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Introduction

La Covid-19 est apparue au dernier trimestre 2019 à Wuhan en Chine, avant de s’étendre rapidement, devenant une pandémie d’ampleur mondiale. Aujourd’hui, elle est conjointement une crise sanitaire et une crise économique (Banque mondiale, 2021). Toutefois, selon Derderian (2020), les impacts de la pandémie de Covid-19 varient beaucoup selon le lieu géographique où on se trouve. En effet, les conséquences sanitaires, sociales et économiques ne sont pas identiques selon que l’on se trouve en Amérique, en Europe, en Asie ou en Afrique parce que les réponses sont également très différentes.

Or, bien que la vision pessimiste ou négative domine la littérature (Pündrich, Brunel et Barin-Cruz, 2008), le mot crise renvoie à la fois à l’idée de menace (ou risque) et d’opportunité (Ordioni, 2011). Ainsi, vues sous l’angle pessimiste, les premières estimations montrent que la Covid-19 est à l’origine de l’une des plus importantes crises économiques jamais connues dans le monde. En effet, « le grand confinement », nom attribué à la crise économique liée à la Covid-19 par Gopinath (2020), a des conséquences plus graves que la récession de 2008 et la grande dépression de 1929. Dans son premier rapport sur les perspectives économiques mondiales pour l’année 2021 paru le 5 janvier, la Banque mondiale relève que l’économie mondiale a connu un lourd effondrement en 2020 avec une contraction estimée à 3,5 % qui a eu des conséquences délétères pour les femmes, les jeunes, les pauvres, les travailleurs de l’économie informelle et formelle. Selon le FMI, cette contraction exceptionnelle de l’économie mondiale est sans précédent, car la crise de 2008 n’a entraîné qu’une baisse de la croissance mondiale de 1,7 %. Divers rapports d’organisations internationales (Banque mondiale, 2021 ; FMI, 2021 ; OCDE, 2020) indiquent en plus que cette crise aurait comme conséquences l’augmentation de l’inflation à moyen terme, la montée des inégalités internes, les tensions sur les déficits publics et l’augmentation des dettes, l’assouplissement de la politique monétaire, la chute du commerce international, la réduction des flux d’investissement à l’échelle mondiale, etc. (Ajili, 2020).

La perspective optimiste reste peu documentée. Cependant, dans une étude portant sur les impacts de la Covid-19 sur la gestion des PME (formelles) et sur la santé psychologique des entrepreneurs canadiens, St-Jean et Tremblay (2020) révèlent que plus de la moitié des 636 entrepreneurs sondés ont connu une baisse de liquidités et ont dû s’endetter, mais près des deux tiers, soit 64,7 %, considèrent que la pandémie amène surtout des opportunités pour le développement de leur entreprise. La plupart des entrepreneurs ont vu qu’il y avait aussi des occasions d’affaires à saisir. Ainsi, 75 % ont notamment reconnu que la Covid-19 a favorisé l’émergence de nouveaux produits et de nouvelles clientèles, qui n’étaient même pas imaginables avant la pandémie.

Dans le cas spécifique de l’Afrique, qui est caractérisé par l’importance de l’économie informelle et où l’économie formelle est en quelque sorte l’exception (Pesqueux, 2012), des résultats révélés par Billaud (2020), dans une enquête menée à Dakar, montrent que la Covid-19 affecte plus négativement le secteur formel que le secteur informel. Mbaye et Diagne (2020) proposent cinq explications à cette situation. Premièrement, l’existence même du secteur informel est la manifestation palpable de la faible capacité de l’État à mettre en application ses propres règles. En période de Covid-19, cette réalité ne changeant pas, l’informel a alors de grandes chances de prospérer. Deuxièmement, la majorité des Africains vivent au jour le jour et se retrouvent donc dans une situation de grande vulnérabilité, si bien que vouloir confiner ces acteurs équivaudrait alors à les laisser mourir à petit feu. Par instinct de survie, ils préféreront sortir que d’attendre la mort à la maison. Troisièmement, l’État a décidé de fermer les yeux sur le non-respect de certaines restrictions pour préserver les moyens de subsistance et éviter une rupture des chaînes de production et de distribution qui pourraient favoriser la hausse des prix, des revendications et soulèvements populaires. Quatrièmement, la politique de laisser-faire ou de tolérance des activités informelles pendant la crise permettrait à l’État de réduire la dépendance des populations concernées envers l’assistance publique. Enfin, cinquièmement, ces activités génèrent des impôts et taxes indirects qui amélioreront le recouvrement fiscal. En effet, si le secteur informel paie très peu d’impôts directs (impôt sur les revenus des personnes physiques, impôt sur les sociétés, impôt libératoire, droit de licence, etc.), il contribue fortement à l’impôt indirect (taxe sur la valeur ajoutée, la patente, taxe foncière, etc.), qui constitue une partie importante des recettes fiscales.

Ainsi, le choix de la politique publique de gestion des activités informelles par les autorités publiques des pays concernés pendant la Covid-19, qui privilégient la « tolérance » ou le laisser-faire là où les incitations pour faciliter la formalisation ou la répression seraient appliquées en temps normal, apparaît comme une légitimation de l’informel, malgré son caractère illégal. Or, cette légitimation peut renforcer la dynamique de ces activités.

Dans cette perspective, on peut se demander si la Covid-19 n’est pas une opportunité pour le secteur informel en Afrique ?

En effet, Kamdem et Kakdeu (2020) suggèrent que la Covid-19 peut affecter positivement : 1/ l’entrepreneuriat avec la création des nouvelles activités par des employés licenciés du secteur formel ou des acteurs mis au chômage temporaire/partiel et 2/ la migration des entreprises formelles vers l’informel (Abate, 2018). Il nous semble alors utile et pertinent d’étudier l’impact réel de la Covid-19 sur ces deux éléments.

Nous considérons que cette recherche permettra de mettre en lumière certaines spécificités des impacts de la crise de la Covid-19 sur l’économique africaine. Par ailleurs, étant donné le peu d’informations sur l’économie informelle, malgré l’importance qu’elle représente pour le continent, notre recherche contribue à susciter une réflexion sur l’évaluation des actions d’adaptation des acteurs et de l’efficacité des politiques publiques mises en oeuvre pour y faire face. En même temps, elle ouvre les pistes pour préparer la période post-Covid-19.

Cet article est divisé en quatre parties. La première fait le point de la littérature sur le rôle des activités informelles en période de crise. La deuxième expose la méthodologie utilisée dans ce travail. La troisième partie est consacrée à la présentation des résultats et la dernière partie est réservée aux discussions des contributions.

1. Cadre théorique

Cette section précise la grille explicative retenue pour cette recherche. Ainsi, nous passons dans un premier temps en revue les fondements théoriques du développement de l’économie informelle en période de crise et, ensuite, nous présentons la littérature sur les opportunités de développement du secteur informel en période de crise.

1.1. Fondements théoriques du développement de l’économie informelle en période de crise

La question du développement des activités informelles en période de crise peut être décryptée à partir des trois approches dominantes qui sont utilisées pour expliquer les origines et les causes de l’informalité (Bacchetta, Ernst et Bustamante, 2009).

La théorie duale, qui a vu le jour avec Lewis (1954) dans son article Economic development with unlimited supplies of labour, identifie deux secteurs économiques : un secteur moderne (l’industrie) et un secteur traditionnel (l’agriculture). Dans cette schématisation, le secteur moderne est caractérisé par l’accumulation du capital et la croissance économique tandis que le secteur traditionnel se caractérise par une agriculture de subsistance et l’absence de croissance. Par ailleurs, le salaire industriel est supérieur au salaire agricole, ce qui aboutit au transfert du surplus de main-d’oeuvre agricole vers le secteur industriel afin d’établir le plein emploi dans le cadre de l’équilibre général walrasien (Nohoua, 2016). Ainsi, la présence des entreprises et des travailleurs dans le segment traditionnel n’est possible que parce que le secteur moderne n’arrive pas à absorber la totalité de la main-d’oeuvre. En cette période de Covid-19, l’approche du marché du travail dualiste garde sa pertinence, car l’emploi informel est une solution involontaire pour certains chômeurs et licenciés qui s’y retrouvent par stratégie de survie, à titre temporaire, pendant qu’ils attendent les possibilités d’emploi dans le secteur formel.

L’approche néolibérale ou la théorie alternative constitue une réponse aux critiques de la théorie dualiste. Celle-ci est construite sur l’observation faite par Hart (1973) dans le cadre de son étude ethnographique du secteur informel à Accra (Ghana) et qui a servi de base explicative à l’emploi informel dans les pays en développement (Chaudhuri et Mukhopadhyay, 2009). En effet, elle reconnaît l’informel comme un secteur à faibles barrières à l’entrée pour les entrepreneurs qui peuvent créer des entreprises ou accumuler du capital dans l’environnement urbain. La théorie néolibérale est alors contraire à la théorie dualiste qui ignore la possibilité de création d’emplois dans le secteur informel. En tant que tel, pour la théorie alternative, le secteur informel a été considéré comme une stratégie volontaire que les entrepreneurs avertis pourraient adopter pour démarrer les activités de leurs entreprises à faible coût. Le courant légaliste défendu par de Soto (1994) soutient que le maintien des entreprises dans l’informel serait le reflet de la volonté délibérée des opérateurs économiques de fuir les « mauvaises lois » utilisées par l’État pour conserver la mainmise sur l’économie. Selon de Soto (1994), « le secteur informel urbain est le lieu du développement de la concurrence pure et parfaite dont le déploiement est freiné dans le secteur moderne vu les multiples entraves créées par l’État : protectionnisme, mesures légales, bureaucratie excessive, rigidité des salaires… Cet ensemble de mesures permet le maintien de barrières à l’entrée qui empêchent le marché de fonctionner de manière compétitive. Pour échapper à ces entraves, l’esprit d’entreprise universel se déploie à la marge des règles légales afin de contourner ces barrières à l’entrée. Dans cette approche, le choix de l’informalité est volontaire et lié aux coûts excessifs de légalisation associés au statut formel et à l’enregistrement » (de Soto, p. 98, 1994). La stratégie publique adaptée pour réduire ce type d’informalisation est alors d’alléger la réglementation, la bureaucratie, le protectionnisme, les lois sociales-salaire minimum, les impôts sur les salaires, etc. En période de crise, comme c’est le cas avec la Covid-19, certains entrepreneurs peuvent faire le choix d’évoluer dans l’informel, volontairement, du fait de l’importance des charges.

L’approche structuraliste d’inspiration marxiste souligne les interdépendances entre les secteurs informel et formel, mais y décèle une relation de subordination du premier vis-à-vis du second. Selon Roubaud (2014), les structuralistes soutiennent qu’il y a une surexploitation de l’économie informelle par l’économie formelle. En effet, les entreprises de l’informel fournissent des biens et des services à des prix inférieurs à ceux de l’économie moderne, qui diminuent le coût de reproduction de la force de travail et donc des salaires dans l’économie formelle. Ces facteurs accroissent la flexibilité et la compétitivité de l’économie. En cas de sous-traitance, il y a un transfert direct de surplus de l’économie informelle vers l’économie formelle. Ainsi, l’économie informelle constitue une modalité fonctionnelle du système capitaliste dans les pays en développement et particulièrement en période de crise (Berrou et Eekhout, 2019). Dans cette logique, dans le contexte actuel marqué par la Covid-19, pour diverses raisons, certaines entreprises formelles peuvent avoir recours au réseau de distribution informel, sous-traiter avec les entreprises informelles, adopter des pratiques informelles.

Ces approches peuvent également être mobilisées par les pouvoirs publics pour justifier les stratégies de gouvernance publique afin de faire face à la crise de la Covid-19. Toutefois, le développement du secteur informel est-il opportun en période de crise pour les entrepreneurs ?

1.2. Les opportunités de développement du secteur informel en période de crise

Les opportunités éventuelles de la Covid-19 pour le secteur informel peuvent être appréciées sous les angles de la création d’entreprise (entrepreneuriat) et l’informalisation des entreprises formelles à travers l’adoption des pratiques informelles.

1.2.1. L’informel : une opportunité de création d’entreprise en période de crise

L’entrepreneuriat est reconnu comme un facteur essentiel de création de richesses dans les économies (Tchouassi, Ngwen, Oumbe et Temfack, 2018). Il est également synonyme d’autoemploi et de réduction du chômage. Par ailleurs, sa contribution à la valorisation de l’innovation (Louizi, Mabrouk et Hanane, 2020) et à la création de la valeur (Schmitt et Husson, 2017) est aujourd’hui établie. Les entrepreneurs, dans cette même logique, sont considérés comme des acteurs importants du développement économique et social (Baron et Shane, 2008), car la création d’entreprise est au coeur de la dynamique entrepreneuriale.

Cependant, selon Ehongo et Bitha (2019), l’environnement socioéconomique en Afrique demeure peu favorable au développement de l’entrepreneuriat. Diverses statistiques font ressortir que la création d’entreprise est faible en Afrique, relativement à d’autres régions du monde. À titre d’illustration, selon le Global Report (2018) du Global Entrepreneurship Monitor (GEM), l’Afrique dispose du taux de créations d’entreprises le plus bas du monde avec 37,2 % de la population percevant favorablement des opportunités entrepreneuriales contre 41,4 % en Europe, 44,2 % en Asie, 44,9 % en Amérique latine et 61,9 % en Amérique du Nord. Toutefois, ces statistiques relatives aux créations d’entreprises formelles contrastent avec celles des activités informelles. En effet, selon l’Institut national de la statistique (INS), en 2019 le Cameroun comptait au total 209 482 entreprises actives. La même source évaluait en 2009 à plus de 2,5 millions le nombre d’unités de production informelle fonctionnelles dans le pays. Nul doute que les données plus récentes concluraient à une hausse importante du nombre de ces activités, qui apparaissent de plus en plus comme une opportunité professionnelle pour divers jeunes (Nubukpo, 2011) qui se trouvent sans issue d’insertion professionnelle dans le salariat et dans l’entrepreneuriat par le segment formel. Les situations de crise renforcent la propension à s’engager dans le secteur informel.

L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO, 2020) reconnaît que les activités informelles s’adaptent aux contextes socioéconomiques difficiles. En effet, en période de crise économique, la baisse du pouvoir d’achat et les difficultés d’emploi dans le secteur formel favorisent souvent le développement du secteur alimentaire informel. Celui-ci fournit un emploi et des revenus à certains ménages en difficulté. En situation de précarité économique, l’autoproduction de biens et de services alimentaires par les foyers pauvres peut devenir déterminante pour leur sécurité alimentaire. La littérature indique que le secteur informel joue un rôle « tampon », c’est-à-dire un rôle d’amortisseur des chocs économiques en permettant aux petites entreprises de poursuivre leur activité dans un cadre plus flexible (Demenet, 2014). L’OIT (2017) reconnaît également que sur le plan social, le secteur informel apparaît comme un amortisseur social ou une soupape de sécurité et constitue un facteur d’insertion de nombreux jeunes. Nubukpo (2011) affirme qu’il sert d’amortisseur social et qu’il permet d’accuser les chocs externes subis par le secteur formel, comme c’est le cas avec la Covid-19 (FMI, 2020).

Ainsi, divers auteurs associent l’essor des unités de production informelle aux différentes crises économiques qu’ont connues les pays africains. Selon Nana, Ngouana, Nzeuyang et Moukam (2014), la crise économique qui a frappé la plupart des pays en développement dans les années quatre-vingt et les politiques d’ajustement structurel qui s’en étaient suivies ont engendré un développement remarquable des activités informelles. Ainsi, les périodes de récession entraînent une croissance de la part de l’emploi informel (OCDE, 2009 ; Cogneau, Razafindrakoto et Roubaud, 1996). Sur le plan empirique, l’OIT (2017) relève qu’au Cameroun, depuis la crise économique qui a débuté au milieu des années quatre-vingt, le secteur informel a considérablement gagné du terrain dans le marché du travail. Kede et Tsafack (2017) montrent qu’en période de crise le secteur informel attire toutes les catégories de la population (fonctionnaires, chômeurs, diplômés, sans-emploi, déflatés du secteur formel, retraités, etc.) qui aspirent pour la plupart à des revenus plus élevés.

Dans le même sens, en se référant à la crise financière de 2008-2009, Hugon (2009) soutient qu’en Afrique, elle a eu un effet multiplicateur sur les activités informelles, tirée par la baisse des emplois et des revenus dans des entreprises formelles et par la baisse des dépenses publiques. Une étude de la Banque africaine de développement (2009) révèle que cette crise a augmenté, en Afrique, le chômage de plus de 10 %, le nombre des actifs pauvres et celui des emplois vulnérables (travailleurs sans contrat formel) ayant atteint des niveaux sans précédent. Cette masse de chômeurs s’est alors, entre autres, réfugiée dans les activités informelles. En Europe, une étude de l’OCDE (2015) a conclu que celle-ci a ouvert une nouvelle phase de progression des activités informelles alors qu’avant cette période, l’informel avait reculé. En Asie, notamment au Vietnam, Cling, Razafindrakoto et Roubaud (2012) estiment également que le secteur informel s’est renforcé au cours de cette période avec un important ajustement des emplois et diverses transitions des entreprises.

Au regard de ces éléments théoriques et empiriques, on peut formuler l’hypothèse suivante : la crise de la Covid-19 est favorable à la création de nouvelles entreprises dans le secteur informel.

1.2.2. Les pratiques informelles : le repli opportuniste des entrepreneurs en période de crise

Dans le cas particulier de l’Afrique, l’essor de ces unités de production informelle n’est pas uniquement lié à l’entrée des chômeurs qui s’y retrouvent par nécessité. Il est aussi expliqué par le fait de la migration des entreprises formelles vers l’informel ou des entreprises formelles, qui appliquent des pratiques informelles (Abate, 2017 ; Williams et Nadin, 2012).

Dans cette dernière perspective, Abate (2018) a révélé les principales pratiques de fraude et d’informalisation des activités adoptées par les entreprises formelles au Cameroun : la non-tenue d’une comptabilité règlementaire, la fraude fiscale, la fraude sociale, la falsification d’états financiers ou la manipulation des données comptables, l’ajout d’une nouvelle activité informelle à côté d’une activité formelle, la corruption. Ces pratiques permettent ainsi à l’entreprise formelle d’entrer dans une zone grise respectant les contraintes de création, mais ne respectant pas toutes les contraintes de fonctionnement légal. Cette logique a été également mise en évidence par Benjamin et Mbaye (2012), en Afrique de l’Ouest, avec les entreprises relevant du gros informel. Cette logique est également celle défendue par Pesqueux (2012) qui soutient qu’en Afrique les entreprises formelles sont l’exception, la règle étant l’informalité.

Certains travaux précisent que cette logique d’informalisation s’explique par le changement de comportement des entrepreneurs vis-à-vis des institutions. Donfack et Ngon (2020) montrent qu’au Cameroun, la Covid-19 va renforcer le comportement opportuniste des acteurs économiques, notamment dans les rapports qu’ils entretiennent avec les institutions, en essayant au maximum de se soustraire aux obligations règlementaires pour leur profit. Ondoua-Biwolé (2020) soutient alors que pour identifier les mécanismes d’adaptation des entreprises camerounaises face à la pandémie, il faut apprécier leurs stratégies en incluant les changements de comportements par rapport aux exigences légales. Elle suggère alors que, face à la Covid-19, le comportement des entreprises peut changer, pouvant aller notamment jusqu’à l’adoption des pratiques informelles. Ceci notamment par 1) le souci de survie lorsque les résultats de l’entreprise sont inférieurs aux objectifs fixés et 2) le souci de préserver autant que possible le niveau de performance acquise ou pour assumer son positionnement stratégique (contrôler les nouveaux concurrents ou saisir de nouvelles opportunités).

Nous pouvons ainsi formuler une seconde hypothèse : la Covid-19 est une opportunité pour l’informalisation des entreprises avec le développement de pratiques d’affaires informelles par les entreprises formelles.

La vérification de ces hypothèses nécessite au préalable que soit indiqué non seulement les méthodes ou techniques utilisées pour la réalisation de cette étude, mais aussi l’instrument utilisé pour y parvenir. C’est ce qui est développé dans la section suivante.

2. Méthodologie

Dans cette section, nous présenterons le processus de collecte des données et les différentes variables de l’étude. Il s’agit aussi de clarifier le modèle empirique à partir duquel s’appuient nos analyses.

2.1. Échantillon

Notre étude empirique porte sur 164 entrepreneurs-dirigeants de petites et très petites entreprises (PE/TPE). Le choix de l’entrepreneur-dirigeant comme interlocuteur a été dicté par son influence significative sur les modes de gestion de ces entreprises. Dès lors, il semble qu’il est l’interlocuteur le plus à même de rendre compte de la manière dont sont élaborés et utilisés les dispositifs qui supportent les PE/TPE (Ndjambou et Sassine, 2014 ; Ngongang, 2005).

Tableau 1

Caractéristiques sociodémographiques de l’entrepreneur et des activités de l’entreprise

Caractéristiques sociodémographiques de l’entrepreneur et des activités de l’entreprise
Source : données de l’enquête.

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La construction de notre échantillon est en cohérence avec les données du deuxième recensement général des entreprises (RGE) réalisé en 2016 par l’Institut national de la statistique (INS) et qui montrent que les PME regroupent 98,5 % de l’ensemble des entreprises. Sur le plan géographique, nous avons ciblé les PE/TPE des métropoles de Douala (capitale économique du Cameroun) et de Yaoundé (capitale politique) qui abritent respectivement 33,5 % et 23,9 % des entreprises (INS, 2016).

Notre échantillon de 164 répondants est composé de 32 % d’entreprises enregistrées et 68 % non enregistrées. La répartition selon le genre montre que 44 % des entreprises appartiennent aux hommes contre 56 % aux femmes. Le genre féminin domine la population des entrepreneurs propriétaires des entreprises formelles et informelles. Ces chiffres sont cohérents avec ceux de l’étude du cabinet Roland Berger qui soutient qu’en Afrique les femmes créent plus d’entreprises, car pour elles, « l’entrepreneuriat devient une nécessité due au manque d’opportunités professionnelles ». Par rapport à l’âge, l’entrepreneuriat est surtout un phénomène jeune avec 63 % de l’échantillon âgé de moins de 40 ans et avec plus de 70 % de cette catégorie dans l’informel. Le niveau d’instruction est conforme avec la composition de la population urbaine du Cameroun avec 5 % de l’échantillon constitué d’entrepreneurs non diplômés, 18 % d’entrepreneurs de niveau primaire, 55 % de niveau secondaire et 22 % d’un niveau d’études supérieures. Sur le plan sectoriel, notre échantillon est conforme aux données du RGE avec 14 % des entreprises relevant du secteur primaire (agriculture, pêche, élevage, artisanat), 34 % opérant dans le secteur commercial, 31 % dans les services et 21 % dans le secteur industriel.

2.2. Collecte des données

L’échantillon étant précisé, nous allons décrire le processus de collecte des données. En effet, le questionnaire joint en annexe indique les principales thématiques nécessaires à la vérification des hypothèses formulées. Il comporte également les éléments sociodémographiques habituels de présentation de l’acteur (sexe, âge, niveau d’éducation, région de localisation de l’entreprise) et de son activité (le type d’activité, le statut d’enregistrement de l’entreprise, la tenue ou non d’une comptabilité officielle, le nombre d’employés permanents, le régime fiscal). Ledit questionnaire a été administré entre les mois d’août et septembre 2020. Le choix de cette période pour le déploiement de l’enquête se justifie par le fait que les mesures prises par les autorités camerounaises pour contenir la propagation de la Covid-19 ont été levées progressivement dès le mois de mai et que la situation s’est stabilisée vers mi-juillet 2020.

Nous avons favorisé une méthode d’administration interactive en face à face pour plusieurs raisons : l’enquêteur peut aider l’enquêté à exprimer ses choix et à contrôler les réponses ; elle permet à l’individu de répondre aux questions de l’enquêteur dans un environnement familier. En outre, elle offre la possibilité d’atteindre des personnes qui n’ont pas de connexion Internet ou de téléphone et que nous ne pourrions pas interroger avec d’autres outils, particulièrement dans des activités informelles.

2.3. Construction des variables

Cette recherche se veut non seulement explicative, mais également prédictive de l’influence de la crise sur le développement de l’informel. Dans ce sens, cette partie présente les variables retenues pour opérationnaliser nos hypothèses et pour modéliser le phénomène étudié. Il s’agit alors de la construction des concepts, des choix des dimensions et des indicateurs (Lavarde, 2008).

2.3.1. Variables expliquées

Le point de départ retenu dans cette étude pour apprécier l’impact de la Covid-19 sur le secteur informel est, comme l’affirment Kamdem et Kakdeu (2020), qu’elle est un vecteur de dynamisme, notamment par la création de nouvelles entreprises et le développement des activités des entreprises informelles. Ceci a orienté la modalisation des variables nécessaires pour vérifier les hypothèses énoncées.

Notre première hypothèse (H1) est que la Covid-19 a un impact sur la création de nouvelles entreprises ou l’entrepreneuriat. Toutefois, considérant que le secteur informel est hétérogène et qu’il n’existe pas une définition universelle pour ce concept (Nohoua, 2016), il nous semble que le premier défi auquel tout chercheur qui s’y intéresse est confronté est d’en fixer les contours. Cependant, les critères les plus généralement cités dans la littérature pour définir ou caractériser les activités informelles sont le non-enregistrement dans les registres administratifs obligatoires, qui valident le processus régulier des entreprises, la contribution aux recettes fiscales non adossée aux performances des entreprises, qui ne paient généralement qu’une contribution journalière ou mensuelle à l’administration locale du marché (régime fiscal de l’impôt libératoire), et l’absence d’une comptabilité règlementaire. À l’opposé, les entreprises formelles seraient en conformité par rapport au processus de création et donc enregistrées, tiendraient une comptabilité règlementaire et paieraient des impôts au Trésor public, entre autres, la taxe sur la valeur ajoutée (Menguelti, Perret et Abrika, 2014). Cependant, compte tenu de la nature comparative de notre étude et de son objectif (étudier l’impact de la Covid-19 sur l’entrepreneuriat formel et informel), nous retenons le critère d’enregistrement pour distinguer le statut des entreprises créées.

Notre deuxième hypothèse (H2) est que la Covid-19 a un impact sur l’adoption des pratiques informelles par les entreprises formelles. Selon cette hypothèse, pour faire face à la Covid-19, les entreprises peuvent saisir l’opportunité du contexte en renforçant les activités formelles (respect des lois et règlements, diversification de la clientèle et des sources d’approvisionnement, amélioration des relations avec les divers partenaires, etc.) ou alors adopter des pratiques informelles (manipulation des données comptables pour échapper au fisc, ventes informelles, non-respect de la réglementation sociale en matière de déclaration des salariés et de salaire minimum, etc.).

Après la vérification de ces deux premières hypothèses, nous proposerons un modèle prédictif de l’influence, en termes d’opportunité ou de menace, de la Covid-19 sur les activités économiques dans notre contexte d’étude. Ce modèle s’appuiera sur certaines variables explicatives et de contrôle qui permettent d’apprendre de l’interprétation de la gestion actuelle de cette crise et de faire des prévisions sur d’éventuels événements similaires à venir.

2.3.2. Les variables explicatives

Le point de référence retenu pour apprécier l’impact de la Covid-19 sur la création des entreprises est la situation professionnelle antérieure des acteurs étudiés, avant la survenance de la crise économique actuelle. En effet, en période de crise, la dynamique sectorielle de l’entrepreneuriat est portée par divers courants qui mettent en évidence plusieurs profils et trajectoires des entrepreneurs. D’abord, les primodemandeurs d’emploi et les chômeurs longue durée et, ensuite, les salariés mis en chômage total ou partiel qui se reconvertissent en entrepreneurs. Ndjetcheu (2017) soutient que, dans le contexte camerounais, l’entrepreneuriat est porté par les crises qui ont, d’une part, limité les recrutements dans les entreprises publiques et privées et entraîné un chômage massif des jeunes diplômés et, d’autre part, conduit les entreprises parapubliques et la fonction publique à « déflater[2] » (Mbonji, 1999). Makosso (2013) observe le même phénomène au Congo-Brazzaville. En effet, pour lui, les programmes d’ajustement structurel (PAS) ont eu pour corollaire la fermeture de la quasi-totalité des entreprises publiques et la montée du chômage conjoncturel, touchant indistinctement les déflatés du secteur économique d’État (ceux qui ont perdu leur emploi à la suite de la fermeture des entreprises publiques) et les primodemandeurs d’emploi (le taux de chômage s’est accru de 11,4 % en 1971 à 28,10 % en 2009). Certains, profitant de la liberté d’entrée dans l’informel, s’y engouffrent et d’autres prennent le pari d’investir dans le secteur formel. Il y a également d’anciens entrepreneurs qui, selon Abate (2018), migrent d’un secteur à l’autre. Ici, il y a donc principalement trois catégories d’acteurs qui se sont engagés dans des activités informelles suite à l’arrivée de la pandémie : les chômeurs, les salariés et les entrepreneurs.

Enfin, pour évaluer l’impact de la Covid-19 sur les pratiques des entreprises, les répondants devaient ensuite sélectionner les éléments pour lesquels cette pandémie a été une opportunité ou une menace selon le statut formel (enregistré) ou informel (non enregistré) de l’entité.

2.3.3. Les variables de contrôle

Des variables de contrôle sont utilisées dans un modèle de régression dans le but d’éviter un biais dans l’estimation du paramètre d’intérêt. Dans le cadre de cette recherche, nous retenons des variables de contrôle sociodémographiques (âge, sexe, niveau d’instruction), d’activité (secteur d’activité, taille en termes d’effectif des employés, la tenue de la comptabilité, le régime fiscal) et de performance.

3. Résultats et interprétations

Nos analyses ont été effectuées avec le logiciel SPSS (statistical package for social sciences). Nous avons procédé à la présentation descriptive des variables en faisant les tests de tri à plat. Par la suite, en cohérence avec nos objectifs de recherche, nous avons utilisé des tests de corrélation bivariée (chi-2) pour mesurer les corrélations entre deux variables spécifiques étudiées (situation professionnelle avant la Covid-19 et le type d’entreprise créée, le type d’entreprise et l’évolution positive ou négative de certains indicateurs d’activité). Enfin, nous avons procédé à une régression logistique pour tenter de prédire, avec le plus de précision possible, pour quel type d’activité ou d’entreprise la Covid-19 est une opportunité.

3.1. Analyse bivariée : test de corrélation

Dans le cadre de ce travail, nous vérifions le lien entre l’activité professionnelle avant la crise de la Covid-19 et l’engagement dans l’entrepreneuriat de type formel ou informel depuis le mois de mars 2020. De même, nous avons vérifié l’impact de la Covid-19 sur les activités et sur le développement des activités des entreprises et les pratiques formelles ou informelles mises en oeuvre par les entrepreneurs. En d’autres termes, nous répondrons aux questions : la crise de la Covid-19 est-elle une opportunité pour l’entrepreneuriat informel (première hypothèse) et le développement des activités et les pratiques informelles par les entreprises formelles (deuxième hypothèse) ?

3.1.1. La Covid-19, une opportunité entrepreneuriale ?

Nous examinons les trajectoires de carrière à partir de la situation professionnelle avant la crise. Notre échantillon comprend des entrepreneurs qui étaient, avant la Covid-19, chômeurs ou employés. Entre mars 2020, mois de survenance de la crise, et août-septembre 2020, mois de collecte des données, ceux-ci ont alors changé de statut professionnel, devenant entrepreneurs et actifs soit dans le secteur formel, soit dans le secteur informel. Toutefois, la question du lien entre l’engagement dans l’entrepreneuriat et la Covid-19 reste à clarifier.

Le tableau 2 montre que 36,6 % des acteurs (soit 60 sur 164) étaient salariés ou chômeurs. Sur les 60,4 % représentant les 104 autres acteurs qui étaient déjà entrepreneurs et qui opéraient tous dans le secteur formel avant la Covid-19, 60 % ont migré vers l’informel. Avant cette pandémie, les statistiques annuelles de créations d’entreprises communiquées par les centres de formalités de création des entreprises (CFCE) montrent que de 2017 à 2019, le stock d’entreprises a augmenté à un rythme régulier de 7 % par année. Bien que nous n’ayons pas spécifiquement étudié les causes soudaines de cette poussée de créations d’entreprises, on ne peut que constater, depuis mars 2020, une dynamique particulière d’engagement dans l’entrepreneuriat. On constate aussi que ces créations se sont faites principalement dans les activités non enregistrées (82 %) alors que les activités formelles accueillent seulement 18 % des nouveaux entrepreneurs.

Ainsi, d’après ces statistiques, la Covid-19 serait un accélérateur pour la création d’entreprise et donc de l’entrée en entrepreneuriat.

Tableau 2

Répartition des répondants selon la situation professionnelle avant la Covid-19 et le type d’activité entrepreneuriale

Répartition des répondants selon la situation professionnelle avant la Covid-19 et le type d’activité entrepreneuriale
Source : auteur.

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Par ailleurs, les résultats montrent que l’entrepreneuriat informel est une opportunité en période de crise. En effet, au-delà du lien observé, on constate, d’une part, qu’il existe une corrélation statistiquement significative (0,012 < 0,05) entre l’activité professionnelle exercée avant la Covid-19 et l’engagement dans l’entrepreneuriat informel et, d’autre part, une corrélation significative (0,079 < 0,1) entre les activités professionnelles avant le mois de mars 2020 (avant la Covid-19) et l’engagement dans les nouvelles activités depuis le mois de mars 2020.

3.1.2. La Covid-19, une opportunité pour les pratiques informelles ?

Par rapport aux pratiques d’affaires, la littérature a montré qu’une situation de crise est un contexte favorable pour le développement de l’informalisation de l’économie avec une augmentation, voire une certaine propagation, des pratiques non conformes aux lois et règlements, y compris dans les entreprises formelles. Il s’agit notamment de l’inconformité à la réglementation (comptable, fiscale et sociale) et de certaines pratiques commerciales (vente dans la rue, vente sans facture, vente aux entreprises informelles). Cependant, la crise de la Covid-19 peut également favoriser l’intérêt des entreprises pour l’observation de certaines pratiques formelles (sur le plan commercial, des relations avec les administrations, des relations avec les partenaires et institutions financières et la maîtrise des charges).

Le tableau 3 présente l’évolution des pratiques d’affaires pendant la Covid-19. Il permet de comparer les moyennes des scores des pratiques formelles ou informelles (étudiées à travers un recueil des données par le positionnement sur une échelle de Likert à cinq points, allant de pas important à extrêmement important) ainsi que les chi-2, selon que l’entreprise est formelle ou informelle.

Tableau 3

Évolution des pratiques d’affaires (formelles et informelles) pendant la Covid-19

Évolution des pratiques d’affaires (formelles et informelles) pendant la Covid-19
Source : calcul SPSS.

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Les résultats de la comparaison des moyennes entre les deux catégories d’entreprises, pour ce qui est de l’opportunité d’adoption des pratiques formelles (conformité à la réglementation et aux usages admis par l’éthique d’affaires), montrent que la Covid-19 a permis aux entreprises formelles (enregistrées selon la réglementation) de diversifier leur clientèle formelle. De même, la Covid-19 a renforcé l’attention portée sur leurs charges et a motivé ces entreprises à améliorer leurs relations avec les partenaires, plus que ne le font les entreprises informelles. Ces résultats montrent également que, face à la crise, les entreprises formelles ont identifié et adopté certaines pratiques informelles pouvant les aider à mieux affronter les difficultés. Notamment, elles considèrent dans une grande proportion que ce n’était pas « très » important d’améliorer leurs relations avec le fisc et les banques. Dans ce même sens, les résultats de la comparaison des moyennes montrent qu’avec la Covid-19, une grande partie des entreprises formelles affirment réduire les bénéfices déclarés au fisc, déclarer moins leurs employés et s’écarter plus de la réglementation sociale tant pour la déclaration des employés que pour le respect de la réglementation en matière de salaire minimum.

Cependant, si ces pratiques ne sont pas un fait nouveau avec la crise de la Covid-19, elles semblent toutefois trahir les difficultés de ces entreprises et mériteraient donc également d’avoir une écoute attentionnée de la part des autorités publiques.

3.2. Le modèle de régression logistique

Les statistiques descriptives ont montré qu’il existait une différence entre les entreprises informelles et les entreprises formelles en termes d’opportunité liée à la crise sanitaire. Cette différence d’impact a notamment été appréciée en termes de création de nouvelles entreprises et d’informalisation des entreprises formelles par l’adoption de pratiques informelles. Cependant, il est difficile de déduire une causalité sur la base de ces différences. Par conséquent, une analyse économétrique basée sur le modèle de régression logistique est utilisée, car elle permet de répondre à la question générale de recherche, à savoir : la Covid-19 est-elle une opportunité pour le secteur informel en Afrique ?

La variable dépendante est dichotomique. Elle est mesurée à partir de la question 406 (diriez-vous que la Covid-19 est une opportunité ou une menace pour votre entreprise ?). Elle vaut 1 si l’entrepreneur estime que la Covid-19 est une opportunité et 0 dans le cas contraire.

Le modèle suivant est testé :

equation: 5053135.jpg

Avec

  • ui représente le terme d’erreur qui suit une loi normale centrée-réduite ;

  • SJ représente la situation juridique de l’entreprise (informelle/formelle) ;

  • Wi représente les variables de contrôle (situation professionnelle avant la Covid-19, les facteurs sociodémographiques selon le profil d’expérience de l’entrepreneur apprécié par son âge, le profil de compétence apprécié par le niveau d’éducation, le profil d’activité de l’entreprise apprécié par le secteur d’appartenance et le profil genre) ;

  • α représente les coefficients qui seront estimés par maximisation du log-vraisemblance.

Le tableau 4 présente les résultats issus de l’estimation du modèle de régression logistique. Le coefficient pseudo R2 fournit une indication du pouvoir explicatif du modèle. Avec une valeur R2 de 0,1941, on considère que le modèle est correctement spécifié et qu’il offre une certaine qualité explicative de la probabilité de survenance de l’événement étudié (Ben Ayed et Zouari, 2014 ; Pouka Pouka, Nomo et Houssou, 2019). Sur le plan de la pertinence des variables explicatives, les résultats font ressortir deux variables significatives de l’impact de la Covid-19 sur les PME au Cameroun : le type d’activité (formelle/informelle) et le secteur d’activité.

La variable « type d’activité » montre que par rapport aux activités formelles, la Covid-19 est une opportunité pour les activités informelles. Le coefficient de régression est de signe positif, confirmant l’attractivité de l’entrepreneuriat, des activités et des pratiques informelles en période de crise. Ainsi, on peut conclure que plus l’entreprise est informelle, plus son dirigeant principal voit des opportunités dans la pandémie, contrairement au dirigeant d’une entreprise formelle.

Pour la variable « secteur d’activité », les résultats montrent que la Covid-19 est une opportunité pour les entreprises du secteur des services. Ce deuxième résultat n’est pas étonnant dans la mesure où ces entreprises sont plus flexibles et plus aptes à s’adapter en contexte de crise. En effet, une étude du cabinet Roland Berger réalisée en 2020 montre une certaine flexibilité en ce qui concerne les services face à la Covid-19. Ainsi, ces entreprises sont plus capables de s’adapter à de nouvelles situations à travers une flexibilité dans le choix des places (mobilité spatiale, elles peuvent par exemple changer facilement les lieux de localisation et de location, Pesqueux, 2021) et une grande flexibilité (ou souplesse) à l’embauche et dans le temps du travail (Diaw et Sow, 2016). De même, elles peuvent plus facilement changer ou élargir les activités en se rabattant sur le numérique.

Tableau 4

Modèle de régression

Modèle de régression

(…) Écarts-types ; * p1 ; ** p ; *** p.

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La variable « situation professionnelle » avant la Covid-19 montre que, comparativement aux chômeurs, les acteurs qui étaient déjà entrepreneurs trouvent que la Covid-19 est moins une opportunité pour leurs affaires. D’où le coefficient d’écart-type négatif. Ce résultat peut s’expliquer par le fait que les chômeurs (sans rémunération) trouvent en l’entrepreneuriat une opportunité de travail et une source de revenus, même si celle-ci n’est pas optimale, alors que les anciens entrepreneurs peuvent comparer le niveau de rentabilité de leurs affaires pendant la Covid-19 par rapport à celui qu’ils ont connu pendant la situation normale.

Au final, si l’on considère que l’opportunité est un contexte ou une situation favorable, alors la Covid-19 est une opportunité pour la création des entreprises informelles et pour le développement des pratiques informelles.

4. Discussion

Dans cette section, nous présentons d’abord comment les résultats se positionnent par rapport à ceux de la littérature pour identifier les contributions et comment on a répondu à la question de recherche et aux hypothèses. Ensuite, discutons des implications managériales.

4.1. Les contributions de la recherche aux débats théoriques

Les résultats de notre étude montrent que l’informel est un secteur de reconversion pour les salariés ayant perdu leur emploi et qui trouve en la création d’unités informelles une source de revenus. L’informalisation est une stratégie pour certains entrepreneurs du formel qui adoptent les pratiques informelles pour faire face aux difficultés de leurs entreprises pendant la période de crise. Ainsi, en période de crise, comme c’est le cas avec la Covid-19, l’informel est, pour les uns, un choix d’opportunité et, pour les autres, un choix opportuniste. Nos résultats confirment alors que la dynamique du secteur informel est favorisée par l’entrée quotidienne de nouveaux opérateurs et l’informalisation des entreprises formelles (Abate, 2018).

En effet, d’une part, le développement de l’entrepreneuriat informel en période de crise valide notre première hypothèse et confirme la littérature qui soutient que quand les acteurs économiques sont en difficulté (chômeurs longue durée ou de courte durée, licenciés, employés et entrepreneurs des secteurs formels, etc.), ce secteur devient une alternative sérieuse pour assurer un revenu minimal. Ce résultat renforce la littérature qui montre que la crise est favorable à l’entrepreneuriat de nécessité et ce dernier, dans certains contextes, se développe dans le secteur informel. Zoumba (2018), à partir d’une étude longitudinale, montre à cet effet qu’en période de prospérité, l’entrepreneuriat d’opportunité progresse plus que l’entrepreneuriat de nécessité et inversement en période de crise, l’entrepreneuriat de nécessité est plus présent. Ce résultat conforte également les travaux qui soutiennent qu’en période de crise l’informel joue un rôle tampon (Demenet, 2014) ou d’amortisseur des tensions sur le marché du travail (Cling, Razafindrakoto et Roubaud, 2012 ; Nubukpo, 2011). Dans le même sens, ce résultat rejoint celui de Pesqueux (2012) qui montre que la taille de l’économie informelle est d’autant plus renforcée en période de crise que l’État y trouve une source d’emplois pour les chômeurs. Or, en temps normal, il devrait plutôt chercher à la réduire ou à la transformer en économie formelle.

Les résultats valident également la deuxième hypothèse qui postule que la Covid-19 favorise l’informalisation des entreprises formelles. Ils corroborent les observations du BIT (2014) qui montrent qu’en période de crise il y a une informalisation de l’économie formelle avec, notamment, les entreprises qui migrent du formel vers l’informel ou des entreprises formelles qui appliquent des pratiques informelles (BIT, 2014). Ils vont également dans le même sens que ceux d’Abate (2017) qui montrent que l’adaptation des pratiques informelles dans les entreprises formelles progresse en situation de difficultés commerciales et financières. Toutefois, l’informalisation des entreprises formelles suggère que l’informel ne regroupe plus seulement des activités qui se développent du fait des défaillances de l’État, qui promulgue et établit des mécanismes de contrôle sans avoir les capacités pour les mettre en oeuvre, mais du choix de l’État, pendant la crise, de fermer les yeux et de laisser prospérer certaines activités informelles. Or, cette stratégie de gouvernance de l’économie informelle pourrait conduire à une situation dans laquelle les acteurs de l’informel se considèrent tout aussi conformes que ceux de l’économie formelle (Pesqueux, 2012).

4.2. Les implications managériales

Si l’informalisation de l’économie prospère comme l’indiquent les résultats de notre étude, c’est, entre autres, parce que la crise liée à la Covid-19 a montré la fragilité du système reposant sur le tout formel. En effet, dans une étude portant sur un échantillon de plus de 250 entreprises, le groupement interpatronal du Cameroun (GICAM), réunissant les PME et grandes entreprises formelles, affirme que 96,6 % des entreprises du pays sont impactées négativement par la crise de la Covid-19. Le GICAM estime qu’en valeur absolue la perte de chiffre d’affaires annuel pourra atteindre 3 139 milliards de FCFA (environ 4,77 milliards d’euros) par rapport à 2019 pour les entreprises du secteur moderne et induire une baisse de leur capacité contributive aux recettes de l’État de l’ordre de 521 milliards de FCFA (environ 791 millions d’euros). Si l’on se réfère aux 2 962,2 milliards de FCFA de recettes fiscales et douanières attendues en 2020 (loi de finances 2020), la Covid-19 entraînerait une baisse de 17,59 % des ressources prévisionnelles. Ce manque à gagner substantiel réduirait les capacités de l’État à poursuivre son programme infrastructurel et social en faveur des populations. Il se pose alors la question de savoir comment compenser ces pertes pour les entreprises et pour l’État.

Les premiers ont choisi l’informalisation à travers l’adoption des pratiques informelles. Cependant, ces pratiques auraient alors contribué à décomplexer les entrepreneurs informels. Or, avant cette crise, comme l’affirment Maldonado, Badiane et Mielo (2004), les entrepreneurs informels éprouvaient souvent un complexe d’infériorité vis-à-vis de leurs collègues du secteur formel et celui-ci s’expliquait alors autant par les performances généralement supérieures de ces dernières (Bakéhé, 2016) que par l’absence de considération et les contrôles essentiellement répressifs dont ils sont victimes dans leurs relations avec certaines parties prenantes (Abate, Ongodo et St-Pierre, 2018).

Le second, l’État, a choisi de fermer les yeux sur les activités informelles, ce qui renforce l’ambigüité des politiques publiques de gouvernance de ce secteur (Abate, Ongodo et St-Pierre, 2018) avec, d’un côté, la répression des activités informelles et l’incitation à la formalisation et de l’autre côté, une grande tolérance des activités informelles. Or, cette dernière approche, qui s’est renforcée avec la crise de la Covid-19, peut créer ou conforter le sentiment de légitimisation de leurs activités (Pesqueux, 2021).

Au final, la crise de la Covid-19 aurait alors favorisé la prise de conscience du poids réel du secteur de l’informel dans l’économie nationale. Selon Alami et Aourraz (2020), cette situation exceptionnelle pousse à se demander si l’on peut encore adopter un discours stigmatisant envers un pan entier de l’économie nationale générant emplois et revenus ou encore parler de la nécessité de formaliser l’économie. On peut alors se demander avec ces auteurs, s’il faut encore tenir un discours de la sorte, surtout après que l’ampleur du secteur informel a été reconnue par l’État lors de cette crise de la Covid-19 ? En effet, les résultats d’une enquête réalisée au Cameroun par Andrianarison et Nguem (2020) pour le compte du PNUD montrent que la crise du confinement a affecté la nature des emplois à préserver, car les salaires et les heures de travail des employés du secteur formel ont été revus à la baisse, tandis que le nombre de travailleurs et d’entrepreneurs reconvertis dans l’informel comme stratégie de survie et de maintien des revenus pendant le confinement et autres restrictions pourrait augmenter. Par ailleurs, les petites et microentreprises de l’économie informelle jouent différents rôles en termes de capacités à produire de la subsistance, du revenu et de la croissance adaptée au marché local et national, pendant les périodes de crise.

Conclusion

Dans cet article, nous avons mis en évidence l’impact de la Covid-19 sur les activités informelles. Il ressort des résultats que la Covid-19 est plus une opportunité pour cette catégorie d’entreprises que celles qui sont formelles. Cette conclusion s’explique par l’influence positive de la crise de la Covid-19 sur la création des entreprises dans ce secteur et par l’informalisation des entreprises formelles suite à l’adoption et au développement des pratiques informelles. En effet, alors que les économies africaines étaient déjà dans une logique d’informalité poussée, la Covid-19 a entraîné ces économies de l’informalité à l’informalisation. Cette situation peut pourtant constituer un grand risque pour ces pays si elle installe les entrepreneurs informels dans un processus de « décomplexion » (Prado, 2010, p. 2) qui leur permettrait de s’assumer sans complexe, sans gêne ni culpabilité face à leurs confrères du secteur formel. D’autant plus que certaines études montrent un effet des pairs significatif dans le choix d’évolution dans l’informel (Fambeu, 2018). Ce qui suggère que le comportement informel d’une entreprise dépend fortement de celui de son entourage et notamment des autres entrepreneurs. C’est en cela que la politique de laisser-faire des autorités publiques vis-à-vis de certaines pratiques non règlementaires devenues communes entre les entreprises formelles et informelles pendant la crise mériterait d’être reconsidérée pour la période postérieure à la crise de la Covid-19. Au final, en considérant les difficultés révélées des uns et des autres dans le cadre de ce travail, il faudrait également penser à tous ces différents groupes d’opérateurs dans les plans de relance, lorsqu’ils sont envisagés (Razafindrakoto et Wachsberger, 2021).

Cependant, ces résultats sont à relativiser, la pandémie n’étant pas totalement maîtrisée et compte tenu de la taille modeste de notre échantillon. Par ailleurs, il est important de tenir compte de l’hétérogénéité des activités informelles pour distinguer les catégories qui s’en sortent le mieux face à cette pandémie. Enfin, on peut se demander quelle approche théorique et quelle stratégie de gouvernance seront envisagées après la Covid-19 pour faire face à la vague actuelle d’informalisation des activités. Tous ces éléments pourraient ouvrir des perspectives (ou avenues) pour des recherches complémentaires.