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Introduction

La littérature présente surtout le désir d’entreprendre comme une volonté influencée par différents facteurs socio-économiques (Fayolle, Liñán et Moriano, 2014). Tout comme les études sur la culture organisationnelle ont longtemps censuré le rôle du plaisir dans la construction du désir d’organiser (Hearn et Parkins, 1987 ; Rumens, 2018), l’analyse du processus entrepreneurial semble encore aujourd’hui occulter le rôle joué par le désir sexuel. Une série d’interdits politiques structure toute activité organisationnelle pour contrôler les sexualités et maintenir la prééminence du régime hétéronormatif (Warner, 1993 ; Rumens, 2018). Plutôt que de classer l’entrepreneuriat des homosexuels comme une sous-section des études entrepreneuriales, cet essai vise à en faire un point de départ pour mieux saisir, dans cette discipline, la place du désir sexuel et de ses politiques de contrôle.

Il s’agit d’adopter une vision dynamique du politique pour désigner, dans les pays fortement industrialisés qui ont soutenu l’essor du capitalisme, la gestion publique des identités et comportements sexuels visant à restreindre toute transgression des pratiques hétérosexuelles (Kelan, 2010) et les ripostes qui en ont découlé (Rumens, 2018). Dans le contexte capitaliste, il s’agit de contrôler, mais surtout d’exploiter, comme forces de production et de consommation, les minorités sexuelles ou raciales susceptibles de contrevenir aux normes patriarcales et hétérosexuelles (Butler, 1997 ; Fraser, 1998). En réponse à ces abus, les pays initiateurs du capitalisme ont promu des politiques identitaires visant à limiter voire éradiquer les expériences de discrimination vécues par tout type de minorité (Fraser, 1998). Dans ce contexte, les luttes féministes et homosexuelles des années soixante-dix ont fait émerger un agenda inclusif favorisant une relative tolérance à l’égard de tout type d’affirmation des différences sexuelles, dans l’espace public, permettant ainsi leur inscription politique (Naze, 2017). Les revendications identitaires ont permis ensuite aux individus et communautés de passer d’une interrogation capitaliste portant sur la liberté de produire et de consommer à une interrogation postcapitaliste sur les conditions de production de soi-même (Warner, 1993). Cette dynamique a permis la critique de l’hétérosexualité hégémonique et l’affirmation d’identités non normées qui, au fil des luttes politiques, ont demandé plus de reconnaissance et plus de redistribution des richesses (Fraser, 1998). Dans les années quatre-vingt, cependant, le mouvement puis les théories queer ont pointé combien les revendications féministes et homosexuelles réifiaient les identités, fustigeant, en particulier, la célébration homonormée du gay blanc, bien portant et aisé (De Lauretis, 1991 ; Bourcier, 2012). Le queering a donc creusé le questionnement postcapitaliste sur les conditions de production de soi-même en fonction de deux perspectives. Il s’est agi, d’une part, de ne se figer dans aucune forme de désignation identitaire tout en exerçant une profonde vigilance sur les conditions de production de soi-même tant en milieu professionnel (Burchiellaro, 2021) que dans le domaine privé (Bourcier, 2012). D’autre part, d’une façon plus agressive, le queering a visé à déstabiliser l’apparente centralité et neutralité du système hétéronormatif dont souffrent tout autant homosexuels qu’hétérosexuels (Rumens, 2018). Aujourd’hui, en contexte organisationnel, les populations homosexuelles font face au double défi de se (re)produire professionnellement en vivant leurs différences, sans nécessairement chercher à les affirmer, et de préserver un espace à soi au sein d’une culture capitaliste éminemment hétéronormative qui vise à exploiter jusqu’à la production de leur identité (Wesling, 2012 ; Burchiellaro, 2021).

Cet essai retrace l’émergence de quatre imaginaires entrepreneuriaux homosexuels rendant compte de deux dynamiques caractéristiques, à savoir la participation et la contre-participation aux politiques identitaires censées réformer les abus du régime hétéronormatif patriarcal. Au moment où les homosexuels cherchent à s’émanciper de la culture hétéronormée, l’entrepreneuriat s’affirme comme un refuge. Lorsque cette population recherche à participer au façonnement des politiques identitaires en demandant reconnaissance et redistribution, l’entrepreneuriat peut constituer, pour un certain nombre, une forme d’engagement. Enfin, lorsque la célébration de l’identité homonormée est remise en cause, l’entrepreneuriat devient un champ de contre-participation où, à travers le queering défensif, il s’agit de dénoncer l’illusion d’une identité fixe et, à travers le queering offensif, d’entreprendre en cherchant à déstabiliser le régime hétéronormatif.

1. L’identité entrepreneuriale homosexuelle comme marqueur de différence

En entrepreneuriat, les approches quantitatives ont minimisé les différences propres aux populations homosexuelles tandis que les approches qualitatives ont vu dans l’entrepreneuriat une forme de refuge pour ces différences. Ce faisant, la discipline a passé sous silence l’originalité des modèles d’affaires fondés, pour un certain nombre, sur l’exploitation de la libération sexuelle. En contraste, les recherches en histoire, en géographie ou en sciences politiques ont mis en lumière comment l’énergie d’entreprendre des entrepreneurs homosexuels a participé à l’affirmation de politiques inclusives en matière de sexualité.

1.1. Une différence à protéger

Deux études quantitatives majeures (Schindehutte, Morris et Allen, 2005 ; Marlow, Greene et Coad, 2018) encadrent la production académique entrepreneuriale actuelle. Ces études se fondent sur la variable déclarée de l’orientation sexuelle comme marqueur de différence sans affiner la compréhension des tensions politiques qui s’y jouent.

L’étude de Schindehutte et de ses collègues (2005) distingue les entrepreneurs homosexuels qui ne ciblent pas le marché homosexuel et ceux qui le font. Ils mentionnent l’engagement communautaire du second groupe sans explorer les ressorts qui les guident en ouvrant un marché par et pour les homosexuels. Considérant qu’il s’agit d’un groupe très restreint, les auteurs suggèrent qu’il n’est pas utile de l’étudier pour comprendre le comportement moyen de l’entrepreneur homosexuel ! Cette étude est donc guidée par un souci de catégorisation plutôt que par une analyse politique et économique des interactions entre ce type d’entrepreneuriat et le marché capitaliste hétéronormatif. De plus, la dichotomie opérée par les auteurs n’est pas factuellement si tranchée si l’on observe les différentes opérations de soutien à la cause LGBT+. D’après Taylor (2014), de nombreux membres de la communauté dans des postes clés de grandes entreprises ou même chefs d’entreprise qui ne ciblaient pas le marché homosexuel ont très tôt subventionné des événements LGBT+ à caractère aussi bien festif que politique. Le fait que l’activité du patron cible ou non le marché gay ne détermine pas sa capacité à établir un lien fort entre les dimensions politique et économique (Redien-Collot, 2012).

L’étude récente de Marlow et de ses collègues (2018), bien que s’appuyant sur une méthodologie intersectionnelle, découvre peu de différences entre les populations entrepreneuriales hétérosexuelles et homosexuelles. L’échantillon contrôlé montre qu’au Royaume-Uni, on trouve moins d’entrepreneurs gays et un peu plus d’entrepreneures lesbiennes que leurs homologues hétérosexuels respectifs. Pour la population lesbienne et gay, la propension à être à son compte concerne davantage les propriétaires avec enfants, les caucasiens et les asiatiques ainsi que les femmes en couple. En revanche, les personnes noires, gays et lesbiennes, entreprennent moins. En ne s’appuyant que sur des attributs, on a l’impression que ce type d’étude cherche à éviter l’approche processuelle du phénomène pour ne surtout pas explorer comment cet entrepreneuriat a joué avec le régime hétéronormatif en proposant des offres économiquement viables.

En rupture avec la tendance quantitative, Galloway (2007) considère la déclaration de l’orientation sexuelle dans les données statistiques comme une variable trop aléatoire, voire restrictive. Selon elle, la compréhension des pratiques entrepreneuriales des homosexuels contribuerait à la compréhension du contexte entrepreneurial, et du point de vue genré, à remettre en cause les modèles patriarcaux hétéronormatifs omniprésents dans les études entrepreneuriales. Inversement, l’analyse des initiatives des entrepreneurs homosexuels permettrait de valoriser leurs contributions à l’économie pour gagner en légitimité. Toutefois, Galloway n’invoque pas le caractère répressif du marché hétéronormé et ses opportunités, mais les souffrances vécues au travail par les ex-salariés devenus entrepreneurs. En 2011, Galloway reprend cette argumentation en explorant l’hypothèse de l’entrepreneuriat comme refuge pour toutes les populations, gays et lesbiennes, en examinant les trajectoires d’entrepreneurs dotés d’un capital social faible. Elle appuie son étude sur de nombreux travaux dans le domaine des ressources humaines qui dénoncent comment les gays, au travail, se sentent forcés de se cacher ou sont souvent harcelés s’ils révèlent leur orientation sexuelle (Colgan, Wright, Creggan et McKearney, 2009). Dans l’analyse de ses résultats, Galloway (2011) souligne que les répondants font moins l’expérience de la discrimination dans leur statut d’entrepreneur que dans celui d’employé. La variable fondée sur la discrimination perçue est ainsi retenue pour étudier le phénomène entrepreneurial dans le contexte lesbien et gay. La thèse de l’entrepreneuriat comme refuge est reprise dans des revues récentes de littérature sur la question (Germon, Leloarne, Razgallah, Safraou et Maalaoui, 2019).

En contrepoint, Rumens et Ozturk (2019) identifient les conséquences néfastes d’une représentation de l’entrepreneuriat comme refuge contre les discriminations. Ils explorent combien l’entrepreneuriat peut aujourd’hui constituer un levier d’inclusivité exclusive qui amène un échantillon de répondants gays à produire des discours où ils s’affirment comme entrepreneurs en censurant dans leur attitude et celle des membres de leur communauté tout ce qui n’est pas hétéronormatif. Ce type d’attitude met en danger le fonctionnement interne de la communauté entrepreneuriale homosexuelle qui était présentée, suite aux années SIDA, comme une surface sociale de ralliement pour la population homosexuelle. En fait, dans ces quelques cas étudiés par Rumens et Ozturk (2019), il se pourrait que l’inclusion fonctionne comme un pacte faustien qui se referme sur celui qui échange son engagement économique contre le droit à la non-discrimination, qui peut se transformer en un impératif d’intériorisation postcapitaliste du modèle hétéronormatif.

Ces études rendent compte, toutefois, d’un déni de la réalité des entreprises créées par des homosexuels, en entrepreneuriat. Schindehutte et ses collègues (2005) suggèrent que le segment économique des entreprises créées par des homosexuels peut paraître restreint. Pour justifier cela, les chercheurs invoquent les discriminations et les stéréotypes qui les forcent à choisir un nombre limité d’orientations professionnelles, et donc de secteurs pour entreprendre (Tilcsik, Anteby et Knight, 2015), et à créer dans une posture de repli (Galloway, 2011). Toutefois, si ce segment économique est en perte de vitesse (Redien-Collot et Mokkadem, 2021), les entrepreneurs homosexuels ont pendant longtemps proposé des modèles économiques originaux dans les domaines du divertissement, du tourisme et de la consommation de services (Nash, 2014). De plus, aucun travail n’examine comment le SIDA a créé un vaste élan d’entrepreneuriat social au sein de la communauté qui perdure jusqu’à aujourd’hui avec le protocole de la Prep[3]. Ces modèles économiques clairement associés à la libération sexuelle sont passés sous silence parce que les études entrepreneuriales donnent une place insuffisante au désir sexuel et à ses répressions dans le régime hétéronormatif.

1.2. Une différence à négocier

D’autres disciplines ont davantage mis en lumière les jeux de pouvoir et de contre-pouvoir propres à l’entrepreneuriat homosexuel. Dans cette optique, l’entrepreneuriat n’est plus un refuge pour les différences, mais le siège d’actions politiques et de négociations. Nous examinerons ces contributions d’un point de vue historique, puis politique.

1.2.1. Des entrepreneurs en soutien à une entreprise politique

Des disciplines connexes à l’entrepreneuriat ont multiplié les études dans les pays très anciennement industriels pour suggérer qu’il s’est affirmé comme une surface d’échange entre la communauté et le pouvoir capitaliste hétéronormatif répressif. Bien qu’il ait existé de profonds désaccords entre représentants politiques et économiques homosexuels, ces deux factions se sont unies lors de crises importantes. Tout en veillant à leurs intérêts économiques, les actions des entrepreneurs ont contribué à la lutte pour les droits ainsi qu’à la mise en lumière des différentes composantes de la communauté.

Au même titre que d’autres communautés minoritaires, les entrepreneurs gays ont participé à la valorisation et à l’ouverture internationale des centres urbains américains à la suite de la Seconde Guerre mondiale (Bell et Binnie, 2004). En Europe et en Amérique du Nord, ces entrepreneurs ont permis la gentrification de nombreux quartiers vétustes (Giraud, 2009). Dès l’entre-deux-guerres en Europe, les ghettos lesbiens et gays ont attiré une population de touristes assez aisés qui n’a cessé de croître après 1960. Les entrepreneurs lesbiens et gays ont exercé un véritable pouvoir politique local pour négocier avec la municipalité et le pouvoir fédéral un certain nombre d’exemptions de pénalités et de passe-droits économiques pour leurs activités (Bell et Binnie, 2004).

Dans son livre Selling Out, Chasin (2000) met en évidence comment les entrepreneurs homosexuels des années quatre-vingt ont permis l’émergence du segment LG[4] ciblé. De plus, elle montre comment le pouvoir de consommation réel ou fantasmé des membres de cette communauté constitue un levier de pression contre les prises de position homophobes des grandes marques. Ce levier de pression économique constitue également une mise en garde à l’adresse des hommes politiques occidentaux soucieux de la paix économique.

Au sein même de la communauté, après avoir été méprisés par les milieux militants homosexuels, les lieux commerciaux sont devenus des lieux de ralliement. Le raid policier du sauna Barracks Bathhouse à Toronto en 1978 a rapproché des activistes et des hommes d’affaires qui s’affrontaient depuis longtemps (Nash, 2014). Les activistes dénonçaient les commerces du village gay qui enfermaient lesbiennes et gays dans un ghetto et une vie de menus plaisirs, les empêchant d’affirmer leur identité sociale et politique en rejoignant les associations de défense de leurs droits. En retour, à de multiples occasions, lors des débats lancés par les associations à propos de la pédérastie ou des pratiques SM, les commerces gays, qui tenaient à conserver leur réputation, prenaient ouvertement position contre les associations et bannissaient temporairement la circulation de leurs magazines. En s’unissant pour condamner le raid de la Barracks Bathhouse, commerçants et activistes ont défendu le droit des commerces gays à vendre de la liberté sexuelle au nom du droit à être reconnue politiquement (Nash, 2014). De plus, ils ont défendu la légitimité des saunas comme le lieu d’expression d’une troisième minorité, les bisexuels, qui n’avaient pas de lieux d’intimité pour vivre leur sexualité. Cet événement a permis une réarticulation des liens entre l’identité LG[5], les espaces commerciaux LG et les luttes internes de la communauté.

En Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest, la crise du SIDA a encore revalorisé le lien entre marché et politique. En Europe, même si l’état a fortement financé la création d’associations de sensibilisation et de prévention au SIDA, rien n’aurait pu se faire sans la constante coopération entre les activistes et les commerces (Dodier, 2003). En France, le syndicat des entrepreneurs gays (SNEG)[6] a obtenu dès 1992 le droit de distribuer des préservatifs et des documents de prévention dans les espaces commerciaux. De plus, le SNEG a fait évoluer les campagnes de lutte contre le SIDA en y intégrant les populations transsexuelles.

Au fil des deux décades de lutte contre le SIDA, la constante coopération des milieux activistes et commerciaux a débouché sur la promotion d’un agenda inclusif qui réclame un droit à l’indifférence pour les populations LGBTQ (Naze, 2017). Ce droit à l’indifférence garantit la sécurité des femmes et hommes d’affaires, les droits des employés et le droit aux soins médicaux sans discrimination pour qui que ce soit dans la communauté.

Les entrepreneurs homosexuels ne marquent donc pas leur différence seulement par la fuite, mais aussi par l’engagement. Par-delà la valeur économique à attribuer à l’entrepreneuriat homosexuel, il semble important d’analyser ce phénomène au travers de cadres théoriques politiques afin de comprendre combien, pour ces populations, la valeur créée est conjointement économique et politique.

1.2.2. Le pouvoir de participation des entrepreneurs homosexuels

Dans sa théorie politique de l’espace public en Occident, Nancy Fraser souligne combien, dans les pays très anciennement industrialisés, le concept d’émancipation enferme les subalternes dans un mode de participation limité (Fraser, 1998 ; Fraser, Dahl, Stoltz et Willig, 2004). Tandis que la classe dominante a accès à toutes les formes de la participation politique et peut en discuter les modalités, les subalternes ne bénéficient que du droit à l’émancipation. Fraser et ses collègues (2004) définissent la justice sociale comme la possibilité d’accorder à tous les citoyens une parité de moyens par la redistribution et une parité de participation par la reconnaissance. En tant que contre-pouvoir, les entrepreneurs engagés et les représentants politiques de la communauté homosexuelle ont acquis des droits politiques qui se traduisent dans l’agenda inclusif, plus ou moins étendu selon les pays occidentaux. Il serait donc important d’en examiner les bénéfices pour la population homosexuelle entrepreneuriale d’aujourd’hui.

En termes de reconnaissance, les apports sont notoires. Les entrepreneurs homosexuels jouissent aujourd’hui d’une triple reconnaissance en matière économique. Le segment homosexuel de consommation est reconnu et convoité (Chasin, 2000), conférant toute légitimité aux entrepreneurs à obtenir des appuis financiers s’ils veulent lancer leur affaire sur ce segment du marché. Encore faut-il qu’ils aient acquis une forme de confiance politique dans leur projet entrepreneurial pour le partager avec les banquiers et les investisseurs (Redien-Collot, 2012). Les syndicats des entreprises homosexuelles ont conféré aux entrepreneurs un second type de reconnaissance économique et politique. Le phénomène est bien plus marqué en Grande-Bretagne et aux États-Unis qu’en France (Pulcher, Guerci et Köllen, 2020). Enfin, la figure de grands entrepreneurs ouvertement homosexuels s’est progressivement affirmée dans les milieux urbains occidentaux pour faire évoluer, certes, un nombre limité de secteurs dans lesquels, cependant, ils ont laissé leur signature. Après de nombreuses luttes, par exemple, Geneviève Pastre[7] obtient l’autorisation, en 1981, de la diffusion de la radio Fréquence Gay, qui constituera une référence pour les radios libres et grand public. Parallèlement, elle crée sa propre maison d’édition, qui a encouragé de grands éditeurs à proposer des ouvrages de fiction et des essais sur la thématique homosexuelle. Autour d’elle, l’animateur Philippe Guérin a cocréé No Pub (nouvel ordre publicitaire) en 2006, une agence de communication multimédia promouvant une approche moins frontale de la communication publicitaire en faveur d’une éthique des médias.

Toutefois, en termes de redistribution ciblant les populations entrepreneuriales homosexuelles, si les pays anglo-saxons sont les seuls où on observe de nombreuses initiatives en faveur des créateurs de la communauté, elles proviennent des syndicats patronaux dédiés ou d’initiatives individuelles qui ne sont pas publiquement financés (Pulcher, Guerci et Köllen, 2020). Les pouvoirs publics, si soucieux du devenir des entrepreneurs dans certains secteurs, semblent très peu impliqués dans les débats sur l’évolution du segment économique homosexuel, alors qu’il fait face à de nombreux défis. Les grands groupes réalisent, en particulier, une exploitation industrielle du segment marketing LGBTQ. Leurs enseignes occupent les emplacements les plus stratégiques dans les quartiers homosexuels où la plateformisation ruine les petits commerces et les applications, les interactions physiques et sociales dans les lieux de rencontre (Redien-Collot et Mokkadem, 2021). À travers cette mise à mal de la petite entreprise développée par des patrons homosexuels, on peut se demander s’il n’y a pas un essoufflement de l’esprit originel d’entreprendre. Doit-on mettre cela sur le compte d’une dynamique entrepreneuriale trop guidée par l’inscription des différences et la lutte pour l’acceptation de ces dernières, via l’agenda inclusif ? Les garanties de l’agenda inclusif marquent-elles la fin du lien entre luttes politiques et créativité entrepreneuriale homosexuelle (Naze, 2017) ? Un mouvement de contre-participation critiquant les réformes des politiques identitaires (Butler, 1997), le queering est apparu dans les années quatre-vingt-dix, qui a soutenu l’idée qu’il ne suffisait pas d’obtenir une reconnaissance de sa différence, mais qu’il fallait aussi préserver l’expérience des différences homosexuelles dans une culture capitaliste qui cherche à les instrumentaliser et, in fine, peut-être, les vider de leur sens (De Lauretis, 1991).

2. La contre-participation des entrepreneurs homosexuels

Le queering comme forme de contre-participation procède d’une lucidité du minoritaire à l’égard d’une culture dominante qui cherche à le contrôler pour mieux l’exploiter (Fraisse, 2005). Afin de mesurer le potentiel d’un tel concept, à peine exploré en entrepreneuriat, nous examinerons aussi bien des cas que quelques tentatives académiques qui l’ont abordé. Nous verrons comment le queering entrepreneurial se fait défensif pour préserver l’expérience (unique) de production professionnelle de soi comme entrepreneur homosexuel, que cela recouvre la perception que l’individu a de soi ou bien ses pratiques et initiatives. Le queering entrepreneurial se révèle également offensif pour faire émerger de nouveaux modèles d’affaires en dénonçant le caractère répressif de toute approche économique du sexuel.

2.1. Une expérience à préserver

En porte-à-faux avec l’agenda inclusif qui contrôle les identités homosexuelles dans la revendication des droits, le queering entrepreneurial stimule l’expression exacerbée des différences en favorisant la prolifération des postures et identités homosexuelles. Il promeut une pluralité d’expériences homophiles, homoérotiques, « homopolitiques » et homoéconomiques, en particulier dans le champ professionnel (Bourcier, 2012). Comme le montre Burchiellaro (2021), les politiques de diversité cherchent à contrôler l’ouverture d’un tel espace de possibilité, en imposant aux individus et à leurs propositions économiques des catégories et des sous-catégories assez vite réifiantes. Tout en donnant une certaine publicité à leurs initiatives entrepreneuriales queer, les protagonistes (entrepreneurs ou pas) cherchent donc à en préserver le caractère collectif et/ou anonyme, semi-clandestin et surtout ouvert à l’inattendu, l’improvisation, l’indétermination, tout ce qui va à l’encontre d’une approche orthodoxe du management (De Souza, 2017). Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, on observe ainsi l’émergence d’expérimentations entrepreneuriales collectives reposant sur plusieurs hypothèses, qui n’excluent pas la recherche de l’amélioration du modèle économique, sans en faire une priorité. Il serait difficile de classer ces initiatives dans les catégories de l’entrepreneuriat social ou politique. Elles se déploient en parallèle du mouvement associatif LGBT. On peut évoquer deux exemples qui retracent l’évolution des expérimentations entrepreneuriales queer à Paris entre 1997 et aujourd’hui. Suite à la malheureuse conclusion de la première initiative, la seconde a gommé partiellement le caractère exclusif du projet initial. Toutefois, dans les deux cas, il y a le souci d’explorer l’opportunité qu’offre le queer unwanted[8], en rompant avec les clichés esthétiques et politiques homonormées des discothèques gays.

Créé par Michelle Cassaro, entourée d’un collectif très actif, Le Pulp, boîte de nuit lesbienne située sur le boulevard Poissonnière, a, de 1997 à 2007, ciblé les femmes homosexuelles ou non qui voulaient s’amuser sans être harcelées par les hommes. Les trans et les drags sont admis. Le lieu croise les dimensions festives, politiques et l’engagement esthétique. C’est le triomphe de l’electroclash au sein de la tendance french touch représentée par les DJ Sextoy, Chloé ou Arnaud Rebotini. C’est un lieu de production artistique et politique : le label Kill the DJ y est créé et on y publie Housewife, un des fanzines les plus populaires de l’époque où il est question, entre autres, des droits homosexuels, et en particulier du PACS (Stamatopoulou, 2018). Malheureusement, le caractère puriste de cette expérience queer, qui visait à éviter toute récupération par les milieux politiques et économiques, a un coût. La boîte n’a donc pas assez recherché l’appui de ses parties prenantes, car la ville de Paris acquiert l’immeuble en 2007 pour en faire un HLM.

En réaction à la malheureuse fin du Pulp, toujours à Paris, en 2008, plusieurs collectifs LGBTQ et associations locales ont lancé, sous le label Rosa Bonheur, des projets originaux dans les domaines du sport, de la gastronomie, de la viticulture, des projets festifs pour les seniors (le bal Extravadanse senior), un festival de femmes itinérantes et des nuits de musique électronique (Pulp is back). Le projet est hybride, car il fait des allusions ironiques à la culture hétérosexuelle de la fête familiale et à la culture homosexuelle des sorties nocturnes (Bonheur, 2019). Il s’agit aussi de cibler des publics homosexuels oubliés, de ne pas s’enfermer dans un seul lieu. À travers ce jeu permanent de démarquage, les organisateurs cherchent à maintenir le pouvoir créatif du projet. L’expérience du Pulp ayant servi de leçon, toutefois, ce projet multiforme maintient une claire interaction avec les interlocuteurs locaux et publics. Aujourd’hui, Rosa Bonheur possède quatre sites dans Paris. Pour les fondateurs, il s’agissait de créer des divertissements en journée pour les populations moins séduites par la vie nocturne des boîtes de nuit et saunas. Ces projets LGBTQ actuels qui réussissent, à la différence des petits commerces qui périclitent, puisent leur caractère entrepreneurial d’une contre-idéologie ou bien de contre-pratiques qui explorent de nouveaux systèmes et/ou contestent d’anciens.

2.2. Le queering entrepreneurial offensif

Le dosage des efforts pour préserver l’expérience entrepreneuriale dans toute sa durée et son originalité n’est pas le seul enjeu qui caractérise la démarche queer. Les entrepreneurs peuvent aussi rechercher une confrontation ou des partis pris en remettant en cause des modèles hétéronormatifs et homonormés qui infusent pratiques managériales et modèles économiques et sociaux.

Muhr et Sullivan (2013) cherchent à clarifier la compréhension du fonctionnement de l’entreprise dirigée par un patron queer en entraînant ses équipes dans des dynamiques contre-participatives qui remettent en cause l’idéologie managériale. Ces auteures examinent la façon dont Claire, un patron trans, après avoir survalorisé son apparence féminine en garantissant le succès de son entreprise, décide de se montrer tantôt sous des dehors féminins, tantôt sous des dehors masculins, à une époque où le leadership féminin a le vent en poupe. Cette ambivalence déstabilise les employés de Claire, qui voulaient voir l’essence de son leadership résider dans une apparence uniquement féminine. Peut-être pour engager son entreprise dans un tournant décisif de son développement, ce patron considère que partager son ambivalence et impliquer ses employés dans une contre-participation aux codes binaires du leadership entrepreneurial permet d’accéder à un autre niveau d’échange dans l’entreprise pour apprendre à la penser et la gérer différemment.

Fondé en 1987, le groupe SOS regroupe aujourd’hui 650 associations, entreprises sociales et établissements médico-sociaux, emploie 22 000 personnes avec un chiffre d’affaires de 700 millions d’euros. Borello, le fondateur de SOS, a créé, à l’origine, cette entité pour venir en aide aux malades du SIDA et aux victimes des dépendances, deux piliers encore très importants de la structure. Le groupe affirme aujourd’hui une mission d’intérêt général en couvrant huit domaines tels que la solidarité, la santé, les seniors, l’emploi, la jeunesse, l’action internationale, la culture et la transition écologique. Fier de ses origines, toutefois, en 2020, le groupe est devenu actionnaire de deux magazines homosexuels, LGBT+ et Têtu. Borello reconnaît que la dynamique entrepreneuriale du groupe provient de son désir initial de cibler des individus doublement exclus, des gays malades et souffrant de dépendance. À l’époque, il ciblait le queer unwanted, à savoir les homosexuels qui ne correspondaient pas à l’image petite bourgeoise des gays bien sous tous rapports qui seuls méritaient d’être soignés. Aujourd’hui, sa revanche réside dans la capacité de cette entité à avoir transféré à l’ensemble de l’économie sociale un savoir-faire issu des milieux homosexuels en crise (Borello, 2011). Il y a là un signal provocateur pour rappeler aux acteurs des politiques sociales françaises pensées dans un cadre éminemment patriarcal qu’ils peuvent apprendre des milieux homosexuels. Son énergie entrepreneuriale se nourrit de cette forme de revanche queer (Bourcier, 2012).

Toutefois, le statut du queering comme contre-participation fait débat. En effet, il a pu constituer un antidote contre la société disciplinaire du xixe siècle en incitant les individus à pluraliser leurs identités ainsi que les discours sur eux-mêmes pour limiter l’impact des dispositifs de contrôle. Cependant, comme le note McWhorter (2012), le pluralisme apparemment transgressif auquel le queering convie chacun peut sembler, dans de nombreuses circonstances de la vie des affaires, converger avec l’entrepreneurialisme qui prétend transcender les différences individuelles pour célébrer le mythe postmoderne de l’entrepreneur tout puissant et suprêmement agile. Il est donc important de manipuler le queering avec beaucoup du soin en élaborant minutieusement les stratégies de contre-participation auquel il donne lieu. Dans ce contexte, McWhorter (2012) encourage à définir le queering comme une attention portée au langage de soi, surtout dans le monde des affaires, afin de ne pas se décrire comme une instance de performance permanente. Elle recommande aussi de faire de la place aux désirs qui ne sont pas des tentatives de valorisation et de promotion de soi. Dans un autre ordre d’idée, Bourcier (2012) souligne l’importance de l’autodérision dans le queering pour ne pas jouer le rôle pitoyable de l’affranchi tout puissant (De Souza, 2017).

Conclusion et agenda de recherche

Dans les pays très anciennement industrialisés, cet essai élargit la compréhension de l’entrepreneuriat des populations homosexuelles en ne restreignant pas ce processus à la recherche d’un refuge, mais en identifiant quatre types d’imaginaires (Tableau 1). Situé dans la logique du pouvoir (post) capitaliste hétéronormatif appliquée aux minorités sexuelles, chaque imaginaire constitue un contre-pouvoir. Ces imaginaires se positionnent également dans le contexte des politiques identitaires. À travers la participation, les entrepreneurs homosexuels jouent la carte identitaire en recherchant une égalité de droit à travers la reconnaissance et la redistribution. À travers la contre-participation, le queering condamne le caractère aliénant de l’agenda inclusif afin de reprendre le contrôle sur les conditions professionnelles de production de soi-même et d’élaborer des propositions de valeur qui déstabilisent le régime hétéronormatif.

Tableau 1

Dynamiques de pouvoirs et contre-pouvoirs de l’imaginaire entrepreneurial des homosexuels

Dynamiques de pouvoirs et contre-pouvoirs de l’imaginaire entrepreneurial des homosexuels

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Eu égard à la richesse de ce modèle, il serait utile de promouvoir un agenda de recherche concernant l’entrepreneuriat homosexuel et les dynamiques identitaires de participation et de contre-participation vis-à-vis de l’ordre (post) capitaliste (Halperin, 2002). Cette approche est généalogique au sens où elle examine les relations institutionnelles qui organisent le régime politique de la vérité concernant le désir sexuel dans le contexte économique, c’est-à-dire la soumission ou la rébellion à l’égard des règles établies (Halperin, 2002). Pour ce faire, il faut préciser comment, à travers l’entrepreneuriat comme refuge, l’entrepreneuriat des homosexuels est un processus réactif qui cherche à échapper aux discriminations professionnelles tandis que l’entrepreneuriat comme engagement est un processus proactif, visant à affirmer une nouvelle identité pour un nouveau marché. C’est à partir de ce double mouvement de participation que l’entrepreneuriat se définit, pour la population homosexuelle, comme une surface d’échange entre la minorité et le marché.

En revanche, les dynamiques de contre-participation permettent aux individus concernés de ne plus considérer l’entrepreneuriat comme un pouvoir de négociation ou d’intermédiation entre l’univers hétéronormatif et ce qui y échappe. En entreprenant, il s’agit alors de se réapproprier les conditions de productions professionnelles de soi en affirmant une double forme intériorisée de résistance, ciblant la signification de la posture entrepreneuriale tout en affirmant que le ressort des modèles d’affaires qui la guident rendent compte de différentes formes de libération sexuelle.

Pour approfondir la compréhension que nous avons des dynamiques de participation et de contre-participation identitaires propres à l’univers entrepreneurial homosexuel, il serait opportun de développer un agenda en quatre étapes, (1) une généalogie de la pratique entrepreneuriale homosexuelle comme surface d’échange entre la minorité et le marché ; (2) une critique de la notion d’émancipation, qui demeure un concept central dans l’étude du genre en entrepreneuriat aujourd’hui et pourrait constituer, somme toute, un fragment explicatif ; (3) une clarification de la finalité des luttes pour la redistribution et la participation et (4) une analyse systématique des différentes formes de contre-participation opérées par les populations homosexuelles en entrepreneuriat.

  1. Pour mieux comprendre l’articulation entre les deux formes de participation identitaires refuge/engagement, il serait opportun tout d’abord d’analyser comment, suite à la Seconde Guerre mondiale, la pratique entrepreneuriale homosexuelle a pris un caractère contractuel qui engage ses acteurs à délivrer une contribution économique en contrepartie de droits à la non-discrimination. Il s’agit d’évaluer historiquement l’originalité des contributions économiques des entrepreneures homosexuelles et d’examiner comment elles ont été tour à tour stimulées et bridées par les revendications de l’agenda inclusif. Un tour d’horizon sectoriel serait utile pour ne pas enfermer l’entrepreneuriat homosexuel dans quelques domaines d’activité. La distinction entre entrepreneurs homosexuels et entrepreneurs qui se revendiquent homosexuels (Schindehutte, Morris et Allen, 2005) mériterait d’être discutée.

  2. Le concept de refuge et la notion d’émancipation sont des prétextes pour ne pas évoquer comment les modèles économiques sont aussi façonnés par les sexualités. Pour mieux situer le phénomène entrepreneurial homosexuel au sein des politiques identitaires, il serait opportun de montrer, à travers des cas, comment l’approche émancipatrice survalorise l’action économique des minorités comme inscription identitaire, omettant de révéler, dans de nombreux cas, une soumission à l’ordre hétérosexué (Rumen et Ozturk, 2019). En effet, le concept d’émancipation laisse dans l’ombre tous les efforts de ces communautés pour préserver le souffle de leur expérience entrepreneuriale à travers différentes formes de contestation ou de transgression, que cela prenne ou non la forme du queering (De Souza, 2017).

  3. Pour bien comprendre les mécanismes de participation des entrepreneurs homosexuels et leurs limites qui expliquent le défaut d’accès actuels aux ressources, il serait également intéressant de construire une histoire des interactions entre les institutions économiques et politiques de la communauté (syndicats, associations, collectifs) et les institutions dominantes. On pourrait ainsi examiner comment les institutions économiques, tout en tolérant une certaine visibilité de l’entrepreneuriat des homosexuels, cherchent à en circonscrire l’expression et tendent, de ce fait, à en stériliser les potentiels.

  4. La dernière série de travaux à faire émerger concerne les figures de la contre-participation au travers de l’entrepreneuriat LGBTQ. Il est important de cartographier comment la littérature en sciences sociales et théorie organisationnelle positionne le queering entrepreneurial défensif et offensif, ainsi que les postures de protection et de négociation (provocations) qui lui sont propres. En ce domaine, tout reste à faire, car la notion de queering entrepreneurial demeure une notion inexplorée. De plus, la mise en garde de McWhorter (2012) à propos de la récupération du queering comme agent de l’entrepreneurialisme doit nous alerter sur les finalités de mobilisation d’un tel concept qui pourrait constituer une nouvelle forme de contrôle des identités via l’entrepreneuriat.

Le terme homosexualité et la réalité qu’il peut recouvrir est une invention des pays anciennement industrialisés au xixe siècle (Warner, 1993). Les mécanismes de participation et de contre-participation ne sont possibles que dans des sociétés où les politiques identitaires ont visé à partir des années quatre-vingt à lutter contre les discriminations résultant du régime capitaliste. Il serait important d’observer ce que l’intégration plus ou moins forte et plus ou moins accélérée des pays du Sud aux logiques capitalistes a réservé comme place aux entrepreneurs homosexuels. Ceci permettrait de comprendre comment les régions concernées font jouer un rôle institutionnel à ces entrepreneurs ou au contraire les ignorent, voire les stigmatisent, pour mieux passer sous silence le rôle du désir sexuel dans l’activité économique.