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« Nobody spends much time listening or watching recorded and collected interview documents[1]. »

Cette citation de l’historien public américain Michael Frisch, relayée par l’historien canadien Steven High[2], est à l’origine du projet « Living Archives/Archives vivantes[3] ». Le Centre d’histoire orale et de récits numérisés (CHORN) de l’Université Concordia, à Montréal, en collaboration avec l’Association des parents et amis des victimes du génocide contre les Tutsis du Rwanda (Page-Rwanda), représentant les survivants du génocide de 1994 vivant désormais à Montréal, décident en 2016 de créer ensemble une plateforme numérique pour partager et explorer 28 interviews vidéo de survivants.

Ce projet de recherche et de création en humanités numériques est ainsi devenu une occasion de renouveler non seulement la recherche collaborative en histoire orale, mais également de développer un prototype proposant de nouvelles façons d’écouter, d’analyser et de transmettre les récits de vie. À partir d’une description de la plateforme numérique et de l’exposition montée pour la présenter, attentive à la matérialité des multiples objets médiatiques qui la composent, nous proposons d’examiner ce projet par le biais d’une approche intermédiale cherchant à comprendre les effets de sens articulés par les réseaux de liens entre les médias utilisés et d’interroger la manière dont l’intermédialité fait résonner ces archives autrement.

Il est important de revenir avant tout sur la genèse du projet, car si ce dernier, dans sa forme matérielle, est une occurrence pour observer cette « mise en relation de relations[4] », son processus de fabrication s’est fait sous la forme collaborative, de la collecte d’entretiens à la réalisation de la plateforme numérique, au sein d’un centre de recherche multidisciplinaire de l’Université Concordia. Le Centre d’histoire orale et de récits numérisés (CHORN) de l’Université Concordia est un centre de recherche permettant une rencontre entre chercheurs de disciplines variées (histoire, théâtre, géographie, linguistique, études littéraires, arts et communication), mais également activistes, représentants communautaires, muséologues, artistes et pédagogues, qui, tous, partagent des projets articulés autour de récits de vie. Fondé par l’historien oral Steven High, le CHORN est un espace qui « recueille, archive, analyse et partage des enregistrements audiovisuels d’histoire orale, principalement grâce aux projets et aux initiatives de ses membres — qui, au fil du temps, ont façonné son identité et ses valeurs autour du principe d’autorité partagée[5] ».

Les témoignages que l’on retrouve au sein du projet « Archives vivantes », dont nous allons parler ici, sont issus d’un premier grand projet de recherche intitulé « Histoires de vie Montréal », pour lequel ont été réalisées plus de 500 entrevues d’histoire orale de résidents montréalais ayant subi des violences causées par des génocides, des guerres et d’autres violations des droits de la personne. Parmi les communautés participantes à ce projet, la communauté rwandaise, représentée par l’association Page-Rwanda, a travaillé avec les chercheurs du CHORN et des praticiens d’horizons multiples afin de récolter des récits de vie avec une approche de « partage d’autorité[6] ». Le processus collaboratif a été mis en place tant dans la phase de définition de la recherche que dans celle de la diffusion. Les responsabilités et les ressources financières ont été partagées parmi les comités mixtes (constitués d’universitaires et de membres de la communauté). Les personnes interviewées choisissaient le lieu, la durée, les thèmes abordés ainsi que les paramètres d’accès, de conservation et de diffusion de leur entrevue.

C’est dans le même esprit de partage d’autorité que le projet « Archives vivantes » s’est construit. La description qui suit de l’ensemble de la plateforme numérique et de son fonctionnement nous permettra de revenir non seulement sur le partage d’autorité à la base de son processus d’élaboration, mais aussi de réfléchir aux multiples écoutes des récits qu’elle propose.

La plateforme numérique

Le site bilingue anglais et français, accessible à l’adresse https://livingarchivesvivantes.org, est composé de trois entrées principales, « Écouter », « Explorer » et « Apprendre », et est constitué autour d’archives numériques de récits de vie. Il permet à des chercheurs et à des membres de la communauté d’écouter des parcours de vie, d’identifier des tendances, d’observer des changements, de cartographier des récits. En somme, il propose une écoute profonde des voix des survivants du génocide contre les Tutsis du Rwanda. Tout cela a été réalisé en collaboration avec Page-Rwanda[7].

Figure 1

Capture d’écran de la page d’accueil du site www.livingarchivesvivantes.org/fr/accueil/ (consultation le 5 mai 2021).

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a) Écouter

La première porte d’entrée de la plateforme, la section « Écouter », est construite autour des récits de vie de survivants. La matérialité médiatique et symbolique principale du projet a été recueillie précédemment lors de la collecte de témoignages associés au projet « Histoires de vie Montréal[8] » (entre 2005 et 2012) et compte 28 histoires de vie (d’une durée variable de 1 h à 3 h) sous forme audiovisuelle. Ces récits sont disponibles intégralement dans cette section du site en trois langues : kinyarwanda, français et anglais. Une première page présente les 28 visages porteurs de ces récits de vie ainsi que leurs noms.

Figure 2

Capture d’écran de la section « Écouter », https://livingarchivesvivantes.org/fr/histoires-de-vie/ (consultation le 5 mai 2021).

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L’image de chaque témoin renvoie à une page dans laquelle la vidéo surmonte la transcription de l’entretien. On peut alors l’écouter pendant que la transcription défile de manière synchrone. Nous avons ici créé une écoute interactive, c’est-à-dire que la transcription défile et se surligne phrase par phrase tout au long du récit audio-vidéo, en offrant différents choix à l’usager. Cette page a deux familles de fonctions interactives : premièrement, les contrôles classiques de la vidéo : play, pause, stop, volume et sous-titrage; deuxièmement, le contrôle du texte : sous la vidéo se retrouve le dispositif interactif de la transcription. Au fur et à mesure que la vidéo avance, les phrases dites au sein de la transcription sont surlignées. Cet aller-retour entre la vidéo et le texte raffine l’écoute, permettant d’aller directement aux endroits que l’on souhaite analyser. Si, par exemple, on est intéressé par les relations de l’interviewé avec sa famille, on peut indiquer dans l’encadré de recherche des éléments tels que mère, père, etc., et repérer les noms des membres de la famille dans le texte qui défile.

Une fonction de défilement, sous forme de case à cocher au choix, permet également que le texte défile automatiquement et soit toujours visible. L’utilisateur peut aussi cliquer sur le mot qui l’intéresse dans la transcription pour se rendre au moment où le mot est dit au sein de la vidéo. Par rapport au site des conférences Ted, où cette fonction est également présente, « Archives vivantes » propose une fonction supplémentaire : un champ de recherche par mot offrant de le retrouver directement dans la transcription, ce qui fait sauter la lecture de la vidéo jusqu’à ses occurrences. Le mot est surligné chaque fois qu’il apparaît dans le texte. Grâce à cette fonction, on peut, par exemple, analyser différentes manières qu’a le témoin de contextualiser, d’associer ou de prononcer un mot.

La page de chaque témoignage fait mention du travail collaboratif à l’origine de l’existence de ces récits de vie. Les crédits incluent les intervieweurs, les transcripteurs et les traducteurs éventuels, la durée de la vidéo ainsi que la langue.

Figure 3

Capture d’écran de la section « Écouter », transcription interactive. Récit de Berthe Kaytesi, sur le site https://livingarchivesvivantes.org/fr/histoires-de-vie/ (consultation le 5 mai 2021).

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b) Explorer

Une seconde porte d’entrée, la section « Explorer », ouvre un autre espace d’écoute et de recherche en proposant divers outils technologiques de navigation et d’analyse des témoignages.

Figure 4

Capture d’écran de la section « Explorer » du site https://livingarchivesvivantes.org/fr/outils/ (consultation le 10 octobre 2020).

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1) Cartographier des souvenirs

Une première sous-section d’« Explorer », propose l’outil Atlascine[9], une application de cartographie en ligne dédiée à la réalisation de cartes de récits à des fins de recherche. Elle est conçue pour permettre de situer spatialement les histoires de vie des personnes interviewées. Elle propose de représenter simultanément les trois dimensions clés de la cartographie de récits : (1) les endroits où une histoire se déroule (la géographie); (2) les liens entre ces lieux (le déplacement d’un lieu à une autre, la géométrie); (3) le temps passé.

Un système de recherche associant les lieux, les thématiques et les dates offre de personnaliser les cartes suivant les objectifs des usagers et de naviguer à travers les vidéos, les transcriptions interactives et les cartes produites. Pour l’instant, les cartes sont produites à partir de chaque récit. Le déplacement d’un lieu à un autre sera indiqué prochainement; une analyse transversale des 28 récits permettra également d’élaborer des cartes à partir de trajectoires et de thématiques utilisant l’ensemble des récits.

Figure 5

Carte interactive du récit de Berthe Kayitesi, https://rs-atlascine.concordia.ca/rwanda/index.html?module=module.stories (consultation le 5 mai 2021).

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2) Annoter les récits de vie audio-vidéo

Celluloid est un outil pédagogique destiné aux étudiants, aux chercheurs et aux membres de la communauté rwandaise qui permet d’annoter les entrevues. Celluloid a été conçu comme un logiciel libre par une équipe d’universitaires français de l’Atelier du numérique de l’Institut catholique de Paris. Avec leur aide, en particulier en collaborant avec le chercheur Michael Bourgatte, nous l’avons intégré et adapté à notre plateforme. Cet outil offre aux usagers la possibilité de dialoguer de façon collaborative, directement sur les contenus audiovisuels, afin de favoriser l’écoute profonde, d’une part, et la documentation de ce processus d’écoute, d’autre part, dans un objectif pédagogique. Ce dispositif peut également être utilisé comme outil de recherche pour analyser le processus de l’écoute en soi.

L’usager doit créer un projet en associant le récit vidéo qu’il a choisi à partir d’une banque sécurisée sur YouTube où les 28 vidéos se trouvent. Une fois le projet créé, il peut disposer des marqueurs temporels au sein de la vidéo, l’annoter, la commenter et dialoguer avec d’autres usagers qui ont fait de même sur ce même récit.

Cette application a notamment été utilisée dans un cours d’histoire orale donné par Steven High à l’Université Concordia. Pendant ce cours, nous avons demandé aux étudiants de faire un travail d’observation des gestes, des postures et des silences de la personne interviewée. L’objectif était de produire une analyse des émotions en se concentrant sur le langage non verbal. Les étudiants ont donc annoté le récit directement sur la vidéo avec leurs observations et se sont rendu compte des similitudes et des disparités des commentaires que chacun faisait.

Figure 6

Capture d’écran de la section « Explorer », outil Celluloid, exercice d’observation de la communication non verbale du récit d’Oscar Gasana (dans le cadre du cours de Steven High « Raconter son histoire : exilés rwandais et survivants du génocide »), https://celluloid.livingarchivesvivantes.org/projects/251917c5-76d5-4859-ba65-8c57484bb3d4 (consultation le 5 mai 2021).

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3) Analyser la pratique des entretiens

L’outil Analyse des tensions[10] vise à identifier les tensions au sein des transcriptions d’entrevues et des traductions de celles-ci, en prenant en compte une liste d’indicateurs de tensions potentielles, les disfluences (marques d’hésitation, ruptures, ou encore répétitions et « faux départs »), les signes de réticence ainsi que l’émotion palpable dans les réponses des personnes interrogées. L’outil considère également les signaux prosodiques tels que le rire ou le silence comme des signes de réticence. Il indique par ailleurs les signes de tension dans les situations au cours desquelles la personne interrogée donne des réponses anormalement longues ou courtes à des questions spécifiques. L’Analyse des tensions permet donc de déceler de possibles signaux et indicateurs que les chercheurs pourront examiner afin de confirmer les occurrences réelles de tensions. L’usager téléverse la transcription au sein de l’outil et peut procéder à cette analyse textuelle, qui utilise un dictionnaire d’indicateurs afin de repérer les tensions décrites plus haut.

La personne qui réalise l’entrevue a ainsi la possibilité de comprendre ces facteurs et le tournant que peut prendre la rencontre afin d’anticiper le déroulement de celle-ci et de développer sa sensibilité.

Après avoir consulté le modèle qui permet de transformer la transcription au bon format pour l’utilisation de cet outil, l’usager soumet le fichier transformé et l’outil analyse toutes les tensions du récit. Le résultat est disponible sous forme de tableau qui permet de visualiser les tensions potentielles. Cela permet aussi à l’usager de découper son analyse et de repasser le récit en fonction des indicateurs présents dans le tableau.

Figure 7

Capture d’écran de la section « Explorer », outil Analyse des tensions, récit de Berthe Kaytesi soumis sur la plateforme, https://tension.livingarchivesvivantes.org/ (consulation le 5 mai 2021).

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Figure 8

Capture d’écran, ordinateur personnel, fichier téléchargé, récit de Berthe Kayitesi, résultats sous forme de tableau.

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c) Apprendre

La dernière porte d’entrée, la section « Apprendre », a été construite autour de deux idées principales. C’est à la fois un espace de ressources tant théoriques que pédagogiques et un espace dédié aux projets de recherche-création autour de la plateforme. Il est composé de quatre sous-sections.

Figure 9

Capture d’écran de la section « Apprendre » du site https://livingarchivesvivantes.org/fr/ressources/ (consultation le 5 mai 2021).

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1) Enseignement

La plateforme est conçue, entre autres, pour soutenir l’enseignement, et offre un matériel pédagogique aux enseignants et aux professeurs. Elle a été utilisée dès l’automne 2019 et a généré un certain nombre de projets d’étudiants sous la direction de Steven High. On y retrouve le plan du cours[11] et divers travaux étudiants[12] sous formes textuelle et visuelle. Parmi les travaux d’étudiants, on trouve des analyses des émotions présentes, des réflexions autour des silences et des rires, et un travail sur les structures familiales avant le génocide. Tous ces travaux ont permis aux étudiants de comprendre ce qu’ils pouvaient apprendre à partir de récits audio-vidéo archivés présents sur la plateforme, ce qui constitue une autre manière de les activer.

2) Publication

Cette sous-section est dédiée aux ressources théoriques et aux publications de chercheurs contribuant à une recherche interdisciplinaire autour de l’histoire orale, des mémoires sensibles et des humanités numériques. Elle donne ainsi accès à des références théoriques, à une bibliographie et aux conférences qui ont été réalisées spécifiquement autour du projet.

3) Recherche création

« Archives vivantes » permet également d’entreprendre des projets de recherche-création. Un premier projet a vu le jour à l’automne 2019 sous la forme d’une installation interactive, tactile et sonore[13], réalisée à partir d’un travail de montage de deux récits de vie de la plateforme.

4) Promenade audio

« Une fleur dans le fleuve[14] » est un projet de promenade audioguidée qui s’inscrit dans le projet « Histoires de vie Montréal ». Chaque année, en avril, la communauté rwandaise de Montréal se rassemble pour commémorer les centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont été assassinés lors du génocide de 1994. La promenade audio, composée des voix de Montréalais et de Montréalaises d’origine rwandaise partageant leurs histoires, suit l’itinéraire de la commémoration, de la station de métro Berri-UQAM (au coin des rues Berri et Sainte-Catherine) jusqu’à la Tour de l’horloge surplombant le fleuve Saint-Laurent dans le Vieux-Port. Le fichier MP3 de la promenade audioguidée, téléchargeable sur le site, constitue également la bande-son de la plateforme sur sa page d’accueil.

Par ailleurs, le site contient une page qui expose plus en détail l’historique de cette plateforme et les acteurs impliqués, démontrant non seulement la force collaborative de ce projet, mais également la pluralité des voix, des compétences et des objectifs qui s’y nouent. Un accès direct au site de Page-Rwanda par le biais d’une page dédiée à l’association est également offert, soulignant le rôle majeur des membres de la communauté dans la réalisation de ce projet.

Une exposition

Si la plateforme est au centre du projet « Archives vivantes », il nous est apparu pertinent de la déployer dans l’espace physique sous la forme d’une exposition lors de son lancement officiel en décembre 2019.

Ainsi, l’exposition a d’abord été l’occasion d’expérimenter un espace multimédia autour d’une écoute multiple.

Figure 10

Exposition : installation audio Histoires tissées et espace de discussion / Lancement de la plateforme au sein de l’exposition, au 4th Space, Université Concordia, décembre 2019.

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Un premier espace a été conçu afin d’écouter les récits grâce à un dispositif immersif reprenant le design de la page Écouter » de la plateforme. Les 28 photos des visages des porteurs des récits de vie tapissaient un cube à l’intérieur duquel deux personnes pouvaient entrer pour écouter et voir chacun des témoignages dans leur intégralité.

Un deuxième espace permettait aux visiteurs d’explorer par eux-mêmes la plateforme sur iPad et ordinateurs, tout en ayant à leur disposition une documentation (textes, publications et photos) sur les principaux acteurs du projet, l’association Page-Rwanda et le Centre d’histoire orale et de récits numérisés. Une table numérique interactive était aussi disponible pour naviguer à travers l’outil de carte interactive.

Figure 11

Exposition : dispositif documentaire sur le projet et ses acteurs, au 4th Space, Université Concordia, décembre 2019.

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Une première version du projet de recherche-création d’installation audio Histoires tissées a été testée et montrée dans un lieu plus intime au sein de l’exposition. Deux haut-parleurs tissés permettaient d’écouter un montage d’extraits de deux récits de vie afin de créer un espace intime pour l’auditeur collant son oreille contre le tissu feutré pour entendre la voix du témoin, qui relatait des expériences de sa vie à Montréal.

Figures 12 et 13

Installation audio interactive Histoires tissées par Patil Tchiliguirian et Marie Lavorel, au 4th Space, Université Concordia, décembre 2019.

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Un espace de discussion, d’échange et d’apprentissage a été conçu autour d’une série de conférences sur les outils technologiques de la plateforme, de diffusions de productions cinématographiques et d’ateliers performatifs et créatifs autour des mémoires sensibles, de la transmission, de la recherche création et du commissariat.

Nous avons également proposé une aire de partage d’expériences des mémoires sensibles en organisant un atelier de playback theater[15] réunissant des acteurs, des membres de la communauté rwandaise, des étudiants et des universitaires.

Lors du lancement de la plateforme et de l’exposition, il y a eu un moment réunissant de nouveau tous les acteurs : participants, membres de la communauté, témoins, universitaires, designers ainsi que les étudiants ayant utilisé la plateforme. Ce fut également l’occasion de rassembler les membres de toutes les communautés montréalaises de survivants et de déplacés par les guerres, génocides et autres violations des droits de la personne du premier projet « Histoires de vie Montréal », à l’origine de la constitution de ces récits de vie.

Figures 14 et 15

Un moment de la cérémonie de lancement de la plateforme « Archives vivantes » réunissant les acteurs du processus, au 4th Space, Université Concordia, décembre 2019.

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Faire résonner les archives

À travers cette description des multiples volets du projet « Archives vivantes » se dessine un réseau de liens, de sens et d’actions entre les différentes matérialités médiatiques de la plateforme et de l’exposition. Ainsi, il s’agit d’observer ce qui construit les êtres de ce projet et de « faire attention[16] » aux mouvements qui s’opèrent entre les différents médias convoqués, les dispositifs implantés et pratiqués.

Le projet « Archives vivantes » a fonctionné sous l’égide du « partage d’autorité » en collaborant de façon continue avec Page-Rwanda et en considérant chaque acteur du projet, historiens, géographes, membres de la communauté, designers, développeurs et artistes, comme des cocréateurs de la plateforme.

Ainsi, c’est tout d’abord un travail d’écoute qu’il a fallu réaliser. Une écoute de chaque langage disciplinaire, de chaque objectif : ceux de l’historien oral attentif à rendre vivantes les archives par la création de moyens qui engagent les usagers dans une histoire personnelle autre que la leur, de manière nouvelle et créative; ceux du géographe désirant spatialiser les récits de vie et réfléchissant à la carte comme à une interface entre les chercheurs et les porteurs de récit; ceux du designer dédié à la navigation et à la forme du site Web; ceux de la communauté prenant soin notamment de la place des récits de vie dans chaque outil et de la façon dont ces outils respectent l’intégrité de la voix de chaque participant; ceux des développeurs répondant aux nombreuses demandes et multiples défis technologiques afférents à chaque outil.

Tout ce travail d’écoute réciproque est devenu une suite d’opérations, de traductions entre des langages différents. Au fur et à mesure de la conception, nous avons pris conscience qu’une série de médiations s’opérait dès la conception. Une médiation avec les êtres humains, de même qu’avec les entités machines. Mais également entre les médias mis en relation sur la plateforme grâce aux logiciels d’intégration et d’analyse : vidéo et transcription (dans « Écouter »); carte, vidéo et transcription (dans « Explorer »); vidéo, professeur, étudiants discutant à même la vidéo (« Explorer » / Celluloid).

La plateforme dépasse la pure fonction de base de données et fonctionne comme un réseau de médiations possibles entre universitaires et membres de la communauté à travers les médias propices à la relation. En somme, la plateforme constitue moins un moteur de recherche qu’un moteur de rencontre proposant différentes façons d’écouter et d’analyser les récits au présent. La coprésence[17] de l’écrit, de l’image animée et fixe et du son, agencés selon les différentes sections et outils, ainsi que les modes de consultation proposés redonnent une épaisseur temporelle au témoignage. La plateforme numérique permet d’actualiser l’archive, de la rendre vivante et de l’intégrer à une réalité présente de co-construction du savoir.

Par le biais de différentes interfaces[18], la conversation entamée lors de l’entretien se prolonge alors, contribuant à intégrer l’usager parmi les médias pour qu’il puisse y prendre part. Les outils de la plateforme modélisent la transmission du témoignage et cadrent ses réceptions au présent.

Les objectifs à l’origine de ce projet étaient de faire écouter ces récits de vie, de les faire circuler publiquement en dehors de la seule sphère universitaire d’un centre de recherche, de leur faire déployer leurs temporalités, richesses et sensibilités par l’intermédiaire des différents dispositifs numériques proposés. Ces récits de vie ne sont pas seulement les récits d’un évènement historique lié au génocide des Tutsis au Rwanda, ils sont l’expression de vies que la violence a traversées lourdement, mais aussi d’enfances, de liens familiaux, d’installations à Montréal, de moments de joie, de doute, d’oubli, de fragilité, de colère ou de silence. La mémoire véhiculée dans ces entretiens d’histoire orale n’est pas une simple déposition de faits, elle est avant tout un processus actif de création de sens. Et cet « effet de sens[19] » est produit non seulement par l’alliance entre universitaires et membres de la communauté, et par les propositions technologiques et matérielles du projet, mais également par l’usage de ces agencements d’images, de sons et de textes. Nous faisons l’expérience de ces récits de vie « dans la dynamique intermédiale spécifique qui les fait apparaître[20] ».

Le cas de l’outil Celluloid est à ce propos intéressant. Il a d’abord été créé dans un objectif pédagogique, celui d’annoter directement l’image animée et de provoquer une discussion entre professeurs et étudiants autour d’une question précise suscitée par la vidéo. Il est ainsi question, dans ce cadre d’enseignement, de proposer une nouvelle façon d’interroger et de transmettre des savoirs. Cet outil constitue l’occasion de mettre l’accent sur la spécificité du médium vidéo. Nous avons pu constater que son utilisation avec les récits de vie d’ « Archives vivantes » a concentré l’attention des étudiants sur le langage non verbal présent à l’écran. Ils ont pu se rendre compte de la pluralité d’observations présente dans la classe, et ont ainsi pu faire l’expérience non seulement d’une nouvelle façon de voir les entretiens, mais également de la conversation collective que l’interface permettait.

Celluloid a aussi été utilisé par la communauté rwandaise. En faisant des séances de test de l’outil en petits groupes, nous avons observé qu’il réalisait une transmission mémorielle intergénérationnelle à l’intérieur de la communauté. Le fait de commenter un autre récit de vie a déclenché des discussions au sein des familles au sujet de leurs propres expériences. Cet exercice a eu la fonction d’actualiser une mémoire familiale et de réactiver la parole sensible des survivants envers leurs descendants tout en permettant à ces derniers, en interrogeant d’autres récits que ceux de leurs parents, de poser des questions sur cet évènement historique. De plus, les participants ont vu dans cet outil un moyen de préparer les visites de témoins en milieu scolaire.

Celluloid a le potentiel d’agir tel un vecteur de transmission mémorielle, d’activer un dialogue transgénérationnel, et de renouer une conversation à l’intérieur des familles où perdure parfois le silence sur les évènements traumatiques, que ce soit le génocide ou les exactions commises bien avant, qui sont à l’origine de l’exil de bien des membres de la communauté.

Cet outil est aussi une occasion de comprendre que les archives orales de la plateforme numérique sont habitées autant par le passé que par le présent et l’avenir, et que la plateforme numérique est construite pour être activée et partagée. Elle participe de la sensibilité et de l’intelligence collective qui nous semblent au coeur de ce projet et interroge ce qui fait commun : « Notre intelligence collective (humaine) ne serait rien sans le fond relationnel qui lui permet de se (re)reconstituer sans cesse, à travers d’innombrables formes d’échanges avec son environnement matériel[21]. »

Cette attention encadrante dont parle Yves Citton, permise par les interfaces proposées sur la plateforme, mais également par les dispositifs scénographiés de l’exposition, contribue à proposer de multiples échos des récits qui résonnent différemment pour chacun : « Ce sont ces cadres, en tant qu’ils conditionnent certains effets singuliers de résonances entre les informations, qui font émerger certaines caractéristiques plutôt que d’autres au sein des ensembles techniques à notre disposition[22]. » Nous sommes touchés par tel ou tel moment du récit, affectés par le parcours d’un témoin, frappés par le commentaire d’un autre étudiant, émus par un visage, surpris par une question d’un intervieweur. Nous interagissons avec la plateforme en fonction de ce qui a de l’importance pour nous — « what is matter to us », comme le dirait Karen Barad[23] —, et les différentes médiations technologiques offertes sont autant de chemins possibles afin d’écouter ces voix et de dialoguer avec elles.

À travers la description des multiples volets du projet « Archives vivantes » se tisse un réseau de liens, de sens et d’actions entre les différentes matérialités médiatiques de la plateforme et de l’exposition. Ainsi, il s’agit d’observer ce qui construit les êtres de ce projet et de « faire attention[24] » aux mouvements qui s’opèrent entre les différents médias convoqués, les dispositifs pratiqués et les gestes que la plateforme provoque. Tout cela favorise une mise en commun sensible qui produit des réponses multiples suivant ce qui résonne pour chacun des usagers[25].

L’objectif premier de continuer la conversation avec ces voix, qui sont l’expression d’une force de vie hors du commun, passe par la création « d’espaces de résonance[26] » multiples au sein de la plateforme et permet au témoignage et à celui qui l’écoute d’entrer en relation. Ainsi, on pourrait concevoir l’intermédialité comme la création d’espaces où le commun s’expérimente, s’apprend et se construit sensiblement ensemble.