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Introduction

Comme l’illustrent les cas du Village et de Multisports étudiés dans le cadre de cet article, les organisations à but non lucratif, et plus particulièrement les associations loi 1901, ont toujours été innovantes (Cloutier, 2003 ; EMES, 2011), mais n’ont été que récemment reconnues comme entreprenantes. Parce qu’elles mobilisent des ressources financières, matérielles et humaines en vue de produire des biens et des services, ces organisations peuvent, comme le courant de l’entrepreneuriat social les y incite, s’inspirer de notions issues des entreprises (Dees, 1998 ; Hibbert, Hogg et Quinn, 2002). Cependant, ces organisations développent des modèles d’affaires singuliers : elles ne sont pas lucratives ; les bénéficiaires ne sont pas forcément les payeurs ; une partie de leurs ressources provient de dons publics et privés ; elles rassemblent des bénévoles et des salariés ; leurs participants sont nombreux et variés ; etc.

La question est donc de savoir comment « penser » la démarche entrepreneuriale des associations tout en respectant leurs spécificités, l’enjeu étant d’accompagner leur développement sans altérer leur véritable nature. Cette question n’est pas complètement nouvelle ; elle rejoint un débat engagé dans les années 1990 sur les spécificités de la gestion des associations et qui se poursuit encore aujourd’hui (Biondy, Chatelain-Ponroy, Eynaud et Sponem, 2010 ; Boncler et Valéau, 2010), avec, d’un côté, ceux qui considèrent qu’elles devraient fonctionner de façon relativement similaire aux entreprises et, de l’autre, ceux qui craignent que ces pratiques ne dénaturent leur mission sociale. Cet article se veut, quant à lui, avant tout descriptif et non prescriptif. Notre objectif est de trouver des moyens de comprendre les dynamiques entrepreneuriales qui caractérisent, à des degrés divers, les associations loi 1901.

La contribution de cet article réside dans la grille d’analyse proposée : nous testons les possibilités d’analyser l’entrepreneuriat social associatif en termes de business model (BM). Ce concept est apparu à la fin des années 1990, lors du développement de la bulle Internet, afin de rendre intelligible aux investisseurs la valeur que pouvaient dégager ces entreprises d’un nouveau genre dans un contexte singulier (Verstraete et Jouison-Laffitte, 2009). Dans le cas des associations, le concept de BM vise également à construire et à communiquer une représentation de l’organisation compréhensible par tous les acteurs, aussi bien internes qu’externes. De notre revue de littérature, nous avons retenu le modèle GRP[1] de Verstraete et Jouison-Laffitte (2009), parce qu’il s’appuie sur une perspective conventionnaliste et partenariale a priori adaptée à l’hétérogénéité des parties prenantes impliquées dans les associations. Ce modèle combine trois dimensions : la génération de la valeur promise, la rémunération de cette valeur par des sources financières et non financières et le partage de la réussite avec les parties prenantes.

L’entrepreneuriat social consiste à « trouver un équilibre stable entre sa mission sociale, d’une part, et son activité économique génératrice de revenus, d’autre part » (Janssen, Bacq et Brouard, 2012, p. 1). Cet article constitue une première tentative de validation de la capacité de la grille d’analyse BM à rendre compte de façon pertinente et efficace des spécificités et de la diversité des équilibres construits dans le cadre des associations loi 1901. Suivant les critères de validité définis par la recherche qualitative (Denzin et Lincoln, 1994), nous évaluons les degrés de saturation et de vraisemblance[2] de la grille BM face aux cas du Village et de Multisports (Guba et Lincoln, 1994 ; Adler et Adler, 1994), deux associations retenues en raison de leurs différences au regard des buts et des ressources (Etzioni, 1961 ; Morse, 1994).

Cet article est structuré en quatre parties. Nous commençons par resituer les associations dans le cadre du concept d’entrepreneuriat social puis présentons la notion de business model en approfondissant le modèle GRP. Nous présentons ensuite la démarche méthodologique de collecte de documents et d’entretiens mis en place pour étudier le Village et Multisports, mais aussi et surtout les critères retenus pour évaluer la validité de la grille BM utilisée pour les interpréter. Nous restituons les données recueillies sur ces deux associations sous la forme de tableaux associés à une série de propositions relatives à la capacité de la grille BM à rendre compte des différents aspects de leurs démarches entrepreneuriales. La discussion aborde les apports et les limites de la grille BM et explore les possibilités de recherches futures. Enfin, nous concluons sur les possibilités du BM de contribuer à une version plurielle de l’entrepreneuriat social, une version respectueuse des activités, des buts et des valeurs des différentes associations.

1. Entrepreneuriat social et BM : deux univers à réunir

Le thème de l’entrepreneuriat au sein des organisations de l’économie sociale et solidaire, et plus particulièrement des associations, s’est développé ces dernières années grâce au concept d’entrepreneuriat social. Le BM constitue une notion centrale en entrepreneuriat, mais, à ce jour, il est encore très rarement convoqué dans le contexte associatif. Au travers de notre problématique consacrée à l’application de la grille BM à l’entrepreneuriat social en association, nous essayons de réunir ces deux concepts.

1.1. L’entrepreneuriat social, un concept polymorphe

Le concept d’entrepreneuriat social est une notion jeune qui a émergé dans les années 1980-1990 des deux côtés de l’Atlantique. Nous revenons tout d’abord sur les différences initialement observées entre les approches américaine et européenne, puis présentons les points de convergence qui peu à peu émergent de cette littérature. Nous terminons par les perspectives mettant en avant la diversité des formes de l’entrepreneuriat social.

Aux États-Unis, le concept d’entrepreneuriat social s’est notamment développé sous l’impulsion des écoles de management. Harvard, par exemple, avait lancé, dès 1993, la Social Enterprise Initiative, qui a ensuite été suivie par d’autres grandes universités (Columbia, Yale, etc.) et diverses fondations. Dees et Anderson (2006) distinguent deux voies dans le concept d’entrepreneuriat social tel qu’il a pu être abordé aux États-Unis : « l’école de la pensée de l’entreprise sociale[3] » et « l’école de l’innovation sociale[4] ». « L’école de la pensée de l’entreprise sociale » préconise qu’une organisation tournée vers une finalité sociale se doit de réaliser des recettes marchandes et de dégager des profits afin de soutenir des projets non rentables dans le cadre de sa mission sociale. Pour Mertens et Rijpens (2009), ce courant américain de l’entrepreneuriat social est principalement inspiré par les logiques de marché. Il consiste à trouver des réponses novatrices, génératrices de revenus, afin d’éviter la dépendance envers les aides publiques et les dons (Boschee, 1998). Il préconise également d’appliquer des méthodes de management moderne au secteur non lucratif. « L’école de l’innovation sociale », quant à elle, met en avant les dynamiques d’innovation sociale. Il s’agit d’apporter des réponses nouvelles à des besoins sociaux. Bacq et Janssen (2011, p. 380 ; notre traduction) soulignent qu’elle « se concentre sur l’établissement de nouvelles et meilleures manières d’aborder des problèmes ou de satisfaire des besoins sociaux ».

En Europe, l’entrepreneuriat social fait son apparition au début des années 1990 au coeur même de l’économie sociale, d’abord en Italie avec les « coopératives sociales », puis en Belgique et en France, avec un foisonnement de nouveaux statuts destinés à répondre à des besoins non ou mal satisfaits par les services publics. De nouvelles dynamiques entrepreneuriales à finalité sociale ont émergé à cette époque, impliquant, comme le rappelle Drapéri (2010a), des travailleurs sociaux, des militants associatifs ou coopératifs, des personnes issues des classes moyennes et des personnes en difficulté. Dans le contexte européen, l’entrepreneuriat social prend une forte coloration « sociale et solidaire ». Le réseau Emes[5] a étudié et comparé ces initiatives issues de toute l’Europe à travers un concept d’entreprise sociale caractérisé par trois dimensions (Defourny et Nyssens, 2011) : une dimension économique comportant une activité continue de production de biens et de services, impliquant un niveau significatif de risque et un niveau minimum d’emploi rémunéré ; une dimension sociale avec un objectif explicite de service à la communauté, une initiative émanant d’un groupe de citoyens et une limitation de la distribution de bénéfices ; une dimension politique fondée sur une structure de gouvernance visant un degré élevé d’autonomie, un pouvoir de décision non basé sur la détention de capital et une dynamique participative impliquant différentes parties concernées par l’activité.

En France, l’entrepreneuriat social est essentiellement représenté par le MOUVES[6], l’AVISE[7] et France Active[8], qui tentent de diffuser le concept et les recherches associées, mobilisant autour d’eux différents chercheurs comme Sybille (2010). Créé en 2010, le Mouves définit les entreprises sociales comme « des entreprises à finalité sociale, sociétale ou environnementale et à lucrativité limitée, cherchant à associer leurs parties prenantes à leur gouvernance[9] ». L’AVISE et France Active précisent que « les entrepreneurs sociaux se retrouvent autour de grandes valeurs partagées et d’une démarche plaçant l’intérêt collectif au centre de leur modèle économique. […] L’entrepreneur social tente, par son action, de répondre à un besoin mal ou peu satisfait par le marché[10]. » L’entrepreneuriat social repose alors sur trois piliers (une lucrativité limitée, un projet économique et une finalité sociale), ces derniers rejoignant les trois dimensions établies par l’approche européenne de l’EMES, approche a priori ancrée dans l’ESS. Cependant, certains auteurs, comme Drapéri (2010a, 2010b), lui reprochent de s’inscrire dans le capitalisme et non de le remettre en cause et d’envisager un modèle alternatif comme peut le faire l’économie sociale et solidaire.

Il est donc possible de noter une différence de conceptualisation de l’entrepreneuriat social entre le monde anglo-saxon et l’Europe continentale (Bacq et Janssen, 2011). Pour Huybrechts et Nicholls (2012, p. 33 ; notre traduction), « Dans le monde anglo-saxon, l’accent a été mis sur les activités marchandes des organisations sans but lucratif et sur les initiatives privées fournissant des biens publics. En Europe continentale, l’entrepreneuriat collectif et les spécificités organisationnelles favorisant une dynamique collective et la primauté de la mission sociale sont mis en avant », la gouvernance participative constituant la « marque de fabrique européenne ». Defourny et Nyssens (2011, p. 32) expliquent ces conceptions différentes par le fait qu’elles « sont profondément ancrées dans les contextes sociaux, économiques, politiques et culturels au sein desquels ces organisations naissent et se développent. Chaque contexte produit des débats qui lui sont propres ».

Le clivage historique entre l’approche américaine et l’approche européenne tend cependant à présent à s’estomper. Des auteurs, de plus en plus nombreux, tentent de dépasser les divergences en focalisant leur attention sur les invariants. Nicholls (2006) et Nicholls et Cho (2006) identifient trois éléments de base distinctifs caractérisant les initiatives d’entrepreneuriat social. Il s’agit de la finalité sociale, de l’innovation ainsi que de l’orientation marché. Pour Huybrechts et Nicholls (2012), la finalité sociale renvoie aux aspects sociaux et environnementaux véhiculés par l’entrepreneuriat social, mais aussi dans les processus organisationnels mis en place. Quant à la notion d’innovation, ils considèrent qu’elle est similaire à celle que l’on peut rencontrer dans le domaine marchand. En ce qui concerne l’orientation marché, elle peut se manifester par une production continue, une prise de risque économique, du travail rémunéré, des ressources marchandes. Pache et Sibieude (2011, p. 6) relèvent également un certain nombre d’invariants :

L’entrepreneuriat social fait référence à des initiatives ou organisations dont la finalité première est une finalité sociale (ou sociétale) […] ; l’entrepreneuriat social ne s’attache pas à l’utilisation de statuts spécifiques […] ; l’entrepreneuriat social met l’accent sur l’innovation en tant que vecteur du changement social et sur des pratiques innovantes de mobilisation de ressources, sur une conception ambitieuse des objectifs à atteindre, visant la maximisation de l’impact social.

Ces critères pouvant être combinés de différentes façons, plusieurs modèles d’entreprises sociales sont alors susceptibles d’être identifiés, à l’instar de la distinction proposée par Alter (2006). Il met en exergue trois modèles : le modèle incorporé (activités sociales et marchandes ne font qu’un) ; le modèle intégré (les activités marchandes servant de soutien aux activités sociales) et le modèle externe (les activités marchandes procurant une source de financement aux activités sociales). Elkington et Hartigan (2008), quant à eux, distinguent également trois modèles : les organisations non lucratives traditionnelles à forte croissance, les organisations non lucratives hybrides mêlant activités lucratives et non lucratives et les entreprises sociales à dominante lucrative, mais s’investissant également dans des formes de responsabilité sociale.

Afin d’approfondir l’analyse des modèles proposés, il nous a semblé pertinent, d’une part, de mobiliser la notion de BM issue du monde entrepreneurial et, d’autre part, de nous intéresser au monde des associations. Même si la question des statuts n’est pas primordiale, il faut noter, qu’en France, beaucoup d’initiatives d’entrepreneuriat social prennent la forme associative, même si d’autres formes juridiques se sont développées (p. ex. SCIC, SCOP). Les associations représentent en France un budget cumulé de l’ordre de 59 milliards d’euros et un volume d’emplois de 1 050 000 emplois en équivalent temps plein auxquels s’ajoute l’apport de 14 000 000 de bénévoles (Tchernonog, 2007).

1.2. Le BM, outil d’analyse

Les recherches en entrepreneuriat social ont préconisé des principes d’efficacité au service de la réalisation d’un but social (Dees, 1998 ; Johnson, 2000), et l’idée d’un équilibre entre des considérations sociopolitiques et technico-économiques (Janssen, Bacq et Brouard, 2012). Quelques études se sont intéressées à la personnalité et aux compétences des entrepreneurs sociaux (Drayton, 2002 ; Bornstein, 2004). Mais il manque encore à ce corpus des outils d’analyse des « réalités » de l’entrepreneuriat social, autrement dit des pratiques mises en place en vue d’atteindre les objectifs que se fixent ces entrepreneurs. Le concept de BM nous semble un concept permettant d’analyser l’activité entrepreneuriale des associations en raison de sa transversalité et de son ouverture à toutes sortes de projets. Nous présentons également dans cette partie le modèle GRP retenu dans le cadre de cette recherche.

Morris, Schindehutte et Allen (2005) définissent le BM comme une représentation concise de la manière dont l’entreprise structure l’ensemble de ses décisions stratégiques, organisationnelles et financières pour créer sa valeur. Verstraete et Saporta (2006) évoquent « une conceptualisation des affaires, un ensemble montrant, à la fois, de façon concrète comment l’argent va rentrer et, de façon plus abstraite, comment vont se dérouler les relations d’échange avec les parties prenantes ». Amit et Zott (2001, p. 511 ; notre traduction) conçoivent le BM comme « le contenu, la structure et la gouvernance des transactions destinées à créer de la valeur dans le cadre de l’exploitation d’une opportunité ». Picard (2011, p. 45) souligne que « la vision entrepreneuriale du BM intègre une approche plus générale, où la place de l’organisation au sein de ses parties prenantes et la façon dont elle va créer avec elles de la valeur est mise en avant, tant dans l’élaboration du processus que dans le processus lui-même ». Ces définitions nous semblent faire sens dans le cadre de l’entrepreneuriat social et des associations. Le concept de BM analyse les rapports entre les objectifs, les moyens et les acteurs, les intègre et les articule dans le cadre d’une même représentation.

Le terme « business » peut être trompeur, car ce concept reste, dans plusieurs versions, ouvert à tous les secteurs et à tous les types d’organisations (Osterwalder, 2004). Verstraete et Jouison (2008, p. 176) estiment ainsi que « les projets peuvent en effet concerner différentes sphères professionnelles (art, culture, économie sociale et solidaire, sport, etc.) au sein desquelles l’observation montre des individus entreprenant selon différentes voies (exemples : reprise d’entreprise, création d’une activité au sein d’une forme organisationnelle existante, etc.) pour différentes sphères (privée, publique, etc.) et donnant lieu à l’émergence de différentes formes (sociétaire, associative, réticulaire, etc.) ». Quelques rares tentatives d’application du concept de BM à l’entrepreneuriat social ont été faites au cours des dernières années. Les typologies proposées par Alter (2006), Nicholls (2006) et Elkington et Hartingan (2008) s’appuient sur des grilles de lecture s’apparentant au « business model ». Twu (2011) et Cooney (2011) utilisent, quant à eux, explicitement cette expression. Twu (2011) a ainsi étudié le BM de « Children are us » avec pour but d’observer les évolutions de cette organisation particulière. Cooney (2011) a, quant à lui, appliqué ce concept à neuf organisations afin d’étudier comment leurs activités lucratives permettaient de financer leurs projets non lucratifs. Le BM a trait à la réalisation d’un projet de développement organisationnel, quel que soit le contexte. Les ouvertures faites dans ce sens par Verstraete et Jouison (2008) et les premières tentatives effectuées par Twu (2011) et Cooney (2011) laissent penser qu’il peut s’appliquer aux associations sans modifications majeures.

Pour Jouison (2008), le BM ne vise pas seulement à montrer comment une entreprise arrive à dégager du cash-flow, mais aussi à révéler comment l’organisation s’articule dans un réseau de valeurs. Elle définit le BM comme « une convention portant sur la capacité d’une entreprise à créer de la valeur, à être rémunérée pour cette valeur (valeur générique et notamment flux de revenus) et à partager cette valeur avec ses parties prenantes (valeur spécifique) » (Jouison, 2008, p. 117). Le BM aborde évidemment les questions de faisabilité financière, mais ne se limite pas à cette considération, l’enjeu restant la réalisation des objectifs liés aux projets, quels qu’ils soient.

Nous avons ici retenu le modèle GRP du BM, développé par Verstraete et Jouison-Laffitte (2009) car, d’une part, il propose une conceptualisation du BM basé sur un corpus théorique varié et solide, à savoir la théorie des parties prenantes, la Resource Based View et la théorie des conventions et, d’autre part, il a démontré son aspect opérationnel en faisant l’objet de recherche-action non seulement dans le domaine de la création d’entreprises (Jouison, 2008) mais aussi dans d’autres contextes tels que celui des entreprises à internationalisation précoce et rapide (Servantie, 2011).

Le modèle GRP s’articule autour de trois dimensions : la génération, la rémunération et le partage de la valeur. La « génération de valeur » regroupe le porteur du projet (personne physique ou personne morale), la proposition de valeur et la fabrication de cette valeur. Cette génération est rendue possible par la participation d’un réseau apportant ses ressources au projet. Il faudra donc saisir comment la valeur est générée, et cela, au travers d’une promesse de valeur réalisée par la captation et la bonne utilisation des ressources dans une organisation conçue à cet effet. Les questions pratiques à se poser sont alors les suivantes : Qui propose cette valeur ? Quelle est la légitimité, quelles sont les motivations, les compétences, de celui ou ceux qui portent le projet ? Quelle est cette valeur ? À qui s’adresse-t-elle ? Autrement dit, quelle est la promesse de valeur ? Comment est-elle fabriquée, ou comment le porteur compte-t-il s’y prendre pour la respecter ?

Ensuite, la rémunération de la valeur est le prix payé par des marchés intéressés par ce qui est proposé. La rémunération est liée à la réalisation de la promesse de valeur. Elle comporte à minima les sources des revenus, le volume de ceux-ci et une estimation des profits potentiels (nécessitant un calcul et une structuration des coûts). Lorsqu’il s’agit d’entreprises, cela renvoie au chiffre d’affaires et au résultat. Les questions pratiques posées sont alors : Comment la rémunération parvient-elle au projet ? Dans quelle proportion ? Pour quel profit ?

Enfin, le modèle GRP s’inscrit dans une conception partenariale de la valeur, laquelle conduit à reconnaître une dimension « partage », en ce sens que la firme fait bénéficier ses partenaires de sa réussite en les convainquant de développer des relations durables d’échange de type gagnant-gagnant. La réussite ne s’assimile pas à un partage des bénéfices comptables, quoiqu’il intéresse une catégorie des parties prenantes (les actionnaires). C’est plus largement le partage de la valeur au sein d’un réseau de valeur convaincu. La valeur partagée peut être financière, matérielle ou sociale. Les questions sont : De quelle nature sont les relations gagnant-gagnant entre acteurs du réseau d’affaires ? Comment la valeur globale est-elle singulièrement partagée avec chaque catégorie de parties prenantes, voire avec chaque partie prenante ?

À ce stade de notre réflexion, il importe de préciser que le concept de BM, en général, et le modèle GRP, en particulier, n’orientent pas les stratégies des organisations suivant des orientations identiques à celles des entreprises, comme pourraient le craindre ceux qui se méfient de l’entrepreneuriat social. Le BM et le modèle GRP servent, à travers des notions relativement larges, à leur élaboration. La notion de parties prenantes, par exemple, est susceptible de s’appliquer à des acteurs apportant des ressources immatérielles de l’ordre notamment de la légitimité, ce qui donne la possibilité d’une participation élargie de ces derniers à la gouvernance et à l’élaboration de la stratégie de l’association. Nous questionnons la capacité de la grille BM à rendre compte de la dynamique entrepreneuriale des associations.

2. Méthodologie

La grille BM mise en oeuvre dans le cadre de cette recherche est celle du modèle GRP. Elle constitue à la fois un outil de recueil des données et une structure d’interprétation destinée à leur traitement. Nous abordons dans le cadre de cette partie, tour à tour, ces deux aspects. Dans la première sous-section, nous précisons, comme il est d’usage en recherche qualitative, les choix effectués pour sélectionner les deux cas étudiés et dans la seconde, nous décrivons comment nous avons procédé pour collecter les données.

2.1. Les cas étudiés

La première des deux associations retenues, le Village, a pour objet social « l’organisation et la promotion d’actions dans le domaine du tourisme, des vacances et des loisirs pour les familles, les jeunes et les retraités ». L’association a été créée à l’origine, en 1976, à l’initiative de la CAF (Caisse d’allocations familiales), de l’UDAF (Union départementale des affaires familiales) et de VVF (Villages vacances familles). L’objectif était de proposer des vacances aux familles de la région sur trois lieux géographiques différents. Deux des structures initiales ont été reprises par les mairies et la dernière est restée sous la houlette de l’association. Elle emploie à ce jour 40 salariés (39,5 ETP). Le Village propose de l’hébergement en bungalows, de la restauration et en complément un service de location de salles. La capacité d’accueil du site est de 496 lits et la fréquentation avoisine chaque année les 15 000 clients. Cela correspond, pour 2010, à un taux d’occupation moyen annuel de 62,85 % (contre 60,84 % en 2009). La clientèle du Village est composée à 50 % d’allocataires CAF (qui représentent quasiment 100 % des occupants lors des périodes de vacances scolaires). Les autres usagers peuvent être des personnes porteuses de handicap, des groupes de sportifs, des personnes âgées, des familles monoparentales et, enfin, des particuliers sans caractéristiques particulières.

La deuxième association retenue, créée en 2005, a pour nom Multisports. Sa création a été impulsée par la Mairie et différents référents sportifs désireux de permettre au plus grand nombre d’habitants du quartier, la pratique d’activités sportives diverses et variées. L’association comporte aujourd’hui 10 sections, réunissant un peu plus de 300 adhérents. Elle emploie quatre éducateurs salariés et mobilise, comme c’est souvent le cas dans le domaine du sport, un grand nombre de bénévoles. Une cinquantaine de membres actifs, répartis entre les différentes sections, participent à l’organisation des entraînements et des compétitions. Multisports intervient également dans le cadre des dispositifs de la « Politique de la Ville », en organisant pendant les vacances, à l’intention des adolescents, des séjours multisports à prix réduit, s’apparentant à des centres de loisirs. Multisports s’est aussi engagée, au côté du collège du quartier, dans un projet d’accompagnement éducatif ayant pour objet l’apprentissage de la natation. Pour les responsables de l’association, le sport est un moyen de transmettre des valeurs dans le cadre de situations concrètes d’apprentissage, d’expérimentation et de responsabilisation.

Les deux associations, ici retenues, ne peuvent prétendre à une validité externe (cf. 2.2). Il convient cependant d’en définir les caractéristiques afin de mesurer la qualité et l’intérêt des connaissances produites dans ce cadre (Neergaard, 2007). Nous avons sélectionné ces deux structures au sein de la population mère constituée par l’ensemble des associations loi 1901, tout en recherchant, en fonction de notre problématique, des organisations susceptibles d’illustrer le concept d’entrepreneuriat social.

Nous avons d’abord souhaité étudier des organisations innovantes, tentant d’accélérer leur développement à travers une réflexion sur les rapports entre les moyens et les fins de l’association (Shane et Vankataraman, 2000). Le Village et Multisports figurent parmi ces organisations cherchant un équilibre dynamique entre la finalité sociale et les moyens économiques. Ces deux associations ont, en particulier, en commun la diversification de leurs ressources permettant un accès démocratique aux services qu’elles proposent.

Le deuxième critère, à partir duquel nous avons choisi ces deux associations, était la recherche de contrastes à des fins de comparaison (Etzioni, 1961 ; Morse, 1994). Ces distances entre les deux associations forment des axes à partir desquels nous pouvons tenter de mieux les situer. Il ne s’agissait pas de prendre deux cas extrêmes trop atypiques, mais de considérer deux expressions suffisamment différentes de l’entrepreneuriat social. Ainsi, le cas du Village et celui de Multisports diffèrent notamment en termes d’activité, de taille, d’ancienneté. Le nombre de bénévoles et la place des salariés dans le projet étaient également assez disparates. Le choix d’étudier deux cas ne permet d’envisager qu’une validité externe très limitée, mais introduit une dynamique de comparaison utile, voire nécessaire dans le cadre d’une démarche qualitative (Etzioni, 1961).

Le troisième et dernier critère retenu pour sélectionner les deux cas étudiés concerne l’accessibilité des données. Les deux associations étudiées dans le cadre de cet article ont été choisies parmi une vingtaine d’associations loi 1901 pour lesquelles nous disposions d’un contact relativement aisé. Après une présélection faite à partir des deux critères précédents, nous avons pris contact avec les responsables afin de nous assurer que nous pourrions obtenir l’ensemble des données recherchées dans le cadre de la grille BM. Nous nous sommes présentés comme chercheurs menant un projet sur l’entrepreneuriat social, en indiquant que nous souhaitions étudier des organisations dynamiques, à la recherche d’un équilibre entre moyen économique et mission sociale. Les responsables du Village et de Multisports ont perçu notre intérêt pour leur travail comme une forme de reconnaissance, mais aussi une opportunité de poser une forme de diagnostic. Partant de là, nous avons pu accéder à l’ensemble des données nécessaires ou utiles à notre projet.

2.2. La collecte et le traitement des données

L’étude de nos deux cas, suivant la grille BM issue du modèle GRP, n’est pas très différente des études de cas classiques. Il s’agit d’une « enquête empirique qui examine un phénomène contemporain dans un contexte réel lorsque les frontières entre phénomène et contexte ne sont pas claires et pour laquelle de multiples sources de données sont utilisées » (Yin, 1989, p. 7 ; notre traduction). Comme Gagnon (2005, p. 2), notre but est d’aboutir « à une compréhension profonde des phénomènes, des processus qui les composent et des acteurs qui en sont les parties prenantes ». La recherche qualitative n’imposant pas de « design » standard, celui-ci doit être adapté à la problématique de recherche (Denzin et Lincoln, 1994 ; Brush, 2007 ; Bluhm, Harman, Lee et Mitchell, 2011). Notre collecte de données est basée sur une triangulation de méthodes (Denzin et Lincoln, 1994), la grille BM correspondant à un guide d’entretien, d’observation et de collecte documentaire. Elle définit un certain nombre de thèmes regroupés autour des trois grands axes du modèle : génération, rémunération et partage de la valeur.

Nous avons tout d’abord étudié l’ensemble des documents de gestion des deux associations : montants des subventions, comptes de résultats, bilans, mais aussi bilans d’activité, plaquettes de communication, etc. L’analyse documentaire est relativement peu utilisée en gestion, ces documents constituant pourtant des artefacts pouvant faire l’objet d’une interprétation tout aussi intéressante que celle des entretiens (Holstein et Gubrium, 1994). Ces documents ont également servi de base d’échange pour aller beaucoup plus loin dans les entretiens semi-directifs afin de recueillir les informations nécessaires dans le cadre de la grille BM.

Nous avons également utilisé des méthodes d’observation (Adler et Adler, 1994), mais il ne s’agissait pas ici, à proprement parler, d’ethnométhodologie, mais plutôt d’un moyen de mieux appréhender les données obtenues dans le cadre des autres méthodes (Valéau, 2007). Nous avons utilisé des observations directes et des observations participantes. Nous avons séjourné à plusieurs reprises dans le centre de vacances, prenant ainsi connaissance des services proposés et nous avons participé à certaines des activités organisées par Multisports. L’objectif était de mieux percevoir les réalités de ces deux associations, d’établir une forme d’expérience partagée avec nos interlocuteurs. Ces données nous ont ensuite servi de points d’ancrage dans le cadre des entretiens.

Les entretiens semi-directifs menés suivant l’historique de l’association (Frey et Fontana, 1994) constituent l’élément le plus important de cette recherche, car ils lient les documents analysés et les observations à la vision de l’entrepreneur. Dans le cadre du Village, les entretiens ont été effectués avec la directrice dans la mesure où celle-ci avait été désignée par le président comme le principal entrepreneur du projet. Dans le cadre de Multisports, les entretiens ont été effectués avec le président et le trésorier, le binôme porteur du projet. Comme le montrent les restitutions dans la partie résultat, les entretiens apportent des informations détaillées, les répondants décrivant des faits et des anecdotes donnant corps aux problématiques étudiées. Ils introduisent des éléments de sens sur le portage du projet.

Les différents entretiens effectués au sein de ces deux associations étaient structurés suivant la grille BM (annexe I) tout en respectant les principes fondamentaux de l’entretien semi-directif (Frey et Fontana, 1994 ; Rogers, 1966) : écoute, bienveillance et reformulation à des fins d’approfondissement, mais également adaptation en fonction des contenus introduits par le répondant. Nos entretiens commençaient avec une unique série de questions : « Pouvez-vous nous présenter votre association ? Depuis quand existe-t-elle ? Comment a-t-elle évolué ? Comment voyez-vous son avenir ? » Partant de là, nous suivions la grille BM en restant toujours proches des rubriques définies par Verstraete et Jouison-Laffitte (2009) même si, d’une part, quelques adaptations ont pu être apportées afin de tenir compte du contexte associatif et même si, d’autre part, nous gardions toujours une certaine flexibilité eu égard à l’ordre de cette grille, suivant en cela les règles de l’entretien semi-directif (Frey et Fontana, 1994). Nous enregistrions l’ensemble de la conversation, tout en cochant sur notre grille les éléments au fur et à mesure qu’ils étaient abordés par les répondants ; nous relancions sur ceux qui n’avaient pas encore été abordés. La fin des entretiens était consacrée à vérifier que tous les points de la grille avaient bien été traités. Les entretiens nous ont permis d’établir une relation de confiance avec les personnes interrogées, nécessaire pour accéder aux informations dont nous avions besoin et pour comprendre l’expérience vécue par nos interlocuteurs.

Le design méthodologique développé à l’occasion de cette recherche est relativement classique dans la manière dont les données ont été recueillies, mais plus singulier dans la manière dont elles ont été traitées. Les données ont été tout d’abord indexées manuellement dans le cadre de tableaux à double entrée : en colonne, nous gardions les cas auxquels les données se rapportaient, en ligne nous les ventilions dans la grille BM, en prenant soin de les associer à une et une seule des catégories la composant. Nous questionnions ensuite la valeur des données ainsi introduites, autrement dit le type de positionnement adopté par les deux associations étudiées sur les différents aspects examinés. Nous procédions ce faisant, d’une part, à une première analyse comparative interorganisation et, d’autre part, à une première étude de la configuration de chacune. Les tableaux présentés dans la partie suivante constituent le produit fini de ce traitement. Ils reprennent, en version courte, l’ensemble des indexations que nous venons d’évoquer, tout en éludant les hésitations et les tâtonnements caractéristiques des démarches empirico-formelles. Nous avons, par exemple, longtemps hésité sur l’indexation des données relatives aux locaux loués par le Village. Ce traitement des données à l’aide de la grille BM est au coeur de cette recherche. Il constitue, dans ce cadre, à la fois un moyen et une fin. Nous y revenons de façon beaucoup plus détaillée dans la partie discussion en abordant notamment la question de sa validité.

3. Résultats

Nos données montrent que la grille BM s’applique de façon pertinente aux projets associatifs. Même s’il apparaît parfois nécessaire d’élargir ou de modifier quelque peu certaines de ses rubriques ou si différentes interprétations sont dans certains cas possibles, nous constatons que cette grille permet de mieux comprendre la dynamique de développement entrepreneurial du Village et de Multisports, en particulier la manière dont elles mobilisent des ressources matérielles et immatérielles que leur apportent les différentes parties prenantes, au service d’une valeur sociale. Nous revenons successivement sur les trois niveaux du modèle GRP afin de formuler différentes propositions relatives à l’utilisation de la grille BM dans le contexte associatif.

3.1. La génération de valeur

Dans le cas des entreprises, la génération de valeur aborde un certain nombre de questions, par exemple « À quels consommateurs le bien ou le service est-il destiné ? », « Quel est le segment de marché visé ? », « En quoi l’entreprise est-elle concurrentielle ? ». À partir des extraits d’entretiens recensés dans le tableau 1, nous allons examiner comment « la génération de la valeur » se concrétise dans les deux cas étudiés.

Dans le cas du Village, les bénéficiaires correspondent, en partie, à un segment de population relativement non solvable. Les prix sont maintenus bas, en dessous du marché, avec en plus des possibilités de financement par la CAF (Caisse d’allocations familiales), le but étant d’ouvrir ce centre de vacances au plus grand nombre. La directrice s’efforce ainsi de trouver un juste milieu entre, d’un côté, des valeurs éthiques et une cause sociale et, de l’autre, les contraintes d’équilibre des comptes et la pérennité de la structure sur le long terme. Dans le cas de Multisports, l’équipe bénévole, emmenée par le président et le trésorier, vise une éducation populaire dans le cadre d’un accès démocratisé à la pratique sportive. À cette fin, nous retrouvons un schéma relativement similaire à celui du Village, dans la mesure où la grille tarifaire reste également la plus basse possible, compensée par des tarifs plus élevés pour les familles ayant les moyens et par les aides publiques.

Tableau 1

La génération de la valeur

La génération de la valeur

Tableau 1 (continuation)

La génération de la valeur

Tableau 1 (continuation)

La génération de la valeur

Tableau 1 (continuation)

La génération de la valeur

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L’utilisation de la grille BM dans le cadre du Village et de Multisports permet de montrer que la valeur générée par ces deux associations (tableau 1) dépasse la notion de marché ; elle s’inscrit dans une utilité justifiée par les besoins du territoire (extraits 1.3, 1.4, 1.5, 1.6, 1.15, 1.16, 1.17 et 1.21). Les valeurs éthiques défendues traduisent une volonté collective de contribuer durablement aux liens sociaux sur le territoire. L’acte d’entreprendre se manifeste à la fois dans le cadre d’un collectif de bénévoles et dans la démarche personnelle des dirigeants (extraits 1.1, 1.2, 1.12, 1.13 et 1.14). Le contenu des entretiens souligne l’évolution et l’actualité de l’idée fondatrice et originelle du Village. Le concept de vacances est suffisamment ouvert, l’association pouvant l’adapter pour suivre les évolutions du contexte. L’entreprise associative est attractive et les perspectives à moyen terme demeurent positives : la demande est forte (extrait 1.5) et la concurrence sur ce registre reste faible (extrait 1.11). Pour Multisports, l’association connaît une progression des usagers constante depuis ces dernières années. La différence par rapport à la concurrence se situe notamment dans la formation des éducateurs (extraits 1.21).

L’analyse, en termes de promesse de valeur, permet de restituer une forte dimension sociale, mais sa fabrication reste liée à la mobilisation de ressources financières et matérielles (extraits 1.7, 1.8, 1.18 et 1.19). Les deux associations étudiées bénéficient chacune d’une ressource stratégique : pour Multisports, le gymnase et les terrains mis à sa disposition par la Mairie ; pour le Village, ses bâtiments avec un loyer très modéré, accordé par le conseil général, incluant l’ensemble des réparations. L’une des principales difficultés rencontrées par les associations porte précisément sur le financement de l’investissement. Lorsque la directrice du Village, tout comme le président de Multisports, nous indiquent que leurs associations ne reçoivent pas ou peu de subventions, ils signifient qu’elles ne reçoivent pas de fonds mobilisables pour financer des immobilisations ou des biens amortissables. C’est une tendance actuelle, en France, depuis une dizaine d’années : les partenaires ne financent plus les structures, mais seulement des projets. La directrice précise que l’association n’emprunte pas, sans doute s’agit-il d’un choix de gestion, mais il appert également que les banques ne prêtent pas facilement aux associations.

La grille BM permet de reconnaître que, d’une façon générale, les compétences, en particulier le savoir-être des bénévoles et des salariés, restent l’une des ressources immatérielles importantes dans le développement des associations, la dimension humaine des deux activités, « séjours vacances » et « intégration sociale par le sport », constituant un aspect primordial de la promesse de valeur (extraits 1.7, 1.8, 1.9 et 1.10). La réussite de l’association Village s’explique en partie par une compétence certaine et inégalée par la concurrence sur ce champ. Mais les entretiens font également ressortir un potentiel d’amélioration important, pour les prochaines années, quant à son organisation et son mode de fonctionnement. Les partenariats noués permettent de mixer les publics usagers et l’association possède une longue expérience dans l’établissement de liens forts avec les professionnels du secteur social. L’identification des besoins est permanente et la veille est assurée à tous les niveaux de l’association. Multisports s’est également attelée à générer des compétences et à jouer un rôle de soutien que ce soit pour les éducateurs salariés ou pour les bénévoles (extraits 1.20 et 1.21). Ces compétences attirent les adhérents et favorisent leurs résultats sportifs. C’est à partir de ces données que les financeurs calculent les subventions accordées (extrait 1.18).

L’exemple du Village est typique d’une génération de valeur dont la portée transcende le bien ou le service effectivement proposé. Au-delà d’une prestation « hôtelière » presque classique se créent des relations générant une plus-value sociétale. Ce type de plus-value n’est peut-être pas l’exclusivité de l’entrepreneuriat social, mais elle est ici systématiquement recherchée, elle constitue le but de l’association. Cette double nature se retrouve également dans le portage du projet. Le cas du Village est aussi assez typique des associations avec au départ des bénévoles inspirés de valeurs, qui recrutent des salariés à leur image, avant de faire appel à un gestionnaire salarié.

L’exemple de Multisports est un peu différent, car l’association a été impulsée par une collectivité avant que les usagers ne reprennent les rênes (extraits 1.12, 1.13 et 1.14) pour engendrer une plus-value sociétale plus importante. Le président l’a réaffirmé plusieurs fois, lors de l’entretien, en évoquant l’« intégration sociale » (extraits 1.15, 1.16 et 1.17) : le sport est un support destiné à générer de la valeur sociale.

Le volet génération de valeur de la grille BM permet notamment de soulever la question des objectifs des associations, en se situant entre production efficace de biens et services et développement communautaire sur le territoire. Les réflexions sur les buts sociaux se multiplient (AVISE, 2007 ; Gadrey, 2004 ; Lipietz, 2000). Parmi les dimensions les plus souvent évoquées, on retrouve la restauration du lien social, l’insertion, la réduction des inégalités, la prise en charge des souffrances sociales, la promotion de la citoyenneté, la place et le rôle du bénévolat, l’aide directe et indirecte à l’embauche et à la formation professionnelle des usagers, la contribution au développement local, la défense de l’environnement. La partie G du BM permet précisément de définir ces objectifs. Même si toutes les associations combinent des considérations technico-économiques et des approches sociopolitiques, le BM nous permet de constater que l’importance accordée aux unes et aux autres reste idiosyncratique.

Proposition 1. Le volet génération de valeur de la grille BM s’applique aux projets associatifs. L’analyse de leur portage individuel ou collectif passe par une identification des rôles formels et informels joués par les bénévoles, par les salariés, voire par certains acteurs institutionnels. La notion de marché doit être élargie à la notion de besoin d’une population sur un territoire. Les ressources nécessaires restent relativement semblables à celles des autres organisations : financières, matérielles et humaines.

3.2. La rémunération de la valeur

Dans les entreprises, la rémunération de la valeur se fait presque exclusivement sous la forme de chiffre d’affaires. À partir des extraits d’entretiens recensés dans le tableau 2, nous allons examiner comment « la rémunération de la valeur » se concrétise dans les deux cas étudiés.

Dans le cas du Village, une partie de la rémunération se fait à travers le prix de vente du service, soit assumé par l’usager lui-même, soit pris en charge en partie sous la forme d’une aide attribuée à l’usager et en partie par un subventionnement indirect. L’exemple du Village illustre ce que certains nomment l’hybridation des ressources qui souvent caractérise l’entrepreneuriat social (Johnson, 2000). Dans le cas de Multisports, cette hybridation des ressources se traduit par une rémunération dont une partie est issue des cotisations et participations de l’usager, variables en fonction de sa situation sociale, et une autre partie provient de subventions d’exploitation. La vente de prestations demeure marginale. Ces spécificités, somme toute relativement connues, peuvent trouver leur place dans le cadre de la grille BM.

Tableau 2

La rémunération de la valeur

La rémunération de la valeur

Tableau 2 (continuation)

La rémunération de la valeur

Tableau 2 (continuation)

La rémunération de la valeur

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L’application de la grille BM au cas du Village indique que la rémunération de la valeur se fait a priori essentiellement sur la base des ventes auprès des usagers directs (extrait 2.1). Effectivement, tous les usagers, sans exception, s’acquittent de leurs factures comme dans n’importe quel centre de vacances. Qui plus est, tout le monde bénéficie du même tarif. Les prix sont maintenus assez bas, mais doivent couvrir le coût de revient. Les subventions directement reçues de la CAF restent non significatives (extrait 2.3) et ne permettent pas de réduire directement le prix de vente. Mais un examen approfondi des sources de revenus amène à nuancer ce point de vue sur la façon dont le Village parvient à obtenir la rémunération de la valeur qu’elle produit. En effet, la prise en charge des coûts de prestation pour les familles en difficulté (extrait 2.4) revient ensuite à l’association. Sans cette aide, la vente n’aurait pas lieu. De même, le loyer très modéré accordé par le conseil général pour les bâtiments peut être considéré comme une forme de subvention indirecte (extrait 2.2). Les notions d’adhésion et de cotisation ne sont pas applicables au Village (extrait 2.5). L’association ne fait pas de profit, mais se contente d’équilibrer ses comptes (extrait 2.6). Son réseau lui permet cependant de sécuriser une partie de ses revenus.

Dans le cas de Multisports, la grille BM intègre le fait que la rémunération de la valeur se base également sur des subventions publiques (extrait 2.10) même si les usagers, également adhérents, s’acquittent de cotisations et de participations (extraits 2.9 et 2.11). La grille tarifaire est maintenue assez basse pour permettre l’accès aux activités au plus grand nombre et des solutions peuvent être trouvées au cas par cas. Sans les aides publiques, les activités n’auraient pas pu se développer auprès des familles en difficulté. Les bâtiments et les espaces, mis à disposition par la Ville, peuvent, comme pour le Village, être considérés comme des formes indirectes de subvention. Des pistes sont actuellement explorées pour trouver des sponsors (extrait 2.12).

L’analyse des rentrées financières effectuée à travers la grille BM permet de montrer que, contrairement à certaines idées reçues et conformément aux recommandations de l’entrepreneuriat social, à l’image du Village et dans une moindre mesure de Multisports, une partie non négligeable des associations vendent leurs prestations aux usagers. Mais en dehors du chiffre d’affaires ainsi produit, les associations bénéficient d’autres formes de rémunération relativement spécifiques comme les dons, le mécénat et les subventions. Comment peut-on interpréter ces dernières dans le cadre des BM associatifs ? Doit-on les considérer, parce qu’elles sont données par habitude, comme des ressources disponibles sans contrepartie ? Suivant une perspective différente, doit-on les interpréter comme un investissement, voire une prise de participation ? Nous avions relevé, dans la partie G, que les subventions de fonctionnement se faisaient de plus en plus rares et que, d’un autre côté, une certaine influence peut être exercée par les financeurs publics, dans le cadre du partage de la valeur (p). Une autre interprétation des subventions, mais aussi des dons, consiste à les voir comme un achat de la prestation pour le compte de bénéficiaires relevant de sa compétence. Cet achat peut être à tout moment remis en question, son renouvellement dépendant de l’évaluation de la prestation. Cette interprétation devient le paradigme dominant dans les rapports entre associations et pouvoirs publics. Le décret ministériel de janvier 2010 précise ainsi que toute subvention supérieure à 200 000 euros sur trois ans relève des règles associées aux appels d’offres publics. Suivant une autre perspective, une partie des pouvoirs publics choisit de financer directement les usagers à travers l’allocation d’aides que l’on qualifie de « bons » pour des prestations de services à la personne, de place en garderie ou, comme pour le Village, de séjours touristiques. En rendant la demande solvable, ces financeurs offrent une rémunération directement proportionnelle aux quantités produites.

La grille BM appliquée au Village et à Multisports permet de mieux comprendre la façon dont ces deux associations construisent et maintiennent leur équilibre financier, ce qui constitue en soi une performance, dans la mesure où les déficits sont aussi fréquents dans les associations que dans les entreprises. Mais contrairement à certains a priori, le profit n’est pas interdit. Ces plus-values permettraient d’investir ou de constituer des réserves pour faire face aux aléas, ce qui constitue ici l’un des points faibles des associations étudiées (extraits 2.6, 2.7 et 2.13). Depuis quelques années, les recherches en entrepreneuriat social intègrent la notion de capital social. Ce terme, emprunté à Bourdieu et Passeron (1970), désigne des ressources non matérielles favorisant la réussite. Comme dans le cas du Village et du club Multisports, cette capitalisation se réalise souvent sous la forme de réseau. L’interprétation des rémunérations et des plus-values dégagées dans ce cadre nous amène sur le terrain du partage des valeurs (extraits 2.8 et 2.14).

Proposition 2. Le volet rémunération de valeur de la grille BM s’applique aux projets associatifs. Son utilisation nécessite cependant la prise en compte de multiples rentrées financières (ventes directes, subventions, dons, mécénat…) dont il est parfois difficile de dire si elles doivent être assimilées à un chiffre d’affaires ou si elles s’apparentent à des ressources. La notion de plus-value peut être financière, mais doit être élargie à des considérations non financières, sachant que ces dernières restent forcément difficiles à mesurer.

3.3. Le partage de la valeur

La grille BM met en avant la nécessité de créer des liens durables ; en d’autres mots, des partenariats. Dans les entreprises, on parle de réseau d’affaires dont les liens découlent d’échanges gagnant-gagnant (Verstraete et Jouison-Laffitte, 2009). Sur la base des extraits d’entretiens recensés dans le tableau 3, nous allons examiner comment « le partage de la valeur » se concrétise dans les deux cas étudiés.

La littérature sur les entreprises sociales aborde ces partenariats en termes de parties prenantes associées à la gouvernance de l’organisation (Biondy et al., 2010). Dans le contexte associatif, la notion de « partage » semble ainsi pouvoir revêtir deux sens complémentaires : un premier signifiant un échange et un second indiquant l’adhésion à une communauté. L’étude des ressources et des rémunérations dans le cadre des deux précédentes analyses nous a permis d’identifier différentes parties prenantes. L’utilisation de la grille BM permet de mettre en relief des relations combinant échange et adhésion, mais dans des proportions différentes.

Tableau 3

Le partage de la valeur

Le partage de la valeur

Tableau 3 (continuation)

Le partage de la valeur

Tableau 3 (continuation)

Le partage de la valeur

Tableau 3 (continuation)

Le partage de la valeur

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Le partage de la valeur

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L’application de la grille BM montre que les relations avec l’ensemble des parties prenantes impliquent des intérêts spécifiques (tableau 3, 1re partie). Par exemple, vis-à-vis des financeurs, la proposition de valeur consiste à montrer les opportunités de collaboration compte tenu des missions et des priorités qu’ils affichent (extraits 3.1, 3.2, 3.3, 3.4 et 3.16). Les usagers sont naturellement intéressés par la prestation en tant que telle (extraits 3.5 et 3.17). Les salariés, mais aussi les bénévoles[11], trouvent également dans les deux associations étudiées des formes de satisfaction et des avantages (extraits 3.6, 3.7, 3.18 et 3.19). Pour Multisports, le socle de la formation réunit les bénévoles et les salariés dans une dynamique d’apprentissage utile pour eux comme pour l’association.

La grille BM permet également de constater que ces deux associations ont su aller plus loin en intégrant les différents acteurs autour de la vision présentée dans le cadre de la génération de valeur (tableau 3, 2e partie). On retrouve évidemment les bénévoles du CA au coeur de cette communauté (extraits 3.13, 3.24 et 3.25), mais aussi les salariés pour lesquels travailler dans le cadre d’un service à forte utilité sociale ne constitue pas un métier comme les autres (extraits 3.12 et 3.23). Les bénéficiaires, même si, comme dans le cas du Village, ils ne sont pas adhérents, deviennent souvent plus que de simples consommateurs en développant un sentiment d’appartenance (extrait 3.11). Concernant Multisports, les bénéficiaires deviennent officiellement adhérents, mais créer une communauté avec eux ne peut être tenu pour acquis (extrait 3.22). Le point le plus sensible reste la relation avec les financeurs. Au-delà des transactions, les liens se tissent avec le temps (extrait 3.10) et surtout avec les personnes (extraits 3.8 et 3.9). Dans le cas de Multisports, les liens historiques de l’association avec les collectivités évoluent et se situent dans une nouvelle phase de recherche d’autonomie et d’indépendance (extrait 3.20), en particulier en envisageant des rapprochements avec d’éventuels sponsors (extrait 3.21). Dans les deux cas, la communauté est ouverte à toutes sortes d’acteurs (extraits 3.14, 3.15 et 3.26).

L’utilisation de la grille BM dans les cas du Village et de Multisports se heurte à la difficulté de répartir les parties prenantes entre celles avec lesquelles on échange et celles avec lesquelles on partagera les mêmes valeurs et les mêmes objectifs, celles avec qui l’on contractualise et celles que l’on invite à participer à la gouvernance. Les relations avec les parties prenantes sont généralement constituées d’un mélange de ces différents aspects. Cette dimension communautaire ne peut être tenue pour acquise. Il est souvent difficile de mobiliser les bénévoles, les salariés et les usagers. Ce sont ces derniers qui ont sans doute l’un des pouvoirs les plus puissants qui soient, à savoir un pouvoir moral, même s’ils ne sont pas toujours présents dans l’association. Leurs besoins et leur satisfaction sont d’ailleurs souvent relayés par les autres parties prenantes. Il importerait, même si ce n’est pas toujours facile, d’impliquer directement les bénéficiaires afin qu’ils puissent négocier, en personne, les contenus et les modalités des prestations reçues. La grille BM peut être adaptée en situant les parties prenantes le long d’un continuum allant d’une appartenance à la communauté associative à des échanges respectueux des différences.

À l’inverse, les associations craignent parfois que les pouvoirs publics n’utilisent les subventions pour s’ingérer dans leur gouvernance. Ce risque peut être intégré dans le cadre de la grille BM, les financeurs majoritaires possédant un grand pouvoir sur les associations qu’ils aident. Ils peuvent leur demander des contreparties qu’elles auront parfois du mal à refuser. Même lorsqu’ils ne siègent pas directement à l’assemblée générale ou au conseil d’administration, les financeurs peuvent influencer la stratégie de développement de l’association. Chaque source de financement correspond à une forme de dépendance. Chaque mode de financement comporte sa part de contraintes et de risques, en lien avec les pouvoirs exercés par ces « partenaires ». Cette dépendance donne aux financeurs un pouvoir de fait. Même lorsqu’ils n’attendent rien en retour, ils ont sur l’association, des opinions, des attentes voire des préférences parfois relativement éloignées du projet porté par le conseil d’administration. La grille BM permet de tenir compte du fait que les financeurs constituent dans certains cas des parties prenantes possédant un grand pouvoir sur les actions de l’association.

Proposition 3. Le volet partage de la valeur s’applique aux projets associatifs. Il permet de comprendre que les partenariats y prennent la forme d’échanges semblables à ceux développés dans les entreprises, mais qu’ils peuvent également s’établir sur la base d’une adhésion au projet.

4. Discussion

Pour les chercheurs travaillant sur le domaine associatif et l’économie sociale et solidaire, les données empiriques fournies dans le cadre de la partie précédente n’apportent pas, a priori, de connaissances nouvelles, mais notre objectif était autre. Il s’agissait de montrer que la grille BM pouvait permettre une lecture entrepreneuriale des activités créées et développées dans le cadre associatif, sans en dénaturer le sens. Cette partie revient donc sur la question de la validité de la grille BM, mais aborde aussi les limites de la présente recherche, ainsi que les perspectives de recherches futures.

Cette recherche qualitative inversait l’ordre habituellement suivi dans le cadre des démarches empirico-formelles. Traditionnellement après le cadrage théorique, la recherche vise à construire un modèle adapté à partir des données de terrain (Glaser et Strauss, 1967 ; Brush, 2007). Ici, notre démarche consistait à partir d’un modèle existant, le modèle GRP, afin de tester son degré d’adéquation par rapport aux données recueillies. La question de la « validité » reste cependant posée en termes « d’ajustement » avec les données, que ce soit en termes de « saturation » ou de « vraisemblance » (Altheide et Johnson, 1994 ; Denzin et Lincoln, 1994).

Le premier critère attestant la validité de notre modèle est sa saturation compte tenu des données recueillies dans les cas du Village et de Multisports. Dans le cadre d’une démarche empirico-formelle classique, ce critère désigne la capacité du modèle à rendre compte de l’ensemble des cas rencontrés, celle-ci étant avérée lorsque les nouveaux cas n’apportent plus d’informations supplémentaires. Dans la présente étude, le nombre de cas étant limité à deux, nous considérons le caractère extensif du recueil de données effectué pour chacun d’eux. Nous utilisons le terme « saturation » pour exprimer la complétude du modèle par rapport à l’ensemble des données relatives à ces deux cas, lorsque les données supplémentaires issues de ces derniers n’apportent plus d’éléments nouveaux. Dans le cadre de cette recherche, cette « saturation » signifie plus largement que le modèle BM parvient à rendre compte, d’une part, de l’ensemble des données recueillies dans le cadre de chacune des deux associations étudiées et, d’autre part, des différences existant entre les deux. La saturation a pu être vérifiée progressivement, tout d’abord avec les répondants qui nous ont confirmé, à l’issue des entretiens, que tous les aspects de leur association avaient été abordés (Glaser et Strauss, 1967 ; Morse, 1994). Nous avons ensuite vérifié que l’ensemble des données recueillies trouvait une place dans la grille BM. Les tableaux présentés tout au long de la partie résultats se veulent synthétiques et illustratifs, mais reprennent, sans exception, l’ensemble des thèmes abordés pendant les entretiens et des données obtenues à travers les documents collectés. Les commentaires suivant ces tableaux montrent, quant à eux, la dynamique comparative ouverte grâce à la grille BM.

La « vraisemblance » constitue un critère de validité encore plus spécifique. Elle serait aux recherches qualitatives ce que la « vérité » serait aux recherches quantitatives. L’interprétation de données qualitatives en fonction d’un modèle donné ne peut être vraie ou fausse et n’est donc pas directement réfutable. Il est, en revanche, possible d’évaluer son degré de vraisemblance. Nous questionnons, ce faisant, la pertinence de l’interprétation, la capacité à restituer le sens de la démarche des acteurs. Plusieurs interprétations sont possibles, mais toutes ne sont pas possibles, certaines s’éloignant de toute évidence du sens construit par les acteurs. Le BM introduit des faits réfutables, par exemple le montant des subventions, en revanche, le sens de la démarche, les buts et les valeurs portés par les acteurs ne peuvent qu’être interprétés de façon plus ou moins vraisemblable. En résumé, la question est de savoir si la représentation construite sur la base de la grille BM reflète de façon adéquate et pertinente les projets étudiés. Deux méthodes étaient mobilisées pour mettre en oeuvre ce critère : la première était la triangulation des chercheurs qui consistait à confronter nos interprétations respectives de façon à limiter les biais de chacun (Adler et Adler, 1994 ; Denzin, 1994) ; la seconde était la prise en compte du point de vue des acteurs eux-mêmes (Morse, 1994). La question de la vraisemblance leur était posée à deux moments : à la fin des entretiens, puis quelques semaines plus tard lors de la restitution. Les acteurs nous ont ainsi fait part de la qualité de cette dernière. Ils ont trouvé que la grille « mettait en valeur » le travail de l’association, tout en en donnant une « vision d’ensemble » intégrant les valeurs et le sens qu’ils souhaitaient donner au développement de leur association. Nous retrouvons là une tradition propre aux recherches qualitatives, consistant à accorder une grande importance au point de vue des acteurs.

La contribution de cet article réside dans la validation de la capacité de la grille BM à rendre compte des projets des entrepreneurs sociaux du secteur associatif, tout en respectant les singularités et la diversité de ces organisations. Suivant le repérage théorique préalablement effectué, nous avions procédé à quelques adaptations de bon sens. Par exemple, il ne pouvait être question de profit, mais d’excédent d’exploitation. Nous avions également retiré toute référence à l’actionnariat. Partant de là, nous avons essayé de voir si les éléments introduits par nos interlocuteurs pouvaient tous trouver une et une seule place dans la grille, tout en conservant toute la richesse et la singularité de chaque projet. À partir des données de terrain, nous avons formulé un certain nombre de propositions destinées à améliorer l’utilisation de la grille avec ce type d’organisations. Ces changements restent mineurs et ne remettent pas en cause la structure de cette dernière. La grille BM reste inchangée, les modifications introduites ne remettant nullement en cause le « cadre de référence » (Watzlawick, Weakland et Fish, 1975).

Cette validation de la grille BM ne constitue qu’une première étape d’un processus orienté vers la production de connaissances nouvelles sur l’entrepreneuriat social dans les associations. Les deux cas, qui ont servi de support pour tester la grille BM, n’ont pas de validité externe, ils n’apportent pas de connaissances générales sur l’entrepreneuriat social dans le secteur associatif. Notre objectif consiste maintenant à faire en sorte que la grille BM puisse être utilisée dans le cadre de futures recherches sur des échantillons plus représentatifs. Deux pistes s’ouvrent : la première, avec des études statistiques descriptives, voire explicatives, chercherait à relever les fréquences de certaines caractéristiques, mais aussi leurs corrélations, par exemple avec certains types de performances ; la seconde, plus qualitative, viserait à établir des types de BM, un peu comme l’avaient fait Alter (2006) et Elkington et Hartigan (2008).

Ces futures recherches devront, selon nous, porter une attention particulière aux interactions entre les trois aspects composant cette grille BM inspirée du modèle GRP afin de comprendre les voies de développement entrepreneurial envisageables dans le cadre des associations, que ce soit pour celles fonctionnant suivant des modalités relativement similaires à celles des entreprises ou pour celles adoptant des modes qui s’en distinguent davantage. Nous envisageons ici quelques pistes de réflexion issues à la fois des théories intégrées et des données explorées. Nous pensons, tout d’abord, que le modèle GRP (Verstraete et Jouison-Laffitte, 2009) peut être relié aux trois dimensions du modèle de l’entreprise sociale (Defourny et Nissen, 2011) : le G correspondrait à l’objectif social, le R à sa réalisation technico-économique et le P à sa dimension politique.

Figure 1

Différents BM de l’entrepreneuriat associatif

Différents BM de l’entrepreneuriat associatif

Gte = génération de la valeur technico-économique ;

Gsp = génération de la valeur sociopolitique ;

R = rémunération de la valeur ;

Pe = partage de la valeur sous la forme d’échange ;

Pa = partage de la valeur sous la forme d’adhésion.

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Comme le montre la figure 1, la plupart des démarches entrepreneuriales dans le cadre associatif consistent à partir d’une vision et à chercher à la réaliser. Cette mise en oeuvre est au coeur de l’entrepreneuriat social avec des projets techniquement et économiquement efficaces, mais au service d’un but social (Dees, 1998). Les deux cas explorés pour tester la grille BM nous incitent à penser que certaines promesses de valeur, comme celles de Multiports, prennent un caractère principalement sociopolitique (Gsp) alors que d’autres promesses, comme celles du Village, sont à dominante technico-économique (Gte). Cette distinction se rapproche de celle relevée par Alter (2006) concernant la place des activités marchandes dans le dispositif non marchand et de celle d’Elkington et Hartingan (2008), qui identifie des associations traditionnelles à forte croissance et des organisations sociales suivant des démarches hybrides. Dans tous les cas, le développement des associations passe par la question de l’acquisition des ressources, soulevée par Penrose (1959) comme un des fondements de l’acte d’entreprendre. Suivant la logique du BM, cette acquisition n’est possible qu’à condition que la valeur ainsi fabriquée puisse être rémunérée.

Au-delà de la dominante sociopolitique ou technico-économique de la valeur promise, la nature des échanges avec les parties prenantes, apportant leurs ressources ou rémunérant la valeur produite, pourrait constituer une autre source de diversité des BM associatifs. Ces relations pourraient être situées le long d’un continuum combinant échange et adhésion dans des proportions variées. La figure 1 montre les conséquences de ce positionnement avec deux types de BM associatifs relativement différents. Le premier, comme celui du Village, est fondé sur des relations principalement basées sur des échanges gagnant-gagnant qui dessinent des BM relativement proches de ceux des entreprises classiques : la plupart des parties prenantes sont maintenues à l’extérieur de l’organisation ; une fois le projet établi, seule sa réalisation importe. Le second type de BM, comme celui de Multisports, privilégie l’adhésion des parties prenantes. Celles-ci sont alors introduites au coeur de l’organisation dans le cadre d’une gouvernance participative alimentant la réflexion autour du G.

Les relations entre les deux formes de génération (Gte et Gsp) et les deux formes de partage (Pe et Pa) ne seraient pas figées. Il semble logiquement que les associations, ici qualifiées de sociopolitiques, auraient plus tendance à ouvrir leur gouvernance à des formes participatives incluant la communauté au service de laquelle elles entendent oeuvrer. Dans ce cas, à l’instar de Multisports, le P devient quasiment le point de départ d’un projet collectif impulsé par différentes parties prenantes. Inversement, on s’attendra à ce qu’une association comme le Village, inspirée de l’entrepreneuriat social, se mette dans une posture de négociation à la fois pragmatique et efficace. Mais tel n’est pas toujours le cas. Certaines associations, comme celles visant la gestion des parties communes dans un lotissement, développent des projets technico-économiques (Gte) sous une forme participative (Pa). Inversement, d’autres associations, notamment les grandes ONG, défendent des gouvernances dont l’indépendance repose sur des organes relativement fermés aux influences extérieures (Valéau, 2009). De même, en examinant en détail l’idéal-type de l’entreprise sociale définie dans le cadre de l’EMES (Defourny et Nissen, 2011), on peut s’apercevoir que certains critères la rapprochent du modèle Gsp-Pa, alors que d’autres s’apparentent au modèle Gte-Pe. Il existe certainement, entre ces deux modèles, de nombreuses combinaisons possibles.

L’un des défis de la recherche en entrepreneuriat social consiste à identifier des « modèles d’organisation stables, capables de gérer les tensions entre ces deux objectifs [mission sociale et activité économique] fondés sur des valeurs qui semblent diamétralement opposés » (Janssen, Bacq et Brouard, 2012, p. 1). La grille BM, appliquée à des cas comme ceux du Village et de Multisports, peut nous permettre de repérer différentes voies capables d’opérer cette articulation. Le concept de BM n’induit pas, comme certains auraient pu le craindre, une orientation stratégique prédéfinie. Le BM offre simplement un cadre permettant de mieux penser et de mieux communiquer l’articulation des dimensions sociales, économiques et politiques du développement des associations.

Conclusion

La principale crainte des associations eu égard au concept d’entrepreneuriat social est qu’il les oriente systématiquement vers des démarches trop inspirées des entreprises classiques (Drapéri, 2010b). La grille BM utilisée (GRP) permet une lecture des associations combinant le pragmatisme de l’entrepreneuriat social et la multidimensionnalité de l’entreprise sociale. Ce modèle n’a volontairement fait l’objet que d’adaptations mineures, notre objectif étant seulement d’élargir le cadre afin de rendre compte de spécificités plurielles. Les cas du Village et de Multisports illustrent, de façon exploratoire, le caractère hybride des démarches possibles. Il n’y aurait pas un, mais des BM associatifs, certains ressemblant à ceux des entreprises, d’autres s’en éloignant considérablement. La diversité des associations reste leur principale caractéristique (Boncler et Valéau, 2010). La grille BM demande maintenant à être mise en oeuvre à plus grande échelle afin de mieux connaître les caractéristiques des associations en termes d’entrepreneuriat. La grille BM constitue également un outil pratique destiné à permettre aux porteurs de projet de concevoir puis de partager leur démarche, telle étant effectivement sa vocation première (Verstraete et Jouison-Laffitte, 2009).