Article body

Quiconque aborde, ne serait-ce que superficiellement, l’oeuvre de M. Heidegger sait à quel point ce dernier entretint un rapport particulier avec la poésie de F. Hölderlin, à un point tel que la question surgit d’elle-même de savoir quelle fut la nature véritable de ce rapport. Pourquoi, en effet, cette prédilection de Heidegger pour Hölderlin ? Qu’est-ce que Heidegger a vu en Hölderlin qu’il n’a pas retrouvé et ne pouvait retrouver chez Homère, Hésiode, Dante, Shakespeare, Goethe et tant d’autres ? Bref, pourquoi Hölderlin ? — Plusieurs interprètes de Heidegger, qu’ils furent bienveillants ou hostiles à sa pensée, posèrent cette question et tentèrent de la résoudre. J.‑F. Mattéi nous rappelle quelques-unes de ces interprétations qui marquèrent le débat depuis un demi-siècle. Selon T.W. Adorno par exemple, dont l’opposition explicite à Heidegger est bien connue, Heidegger aurait cherché et trouvé en Hölderlin une justification à son idéologie politique autoritaire, débusquant dans l’oeuvre du poète souabe le « culte de l’origine » et le pathos mythologique de la « Germanité » aptes à légitimer ses convictions national-socialistes (cf. p. 20-21). D’autres, plus bienveillants, virent en Hölderlin l’inspiration majeure de Heidegger, celui qui aurait eu sur lui l’influence décisive ; c’est le cas, nous dit Mattéi, de B. Allemann et de O. Pöggeler (cf. p. 264).

C’est à ce débat interrogeant le rapport de Heidegger à Hölderlin qu’entend contribuer le présent ouvrage de J.‑F. Mattéi. Cependant, il espère contribuer à ce débat non pas 1) en esquissant la figure poétique de Hölderlin telle qu’elle est présentée dans l’oeuvre de Heidegger ; ni 2) en s’assignant pour tâche de vérifier la justesse de l’interprétation heideggérienne ; ni 3) en souhaitant clarifier le débat en répondant point par point aux détracteurs de Heidegger (cf. p. 24-25). Mais, écrit l’auteur : « Je cherche plutôt à montrer la manière significative dont Heidegger a peu à peu fait apparaître, en s’appuyant sur sa lecture de Hölderlin, la figure quadripartite de l’être qu’il interprète comme le système de la Terre et du Ciel, des Divins et des Mortels, en une quadruple énigme dans laquelle s’enracine la quadrature de l’étant, esquissée de façon obscure par la philosophie d’Aristote et […] de Kant » (p. 25). — En d’autres termes, Mattéi espère élucider dans cet ouvrage la nature du rapport unissant Heidegger à Hölderlin en exposant comment ce dernier révéla à Heidegger cette « intuition constante qui, jusqu’en 1934, restait impensée et inexprimée dans les écrits du premier Heidegger, mais qui, secrètement, l’orientait vers cette Dimension première où la métaphysique trouve son site » (p. 16), c’est-à‑dire l’intuition du monde comme « Quadriparti » (Geviert), intuition qui, assure l’auteur, commanderait de part en part la pensée de Heidegger et en constituerait la clef ultime (cf. p. 15).

Ce dont cet ouvrage se veut la preuve, c’est donc d’une part que Heidegger n’a pas puisé dans la poésie hölderlinienne une « échappatoire à sa désastreuse expérience politique » (p. 20) (ad Adorno), mais aussi, d’autre part, que Hölderlin n’a pas à proprement parler influencé directement Heidegger (ad Alleman et Pöggeler), mais qu’il a contribué à consolider l’intuition de départ de Heidegger, éveillée par sa fameuse lecture du livre de Brentano sur La diversité des acceptions de l’être d’après Aristote. Loin d’avoir livré à Heidegger l’intuition du Quadriparti, avance Mattéi, Hölderlin aurait tout au plus stimulé l’élaboration par Heidegger de cette intuition qu’il aurait eue très tôt à sa lecture d’Aristote. Ce serait donc Aristote, conclut Mattéi, qui aurait conduit Heidegger à se tourner vers Hölderlin dans les années 1930 (cf. p. 26).

Cette visée principale et directrice se partage en trois visées secondaires et complémentaires, lesquelles déterminent la structure d’ensemble de l’ouvrage (cf. p. 29-30). Premièrement, Mattéi s’assigne comme tâche de dévoiler l’énigme de la quadrature de l’étant que Heidegger découvre avant tout chez Aristote et qui rendra possible sa « rencontre » postérieure avec Hölderlin. C’est dans le premier chapitre de l’ouvrage, intitulé « La quadrature de l’étant » et préparatoire à l’examen des textes de Hölderlin, que Mattéi exposera comment Heidegger, essentiellement à partir d’une interrogation sur la quadruple partition de l’être opéré par Aristote — « pourquoi l’étant, depuis Aristote, se dit-il “en plusieurs façons”, pollachôs legetai, et pourquoi ces façons se trouvent-elles au nombre de quatre ? » (p. 29) —, voit dans ce tétramorphisme de la métaphysique, que cette dernière ne réfléchit pas en tant que tel, une énigme non résolue et l’invitation à penser plus originairement non plus la quadrature de l’étant, mais l’écartèlement quadruple de l’être (cf. p. 41). Ce premier chapitre est qualifié par Mattéi de « préparatoire », car il a pour tâche d’indiquer quelles furent les conditions de possibilité d’une rencontre positive et ontologiquement fructueuse de Heidegger avec Hölderlin ; car sans cet éveil initial à l’énigme de la quadrature de l’étant chez Aristote, plaide l’auteur, l’« autre pensée » de Heidegger, c’est-à‑dire celle qui est tournée vers Hölderlin, n’aurait jamais pu advenir. C’est ce qui, soulignons-le à nouveau, incite Mattéi à récuser ou du moins à nuancer l’interprétation qui fait de Hölderlin l’influence décisive sur Heidegger : Hölderlin n’a pas révélé à Heidegger le problème de la quadruple partition, mais il lui a plutôt suggéré ou inspiré sa solution dans la thèse de l’originarité de l’écartèlement de l’être par rapport à la quadrature de l’étant. L’influence décisive demeure encore et toujours Aristote, affirme Mattéi, car c’est le Stagirite qui fut à l’origine du chemin de pensée de Heidegger et qui l’a accompagné toute sa vie (cf. p. 29). Sur ce point, les affirmations de l’auteur me semblent tout à fait justifiées et sa démonstration convaincante.

Après avoir exposé dans le premier chapitre la quadruplicité de l’étant chez Aristote et, par conséquent, chez la métaphysique tout entière, J.‑F. Mattéi s’attaque dans les deuxième et troisième chapitres — respectivement intitulés « Les quatre notes de la tonalité fondamentale : La Germanie » et « Les quatre puissances de l’origine : Le Rhin » — à sa deuxième visée secondaire, soit de présenter, à partir de l’analyse de l’interprétation heideggérienne des hymnes La Germanie et Le Rhin, comment la poésie hölderlinienne éveilla chez Heidegger l’élaboration explicite du Quadriparti. Dans ces deux chapitres, Mattéi commente pas à pas le commentaire heideggérien de ces hymnes — qui forme le tome 39 de l’édition intégrale des oeuvres de Heidegger[1] — dans lequel Heidegger dégage avant toute chose que « Ce que chante la poésie de Hölderlin, ce n’est pas une énigme quelconque, c’est l’énigme propre de l’Être qui surgit comme monde à travers l’antagonisme croisé des quatre puissances » (p. 176), c’est-à‑dire à travers l’antagonisme croisé du Ciel, de la Terre, des Dieux et des Hommes. Le poète, en chantant la rencontre et l’affrontement de ces quatre puissances originaires, aurait chanté, par-delà la quadrature métaphysique de l’étant, l’énigme même de l’être qui se donne dans son écartèlement quadruple. Ce qui explique, précise Mattéi, que Hölderlin incarne aux yeux de Heidegger le « poète du poète », c’est donc que non seulement son dire est investi par l’être, parce que c’est l’être qui parle en lui en s’annonçant en sa quadrature originaire, mais en plus qu’il chante cet investissement de l’être, cette instauration de l’être lui-même par la parole poétique (cf. p. 176). C’est ainsi cet écartèlement des puissances de l’origine, célébré par Hölderlin dans La Germanie et Le Rhin, qui aiguillonnera la méditation heideggérienne sur « les quatre puissances originelles à partir desquelles la métaphysique, comme histoire de l’Être, a pu avoir lieu » (p. 198). Autrement dit, la poésie de Hölderlin aurait dévoilé à Heidegger « l’énigme du pur jaillissement » (p. 216), sans avoir cependant appréhendé le Quadriparti comme tel, puisque comme le souligne l’auteur avec raison, « Hölderlin ne pense à aucun moment ce nombre, ni ne le nomme, ni ne constitue le Quadriparti comme tel » (p. 252). Même si le penseur Heidegger a trouvé dans le poète Hölderlin le pressentiment de sa propre intuition, la pensée du Quadriparti demeure la pensée de Heidegger et non la poétique de Hölderlin (cf. p. 250) ; et le rôle de Hölderlin aura été essentiellement de permettre à Heidegger de dire, de mettre en mot son intuition originelle, c’est-à‑dire, selon Mattéi, à « déserter le sol de la métaphysique et du langage de la représentation » (p. 177). Ce que l’auteur résume ainsi : « Ce n’est pas Hölderlin qui a orienté la pensée de Heidegger vers le Geviert ; c’est bien plutôt le Geviert qui a conduit Heidegger à déceler ses ébauches dans la poétique de Hölderlin » (p. 251).

La troisième visée secondaire de cet ouvrage est la présentation, dans le quatrième et dernier chapitre intitulé « L’écartèlement de l’Être », des traits fondamentaux du Quadriparti lui-même comme « source unique de la pensée heideggérienne » (p. 30). C’est à partir de l’examen de textes qui tous tournent autour du thème du Quadriparti, qu’ils soient ouvertement consacrés à Hölderlin ou à un autre thème, que Mattéi tente de nous introduire au coeur même de cette « autre pensée », laquelle s’exprimerait dans un langage « postmétaphysique » qui ressemble bien souvent, malgré les objections de l’auteur, à une nouvelle « mythologie » devant laquelle le lecteur, du moins le lecteur que je suis, se sent quelque peu dérouté. La pensée du Quadriparti est-elle la pensée unique de Heidegger et l’aboutissement de son chemin de pensée postmétaphysique, comme le plaide Mattéi, ou bien est-elle, comme le laissait entendre H.‑G. Gadamer par exemple, davantage l’expression de sa « détresse langagière » (Sprachnot) que du dépassement effectif du langage de la métaphysique[2] ? La question doit demeurer ici ouverte, mais il ne m’apparaît pas du tout évident, au terme de cet ouvrage, que la pensée du Quadriparti constitue l’unique pensée de Heidegger, encore moins qu’elle représente le couronnement de cette pensée. Ce qu’est, de toute façon, le Quadriparti, on ne le sait pas au bout du compte très clairement, ce qui n’est pas tant la faute de Mattéi, qui jette beaucoup de lumière là où l’obscurité dominait, que de Heidegger lui-même.

En somme, J.‑F. Mattéi réussit très bien 1) à identifier les prémisses à l’élaboration de la pensée de l’être comme Quadriparti et 2) à déterminer la nature véritable du rapport unissant Heidegger à Hölderlin. Ce faisant, l’auteur offre par le présent ouvrage une contribution déterminante au dossier « Hölderlin ». Mais il me semble qu’il réussit beaucoup moins bien à nous dire quels sont les grands axes de cette « autre pensée », ce qui toutefois, je le répète, est selon moi imputable non pas tant à l’auteur qu’à Heidegger.

Soulignons en dernier lieu que J.‑F. Mattéi présenta une partie importante de cet ouvrage à la Faculté de philosophie de l’Université Laval, à l’invitation du doyen Jean-Marc Narbonne, dans le cadre d’un séminaire de doctorat en l’année 1997-1998.