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Introduction

« Un entrepreneur est une personne qui ose déjà. […] Moi personnellement, là où j’ai grandi en banlieue, c’est pas péjoratif, au contraire, c’est une grande richesse ! »

Fatoumata

Pour Fatoumata, comme pour de nombreuses autres femmes qui souhaitent se lancer dans l’entrepreneuriat social, les obstacles rencontrés façonnent le parcours et renforcent régulièrement la détermination à entreprendre. Ces obstacles expriment des sentiments qui révèlent la perception de crises multiples, parfois de long terme : crise économique, crise sociale, crise géographique ou encore crise personnelle. Ce sont ces parcours enchevêtrés dans des difficultés et des contextes complexes et, le plus souvent, en crise(s) que nous étudions pour prendre du recul par rapport à une crise nouvelle, la crise sanitaire de la Covid-19.

Notre papier propose ainsi un regard étendu sur la notion de contexte de crise. Au-delà de la crise sanitaire des années deux mille vingt, nous avons suivi, depuis 2013, une vingtaine de femmes sur le chemin de la création de leur entreprise sociale. Ces femmes, rencontrées au cours d’une formation à l’entrepreneuriat au coeur de la cité des 4000 à La Courneuve, traversent toutes de multiples crises au gré de leurs difficultés économiques, sociales et personnelles. Ce papier propose d’analyser les stratégies mises en place par ces femmes pour dépasser ces crises et concevoir leur aventure d’entrepreneure dans une perspective résiliente. Ceci nous amène à questionner la problématique suivante : comment les femmes traversent-elles des crises multiples en entreprenant ?

Les histoires de vie, recueillies sur un temps long, engagent un mouvement d’optimisme. Au-delà de l’impact réel et tragique de la crise à court terme, ce papier amène une pointe d’espoir et montre comment il est possible de s’emparer des maux de la crise de façon résiliente. L’analyse processuelle de la dynamique d’entrepreneuring déployée permet d’apercevoir comment les femmes entrepreneures peuvent mobiliser les crises qui jalonnent leur vie dans une posture résiliente. Le cadre conceptuel de l’entrepreneuring offre la possibilité de saisir l’énaction et les logiques d’interaction femme-environnement. Au travers des récits des femmes collectés de façon longitudinale, nous donnons à voir des pratiques déployées par les femmes et des bifurcations qu’elles opèrent dans une logique rhizomatique.

1. Crises et entrepreneuring : au croisement de deux notions

1.1. Paradoxes et ambigüités des crises multiples

Le contexte de crise n’est pas anodin ni nouveau. Il a notamment été traité par les sociologues dans les banlieues (Kokoreff, 2006). Pourtant, en multipliant les usages de ce terme, au fil des années, cette notion s’est vidée de sa substance pour se répandre dans tous les domaines (Ordioni, 2011 ; Morin, 2020). Revenant à l’origine étymologique de la crise, Morin précise que « Krisis signifie décision : c’est le moment décisif, dans l’évolution d’un processus incertain, qui permet le diagnostic » (Morin, 2020, p. 21). Il renvoie au dépassement d’un seuil et à « l’accroissement du désordre et de l’incertitude au sein d’un système (individuel ou collectif) » et comporte une ambigüité radicale conduisant en même temps à une « destructivité en action » et à une « créativité en action » (Morin, 2020).

La crise décrit la nature d’un contexte qui présente des ambigüités intrinsèques. Lors des « moments de crise, de basculement et d’ouverture de l’improbable se révèlent des enjeux, des systèmes de contraintes et des logiques de choix qui resteraient invisibles dans le cours tranquille des choses. Dans ces moments-là également apparaissent la pluralité des “mondes sociaux” en coprésence, ainsi que les enjeux de positionnement et de recomposition des identités personnelles » (Bidart, 2006, p. 34). Ce moment spécifique de la crise est privilégié pour mettre à jour des modes de fonctionnement et pour exacerber des tensions. Il permet donc d’éclairer aussi bien des tensions que des opportunités. Les années 2020, 2021 et 2022 ont été marquées par la crise de la pandémie de Covid-19, mais nous pouvons d’ores et déjà apprendre de l’expérience de crises préalables.

La crise, au niveau individuel, peut être conçue comme une « épreuve-défi » (Martucelli, 2015). Cet auteur suggère, à la suite de Sartre, que c’est dans le dépassement d’une situation (épreuve) que l’individu se révèle comme individu. « L’important n’est pas ce qu’on fait de nous mais ce que nous faisons nous‐mêmes de ce qu’on a fait de nous. » (Sartre, 1952, p. 63, dans Martucelli, 2015, p. 52) L’intérêt de l’approche par l’épreuve-défi s’ancre dans son enchevêtrement entre les niveaux micro et macro. Elle est à la fois produite par la société, par des éléments exogènes (institution, économie, géographie, etc.), et interprétée et ressentie par les individus au cours de leur vie. Ordioni (2011) souligne d’ailleurs l’instrumentalisation idéologique et stratégique de la crise, notamment dans son « impact genré ». L’autrice insiste sur le fait que la crise est souvent appréhendée par les institutions à l’aide « de variables exogènes au processus de domination masculine » et s’avère régulièrement une « opportunité pour exercer une pression sociale supplémentaire sur les femmes » (Ordioni, 2011, p. 144). L’ensemble de ces auteurs encourage à appréhender la crise dans son contexte et à questionner les temporalités de la crise.

1.2. Temporalités de la crise : l’importance du temps long

La crise sanitaire de la Covid-19 a souvent mis en évidence la dualité des contextes de crise. Si les dangers de la crise se déploient et s’observent rapidement, sur un temps plus long, des opportunités voient également le jour. C’est notamment un des apports des travaux de Paddeu (2012) qui montre comment, suite à la crise économique particulièrement âpre qui a frappé Détroit, la ville a vu se développer de nombreuses pratiques économiques alternatives. Les habitants se sont emparés de certains des maux de la ville en y développant par exemple de nouvelles pratiques de solidarité. L’autrice s’interroge ainsi sur la portée de ces différentes initiatives pour rendre la ville de Détroit résiliente et nous invite à considérer la crise suivant une perspective temporelle plus longue. Cette approche fortement contextualisée de la crise et dans une chronologie longue nous paraît correspondre à la notion de crise telle qu’elle est vécue par les entrepreneures rencontrées.

Paddeu (2012) encourage à déplacer le curseur de nos perceptions, sans occulter le regard négatif et les difficultés de toute crise, mais en rendant également visibles les possibilités de renaissance et de recomposition de l’environnement offertes par les crises, en les observant sur un temps long.

En région parisienne, tout comme à Détroit, on observe des chiffres de chômage et de pauvreté alarmants. Bien avant la crise sanitaire de la Covid-19, de nombreuses crises préexistaient, que l’on pourrait qualifier de sociales et d’économiques, même si ces termes ne présentent pas de caractère exhaustif. Nous proposons ici une lecture multiforme de la notion de crise et sur un temps long. Si les causes et les contextes sont bien distincts, il nous semble que les femmes que nous avons rencontrées à La Courneuve révèlent combien les crises peuvent donner à voir du pouvoir de résilience des habitantes et habitants sur leur environnement.

Pour concevoir la notion de crise, nous nous référons à Paddeu (2012, p. 121-122) : « Il nous faut déjà savoir ce qu’on entend par crise, notamment dans le contexte de Détroit. Il y a des champs de la crise, tout comme il y a des temporalités de la crise. S’il y a des champs de la crise à Detroit, c’est qu’elle y est multiforme : elle est économique si on évoque le chômage ; financière en termes de dette publique ; politique par la faible légitimité de la municipalité ; immobilière parce que la crise des subprimes sévit depuis 2007 ; urbaine parce que les maisons s’effondrent, que les feux de signalisation ne fonctionnent plus, que le taux de criminalité est anormalement élevé. » Paddeu rappelle que la crise n’est pas un concept simple et qu’il convient d’en définir les temporalités. Pour la ville de Détroit comme pour les individus, la crise est protéiforme, singulièrement perçue et d’une logique temporelle qui s’affirme plus ou moins dans les ressentis et perceptions de chacun. La crise doit donc être qualifiée, positionnée dans un environnement à la fois partagé, mais également hautement subjectif. La crise actuelle liée à la pandémie révèle combien certains semblent plus frappés que d’autres (les plus de 75 ans, mais aussi les jeunes, les mères de famille et les habitants des banlieues notamment).

Ordioni (2011) met également en évidence la question du rapport de la crise au temps, spécifiant que la notion même de crise sous-entend qu’il y aurait un avant et un après la crise et un retour « fantasmé » à un état initial. L’autrice critique l’interprétation suivant un temps court de la situation des femmes véhiculée par la crise. La récurrence et la multiplicité des crises alimentent cette notion de non-retour et questionne la temporalité de la crise.

Les femmes que nous avons rencontrées traversent ou ont traversé de multiples crises. Nous proposons dans cette recherche d’étudier au niveau micro et sur un temps long, via une approche longitudinale et non déterministe, ce que la crise produit pour un individu qui entreprend et comment il compose avec elle. L’objectif de notre papier est de regarder comment le projet de création d’une entreprise s’articule avec ces crises multiples. Nous suivons en cela la voie ouverte par Morin (2020), qui souligne l’ambigüité radicale de la crise qui « libère en même temps des forces de mort et des forces de régénération » (p. 47). Pour cela, nous mobilisons le cadre de l’entrepreneuring, que l’on pourrait traduire par l’entrepreneuriat en train de se faire, pour comprendre comment les actrices s’emparent des maux de cette crise et, simultanément, s’émancipent. Ce cadrage conceptuel de l’entrepreneuring permet de percevoir, si ce n’est des solutions pour avancer au travers des crises et des difficultés, des pistes de réflexion porteuses d’espoir.

1.3. L’entrepreneuring : une dynamique entrepreneuriale pour éclairer l’entrepreneuriat des femmes

1.3.1. L’entrepreneuring : un concept dynamique

Steyaert déplore un manque d’appropriation du concept d’entrepreneuring dans les recherches en entrepreneuriat. Il constate l’absence de mobilisation rigoureuse de ce concept en tant que clé de lecture du processus entrepreneurial. Pour cet auteur, l’entrepreneuring vise à « déraciner les études d’entrepreneuriat et à en élargir la vision à un champ d’efforts créatifs qui se déploie suivant une logique rhizomatique » (Steyaert, 2007, p. 456)[1]. Plus largement, le champ de l’entrepreneuriat aspire à la construction de ses propres théories (Johannisson, 2007).

L’entrepreneuring est « un concept itinérant, comme un espace potentiel pour théoriser et entreprendre des expérimentations conceptuelles en relation avec l’idée de processus, plutôt que de figer ou de stabiliser la réflexion qui vient de s’amorcer » (Steyaert, 2007, p. 471)[2]. Cette invitation à promouvoir l’entrepreneuring s’appuie sur cinq paramètres au coeur de la démarche de cette nouvelle vision processuelle : la logique de récursivité (1), l’ancrage au coeur de l’expérience et du monde vécu (absence de distanciation sujet/objet) (2), l’expérience sensible faisant évoluer le champ des possibles (3), la notion de pratiques situées (4), la logique du devenir (5).

Dans la lignée de Gherardi (2015), Germain souligne que « s’intéresser à l’en train d’entreprendre (entrepreneuring) revient à saisir les pratiques quotidiennes créatrices d’organisation des personnes et des ressources, les spécificités d’une situation concrète, les interactions qui se jouent, la connaissance en train de se fabriquer, etc. (Johannisson, 2011). C’est aussi replacer le flot entrepreneurial dans le flot quotidien des individus et insister sur les dimensions prosaïques de l’entrepreneuriat » (Germain, 2017, p. 22).

S’attacher à l’entrepreneuring nous engage à analyser le processus d’entreprendre dans son contexte, à en saisir les itérations, les interactions entre l’environnement, l’entrepreneure et son projet, à mettre en évidence les pratiques et les affects qui parsèment cette expérience vécue. En ce sens, le concept du devenir, ontologie sociale de Deleuze et Guattari (1980), est particulièrement riche dans une logique rhizomatique.

Étudier l’entrepreneuring est donc un défi majeur pour le chercheur. L’approche méthodologique qu’il doit alors engager est particulièrement lourde. Le contexte doit être saisi dans sa dimension singulière et intime ; la dynamique et les étapes du processus encouragent également à une approche sur un temps long, de type longitudinal. La lenteur et la lourdeur du recueil de telles données expliquent d’ailleurs sans doute la faible mobilisation de ce concept. En effet, beaucoup de recherches en entrepreneuriat restent à ce jour focalisées sur des démarches positivistes quantitatives, un recueil de données indirect via des questionnaires même si les recherches plus qualitatives commencent à mieux infuser la recherche académique (Javadian, Dobratz, Gupta, Gupta et Martin, 2020).

1.3.2. L’entrepreneuring genré pour éclairer les temps de crise

Ce positionnement conceptuel nous encourage à étudier les pratiques et à les ancrer dans leurs contextes et environnement d’émergence. À cet effet, la littérature en entrepreneuriat a, ces dernières années, régulièrement mis en évidence les spécificités de l’entrepreneuriat au regard du genre. Dans un contexte majoritairement masculinisé, des études en entrepreneuriat rendent compte de la puissance des ajustements dont doivent faire preuve les femmes. Depuis plusieurs années, on assiste à l’émergence d’un courant de recherche féministe qui étudie les femmes comme un groupe d’entrepreneurs spécifique aux États-Unis (Mills, 1988 ; Ahl, 2006) ou encore en Europe (Yordanova, 2011). Certains auteurs soulignent ainsi la volonté d’émancipation des femmes au travers de l’entrepreneuriat (Rindova, Barry et Ketchen, 2009), quand d’autres insistent sur leur force créatrice de changement (Hughes, Jennings, Brush, Carter et Welter, 2012).

Les approches, dites critiques, révèlent le système de référence masculin imposé aux créatrices d’entreprise. Il dénonce la puissance des institutions en tant qu’artefact de pouvoir qui contribue à faire perdurer des relations inégalitaires entre les hommes et les femmes. Un vaste champ de recherche questionne les modalités suivant lesquelles l’entrepreneuriat des femmes participe à remettre en question (ou non) le modèle d’entrepreneuriat classique (Bruni, Gherardi et Poggio, 2004). L’ensemble de ces recherches dénonce ainsi combien les femmes entrepreneures ont été naturalisées « pour en faire un groupe social stable » (Chasserio, Pailot et Poroli, 2016, p. 67), conduisant à cacher la variabilité des réalités induites. Il s’agit dès lors de proposer un entrepreneuriat genré qui rende compte des rapports de pouvoir qui le façonnent. À l’instar de Joan Scott (1988), le concept de genre permet de passer d’une identité biologique à un construit social, il « a permis d’historiciser les identités, les rôles et les attributs symboliques du féminin et du masculin, les définissant, non seulement comme le produit d’une socialisation différenciée des individus, propre à chaque société et variable dans le temps, mais aussi comme l’effet d’une relation asymétrique, d’un rapport de pouvoir » (Dorlin, 2005, p. 117).

Avdela (2015) insiste sur l’invisibilisation des rapports de pouvoir genrés dans le salariat en contexte de crise sous le prisme de l’histoire de la Grèce. Elle pose notamment les questions suivantes : « Est-il exagéré d’affirmer que la crise économique actuelle fait régresser la façon dont le genre est conceptualisé et politisé, en particulier du fait qu’elle tend à le rendre naturel et donc invisible ? Et cela concerne-t-il seulement la Grèce ? » (Avdela et Morichon, 2015, p. 37) Dans la même optique, Dorlin questionne les effets de la crise sur le genre : « La situation de crise peut-elle fonctionner comme un facteur de relative stabilité ? Dans quelle mesure, et à quelles conditions, la crise, loin d’ébranler un système catégoriel, peut permettre d’assurer sa pérennité ? » (Dorlin, 2005, p. 131)

La crise contribuerait ainsi au renforcement des rapports de pouvoir et de domination préexistants. Dans le cadre de cette recherche, les femmes, minoritaires dans l’environnement des entrepreneurs, révèlent de multiples crises. Les contraintes sociales normatives liées à la féminité sont difficiles à associer à l’entrepreneuriat. En tant que femmes, les entrepreneures sont amenées à traverser une crise que nous pouvons qualifier de « crise de genre », en se jouant des contraintes sociales normatives. Díaz-García et Welter (2011) évoquent ainsi les pratiques de jonglerie entre faire et refaire le genre. Ces autrices analysent comment certaines femmes des milieux populaires vont avoir tendance à faire le genre (performer le genre dans un contexte entrepreneurial et reproduire le modèle existant), lorsque d’autres femmes exemptes de problématiques économiques vont pouvoir re-faire le genre (re-doing gender) et questionner le modèle patriarcal lorsqu’elles entreprennent. Notais et Tixier (2020) mettent en évidence une perception différente des femmes de milieux populaires qui re-font le genre en entreprenant. Nous nous inscrivons dans ce courant critique de la recherche en entrepreneuriat des femmes et cherchons à analyser leur parcours entrepreneurial et leur parcours de vie dans leurs singularités. En effet, au-delà des rapports de pouvoir, il nous semble que l’approche genrée de l’entrepreneuriat permet de rendre visibles des singularités des trajectoires et de mieux saisir la dynamique d’entrepreneuring en contexte de crise.

Cette optique ancrée dans les représentations des entrepreneures permet de rendre compte des multiples crises qui traversent et infusent le processus entrepreneurial. Nous intégrons dans l’analyse les éléments clés de l’entrepreneuring en donnant à voir des irrationalités, des affects, des émotions, des pratiques et des improvisations au coeur du processus entrepreneurial. Au-delà d’une logique rationnelle et d’étapes successives, nous mettons avant tout en évidence les bifurcations et l’aspect rhizomatique qui trame l’entrepreneuring.

Au travers des portraits de trois femmes entrepreneures, nous rendons visibles les multiples crises qui jalonnent la vie des femmes rencontrées. Nous éclairons également les pratiques et les stratégies déployées pour dépasser, voire transcender les dangers de ces crises.

2. Méthodologie : une lecture sensible des parcours de femmes qui entreprennent

Plusieurs sessions d’une formation à l’entrepreneuriat social, déployée au coeur de la cité des 4000 de la Courneuve et en partenariat avec la prestigieuse école de commerce HEC, ont été observées entre 2013 et 2017. La cité des 4000 de La Courneuve est l’un des quartiers français emblématiques des quartiers dits politiques de la ville (QPV). Elle illustre les tensions à la fois sociales, économiques et urbaines des quartiers populaires en France. HEC, de son côté, est régulièrement classée comme la première école de commerce française au regard de son excellence académique, son lien aux entreprises ou encore sa renommée internationale. À la croisée de ces deux mondes, chacune des formations était pour nous l’occasion de rencontrer des femmes témoignant d’un désir de devenir entrepreneure.

Dès le début de nos investigations empiriques, nous avons été frappées par le fait que cette simple question très ouverte, « Racontez-moi votre projet d’entreprise ? », amène chacune des femmes à livrer un récit de son entreprise en devenir, à inscrire cette histoire d’entreprise dans un contexte personnel, empreint de valeurs et d’événements intimes. À l’écoute de chaque parcours, la contextualisation forte de leur projet est apparue de façon récurrente. Chacune des femmes rencontrées expose l’entremêlement, parfois complexe, du projet d’entreprise à sa vie. De multiples racines du projet associant des éléments liés aux contextes personnel et professionnel sont apparues comme déterminantes. Interroger les représentations du parcours entrepreneurial a conduit les femmes à revenir sur leur ressenti des crises vécues, parsemant les récits de vie.

Afin de rendre visible et accessible cette narration, nous avons adopté une approche méthodologique par les récits de vie : « L’instant du récit imprime alors sa marque au parcours, qui s’ordonne en référence à cette fin. » (Demazière, 2003, dans Bidart, 2006, p. 30) Le moment d’entreprendre est un moment singulier dans l’histoire de chacune. Il s’insère dans une lente sédimentation de compétences, mais aussi de choix, un parcours semé de réussites, mais aussi d’échecs. Steyaert (2007) souligne la pertinence du récit de vie pour conceptualiser de façon innovante le processus entrepreneurial. La méthodologie biographique invite « à appréhender les phénomènes, à les comprendre, en s’appuyant sur la façon dont les acteurs en parlent, à partir de la signification qu’ils donnent à leurs actes – et donc, à la façon dont ils en font le récit » (Vincent-Ponroy et Chevalier, 2018, p. 162). Cette approche invite à prendre conscience du caractère narratif de l’histoire qui est racontée par l’entrepreneur. L’ordonnancement qu’opèrent les femmes de leur parcours, largement critiqué avec l’illusion biographique, nous semble ici un point clé du cheminement entrepreneurial. En effet, l’histoire d’une entreprise débute par l’histoire que racontera sa fondatrice, le sens que portera son récit, l’appréhension personnelle qu’elle fera de son environnement.

Le récit de vie nous semble également une méthodologie pertinente pour appréhender la trajectoire sociale à laquelle l’entrepreneuriat invite, car il rend possible l’accès à « toutes sortes de données confidentielles, où l’affectif et l’émotionnel tiennent des places importantes » (Vincent-Ponroy et Chevalier, 2018, p. 169). Il nous permet ainsi de saisir les dynamiques affectives au coeur de l’entrepreneuring. Le tri opéré par l’entrepreneure offre ainsi l’opportunité de saisir le rôle joué par les émotions et la place des crises personnelles dans une dynamique entrepreneuriale entendue sur un temps long.

Nous avons essayé d’asseoir une approche sensible et à l’écoute du terrain de recherche en prenant soin d’établir une relation privilégiée avec chacune. Cette proximité s’est nourrie au fil de moments intimes de face à face, mais aussi du partage de nombreux temps collectifs (cafés du matin, pauses durant la formation ou encore déjeuners). Notre présence au fil des jours de la formation, puis à la remise des diplômes ou encore nos passages au sein des différents incubateurs ou nos rencontres dans d’autres lieux nous ont permis de concevoir la relation avec notre objet de recherche sur un temps particulièrement long. Au fil des années, ce sont dix-neuf femmes que nous avons rencontrées et qui nous ont livré la naissance de leur projet. Toutes ces femmes rencontrées ont accepté spontanément de participer à notre projet.

Certaines ont ainsi pu être revues à la suite de la formation à plusieurs reprises. Pour répondre aux besoins de cet article, nous focalisons notre attention sur trois d’entre elles, afin de donner à voir au lecteur ce cheminement sensible et incarner les histoires de vie de ces femmes entrepreneures. Ces portraits ont été choisis, car ces trois femmes ont toutes entrepris et poussé leur projet en lançant leur activité. Rencontrées très tôt durant le projet de recherche et à plusieurs reprises, les extraits de leurs récits recueillis sur un temps long permettent d’appréhender la logique rhizomatique de l’entrepreneuring. Le tableau 1 présente les principales données récoltées auprès de chacune d’elles.

Tableau 1

Recueil de données

Recueil de données

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Nous retraçons les épreuves qui jalonnent le projet entrepreneurial en les ancrant dans les dynamiques singulières mises en avant dans le récit de vie de chacune. La conception d’épreuves (Martucelli, 2015) nous permet de saisir les trajectoires et de catégoriser ces épreuves en termes de crise. Le tableau 2 présente l’analyse des données opérée. Nous nous positionnons ainsi dans la démarche méthodologique qualitative explicitée par Grodal, Anteby et Holm (2021) en développant notamment six des huit mouvements spécifiés. Nous avons ainsi questionné la dynamique d’entrepreneuring des femmes (asking question). Nous avons choisi certaines données saillantes (focusing on puzzles). Durant le processus de catégorisation, nous avons tantôt fusionné, tantôt divisé les catégories pour donner à voir les similitudes, la séquentialité et la temporalité des trajectoires (merging categories, splitting categories, relating or contrasting categories et sequencing categories).

Dans une logique de recherche inductive, nous avons postulé, à la suite de Corley et Gioia (2004) et de Gioia, Corley et Hamilton (2013), que les femmes rencontrées sont des « acteurs sachants » (knowledgeable agents) dont nous avons tenté de comprendre les pensées et les actions au travers de notre démarche empirique sensible.

Pour réaliser l’analyse de données, nous avons codé les entretiens et les prises de notes issus des différentes rencontres formelles et informelles et de nos journaux de bord. Nous avons mobilisé la méthode inspirée de Corley et Gioia (2004) détaillée dans le tableau 2. Au fil des allers-retours sur le terrain nous sont apparues trois modalités de déploiement que nous illustrons au travers de trois cas d’entrepreneures.

Tableau 2

Arborescence des données

Arborescence des données

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L’arborescence proposée permet d’analyser les données issues du terrain et de faire ressortir des récits de vie une compréhension des trajectoires rhizomatiques, entrelacées et non linéaires. Les crises multiformes mises en évidence dans une lecture à la temporalité longue et sensible permettent d’observer une dynamique d’entrepreneuring rhizomatique.

Au-delà de la perception linéaire traditionnelle de l’entrepreneuriat, la visualisation sous forme de rhizome montre la multiplicité et la sinuosité des chemins entrepreneuriaux. La figure du rhizome entre spécificité et multiplicité rend compte de la richesse des parcours et de leurs interactions avec l’environnement. Comme le précisent Deleuze et Guattari (1980, p. 15-16) : « Les multiplicités se définissent par le dehors : par la ligne abstraite, ligne de fuite ou de déterritorialisation suivant laquelle elles changent de nature en se connectant avec d’autres. » Ce sont bien les obstacles et les événements externes auxquels les trajectoires se cognent et rebondissent pour évoluer qui façonnent ces dernières, en résonnance avec la résilience de l’entrepreneure.

3. Résultats : des racines de l’entrepreneuring à son déploiement

En se fondant sur l’analyse de nos données par le prisme de l’arborescence inspirée de Corley et Gioia (2004), il ressort une étape décisive que nous avons nommée la brèche. Cette étape permet de modifier la trajectoire entrepreneuriale en s’appuyant sur les racines à la fois intrinsèques (les racines du projet) et extrinsèques (les modalités de crises) de manière décisive. Il apparaît également que ces trajectoires ne sont pas linéaires ni définitives. À l’instar du rhizome, elles prennent forme en se heurtant aux obstacles qui les amènent à se dérouter, évoluer, changer pour construire un parcours idiosyncratique.

3.1. Aux racines de l’entrepreneuring, ce que la brèche change dans les trajectoires

L’étude de la relation entre la femme et son environnement (relationnel et contextuel) est particulièrement instructive. En effet, lorsqu’on analyse les réactions d’Hafida, de Maïmouna et de Pauline face à la crise, on se rend compte qu’une crise personnelle est l’élément déclencheur du projet : Hafida entreprend lors de son retour en France, Maïmouna suite à une période personnelle particulièrement rude (décès de son conjoint) et Pauline choisit d’entreprendre à l’issue de son congé maternité.

L’environnement quotidien des entrepreneures représente également une grande source d’inspiration. Hafida, ayant grandi dans un habitat social, connaît parfaitement les problèmes de communication, de délais de réparation et de maintenance du parc social. Son père analphabète, qui révise son Code de la route à l’aide de pictogrammes, lui a inspiré l’idée de langage universel. Afin de tester son idée, elle nous raconte : « Pour l’anecdote, pour les pictos, je suis allée voir les femmes qui sortaient des écoles d’alphabétisation. »

Comme Hafida, les histoires de chacune montrent combien les défaillances, les manques de leur environnement, bien connus, car régulièrement perçus, contribuent à l’entrepreneuring. À côté de ces éléments contextuels qui permettent aux femmes de dire combien elles savent qu’elles répondent à un besoin aigu, une crise personnelle est évoquée comme déclencheur de l’action d’entreprendre. Ces deux niveaux d’analyse de la crise (individuel et environnemental) se chevauchent et ne se conçoivent pas dans une logique successive. L’un et l’autre s’alimentent et participent aux premiers pas vers l’entrepreneuriat. Ils constituent une partie des racines de l’entrepreneuring. L’entrepreneuring émerge du choc entre ces deux niveaux qui provoque l’étincelle, engageant l’actrice vers le chemin de la création. Ce sont les porosités et les frictions entre ces expériences personnelles et le vécu dans un environnement marqué par les crises qui s’affirment centrales. La porosité et l’imbrication de ces sphères de crises sont au coeur de la dynamique d’entrepreneuring.

Les récits d’Hafida, Pauline et Maïmouna montrent que plusieurs crises se chevauchent et se superposent. La vie de toutes est jonchée de crises : structurelle (économique ou géographique), conjoncturelle (sanitaire), mais aussi personnelle. À la jonction de ces racines extrinsèques et intrinsèques, l’intime favorise le projet. La brèche apparaît à l’issue d’une zone de tensions, de tiraillements au cours de laquelle l’entrepreneure lève le voile sur une partie intime de son parcours. Les entrepreneures vont ainsi devoir s’affranchir de la tension liée aux contraintes normatives afin de promouvoir leur projet au coeur duquel ce qui pouvait au préalable être perçu comme une faille va devenir une force créatrice.

À titre d’exemple, Maïmouna se fonde sur l’expérience de son frère, qui a appris le métier de cuisinier en prison. À sa sortie, malgré ses compétences, sa réinsertion s’est avérée compliquée. Maïmouna a dû accepter de parler de ces instants douloureux et s’en nourrir pour son projet : « C’est vraiment important de se connaître soi-même et de ne pas avoir peur d’assumer qui on est, ce que l’on veut faire. » Il est difficile d’évoquer la vie carcérale de son frère tout comme le décès de son conjoint. Pourtant, sans l’un ou l’autre, le projet n’aurait pas pris forme. « C’est le parcours de ma vie qui m’a fait accoucher de ce projet. » Maïmouna nous montre comment elle prend appui sur les difficultés de sa vie pour orienter son projet et lui faire prendre son essor. La brèche de son parcours est cristallisée par des formations (à l’entrepreneuriat et au sein de l’école Ducasse) qu’elle va suivre pour formaliser son projet. Ces blessures et failles personnelles se transforment en brèche qui laisse se développer et grandir son projet.

L’environnement crée des failles et l’individu face à son intime, une fois assumé, digéré, peut s’y engouffrer, élargir la brèche. Au travers de ce cheminement, on lit à la fois l’affranchissement de contraintes normatives, mais aussi l’émancipation et une forme de résilience qui fertilisent le projet.

Pour toutes, l’opportunité s’inscrit dans une histoire personnelle et souvent familiale qui donne à voir la béance de certains besoins sociaux ou sociétaux. Les situations de crise génèrent des failles, accentuent les besoins. La crise crée un appel d’air, un mouvement, et elles, en tant qu’entrepreneures, s’en emparent pour transformer la faille révélée par un environnement sclérosé en une brèche qui devient alors idée d’entreprise. Pour autant, si la faille peut être béante, il convient de laisser du temps à l’entrepreneure pour s’en saisir.

Nous venons de le voir, la brèche prend sa source au coeur de l’intimité de l’entrepreneure. Dans son histoire de vie, son parcours, on lit à la fois le problème et les opportunités entrepreneuriales, les solutions. La logique rhizomatique permet d’éclairer le passage du besoin social perçu à l’opportunité d’entreprise. Cette figure du rhizome montre à la fois la complexité et l’absence de déterminisme de la démarche entrepreneuriale. Ce sont bien de multiples éléments qui conduisent à l’émergence du projet d’entreprise, suivant des logiques temporelles singulières.

Lors de la conception du projet, chaque entrepreneure que nous rencontrons année après année évolue, trébuche, fait évoluer son projet et évolue elle-même. Les femmes que nous suivons nous font part de leurs doutes, de leurs convictions, de leurs contraintes familiales et professionnelles. Nous observons leurs évolutions imbriquées dans le projet qu’elles portent et incarnent. Au-delà d’un projet entrepreneurial qui mature, nous analysons un parcours de femme qui discute avec son projet et son environnement.

3.2. Le déploiement : pratiques de bifurcation et stratégies de contournement

L’étude d’un entrepreneuring sur un temps long, rendue possible par l’approche longitudinale, permet de percevoir comment certaines stratégies d’ajustement s’avèrent déterminantes dans la durabilité de l’entreprise (associés, partenariats, jeu sur l’équilibre des activités). Ces stratégies d’exploration par symbiose sont distinguées des pratiques de bifurcation et des stratégies de contournement. Les pratiques de bifurcation représentent des déviations du chemin initial. Les stratégies de contournement gardent une même trajectoire, mais en évitant une difficulté, un obstacle.

3.2.1. Les stratégies de contournement : comprendre les contraintes environnementales et sociétales pour mieux dépasser les obstacles

L’étude des pratiques de chacune de ces trois femmes rend compte de pratiques de contournement plus ou moins assumées, plus ou moins habiles. Avec Hafida, nous assistons à la mise en oeuvre de véritables stratégies de contournement.

Pour se lancer dans l’aventure entrepreneuriale, Hafida, connaissant les normes françaises, cherche, à son retour d’Angleterre, une formation à l’entrepreneuriat auprès des plus grandes écoles de commerce françaises (ESCP, ESSEC et HEC). C’est ainsi qu’elle mobilise la formation au cours de laquelle nous l’avons rencontrée, labellisée par HEC, comme une clé d’entrée auprès de ses partenaires d’affaires. Pour répondre à ses difficultés en termes de codage, elle se forme puis parvient à être hébergée à Station F (le plus grand incubateur d’Europe) pour faire décoller son projet et acquérir des compétences. Quelques mois plus tard, elle sollicite son futur associé Luc (homme, blanc, plus âgé) afin de répondre aux attentes de ses clients, notamment quand il s’agit d’apporter des cautions relatives aux aspects techniques. Étant entendu que les hommes seraient plus enclins à endosser le rôle d’expert technique, elle laisse la parole à son associé sur ces dimensions pour mieux séduire de potentiels nouveaux clients. Lorsqu’elle évoque Luc, elle le présente de la manière suivante : « Mon nouvel associé – ça a été mon fake associé. Je l’emmenais avec moi en rendez-vous pour être face aux dix (représentants des bailleurs…). Luc connaît l’entreprise – il connaît les éléments politiques… »

Elle mobilise au cours de son parcours entrepreneurial avec brio les stéréotypes et contraintes de genre normatives qu’elle retourne pour mieux s’en saisir. On attend d’un entrepreneur qu’il ait réalisé de grandes études dans une prestigieuse école, elle fait en sorte de cocher cette case. Pour être dans l’univers de la technologie, il convient de savoir coder, elle s’y attèle et apprend les rudiments. À Station F, elle développe et apprend le langage traditionnel de l’entrepreneur. Les clients préfèrent évoquer la technique avec un homme, son associé lui permettra de dépasser ces stéréotypes de genre. Pour Hafida, on le voit bien, peu d’obstacles sont insurmontables et le contournement est régulièrement mobilisé pour faire avancer l’entreprise.

3.2.2. Les stratégies d’exploration par symbiose : une manière de développer son projet

Maïmouna élargit le cadre grâce à des partenariats et associations et fait évoluer son projet au fil des rencontres et opportunités. Régulièrement médiatisée, Maïmouna affine progressivement son projet en élargissant ses cibles et ses activités au fil des partenariats et associations qu’elle noue. D’un projet exclusivement dédié aux femmes, des ateliers éducatifs voient le jour grâce à l’arrivée d’une nouvelle associée, institutrice. Afin d’éduquer le plus tôt possible les jeunes palais, elle développe des actions de sensibilisation alimentaire et antigaspillage dans les écoles. Gagnant en visibilité et forte de plus de vingt partenaires et d’une équipe qui s’étoffe et se masculinise avec l’arrivée d’un photographe culinaire, elle propose également une offre dédiée aux entreprises. Cette activité lui permet de financer d’autres projets plus solidaires. Féministe revendiquée et intimement animée par les enjeux sociaux et de transition écologique, elle propose des distributions solidaires (notamment au Palais de la Femme).

Maïmouna a su élargir le cadre et faire évoluer son projet au gré des rencontres et opportunités, tout en gardant son état d’esprit et sa motivation initiale. C’est en ce sens qu’elle présente une stratégie d’exploration par symbiose, qui alimente sa trajectoire entrepreneuriale.

3.2.3. Les pratiques de bifurcation : de nouveaux chemins

Pauline nous donne à voir un chemin entrepreneurial différent, qui bifurque, qui dévie et se transforme. Au début de son aventure entrepreneuriale, Pauline commence seule puis s’associe avec Karine rencontrée lors de la formation HEC. Cette association ne sera pas fructueuse et s’arrêtera rapidement : « Un coup de foudre qui retombe comme un soufflé. » À la suite d’une série de désaccords, cette association se solde par un échec et chacune reprend son parcours entrepreneurial en solo.

Contrairement à Hafida ou à Maïmouna, Pauline ne parvient pas à contourner, seule ou en s’associant, les contraintes normatives qui lui sont régulièrement rappelées au cours des rendez-vous d’affaires. Pauline, à la fois femme et de couleur, nous exprime comment elle tente de faire évoluer les mentalités grâce à la qualité de son travail.

« Le directeur diversité d’une grande société française m’a présenté sa directrice qui m’a regardé juste de haut en bas… et … il était très gêné, il s’est senti mal à l’aise… il n’a pas compris et il m’a demandé : pourquoi ils réagissent comme cela ? Tu as un super projet !… Je lui ai dit, mais parce que je ne rentre pas dans leur schéma, je ne suis pas blonde aux yeux bleus, je n’ai pas fait HEC, et voilà, du coup, je peux le comprendre, ils ne sont pas prêts. Il s’est senti bête…, mais je lui ai dit ne t’inquiète pas, j’ai malheureusement l’habitude donc ce n’est pas un problème. »

Toutes les entrepreneures rencontrées se disent régulièrement confrontées à la nécessité d’élaborer des pratiques de contournement des contraintes contextuelles. Ces pratiques de contournement s’affinent avec l’expérience et le temps. Cependant, pour certaines, les tentatives de contournements échouent et on assiste alors à des bifurcations, parfois douloureuses. Pauline raconte combien il peut être difficile de ne pas parvenir à dépasser les cadres normatifs dominants. Renvoyée au fait que son image ne correspond pas à son travail, nous avons progressivement vu Pauline élargir le champ de ses démarches au-delà du territoire français, d’abord en Angleterre, puis au Canada. L’initiative de ce déménagement n’est pas la sienne puisqu’elle a suivi son mari. Lassée de voir échouer ses stratégies de contournement, elle décide d’établir un nouveau projet professionnel. Certains contextes ne permettent pas le dépassement des obstacles et engagent à des mouvements plus radicaux que nous avons nommés bifurcations. Il s’agit de nouveaux chemins professionnels ou personnels, entrepreneuriaux ou non.

Pour conclure, la méthode des récits de vie permet de saisir l’entrepreneuring grâce à une contextualisation plus fine et incarnée des représentations de l’environnement et des crises sous différentes facettes. Nous proposons une schématisation des trajectoires d’Hafida, de Maïmouna et de Pauline sous la forme de rhizomes. Ces formes de parcours mettent en évidence les différents aspects révélés dans nos résultats.

Illustration 1

Visualisation rhizomatique de la trajectoire d’Hafida : un exemple de stratégie de contournement

Visualisation rhizomatique de la trajectoire d’Hafida : un exemple de stratégie de contournement

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Illustration 2

Visualisation rhizomatique de la trajectoire de Pauline : un exemple de stratégie de bifurcation

Visualisation rhizomatique de la trajectoire de Pauline : un exemple de stratégie de bifurcation

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Illustration 3

Visualisation rhizomatique de la trajectoire de Maïmouna : un exemple de stratégie de l’exploration par symbiose

Visualisation rhizomatique de la trajectoire de Maïmouna : un exemple de stratégie de l’exploration par symbiose

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Ces trois trajectoires rhizomatiques montrent que sur le chemin de l’entrepreneuriat, la création d’une entreprise n’est pas systématique. On assiste à l’émergence d’un projet qui se structure, alimente l’organisation et la révélation des compétences du parcours de l’entrepreneure. Pour autant, la pousse de l’entreprise n’est pas nécessairement amenée à devenir croissante et florissante, elle peut conduire à un autre projet, une autre pousse entrepreneuriale ou salariale, qui portera en elle une partie du projet précédent.

4. Discussion : entre bifurcations et contournements, les apprentissages des expertes de la crise

Notre travail donne à voir des conditions d’émergence de l’entrepreneuriat dans un contexte de crise. Les trajectoires des trois femmes rencontrées se déploient au fil des crises et des obstacles qu’elles rencontrent. Leurs entreprises proposent des pistes d’action pour répondre aux maux des crises. L’étude de leur entrepreneuring révèle comment elles composent et jouent avec diverses contraintes de leur environnement. Plutôt que de s’y confronter brutalement, elles les contournent, elles s’y ajustent, elles s’adaptent en fonction des intempéries.

Ce papier explore l’expérience sensible et située de la femme avec son environnement et illustre comment les crises (et leurs représentations subjectives) amènent à modeler la trajectoire de l’entrepreneuring. Les femmes rencontrées ont l’habitude de s’arranger avec les maux de la crise. À l’aise avec les pratiques de contournement, elles nous donnent à voir comment l’interaction avec l’environnement (quelles qu’en soient les caractéristiques objectives) peut s’avérer nutritive pour le projet. Elles disposent d’une capacité à vivre avec les secousses, à absorber les difficultés et à avancer dans l’adversité. Si l’environnement, de l’extérieur, peut être perçu comme négatif, en crise, elles parviennent à s’y inscrire en y trouvant des sources d’opportunités et d’occasions de se construire.

À l’instar de Morin (2020), les crises s’avèrent créatrices. Les récits des femmes explicitent comment crise personnelle et crise contextuelle peuvent déclencher un processus de création et d’entrepreneuriat. Deux temporalités se superposent : la crise contextuelle est larvée, elle s’étale sur un temps long, s’ancre dans les pratiques des femmes ; la crise personnelle, l’épreuve-défi au sens de Martucelli (2015), s’expose sur un temps parfois plus court.

Nous proposons une approche sur deux niveaux micro et macro de l’entrepreneuring, à la fois individuel et contextuel. Les failles et les crises sont à l’initiative de l’intention, élargissent la brèche. Au-delà de cette période charnière, les femmes rencontrées ne sont pas exemptes de doutes et de questionnements qui les alimentent, dans leur chemin rhizomatique, de pratiques de bifurcation, de contournement et d’exploration. Ces deux niveaux s’entremêlent et s’alimentent. Ce papier offre la possibilité de saisir comment se produit cette dynamique de coconstruction individu-environnement pour mieux éclairer la logique rhizomatique de l’entrepreneuring. Au-delà d’une approche séquentielle classique, le processus entrepreneurial est abordé dans sa dynamique complexe, récursive et ancrée dans les représentations.

Les crises structurent le rythme et la forme de la trajectoire d’entrepreneuring. Elles vont accélérer un changement, accroître une pression… La crise hache, accélère, parfois freine. Elle peut faire prendre un nouveau chemin. Les crises accentuent les besoins sociaux et creusent les failles de l’environnement. Dans cette précipitation, les acteurs peuvent avoir le souffle court, mais les femmes rencontrées nous donnent à voir une capacité à ajuster leur respiration et leur trajectoire en fonction des événements extérieurs. À l’intersection de ces crises, le projet trouve place et la dynamique d’entrepreneuring émerge. Nous proposons d’étudier l’entrepreneuring à la fois dans sa trajectoire, mais aussi dans son rythme de fonctionnement. Les crises changent les chemins et dynamiques d’évolution.

À l’instar de Bidart (2006), leurs récits encouragent à concevoir l’intérêt des crises pour générer des « bifurcations » dans les parcours. Ainsi, les femmes rencontrées retracent leur chemin, le plus souvent sinueux, et présentent leur intention d’entreprendre comme une étape importante de (re)construction de leur identité (Notais et Tixier, 2020). Il s’agit aussi d’être actrice et de prendre en main sa trajectoire. « Si les bifurcations semblent au premier regard transgresser ces logiques de reproduction ou de trajectoire puisqu’elles en bouleversent le cours attendu, elles sont susceptibles pourtant de constituer des moments tout particuliers d’exercice de cette puissance déterminante. » (Bidart, 2006, p. 33-34) Les femmes rencontrées se refusent à être présentées comme des victimes et veulent prendre en main leur vie professionnelle. Elles ne refusent pas les effets de la crise, mais habituées à se débattre avec des situations difficiles, elles déploient des stratégies de contournement et d’évitement.

L’étude de ces parcours de femmes, qui transcendent les crises pour en faire une force créatrice, représente une source d’apprentissage face à la crise sanitaire de la Covid-19. Ces crises ont une fonction révélatrice et permettent aussi de fissurer le cadre préexistant. Ainsi, les bifurcations des femmes, qui entreprennent et gardent une dynamique d’action quel que soit le contexte, nous montrent l’importance des brèches et des évolutions possibles. La logique rhizomatique de l’entrepreneuring des femmes rencontrées nous pousse à considérer l’apport des stratégies non pas d’affrontement, mais de contournement, d’exploration. En observant sur des temps longs, la bifurcation apparaît comme récurrente dans la trajectoire du becoming.

L’entrepreneuring, présenté par Rindova, Barry et Ketchen (2009) comme processus émancipatoire, résonne en écho avec le refus des femmes d’une possible étiquette de victime. Elles ne cherchent ni à aller contre les événements externes, ni à les subir, mais à faire avec et à s’en servir pour entreprendre en s’ajustant continuellement. Les trois dimensions d’émancipation de Rindova, Barry et Ketchen que sont la recherche d’autonomie, le fait d’être auteur de soi (authoring) et le fait de faire des déclarations se retrouvent dans notre recherche. Les éléments centraux liés à la recherche d’autonomie apparaissent dans la complexité de leur maillage temporel et spatial dans le parcours des trois femmes mises en avant dans ce papier. La richesse de la figure rhizomatique pour comprendre l’émergence du projet prend alors tout son sens. Rindova, Barry et Ketchen (2009, p. 480-481) rappellent que « le “e” dans “émancipation” renvoie à “ex” et connote deux processus distincts, mais liés : se libérer et rompre. Alors que se libérer suggère le désir de faire son propre chemin dans le monde, la rupture attire l’attention sur le “s’efforcer d’imaginer et de créer un monde meilleur”[3] ». Les trajectoires des femmes rapportées ici grâce à la figure rhizomatique montrent bien le double mouvement, ses logiques temporelles et encastrées et illustrent le mode d’authoring. La méthodologie biographique retenue s’est affirmée en cohérence avec la reconnaissance du fait que les déclarations de l’entrepreneur contribuent elles-mêmes à créer du changement. Notre présence et les récits que nous avons collectés participent aux processus émancipatoires qui s’opèrent au cours de l’entrepreneuring.

Cette recherche fait écho aux travaux de Morin sur la crisologie, notamment en donnant une teneur empirique aux stratégies de contournement et de bifurcation. Le contournement s’appréhende comme un fonctionnement normal du système, une régulation liée à ses déséquilibres habituels. En revanche, la bifurcation qu’opèrent certaines femmes en entreprenant relève d’une « révolution ». C’est par la crise que de nouvelles conditions pour l’action sont créées. Cette illustration de l’ambigüité radicale évoquée par Morin (2020) montre la simultanéité de la créativité et de la destructivité en action. Dans le cadre de notre recherche, grâce à l’approche longitudinale, nous percevons une élasticité des temps qui accélèrent ou ralentissent au gré des crises perçues.

Conclusion : quand les crises procèdent à la sédimentation entrepreneuriale

Dans le cadre de cette recherche, nous démontrons que les récits des femmes qui entreprennent dans les quartiers donnent à voir une capacité de résilience et des formes de réaction face aux crises qui vont dessiner des trajectoires spécifiques. Certaines vont contourner un obstacle, d’autres vont bifurquer, certaines encore peuvent évoluer en symbiose avec leur environnement. Les trajectoires entrepreneuriales étudiées dans leur contexte permettent de mettre en évidence les rythmes et les à-coups dus à l’environnement. Lorsqu’on observe une trajectoire entrepreneuriale, la prise en compte des événements extrinsèques (crise sociale, crise sanitaire…) et intrinsèques aux entrepreneures met en évidence leur capacité de réaction et de « faire avec », « faire autrement ».

La sédimentation, processus qui a lieu lors de temps longs, s’alimente des crises et de leurs effets sur les femmes. Les crises vécues par ces dernières s’inscrivent dans le temps (crise de l’emploi, crise du logement…). Ces crises engagent une sédimentation et une fertilisation de la trajectoire entrepreneuriale des femmes. La crise de la Covid-19 a cristallisé les dysfonctionnements économiques et sociaux préexistants. On peut se demander si une crise plus abrupte peut donner les mêmes effets de création et alimenter le parcours. La crise sanitaire renforce les inégalités et les précarités. Pour certains, cette période a été aussi propice au développement d’une certaine agilité. Les banlieues denses et précaires subissent cette nouvelle crise de plein fouet. Pourtant, c’est aussi au sein de ces environnements difficiles que des arrangements avec les crises se tissent et où les habitants contournent, évitent, font différemment. La Covid-19 exacerbe cet état et l’impact des crises précédentes (économique, sociale, urbaine…), mais elle laisse aussi une place à des alternatives nouvelles, car elle fait bouger le cadre : « Ces crises débouchent sur des carrefours en ouvrant alors une série de nouvelles voies à considérer… dont la voie bifurcative. » (Bidart, 2006, p. 32)

Ce que les parcours de ces femmes nous apprennent, c’est qu’une crise peut être envisagée comme une dynamique d’opportunités. La méthodologie de recherche, influencée par Corley et Gioia (2004), nous amène à dessiner des trajectoires du devenir-entrepreneure. À l’instar de Bidart (2006, p. 32), les femmes qui entreprennent décident et dessinent des trajectoires de vie nouvelles en réagissant par rapport aux crises : « Ce temps court de la crise influe alors sur le temps long du parcours, en rendant le choix (au moins partiellement) irréversible. Il sera alors très difficile de revenir en arrière… » C’est alors que le temps de la crise est à analyser. La crise de la pandémie de Covid-19 s’inscrit depuis un temps relativement court à l’heure de l’écriture de cet article (une ou deux années) alors que les crises économiques et sociales vécues par les femmes représentent des temps plus étirés. Toutefois, ce sont les situations de crise qui les poussent à changer de direction, dessiner de nouveaux parcours et bifurquer. L’entrepreneuring consiste donc à accepter les tâtonnements liés au doute pour avancer, à se nourrir des secousses, des crises, pour concevoir de nouveaux chemins.

L’analogie biologique permise par le rhizome et la sédimentation déployée dans ce papier permettent d’explorer la dynamique vivante et non déterministe de l’entrepreneuring. Au-delà de séquences types de construction de l’entrepreneuriat, les trois parcours permettent de mettre en évidence la complexité et la richesse du parcours auquel engage l’entrepreneuriat. Pour entreprendre, les femmes élaborent et organisent un récit structuré et structurant des compétences acquises. Que les projets aboutissent ou non, les formations à l’entrepreneuriat conduisent indéniablement à mieux valoriser le parcours réalisé au préalable et améliorent l’employabilité des femmes. Ce papier montre la nécessité d’élargir les représentations de l’entrepreneuriat, trop souvent réduit à l’image de la start-up. Nous invitons donc les pouvoirs publics à multiplier les actions de formation à l’entrepreneuriat dans les territoires les plus touchés par les crises. En effet, les failles créées par la crise se transforment en brèche lors des sessions de formation. Le soutien, notamment des pouvoirs publics, des projets entrepreneuriaux des femmes, nous semble indispensable pour atténuer les maux des crises et engager la résilience des territoires.