Recensions

Bruno Chenu, Le grand livre des Negro Spirituals. Go Down, Moses ! Paris, Bayard, 2000, 431 p. et un disque compact de 18 chansons totalisant 62 minutes.[Record]

  • Yves Laberge

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  • Yves Laberge
    Institut québécois des hautes études internationales, Québec

Dans son Grand livre des Negro Spirituals, Bruno Chenu propose une analyse historique, thématique et symbolique d’un genre musical dont les origines sont assez anciennes et intrinsèquement liées aux États-Unis : le Negro Spiritual, qui se définit par des chants religieux traditionnels, remontant souvent aux xviiie et xixe siècles, et inspirés par des thèmes typiquement chrétiens (surtout baptistes et méthodistes). Plusieurs de ces textes évoquent le style des psaumes, prêchant avec ferveur l’humilité, la recherche de la consolation, le désespoir ou au contraire l’espérance. D’emblée, l’auteur précise une distinction importante entre le Negro Spiritual et un autre genre musical proche, le gospel, qui sont trop souvent confondus par les non-initiés qui n’y verraient que des musiques religieuses propres aux Noirs des États-Unis. Pourtant, plusieurs éléments opposent fondamentalement ces deux univers musicaux. Beaucoup plus ancien, le Negro Spiritual évoque le temps de l’esclavage d’où il est directement issu (vers 1760‑1875). Ses origines sont rurales et anonymes ; ses mélodies s’apparentent parfois aux chants de travail inventés par les Blancs pour motiver les esclaves. Les thèmes souvent exaltés des Negro Spirituals s’inspirent principalement de l’Ancien Testament, dans la mesure où l’on chante les conséquences de l’Exode (thématique privilégiée qui rejoint parfaitement les Noirs exilés de leur Afrique natale), mais on prêche aussi l’espoir, la libération, certains personnages bibliques (comme Moïse, Daniel, Josué, Adam et Ève) ; on annonce la venue du Sauveur qui rétablira la justice. Inversement, le gospel (qui ne sera pas étudié dans ce livre) apparaît beaucoup plus tardivement, dans les ghettos des grandes villes des États-Unis, au début du xxe siècle ; ses thèmes (obéissance, pardon, tolérance, résignation) puisent surtout dans le Nouveau Testament ; on s’adresse non pas à la figure divine en soi, mais directement à Jésus, le Sauveur des âmes. Pour Bruno Chenu, prêtre assomptionniste et ancien rédacteur du journal français La Croix, cette distinction stylistique reste fondamentale, car le Negro Spiritual et le gospel « reflètent deux situations et deux théologies » (p. 10). Dans le Negro Spiritual, les références symboliques et bibliques abondent et peuvent donner lieu à de multiples interprétations : le Paradis perdu, l’Exode, le déluge, l’asservissement d’un peuple, les incarnations du mal. L’auteur met surtout en évidence la dimension religieuse de ces chants, dont l’exemple parfait me semble être le célèbre Go Down, Moses, par son évocation épique de Moïse guidant son peuple durant l’Exode en Égypte. L’influence de ces chants a dépassé les frontières et les époques. J’ajouterais que même certaines oeuvres de musique classique, comme la célèbre « Symphonie du Nouveau monde » d’Antonín Dvorák (1841‑1904) ou la chanson Summertime, tirée de l’opéra Porgy and Bess de George Gershwin (1898‑1937), avaient copieusement emprunté aux Negro Spirituals, et surtout au très touchant Sometimes I Feel Like A Motherless Child, qui rappelle la dure perte des origines ressentie par tout un peuple en exil. Ce Grand livre des Negro Spirituals se subdivise en une dizaine de parties. D’une portée plus historique, les trois premiers chapitres évoquent le système esclavagiste et son implantation en Amérique ; on étudie les méthodes de conversion des esclaves vers les religions chrétiennes et l’appropriation par ceux-ci de la foi de leurs oppresseurs. Cet abandon des divinités africaines pour adopter une religion monothéiste occidentale pourrait être perçu en termes psychanalytiques comme une forme d’identification à l’agresseur. « Se convertir au christianisme sera donc chercher à apprivoiser la puissance manifeste du dieu blanc, participer à son pouvoir, détourner à son profit son potentiel de vie, mettre tous les atouts de son côté. On quitte le dieu de …