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La Seconde Guerre mondiale et le nazisme ont cristallisé la question de la responsabilité de l’écrivain et de son engagement dans l’action. La position exprimée par Sartre dans l’immédiat après-guerre est bien connue : dans la « Présentation » du premier numéro des Temps modernes qui paraît en octobre 1945, il dénonce « l’héritage d’irresponsabilité » qui caractérise les écrivains depuis un siècle et qui repose sur un mythe puisque, jusque dans sa lointaine retraite, tout écrivain est « marqué », « compromis », « dans le coup »[1]. Les formulations de 1945, reprises et développées à partir de 1947 dans Qu’est-ce que la littérature, conduiront à réaffirmer la dimension fondamentalement éthique de l’écriture, le rôle social de la littérature et à définir pour cette littérature engagée un périmètre qui exclut la poésie, au motif que la langue poétique n’est pas utilitaire, que seule la prose l’est, et que c’est en utilisant les mots que l’écrivain prosateur s’engage. Par là Sartre évacue d’un revers de main la poésie de la Résistance, jugeant dans « Situation de l’écrivain en 1947 » qu’elle n’a « pas produit grand chose de bon[2] ». À cette date, le sort de celle-ci dans l’histoire littéraire est scellé : après deux ans de vifs débats sur la valeur de cette « jeune poésie », dans Les Lettres françaises en particulier, débats avivés par la parution en 1945 du pamphlet de Benjamin Péret Le Déshonneur des poètes, les revues de la Résistance cessent de paraître et la position de Sartre l’emporte dans le champ littéraire.

René Char, une fois passé le front commun de la Libération et son implication dans les revues issues de la Résistance entre 1944 et 1946, condamne lui aussi sans ambages cette production de la guerre, traitant de « comique » « la parade des poètes de la Résistance[3] », mais c’est de Georges Bataille dont il est le plus proche, lorsque ce dernier soutient contre Sartre, dans une réponse à une enquête lancée par Char précisément, « l’incompatibilité de la littérature et de l’engagement[4] » : la littérature ne peut qu’être incompatible avec le mouvement général de la société, où règne « l’activité utile[5] ». Char défend une position semblable, par exemple dans le « Bandeau de Fureur et mystère » : « réfractaire aux projets calculés[6] », le poète refuse de soumettre le poème à la logique de l’utile et s’oppose au principe de la subordination des moyens aux fins revendiqué par les idéologies politiques de son temps.

Char semble par là se situer dans une parfaite continuité avec les choix qu’il opère pendant la guerre. Le poète, on le sait, devenu chef de maquis, renonce à toute publication. Une telle attitude entérine une incompatibilité entre l’action par la poésie et l’action du combattant. Bien plus, elle fait de l’écriture poétique un geste « dérisoirement insuffisant[7] » lorsqu’il s’agit de combattre les ténèbres hitlériennes. Dans un passage célèbre d’un texte de 1941, Char écrit à son ami Francis Curel que les poèmes auxquels il travaille resteront inédits aussi longtemps que la situation d’oppression durera ; il ajoute que cette attitude lui est « dictée par l’assez incroyable et détestable exhibitionnisme dont font preuve depuis le mois de juin 1940 trop d’intellectuels[8] […] ». Char, au fond, maintient la position avant-gardiste qui a été la sienne du temps du surréalisme : l’action du poème est distincte de celle du poète, seul un rapport d’homologie noue l’une à l’autre. Pour le Char d’après-guerre, toutefois, qui a connu la lutte contre le nazisme, qui a de lourds griefs envers les communistes, nul horizon révolutionnaire ne viendra abolir la distance entre le poème et l’action. Et, bien que l’action ne puisse jamais, à ses yeux, se contenter d’être poétique, comme il le reprochera à Breton dans des « retrouvailles en trompe l’oeil[9] », Char finira par faire le choix d’une vigilance en retrait.

Pourtant, à l’examen de Fureur et mystère, les rapports du poème et de l’action ne semblent pas pouvoir être limités à l’incompatibilité de ces deux plans. Non seulement l’argument même du refus de publication pendant la guerre mérite d’être reconsidéré, mais une étude attentive du recueil fait apparaître au moins trois niveaux d’échanges. Les poèmes sont d’abord une réflexion sur l’action elle-même, sur l’homme d’action, sur les possibilités de l’action. Ils sont ensuite une réflexion sur les places respectives du poème et de l’action, sur la légitimité de l’un et de l’autre, sur les apports du poème à l’action. Ils sont enfin une réflexion sur les possibilités d’action du poème lui-même, sur son impuissance, sur ses modalités.

Ce dossier se propose ainsi d’examiner à nouveaux frais la question de l’incompatibilité entre le poème et l’action ainsi que la formulation qu’en a donnée Char lui-même, dans la mesure où celle-ci a conditionné durablement la réception de son oeuvre.

Bertrand Marchal ouvre le dossier par une interrogation sur la relation qui structure, dans Seuls demeurent et Feuillets d’Hypnos, le rapport entre « l’action » et « le verbe » : la contradiction est non dialectique entre « l’homme d’action » et « l’homme de verbe », ces « vieux ennemis » qui se transforment en « loyaux adversaires », selon un modèle qui n’est pas celui de la synthèse hégélienne mais celui de la tension héraclitéenne. Olivier Belin, ensuite, aborde la question de l’action poétique en s’attachant au silence dans Fureur et mystère, envisagé par Char comme état-limite ou idée régulatrice de sa poésie et fonctionnant comme modalité de résistance, de refus et de « contre-dire ». Laure Michel, quant à elle, part de ce qui apparaît comme un lieu commun de la poésie de Char : son obscurité. Cette obscurité de Char est à la fois une thématique et une dimension intrinsèque de la poétique charienne, dont elle conditionne la réception, mettant en jeu une certaine conception de la communication poétique. Silence et obscurité sont ainsi deux formes d’une résistance de l’écriture elle-même, sur laquelle Jean-Michel Maulpoix insiste également, lorsqu’il met en avant l’indépendance de la poésie. C’est dans la langue que la poésie est action et c’est parce qu’elle est dégagée qu’elle peut devenir une écriture active : elle interpelle, elle rend compte, elle témoigne. Pour cela, il a fallu en passer par un réexamen des formes et de leur pluralité, comme c’est le cas, de manière exemplaire, pour le poème en prose. Anne Gourio montre combien le poème en prose pendant la guerre accueille le retour du lyrisme, mais pour l’atténuer, par une simplicité délibérée, mettant le « je » à distance de l’autorité énonciative. La voix ne peut plus être une voix pleine ; le doute est nécessaire. Éric Marty souligne lui aussi, à partir de l’analyse de la figure de Sade dans le fragment 210 de Feuillets d’Hypnos, la hantise de l’impuissance des mots et, simultanément, la recherche d’une forme qui déconstruise l’univocité du sujet politique, celui des idéologues et des dogmatiques de la Résistance comme de la Révolution.