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JaHyun Kim Haboush, ancienne professeure à l’Université Columbia, nous a laissé un dernier ouvrage avant son malheureux et soudain décès en 2011. Dès lors, son mari et ses élèves ont travaillé pour permettre la parution de ce dernier livre posthume. Déjà, de par le titre, Jahyun Kim Haboush nous propose une autre vision d’un conflit bien connu dans l’histoire coréenne. Normalement désigné par le nom des invasions japonaises de 1592 ou de la guerre de Imjin, l’auteur met d’abord une emphase sur la grandeur du conflit qui a impliqué le Japon, la Corée et la Chine : « [it] was by far the largest war known to the world in the sixteenth century; in East Asian memory, it remained unequaled in scale until the Second World War. »[1] Ainsi, en étudiant le 16e et 17e siècle coréen, l’auteur affirme que le discours lié à une nation coréenne est né durant et directement des suites de la guerre de Imjin et sera plus tard solidifié lors des invasions mandchoues. L’identité proprement coréenne se serait construite à cette époque et les commémorations sont des rituels importants pour bien ancrer ce nouveau discours national et identitaire. En faisant face à des peuples qu’ils considéraient comme barbares, cela a permis aux Coréens de mieux identifier leurs caractéristiques propres et de se distinguer en tant que nation, phénomène qui continuera et amènera au nationalisme moderne. Ainsi, Haboush rejette l’idée que la « nation » serait une importation occidentale.

Pour Haboush, la guerre de Imjin a donné l’idée d’une communauté imaginée, concept qu’elle reprend de Benedict Anderson[2], pour l’ensemble de la population à travers leur effort de guerre commun et le culte des héros de guerre[3]. En fait, l’auteur passe un bon nombre de pages à définir l’importance que les groupes armés volontaires et populaires du « righteous army » (euibyeong) ont eu, non pas de façon strictement militaire, mais sur la conscience et le patriotisme commun des Coréens. Selon la définition de l’« État » de Max Weber qui précise le monopole que le gouvernement détient sur la violence légitime, Haboush voit dans la constitution du « righteous army » un évènement inédit qui symbolise d’un côté l’échec du gouvernement royal et de l’autre, l’expression populaire de la communauté coréenne[4].

Aussi, la guerre a mené à plusieurs autres conséquences comme un espace de communication que l’auteur qualifie d’horizontal et de vertical entre les différents membres de la société coréenne. Pour développer ce point, Haboush se penche sur les lettres d’exhortation envoyées par des érudits et des ambassadeurs à la population, les incitant à se mobiliser contre l’ennemi japonais, et de manière verticale, du roi vers ses généraux[5]. En utilisant des thèmes liés au sens du devoir, à l’honneur et la conservation des bonnes moeurs, ils ont voulu organiser une résistance face aux invasions japonaises, mais ils ont aussi, sans en être conscients, donné naissance à un espace de communication entre les membres d’une communauté imaginée de par les destinataires des lettres.

Un autre aspect intéressant quant à la création d’une identité nationale coréenne est celui de l’écriture vernaculaire coréenne (Hangeul) utilisée dans les lettres envoyées par le gouvernement lors de la guerre. Ceci constituait l’un des premiers rares usages officiels de cette écriture depuis son invention au milieu du 15e siècle, contrairement à la coutume d’écrire seulement à l’aide de caractères chinois (Hanmun)[6]. « Sŏnjo reconfirmed the use of the Korean script as a medium of addressing the people. […] There was of course another property of the script […] that it was inaccessible to non-Koreans. »[7] En effet, pour faire face à la menace japonaise, l’armée chinoise (Ming) était venue aider les troupes coréennes ; afin de crypter l’information et garder une confidentialité durant les négociations, le gouvernement coréen décida d’augmenter l’utilisation du Hangeul. Ainsi, on assistait aux vrais débuts et à la propagation d’une culture littéraire typiquement coréenne sur la péninsule, bien distincte de celles de ses voisins[8].

Finalement, d’après l’auteur, la commémoration d’après-guerre a sûrement été la manière la plus utile et efficace de donner un certain « protonationalisme » aux Coréens. Par exemple, Haboush relate plusieurs textes (mongyurok) qui évoquent l’image des corps morts durant les guerres contre les Japonais et les Mandchous. Elle conclut que ces textes ont créé un sentiment commémoratif dans l’imaginaire collectif et que « the memories of their suffering […] unify all of those who remember them, and the living’s grieving becomes “national memories”. »[9]

La manière dont l’auteur utilise ses diverses sources pour défendre son argumentaire est impressionnante. Cependant, certaines questions interpellent le lecteur. L’affirmation culturelle face à un ennemi et la création d’un nouvel imaginaire collectif sont-elles le propre du cas coréen des 16–17e siècles ou simplement des conséquences des guerres à grande échelle ? Ces éléments sont-ils suffisants pour parler de la naissance d’une « nation » ? Malgré tout, l’ensemble des preuves et idées apporté par JaHyun Haboush ont vraisemblablement augmenté la cohésion du peuple coréen et créé des symboles extrêmement importants à la construction de l’identité coréenne d’aujourd’hui.