist des Christentums. Deuxièmement (p. 119-241), et c’est là le plat de résistance de cet ouvrage, le texte « canonique » de L’Esprit du christianisme et son destin, soit celui publié par Nohl et traduit en langue française auparavant par Martin et Fischbach. Enfin, un troisième texte a été traduit par Depré et introduit dans cette section sur l’esprit du christianisme (p. 243-250). Il s’agit d’un commentaire du Sermon sur la montagne, vraisemblablement postérieur à la rédaction de la version officielle de L’Esprit du christianisme et son destin. Tous ces textes sont présentés chronologiquement, suivant le « catalogue » des oeuvres de jeunesse dressé jadis par Gisela Schüler[4]. Ce faisant, cette édition de poche « offre […] pour la première fois en traduction française tous les textes hégéliens de Francfort sur le judaïsme et le christianisme » (p. 11). Cette édition permet assurément, en regroupant tous ces essais, dont certains sont parfois très courts et schématiques, de prendre acte du développement de la pensée hégélienne du christianisme et du judaïsme à Francfort ; ce qui constitue un point fort de cette édition. L’approche de Depré se distingue sur ce point radicalement de celle de Nohl, qui offrait en 1907 une version « recomposée » du texte hégélien, occultant du coup les différences existant entre les multiples essais.

Si la présente édition de poche se distingue des autres traductions françaises par son exhaustivité, elle ne remplit malheureusement pas aussi bien sa fonction « pédagogique ». De ce point de vue, l’édition de Fischbach[5] demeure, à mes yeux, la meilleure édition existante (et je ne discute pas ici de la qualité de la traduction du texte, qui, dans les deux cas, est fort satisfaisante et somme toute comparable). L’introduction de Depré, juste, fouillée et pertinente, ne peut rivaliser avec celle de Fischbach, qui excelle par sa présentation générale (très claire et très pénétrante) des thèmes abordés par Hegel dans L’Esprit du christianisme et son destin. De plus, l’édition de Fischbach contient, en fin de texte, une multitude de notes perspicaces, rigoureuses et totalement fidèles à la pensée de Hegel, alors que la présente édition de Depré est pauvre en notes explicatives et en commentaires. Également, l’édition de Fischbach se démarque de celle de Depré par un vaste « Dossier » regroupant des extraits d’autres textes de Hegel permettant de mieux situer L’Esprit du christianisme et son destin dans son oeuvre complète, et dressant un portrait de différentes perspectives contemporaines à cet essai, mais aussi de perspectives posthégéliennes hégélianisantes, posthégéliennes anti-hégéliennes et enfin de quelques critiques contemporaines. Pour toutes ces raisons, l’édition de Fischbach m’apparaît supérieure d’un point de vue pédagogique : le lecteur francophone, qui souhaite s’introduire à la lecture de ce texte hégélien, aura un grand intérêt à la consulter. Mais l’édition de Depré n’en demeure pas moins importante, et justifiée, par la suite, puisqu’elle seule donne accès à des textes qu’il importe de connaître pour approfondir la pensée du jeune Hegel, et que Fischbach n’a malheureusement pas traduits (notamment Das Grundkonzept zum Geist des Christentums). Si donc l’édition de Depré brille par son exhaustivité, celle de Fischbach brille par ses « vertus pédagogiques ».

Cela dit, l’introduction écrite par Dupré ne démérite pas, puisqu’elle isole les thèmes et enjeux principaux du texte et décrit plutôt bien l’activité intellectuelle de Hegel à l’époque. Mais elle élude un élément historique fort important pour la suite du développement de Hegel, que je me permets de souligner : la période de Francfort n’est pas seulement le moment de l’écriture de L’Esprit du christianisme et son destin, elle est aussi (et simultanément) le moment d’une « crise » profonde dans le parcours philosophique de Hegel. Cette crise, fort bien analysée par B. Bourgeois[6] et réinterprétée par Fischbach dans son introduction susmentionnée, se vit en effet pendant la rédaction de L’Esprit du christianisme et son destin. C’est l’idéal politico-religieux du jeune Hegel, c’est-à-dire un idéal essentiellement pratique et non réflexif, qui, à cette époque, se trouve ébranlé au profit d’une compréhension réflexive (non plus politico-religieuse, mais philosophique) de la « vie totale », de la vie auprès de l’absolu. Autrement dit, la période de Francfort est le moment où Hegel s’écarte de son premier modèle d’absolu : l’amour, qui est fondamentalement non réflexif, non conceptuel, pour se tourner vers son second et dernier modèle d’absolu : la pensée philosophique, le concept, ou encore la raison, bref la vie spirituelle au sens éminent. La pensée, qui pour le jeune Hegel — et cela est encore évident dans L’Esprit du christianisme et son destin — nous « éloigne » de la vie, reçoit peu à peu une autre Bestimmung, c’est-à-dire à la fois une autre détermination et une autre destination : celle d’incarner non pas un élément hostile à la vie, mais un moment constitutif de la vie totale, mieux : le lieu suprême de son auto-effectuation. Cette nouvelle intelligence de la pensée et de son rapport à la vie, qui constitue un aspect essentiel de la « crise de Francfort », est absente du texte d’introduction de Depré — il ne suffit pas de souligner en passant que Hegel, à Iéna, « aura renoncé au rôle majeur de la religion pour lui substituer celui de la philosophie » (p. 31) —, ce qui est à déplorer. Or, la compréhension de cette nouvelle définition de la vie réflexive m’apparaît nécessaire non seulement à la saisie du propos de L’Esprit du christianisme et son destin, mais également du développement de la pensée de Hegel en général et de la transition de sa pensée de jeunesse à sa pensée mature, qu’il développera à Iéna (à partir de 1800), en particulier.

Bref, cette parution est importante, et réjouissons-nous que tous les textes francfortois de Hegel relatifs au judaïsme et au christianisme soient maintenant disponibles en format de poche, donc à un plus large public, et ce même si elle n’éclipse pas du tout l’édition de Fischbach, qui demeure tout aussi essentielle.