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La part d’ombre d’un ouvrage négligé

Peu après la Première Guerre mondiale, sous la signature de P. Vidal de la Blache et L. Gallois, paraissait chez l’éditeur Armand Colin, à Paris, un petit livre de 55 pages intitulé Le bassin de la Sarre. Clauses du traité de Versailles. Étude historique et économique (figure 1). Les auteurs, deux éminents géographes français[1], y dépeignaient une région jusque-là rattachée à l’Allemagne, mais dont le destin était remis en question par plusieurs de leurs compatriotes (Tardieu, 1921 : 277 et suivantes). La France, prétendait-on, y avait des droits, ou du moins des intérêts, et l’issue du conflit avait paru être une occasion propice pour accorder la situation à leurs vues (MacMillan, 2003 : 170-172). Cependant, rien de comparable à l’Alsace-Lorraine, dont le retour à la France était devenu une affaire d’État, voire l’emblème de la patrie, et une condition même de la paix pour ses alliés (Becker, 2002 : 2 et passim)[2]. Alors que l’Alsace-Lorraine était spontanément perçue comme française, la Sarre suscitait plutôt le débat. De fait, les motivations à l’égard de la Sarre divergeaient et ne ralliaient pas pareillement les uns et les autres. En France, sauf exception, la Sarre restait en marge du patriotisme. Pour leur part, les alliés de la France – les États-Unis d’Amérique tout spécialement – avaient répugné, lors des négociations de paix (de janvier à juin 1919), à l’idée d’accorder d’emblée la Sarre à la France (MacMillan, 2003 : 195). Le projet avait par ailleurs suscité une vive opposition en Allemagne[3], mais cette opinion, il est vrai, n’avait pas beaucoup de retentissement en France. Quoi qu’il en fût, le traité de Versailles, signé le 28 juin 1919, avait tranché le débat : la Sarre était temporairement mise sous l’autorité de la Société des Nations, elle-même instituée par le traité, et son exploitation industrielle revenait à la France à titre de réparations en attendant la tenue d’un référendum devant déterminer l’appartenance nationale de la région[4]. Du côté français, plusieurs en furent déçus. Souvent, leur déception ne se limitait pas au seul devenir de la Sarre, mais témoignait d’un doute, d’une crainte ou d’une objection relativement à ce que, plus globalement, il advenait de la Rhénanie, si ce n’était de l’ancienne France rhénane (Tardieu, 1921 : 162 et suivantes ; MacMillan, 2003 : 166 et suivantes). Encore là, diverses considérations s’entrecroisaient concernant le droit des peuples, la sécurité des frontières, l’éradication sinon l’endiguement du militarisme allemand[5] ou la viabilité économique de la métallurgie lorraine, voire de toute la France de l’Est. Peu importe la raison, l’insatisfaction manifestée en France à propos de la Sarre pouvait difficilement justifier à elle seule une entière condamnation de la paix de Versailles. Il ne fallait pas moins s’en expliquer. Connaître la Sarre et le lot que lui avaient réservé les plénipotentiaires était en effet une manière d’absorber le choc. Les convictions pouvaient en être autant nuancées que confortées, en même temps que la science pouvait calmer l’inquiétude ou encore tempérer l’ambition. La plaquette de Vidal de la Blache et de Gallois pourrait avoir servi cette fin. Encore faut-il y voir de près pour savoir de quoi il retourne exactement.

FIGURE 1

Page couverture du livre Le bassin de la Sarre (première édition)

Page couverture du livre Le bassin de la Sarre (première édition)

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Le bassin de la Sarre rassemble quatre textes formant autant de chapitres. La table des matières n’en désigne pas les auteurs respectifs (figure 2). Un avertissement, signé L.G., signale cependant que le chapitre II est de la main de Vidal de la Blache, de sorte qu’on présume que les autres sont de Gallois[6]. Le premier chapitre présente, sans trop de commentaires, le statut de la Sarre selon le traité de Versailles en rappelant qu’était de ce fait constitué un territoire du bassin de la Sarre, territoire soumis à l’autorité de la Société des Nations, alors que son exploitation économique était réservée à la France au titre des réparations de guerre[7]. Ce premier chapitre indique également la tenue d’un référendum, 15 ans après la signature du traité, pour déterminer à qui serait reconnue la souveraineté sur le territoire. Le deuxième chapitre, attribué à Vidal, brosse à grands traits le tableau géographique de la Sarre et en rappelle les vicissitudes frontalières depuis l’époque de Louis XIV jusqu’au second traité de Paris, en 1815. Vidal y explique comment la France, en l’incorporant dans son territoire ou en y exerçant une influence féconde, avait activement contribué au progrès de cette région jusqu’au début du XIXe siècle. Bien que la Sarre lui fût complètement retirée au terme du second traité de Paris, l’essor industriel de la région au cours du XIXe siècle aurait également été redevable, selon Vidal, de l’action bénéfique de la France, tandis que la Prusse, qui en était devenue la puissance tutélaire, l’aurait utilisée à ses propres fins plutôt que d’en assurer l’épanouissement. Le troisième chapitre reprend cette idée que la région, bien que sous domination prussienne, dépendait économiquement de la France en montrant que l’exploitation industrielle du bassin houiller de la Sarre avait bénéficié de son maillage infrastructurel et commercial avec les régions avoisinantes, tout particulièrement la Lorraine française. Le quatrième et dernier chapitre décrit la structure démographique induite, autour de la Sarre, par cette dynamique économique que la France n’aurait eu de cesse de soutenir.

FIGURE 2

Table des matières du livre Le bassin de la Sarre

Table des matières du livre Le bassin de la Sarre

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Le document inclut quatre cartes pliées et en couleurs, dont deux hors texte. Les deux cartes in texto, intégrées respectivement dans l’un et l’autre des deux derniers chapitres, illustrent des phénomènes économiques : pour l’une (figure 3), les infrastructures du bassin houiller de la Sarre (puits d’extraction, hauts fourneaux, aciéries, autres fabriques et voies ferrées), pour l’autre (figure 4), celles de la Lorraine et du Luxembourg. La première carte détachée (figure 5) trace les variations de la frontière nord-est de la France, depuis le premier traité de Paris (1814) jusqu’au traité de Versailles (1919). La seconde, à la même échelle (1 : 6 000) et cadrant la même section de la surface terrestre (de Karlsruhe à l’est à Bouillon à l’ouest), fait ressortir, par la disposition des plages de forte densité d’occupation humaine, la structure géographique de la démographie, qui elle-même témoigne, comme le souligne le quatrième chapitre, de l’organisation industrielle de cette vaste zone (figure 6). Au total, cette iconographie rend compte éloquemment de la nature historique et économique de l’étude annoncée dans le titre de l’ouvrage, ainsi que de la dynamique politique qui, d’après les auteurs, définit la géographie de la Sarre.

Parfois mentionné, mais à notre connaissance jamais commenté, Le bassin de la Sarre de Vidal et Gallois demeure énigmatique, un siècle après sa publication. Au seul regard des études vidaliennes, deux questions surgissent d’emblée. D’une part, Vidal de la Blache, bien que désigné premier auteur de la plaquette, pouvait-il en avoir projeté la publication ? Décédé le 5 avril 1918, soit plus d’un an avant la signature du traité de Versailles, Vidal put-il avoir commandé la sortie de l’ouvrage ? L’interrogation ouvre plus largement la réflexion sur les motifs et les événements ayant présidé à la production et à la publication de l’ouvrage. En considérant ce contexte, on se donne les moyens, à défaut de découvrir une quelconque intention de Vidal de publier Le bassin de la Sarre, de comprendre le parcours et la destination de cette plaquette. D’autre part, quelles que fussent la raison d’être de l’ouvrage et les circonstances qui le firent advenir, il demeure qu’il contient l’un des derniers écrits de Paul Vidal de la Blache. Or, quelle est la teneur de ce propos formulé en fin de vie ? Aucune étude n’a systématiquement porté là-dessus jusqu’à maintenant. Pourtant, il serait pertinent de savoir comment la pensée vidalienne s’y prolongea ou s’y infléchit[8]. Comment Vidal y définit-il la région, l’État, la frontière, la coexistence nationale ? Et puisque son texte concerne une région pour laquelle on réclamait à l’époque des droits au nom de la France, pour quelle raison et de quelle façon Vidal de la Blache se ralliait-il à cette revendication ? Ces questions et toutes les autres que soulève Le bassin de la Sarre en requièrent l’exégèse, soit l’interprétation, sous forme d’un commentaire détaillé, non seulement de son contenu, mais aussi de son édition. C’est pourquoi, dans l’étude qui s’engage, nous faisons appel aux ressources conjointes de la bibliologie et de la textologie. La bibliologie, objet d’une première partie livrée dans le présent article, concerne l’élaboration même de l’ouvrage. Elle établit son histoire éditoriale et, ce faisant, détaille sa relation avec le contexte où il prit existence. La textologie, objet d’une deuxième partie publiée dans un autre article, consiste pour sa part à analyser le livre en son verbe. L’examen s’attache dans cette optique aux concepts et aux propositions qui composent le texte, lequel est conçu comme une unité porteuse d’un sens propre.

FIGURE 3

Carte des infrastructures du bassin houiller de la Sarre

Carte des infrastructures du bassin houiller de la Sarre
Source : Le bassin de la Sarre, chapitre III, première édition, p. 35

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Histoire éditoriale

En raison de son premier sous-titre, « Clauses du traité de Versailles », on se doute que Le bassin de Sarre est un ouvrage fortement marqué par la terrible guerre qui venait de secouer le monde et dont les conséquences étaient hautement préoccupantes. Les armes s’étaient tues, mais encore fallait-il réussir la paix, tout en s’assurant que les préjudices causés par le conflit fussent réparés sans que d’autres n’en résultassent. Par son contenu même, surtout son premier chapitre, Le bassin de la Sarre s’inscrivait dans cette préoccupation d’une guerre et d’une paix à acquitter au meilleur compte. En l’occurrence, une région frontalière au destin national contesté et de haut intérêt économique était en cause. La Grande Guerre qui venait de s’achever avait réactivé le débat à ce sujet et son issue avait laissé entrevoir, chez d’aucuns, une nouvelle répartition territoriale. Mais plus exactement, quelle place occupe l’opuscule de Vidal et Gallois dans cette révision de la question sarroise, sinon dans sa compréhension ? Pour circonscrire ce problème, il faut considérer l’histoire même du livre.

FIGURE 4

Carte des infrastructures industrielles de la Lorraine et du Luxembourg

Carte des infrastructures industrielles de la Lorraine et du Luxembourg
Source: Le bassin de la Sarre, chapitre IV, première édition, p. 51

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Production séquencée au rythme d’une fin de guerre

Le bassin de la Sarre rassemble quatre textes produits à différents moments entre le début de 1917 et le milieu de 1919, soit avant et après la fin des combats de la Grande Guerre. Avant de paraître dans cet ouvrage, trois de ces textes avaient fait l’objet de deux publications préalables, l’un étant repris quasi intégralement et les autres ayant été passablement retouchés après leur première publication. Sous l’angle de la bibliologie, cette production ponctuée de trois éditions, quatre si on considère que Le bassin de la Sarre fut réédité en 1923, fournit un cadre temporel pour étudier le contexte dans lequel l’ouvrage a été conçu et dont, on le suppose, il porte l’empreinte. Or, avant d’examiner chacune de ces étapes, il convient d’en brosser un portrait d’ensemble afin de voir la forme que prit chaque texte au fil des éditions successives. À cette fin, un tableau exhaustif a été préparé (annexe 1) pour comparer les chapitres du Bassin de la Sarre à leurs versions précédentes dans le rapport du Comité d’études intitulé L’Alsace-Lorraine et la frontière du Nord-Est et dans le numéro 154 des Annales de Géographie[9]. L’exercice permet de voir, dans la séquence des éditions successives, la modulation du texte et du paratexte de l’ouvrage. Il s’en dégage des marqueurs temporels et idéationnels d’un contexte dont on ne peut ignorer le poids, d’où l’intérêt de les considérer attentivement.

FIGURE 5

Variations de la frontière française du Nord-Est

Variations de la frontière française du Nord-Est
Source : Le bassin de la Sarre, première édition, hors texte

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FIGURE 6

Bassin de la Sarre et régions environnantes. Répartition de la population

Bassin de la Sarre et régions environnantes. Répartition de la population
Source : Le bassin de la Sarre, première édition, hors texte

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Comité d’études

Trois des textes du Bassin de la Sarre avaient été d’abord réunis au début de 1918, intégralement ou sous une forme différente, dans un rapport du Comité d’études[10] constitué le 17 février 1917, soit au moment où les États-Unis d’Amérique rompaient leurs relations diplomatiques avec le Reich allemand (3 février). Ce comité fut créé à la demande d’Aristide Briand, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères[11]. Suivant une idée émise en 1915 par le président de la République Raymond Poincaré, ce comité, actif jusqu’en 1919, avait comme mission de mener « une série d’études en vue de déterminer, d’après les données de la géographie et les leçons de l’histoire, les bases du futur traité de paix » (Benoist, 1932 : 324)[12]. Ses membres originaux étaient tous des professeurs d’université, dont certains également académiciens. Un militaire y siégeait, le général Robert Bourgeois, directeur du Service géographique de l’armée et par ailleurs titulaire de la chaire d’astronomie et de géodésie de l’École polytechnique. Par sa composition même, le Comité affichait une volonté de fonder ses conclusions dans la plus haute érudition[13]. On plaça à sa tête deux savants réputés : l’historien Ernest Lavisse à la présidence et le géographe Paul Vidal de la Blache à la vice-présidence. Ce dernier s’assura de la cooptation de deux de ses anciens élèves : Lucien Gallois[14] et Emmanuel de Martonne[15], celui-ci agissant comme secrétaire du comité[16].

Le Comité d’études s’attacha d’abord à la frontière de la France avec l’Allemagne. Ses travaux à ce sujet, de mars à novembre 1917, se tinrent en parallèle d’événements majeurs dans le cours de la guerre. En Allemagne, le chancelier Theobald von Bethmann Hollweg, en poste depuis 1909 et porteur à cette époque d’un projet de démocratisation du Reich, subissait la pression des militaires qui craignaient qu’une paix de compromis fût acceptée. Paul von Hindenburg, chef des armées depuis août 1916, et son quartier-maître Erich Ludendorff prônaient une accentuation des combats sur le front occidental à la faveur d’une détente avec la Russie[17], en plus de faire subir à l’Angleterre, à partir de janvier 1917, une guerre sous-marine à outrance (Masson, 2012 : 572-579). Leur objectif d’instituer une dictature militaire se concrétisa, en juillet 1917, quand Bethmann Hollweg fut poussé à la démission. Malgré la déclaration de guerre américaine le 6 avril 1917, l’état-major allemand, décidé à venger la défaite de Verdun de 1916, était convaincu de venir à bout des Français et des Anglais. Il n’espérait rien de moins qu’une victoire totale assortie de la conquête de territoires. À l’ouest, les buts de guerre du Reich étaient en effet maximisés. La Belgique devait devenir un État satellite tout en étant dépouillée de la côte flamande et de la région liégeoise qui, elles, devaient être annexées à l’Allemagne. Quant à la France, elle devait être amputée, au profit de l’Allemagne, du bassin de Longwy-Briey (Bled, 2020 : 82). Mais les dirigeants de la Deutsches Heer avaient beau être ambitieux et optimistes, les Allemands, souvent privés de l’essentiel en raison du blocus imposé par les pays de l’Entente, ne manquèrent pas de signifier leur mécontentement dans de nombreuses émeutes de la faim. Du côté français, le printemps 1917 fut marqué par l’échec de l’offensive Nivelle, qui avait pourtant suscité de vifs espoirs. La désillusion, qui en fut d’autant plus grande, secoua toute la population et ébranla le monde politique. Dans l’espoir d’y remédier, le président de la République, Raymond Poincaré, invita le partisan d’une victoire sans compromis Georges Clemenceau à former le gouvernement, le 16 novembre 1917. Le nouveau président du Conseil prit alors le devant de la scène et soutint sans relâche l’effort de guerre jusqu’à l’armistice du 11 novembre de l’année suivante (Becker, 2002 : 9).

Les premières conclusions du Comité d’études furent rassemblées en 1918 dans un ouvrage de 453 pages intitulé L’Alsace-Lorraine et la frontière du Nord-Est[18]. Dans ce document, l’analyse porte à la fois sur la frontière et sur les régions frontalières. La question du tracé de la frontière est principalement traitée sous l’angle de l’histoire et de la géographie. La première permet d’en reconstituer l’évolution, au gré des alliances et des conflits, tandis que la seconde indique comment, selon les circonstances, la frontière est la cause ou l’effet des identités régionales qui se cristallisent à la faveur d’une communauté de langue, de religion, de genre de vie ou d’intérêt. Tandis que l’histoire et la géographie recherchent dans le passé l’existence des délimitations et des identités, les régions frontalières sont plutôt abordées selon le potentiel ou le danger qu’elles présentent. Le potentiel s’entrevoit sur le mode d’une collaboration à long terme qui dynamiserait la production, le commerce et la main-d’oeuvre. La justification en est le légitime progrès d’une économie moderne aux accents industriels et urbains, à laquelle s’ajoute, en ce cas, la tout aussi légitime réparation des dommages de guerre subis par la France. Le danger, plus immédiat, concerne la menace que représenterait une armée allemande postée à la frontière française, voire d’une Rhénanie militarisée et livrée à la domination prussienne.

L’introduction du rapport du Comité d’études sur la frontière franco-allemande est signée par Ernest Lavisse et Christian Pfister. Elle consiste en une démonstration historique du caractère fondamentalement français de l’Alsace-Lorraine et sur l’illégitimité du rattachement de cette région au Reich allemand en 1871. La période suivant cette conquête est peu développée et n’y sont évoquées, en conclusion, que les « protestations des Alsaciens-Lorrains contre l’annexion à l’Allemagne » (p. 33-36). Est omise la question du fort peuplement allemand que cette région avait connu sous le premier Reich et qui aurait pu contredire les prétentions de la France si, comme d’aucuns l’avaient demandé, un référendum avait été tenu (Deperchin, 2012a : 621). Un texte de Gallois complète l’introduction en décrivant les variations, depuis la Révolution française, de la frontière du nord et du nord-est. Les traités de Paris de 1814 et de 1815 y tiennent une place prépondérante.

Au-delà de l’introduction, le rapport du Comité d’études est divisé en six parties : I) La frontière d’Alsace-Lorraine ; II) La question du Luxembourg ; III) Questions économiques ; IV) Le Rhin fleuve international ; V) Questions stratégiques ; VI) Les populations rhénanes (figure 7). La question de la Rhénanie occupe les trois dernières parties, soit près de la moitié de l’ouvrage, en plus d’être évoquée çà et là. La tonalité, lorsqu’il s’agit de la Rhénanie, est résolument prospective. À la lecture, il apparaît clairement qu’on soupesa alors les options qui s’offraient pour que cette vaste région devînt, dans l’intérêt de la France, un facteur de paix en même temps qu’un atout économique. Diverses possibilités y avaient été analysées, dont l’annexion partielle ou complète de la Rhénanie à la France, ou encore son détachement de l’Allemagne pour qu’y soient créés un ou plusieurs États. La nécessité de sa démilitarisation était également exprimée. Même si aucune préférence n’y avait été affirmée, le voeu avait été que la Rhénanie fût pour la France un bouclier contre une éventuelle revanche allemande. Ce voeu, dont l’opérationnalisation demeurait pourtant délicate, serait amplement repris par la suite en France, pendant les négociations de paix ou après. En complément, le rapport plaidait en faveur de l’internationalisation du Rhin, afin que ce fleuve, au bénéfice de la France mais pas seulement, assumât encore plus qu’avant son rôle d’épine dorsale du progrès économique de l’Europe[19].

La question de la Sarre est traitée dans la première partie, intitulée « La frontière d’Alsace-Lorraine ». Cette partie est elle-même divisée en trois chapitres. Le premier porte sur la frontière entre l’Alsace et le Palatinat au regard, principalement, des traités de Paris de 1814 et de 1815, que le Comité d’études, dans une perspective française, estimait arbitraires, voire vexatoires. Ce chapitre est assorti de trois courts appendices, dont l’un de Paul Vidal de la Blache : « Persistance du sentiment français à Landau » (1918b : 75)[20]. Le géographe y rapporte qu’en février 1859, alors que la France était sur un pied de guerre avec l’Autriche, « l’ancienne ville française de Landau » ne partageait pas l’hostilité contre la France qui se manifestait par ailleurs en Bavière. On remarque en l’occurrence que l’anecdote, qui pourrait bien n’être qu’une simple curiosité, semble au contraire érigée en symbole de la justesse des prétentions françaises sur la région. Le deuxième chapitre, « La frontière de la Sarre d’après les traités de 1814 et 1815 » (p. 79-94), est également de Vidal de la Blache. Il s’agit du texte repris intégralement dans Le bassin de la Sarre sous le titre « La frontière de la Sarre, d’après les traités de 1814 et 1815 ». Ce chapitre est accompagné d’un bref exposé d’Emmanuel de Martonne : « Note sur la carte à 1/200 000e de la frontière lorraine en 1814 et 1815 » (p. 97-101), qui énumère, par département et par canton, les territoires que la France conserva ou perdit dans ces traités.

Le texte de Vidal de la Blache sur la frontière de la Sarre fut soumis à l’attention du Comité d’études, lors de sa séance du 19 mars 1917[21]. Le procès-verbal, qui fait part des propos tenus à cette occasion, souligne que le sujet traité, bien que campé dans le passé, demeurait d’actualité aux yeux du géographe[22]. Il y est en effet rapporté que Vidal « a voulu dans son rapport montrer que la question des frontières de la Sarre se posait en 1814-1815 à peu près de la même façon qu’actuellement » (Soutou et Davion, 2015 : 44). À l’époque, note-t-on, « [l]es revendications des Prussiens étaient sans doute stratégiques » et plus encore « d’ordre économique » (ibid.), de sorte qu’elles n’étaient pas, tout comme en ce début de XXe siècle, dans l’intérêt premier de la Sarre.

Selon Vidal, cette pression extérieure sur la région aurait marqué tout spécialement le secteur industriel dont l’essor fut remarquable au XIXe siècle, car de même qu’il y avait, un siècle plus tôt, « concurrence entre la métallurgie de la Sarre et la Moselle et la métallurgie rhénane [aux mains de la Prusse], une des principales usines du bassin de Sarrebruck actuel porte le nom de l’agent qui a provoqué et âprement soutenu les revendications prussiennes (aciérie Böcking) » (ibid.)[23]. Par ce commentaire formulé en séance, où l’argument semble céder au raccourci, Vidal avançait que l’injustice dont la Sarre avait été victime au début du XIXe siècle était toujours patente 100 ans plus tard. Dans une réunion ultérieure, le 23 avril 1917, il franchit un pas supplémentaire en ce sens en suggérant le bien-fondé d’une éventuelle annexion de la Sarre à la France. À cet effet, il y rappela d’abord que « la question des échanges de houille et minerai de fer [entre la Sarre et la Lorraine] a[vait] été déjà étudiée dans divers mémoires, notamment celui de la Fédération des industriels et commerçants » (Soutou et Davion, 2015 : 54). Ces échanges lui paraissant une nécessité, il ajouta qu’« [u]ne solution proposée est l’annexion du bassin de la Sarre », solution d’ailleurs « justifiée par les arguments historiques déjà exposés ici » (ibid.). Ainsi, Vidal voyait dans l’annexion de la Sarre, non seulement un juste retour au passé, mais aussi la reconnaissance d’une légitime économie régionale encore en mal d’une condition politique optimale. La perspective, toutefois, se heurtait à un obstacle diplomatique que Charles Seignobos, selon le procès-verbal de cette même réunion du 23 avril 1917, énonça sèchement : « Les Américains n’admettraient pas d’annexions dépassant l’Alsace-Lorraine » (Soutou et Davion, 2015 : 55)[24]. D’où la résolution de distinguer, après discussion, une « frontière économique », qui pourrait être « reportée au Rhin », d’une frontière politique, qui devrait « rester en deçà » (ibid.). Si une telle perspective semblait être un acceptable compromis diplomatique, la suite des travaux du Comité d’études prouverait qu’il était malgré tout ardu de s’y résoudre, comme si la géographie et l’histoire, en s’actualisant régionalement dans le progrès industriel, pouvaient encore résister aux conditions de la sécurité nationale, voire de la paix mondiale[25].

FIGURE 7

Table des matières du rapport du Comité d’études (1918)

Table des matières du rapport du Comité d’études (1918)

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Le troisième et dernier chapitre de la partie sur l’Alsace-Lorraine est de Lucien Gallois : « Le bassin houiller de Sarrebruck, étude économique et politique » (p. 105-129)[26]. Il est accompagné de trois appendices, dont deux sont de Gallois[27]. Ces documents furent soumis à l’attention du Comité d’études lors de la séance du 7 mai 1917. Après avoir brossé le portrait économique de la région, Gallois y exprime clairement, dans une seconde partie, le projet d’une annexion de la Sarre à la France. Le propos à cet effet est explicite. Gallois détaille les raisons historiques autant que prospectives d’une telle annexion, en dessine la carte et en estime les moyens pour que la population y adhère. Cette proposition, si elle emportait une grande adhésion au sein du Comité, n’en posait pas moins une grave difficulté sur le plan diplomatique, difficulté déjà signalée lors de la séance du 23 avril 1917. Cette fois, le débat s’étira pendant trois séances, les 7, 14 et 21 mai 1917, le but, visiblement, étant de contourner le problème posé par la position des alliés concernant la Sarre. L’enjeu était tel qu’on jugea nécessaire de résumer la discussion dans le rapport du Comité. En voici les termes :

Discussion. // Le rapport de M. L. Gallois a donné lieu à une vive discussion. // M. Émile Bourgeois, bien que répugnant profondément à toute idée d’annexion contre le gré des populations, se rallie aux propositions formulées. Nous avons le devoir de garantir notre pays contre de nouvelles épreuves. La guerre moderne est oeuvre d’industrie ; nous ne pouvons rester dans l’état d’infériorité où nous nous trouvons au point de vue métallurgique. // Ces observations sont appuyées par plusieurs membres de la Commission. // M. Aulard n’est pas sans inquiétude en constatant que la rectification de frontière proposée annexerait malgré eux un assez grand nombre d’Allemands pour que nous ayons la perspective de voir siéger au Parlement français des députés protestataires. Cette violation du principe même pour lequel nous combattons serait dangereuse. Il ne s’agit pas de ce faux principe, appelé principe des nationalités, mais de celui du libre consentement des peuples au nom duquel nous revendiquons l’Alsace-Lorraine. Sarrelouis et Landau, ayant juré le pacte de la patrie française en 1790, ont été violemment arrachés à cette patrie en 1815 et ne se trouvent pas dans les mêmes conditions que le reste des pays rhénans. Quant aux mines du bassin de la Sarre, rien de plus légitime que d’en attribuer le profit à la France, comme compensation aux destructions de mines opérées par les Allemands. Mais n’y aurait-il pas moyen d’assurer ce profit à notre pays sans annexer les habitants ? // M. Seignobos croit qu’une occupation militaire, rendue nécessaire pour garantir le payement de l’indemnité qu’on devra exiger de l’Allemagne, pourrait permettre de régler la question 

Comité d’études, 1918 : 129

Non sans réticences, le Comité d’études renonça au projet d’une annexion politique de la Sarre au profit d’une occupation temporaire autorisant l’Allemagne à tirer profit des charbonnages et des entreprises de la région à titre de réparations de guerre. Par ce moyen, la France pouvait relancer sa métallurgie gravement atteinte par la guerre, tout en délogeant l’ennemi d’une position stratégique. En mettant ainsi de l’avant des motifs relevant uniquement de la guerre en cours et limités à la seule exigence de réparations et de garanties, on n’avait pas à faire valoir des raisons géographiques ou historiques qui, en la circonstance, pouvaient être aussi compliquées à mettre en oeuvre qu’elles prêtaient à controverse. Encore là, l’impératif diplomatique pesa de tout son poids sur la conscience des membres du Comité d’études, mais il n’enlevait rien aux ressentiments et aux craintes qu’inspirait l’Allemagne. Aussi, pour le Comité d’études, la question de la Sarre ne pouvait se réduire à des arrangements économiques aux fins des seules réparations de guerre. À travers elle et par-delà, c’était l’Allemagne, dont on ne doutait pas de la faute, des inclinations et des intentions, qu’il fallait assujettir militairement pour la corriger, comme le plaida vigoureusement le secrétaire du comité, le géographe Emmanuel de Martonne, lors de la séance du 11 juin 1917, quand il fut à nouveau question de la Sarre. Le procès-verbal ne laisse aucun doute à cet égard :

M. E. de Martonne ne craint pas d’humilier l’Allemagne. Il estime au contraire que la chose est nécessaire. Les grandes qualités des Allemands, que nul n’admire plus que lui, ont été changées en vices par un phénomène d’intoxication, par une sorte d’ivresse entretenue en surexcitant l’orgueil national. Nous avons affaire à un peuple malade, qu’il s’agit de guérir, comme un alcoolique, dans l’intérêt de la Société des Nations[28], aussi bien que dans son propre intérêt. L’occupation militaire sera le signe incontestable montrant à tous les Allemands qu’on les a trompés. C’est un remède brutal, mais le seul dont l’efficacité puisse être garantie[29].

Le bassin de la Sarre de Vidal de la Blache et de Gallois provient donc directement des travaux du Comité d’études. Pour l’essentiel, son contenu et son esprit y trouvent leur origine. Ainsi, trois des quatre textes qui, par la suite, composeraient l’ouvrage avaient été conçus dans la perspective de définir des buts de guerre. En ce qui concerne la Sarre, l’idée d’une annexion à la France n’était pas exclue. Vidal et Gallois l’avaient à ce moment envisagée et en avaient même fait la promotion. L’heure était à exprimer un point de vue français, où l’Allemagne demeurait cet ennemi qui avait naguère arraché des territoires à la patrie, qui encore l’attaquait sur son propre sol et qui, même une fois vaincu, constituerait une menace. Le Comité d’études ne pouvait cependant ignorer l’envergure internationale que prendraient les négociations de paix qui, tôt ou tard, allaient advenir. Certes, les Fourteen Points de Wilson n’avaient pas encore été énoncés – ils le seraient le 8 janvier 1918 –, mais le Comité d’études avait déjà pris conscience des aspirations qui les préparaient.

Annales de Géographie

L’Alsace-Lorraine et la frontière du Nord-Est, premier rapport du Comité d’études, eut une diffusion restreinte. Il ne fut pas rendu public. Il ne fut pas non plus considéré comme un document officiel par les délégués français aux négociations de paix. Il n’en circula pas moins auprès de plusieurs représentants étrangers réunis à Paris pour l’occasion (Benoist, 1932 ; Lowczyk, 2010 ; Ginsburger, 2010). Il ne fut jamais réimprimé après coup. Parce qu’il en rééditait des extraits pour les faire connaître publiquement, Le bassin de la Sarre était à ce titre une exception[30].

Or cette exception n’était pas le seul fait de cet ouvrage, puisqu’un numéro des Annales de Géographie, daté du 15 juillet 1919, avait déjà repris les mêmes extraits (figure 8). On avait regroupé dans ce numéro (tome 28, no 154) quatre textes sur la Sarre, dont trois seraient repris intégralement dans Le bassin de la Sarre. Les trois articles plus tard réédités dans cet opuscule sont « La frontière de la Sarre d’après les traités de 1814 et 1815 », de Vidal de la Blache, « Le bassin houiller de la Sarre », de Gallois, et « La répartition de la population dans le bassin de la Sarre et les régions environnantes », de Gallois également. Il n’est pas anodin de préciser que, dans sa version des Annales de Géographie comme dans celle dans Le bassin de la Sarre, le texte de Gallois intitulé « Le bassin houiller de la Sarre » reprend seulement la première partie du chapitre « Le bassin houiller de Sarrebruck, étude économique et politique » publié par le Comité d’études. Ainsi, il y est amputé de la seconde partie où avait été présenté un projet d’annexion de la Sarre à la France. Par ailleurs, dans les Annales de Géographie, les articles sur la Sarre provenant du rapport du Comité d’études sont coiffés d’un autre texte de Gallois, « La paix de Versailles. Les nouvelles frontières de l’Allemagne » qui, pour sa part, n’est pas repris dans Le bassin de la Sarre, sinon pour l’un de ses passages. Cet extrait y est intégré dans un texte largement inédit, « Les clauses du traité de Versailles », où Gallois explique, comme mentionné plus haut, le statut de la Sarre à l’issue de la Grande Guerre.

FIGURE 8

Sommaire du numéro 154 des Annales de Géographie (1919)

Sommaire du numéro 154 des Annales de Géographie (1919)

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Dans la mesure où il fut publié à peine deux semaines après la signature du traité de Versailles (28 juin 1919), ce dossier des Annales de Géographie sur la Sarre est assurément en relation directe avec les lourdes décisions qui venaient d’être prises. S’agissait-il de marquer une objection au traité relativement à la Sarre ? Cela paraît peu probable étant donné le retrait du long passage, dans l’un des textes de Gallois, sur les raisons et la manière d’annexer cette région. En fait, il n’y avait pas nécessairement matière à une franche opposition, puisque le traité de Versailles sanctionnait l’idée, déjà formulée en compromis par le Comité d’études, d’une occupation de la Sarre aux fins des réparations de guerre. De plus, la planification d’un référendum pour déterminer, dans 15 ans, le destin national de la Sarre n’excluait pas que la France pût à terme être rétablie dans ses prétendus droits, fondés, comme l’avait interprété le Comité d’études, sur la géographie et l’histoire de la région. D’ailleurs, les textes réédités dans les Annales de Géographie, en confortant cette conviction auprès des géographes et de leurs amis, pouvaient s’avérer opportuns dans cette perspective.

Première édition

Les études de Vidal de la Blache et de Gallois sur la Sarre trouvaient certainement, par la voie des Annales de Géographie, des lecteurs avertis. Leur nombre était néanmoins limité, puisque la revue, bien que réputée, s’adressait essentiellement aux spécialistes de la géographie ou à ceux qui s’intéressaient à cette discipline. Réunies au sein d’un ouvrage publié chez un éditeur connu et bien distribué, ces études pouvaient gagner un auditoire élargi. À propos de cette édition, la principale question bibliologique qu’il reste à éclaircir concerne sa date de sortie, à commencer par son année de publication qui n’est nulle part indiquée dans le livre. En fait, la seule assurance a priori à ce sujet est que l’ouvrage fut publié après le numéro 154 des Annales de Géographie dont il reprend de larges extraits. Aussi, Le bassin de la Sarre sortit après le 15 juillet 1919, mais quand exactement ?

Les catalogues bibliographiques récents ou actuels ne concordent pas sur ce point, balançant entre 1919 et 1920, quand ils ne s’abstiennent pas de mentionner une date. Le catalogue de la Bibliothèque nationale de France ne cite aucune date de publication, sinon en référence à la seconde édition, de 1923. Le Comité des travaux historiques et scientifiques retient également 1923 dans sa notice bibliographique sur Vidal de la Blache, tout en préférant, pour le même ouvrage, la mention sans date (sd) dans celle sur Gallois. Des bases documentaires telles que Gallica, OCLC WorldCat et Sudoc mentionnent 1919, 1920 ou renoncent à le dater. La Bibliothèque de documentation internationale contemporaine est muette sur l’année d’édition de l’ouvrage. La bibliographie de Vidal de la Blache rassemblée en 1984 par Howard Andrews indique 1919. De leur côté, la Library of Congress de Washington et le Portail des bibliothèques et centres de documentation du ministère des Armées estiment que l’ouvrage a été publié en 1919. Enfin, une bibliographie sélective effectuée par la Bibliothèque de France en 2018 (à l’occasion du centenaire du décès de Vidal de la Blache) n’inclut aucune notice bibliographique sur Le bassin de la Sarre.

Même les bibliographies de l’époque ne sont pas d’une grande précision. Étonnamment, la Bibliographie géographique, pourtant proche des cercles vidaliens, ne comprend aucune entrée concernant l’ouvrage dans ses numéros de 25 à 29, regroupés en un seul volume en 1921, pour faire part des titres parus de 1915 à 1919. Seule une publicité de l’éditeur Armand Colin, qui annonce des nouveautés, le mentionne en dernière page. Quant aux fameux Petermanns Geographische Mitteilungen, l’ouvrage y est recensé deux fois. La première référence propose 1921 comme date de publication ; la seconde la déclare inconnue en indiquant o.J. (soit ohne Jahr, littéralement sans année et équivalent de l’expression française « sans date »).

La presse généraliste recèle toutefois la réponse. En effet, le Journal des débats politiques et littéraires, l’Excelsior et Le Temps, dans leur livraison du 9 ou du 10 octobre 1919, signalèrent l’édition de l’ouvrage, ce qui autorise à penser que Le bassin de la Sarre était déjà disponible à la fin de septembre de la même année. Un avis de parution diffusé dans le numéro 155 des Annales de Géographie daté du 15 septembre 1919 (figure 9)[31], conforte de surcroît cette idée.

L’ouvrage parut donc au moment de la ratification du traité de Versailles par les instances supérieures de la République française. Dès le 3 juillet 1919, une commission parlementaire avait été constituée pour étudier le traité. L’objectif était de vérifier si l’entente servait les intérêts supérieurs de la France. Malgré une opinion générale plutôt favorable, un courant soutenait que la France avait trop concédé (Becker, 2002 : 107-110). Cette critique ne s’attachait pas principalement à la Sarre. Elle concernait avant tout la garantie militaire qu’avait obtenue la France de l’Angleterre et des États-Unis d’Amérique en vue de la défendre contre l’Allemagne en cas d’une nouvelle agression. D’aucuns, dont le maréchal Ferdinand Foch qui avait mené les armées interalliées à la victoire et assuré l’occupation de la Rhénanie prévue par l’armistice (Krumeich, 2012 : 604), estimaient qu’il eût mieux valu soustraire toute la rive gauche du Rhin au territoire allemand et non simplement prévoir sa démilitarisation et son occupation pendant 15 ans. Déjà, pendant les négociations de paix, Foch avait tenté, mais sans succès, de faire valoir ce point de vue, qui heurtait le droit des nations, érigé en principe de la paix par le président étasunien. En même temps, une telle sanction eût trop bouleversé l’équilibre européen en affaiblissant outre mesure l’Allemagne qui, par ailleurs, perdait de larges portions de territoire (Becker, 2002 : 5-52 ; Becker et Krumeich, 2008 : 286-287)[32]. L’argument, qui avait malgré tout des partisans en France, fut repris quand il fallut procéder à la ratification du traité de Versailles, mais ne put la contrecarrer (Becker et Krumeich, 2008 : 291). En parallèle, on jugea approprié de rappeler au grand public ce qu’était la Sarre et ce qu’il en advenait, en republiant ce que deux géographes estimés, qui y voyaient avant tout l’oeuvre de la France, avaient pu en dire.

FIGURE 9

Avis de parution de l’ouvrage Le bassin de la Sarre dans le numéro 155 (15 septembre 1919) des Annales de Géographie

Avis de parution de l’ouvrage Le bassin de la Sarre dans le numéro 155 (15 septembre 1919) des Annales de Géographie

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Seconde édition

Le bassin de la Sarre fut réédité en 1923 chez le même éditeur, Armand Colin, mais dans un format différent[33] et sous un titre retouché, puisque le segment « Clauses du traité de Versailles » en fut retiré. Cette fois, l’année de publication y était indiquée. Le contenu de l’ouvrage est le même qu’à la première édition[34], sans mise à jour des statistiques[35]. Les différences concernent la correction de coquilles[36], l’usage d’une nouvelle règle typographique[37] et un changement dans le paratexte[38].

À l’époque, l’histoire mouvementée de l’après-guerre subissait une autre secousse. Les réparations de guerre, que l’Allemagne devait verser à partir de 1920, suscitaient de fortes tensions (Imbert, 1935), alors que la sécurisation de la Rhénanie en inquiétait encore plusieurs (Becker, 2002 : 116-117). L’Allemagne, accablée par l’hyperinflation (Feiertag, 2012 : 837-840), fit immédiatement défaut de paiement et l’agitation sociale s’y intensifia[39]. En janvier 1923, la Belgique et la France, dans l’espoir de s’assurer des réparations de guerre, occupèrent la Ruhr (Becker et Krumeich, 2008 : 306). Revêtue d’une nouvelle actualité, la question allemande pouvait justifier de revenir sur une problématique certes incidente dans le débat en cours, mais tout de même reliée, en republiant Le bassin de la Sarre[40].

Conclusion

Il se dégage de l’analyse bibliologique que la seule contribution de Paul Vidal de la Blache au Bassin de la Sarre, publié au début de l’automne 1919, réside dans le chapitre dont il est l’auteur. Et encore là, ce chapitre n’est qu’une reprise d’un texte rédigé dans un autre contexte, au cours des premiers mois de 1917. Par ailleurs, aucun indice ne laisse croire que Vidal n’eût à ce moment, et jusqu’à son décès en avril 1918, le projet d’un ouvrage sur la Sarre coécrit avec son collègue Lucien Gallois. Ses carnets n’en font pas mention[41]. Les archives de l’éditeur Armand Colin et des Annales de Géographie, muettes relativement à cette époque selon les informations reçues, ne permettent pas non plus d’en attester. Il reste à compulser la correspondance personnelle de Vidal, autre que celle déjà diffusée[42]. Si elle recelait l’intention d’une publication sur la Sarre à partir des matériaux tirés du Comité d’études, il faudrait espérer qu’elle en dévoile également les motifs. En l’état actuel des connaissances, la raison d’être du Bassin de la Sarre, en tant qu’ouvrage, semble n’appartenir qu’au seul Lucien Gallois, qui en conçut une édition séquencée selon trois circonstances critiques d’après-guerre : la signature du traité de Versailles le 28 juin 1919 (le dossier dans les Annales de Géographie), sa ratification par le parlement français en octobre 1919 (première édition) et sa quasi-rupture en 1923 (seconde édition). Dans cette condition, l’attribution de l’ouvrage à Vidal semble avant tout reposer sur le simple fait qu’un chapitre était de sa plume, de même qu’elle témoigne possiblement d’une déférence d’un élève envers son maître.

Cela étant dit, il convient de distinguer la volonté de publier un ouvrage et l’adhésion à ce qui y est exprimé. Certes, Vidal, disparu au printemps 1918, n’avait pas connu la fin de la Grande Guerre et encore moins les conditions de paix qui en découlèrent. Il pouvait néanmoins anticiper cette issue, car il avait participé aux travaux du Comité d’études, créé en février 1917 pour contribuer à la définition des buts de guerre de la France. Ce fut d’ailleurs là la circonstance qui l’avait amené à rédiger son étude historique sur les frontières de la Sarre. Or ce comité avait confronté maintes options et il s’y dégageait déjà que la volonté d’annexer la Sarre, pourtant légitime aux yeux de la plupart de ses membres, dont Vidal, risquait de compromettre le consensus nécessaire à l’aboutissement des négociations de paix. A minima, le Comité n’en caressait pas moins l’espoir d’une occupation temporaire à des fins économiques. Seulement, peut-on déduire de cette conjoncture une volonté vidalienne de, plus tard, publier un ouvrage pour nuancer, voire pour remettre en cause, la position qui, de son vivant, semblait devoir à terme s’imposer ? Il est plus probable que Gallois en décida seul au vu du débat sur le traité de Versailles qui faisait alors l’actualité. Vidal eût ainsi été mobilisé dans une entreprise éditoriale pour défendre une opinion que, sans plus, on pouvait par extension lui prêter.

L’étude bibliologique qui vient d’être menée ne peut confirmer que Le bassin de la Sarre a été produit et publié selon la volonté de Vidal. Elle indique toutefois que Vidal était animé de motifs politiques au moment d’écrire le texte qui serait plus tard publié sous son nom, dans l’ouvrage. En effet, comme Gallois, Vidal avait fait la promotion au sein du Comité d’études d’un projet d’annexion de la Sarre à la France et s’était rallié au compromis diplomatique que le même comité avait finalement accepté, compromis que le traité de Versailles concrétiserait à terme. Mais est-ce que ce motif politique transparaît dans son texte ? Certes, Vidal y insiste de manière certainement partisane sur les bienfaits prodigués à la Sarre par la France, mais il n’y prône aucune option politique expressément. Cette réserve transparaît d’ailleurs dans tout Le bassin de la Sarre, judicieusement dépourvu d’introduction et de conclusion sous cet angle.

En fait, il pouvait difficilement en être autrement. À bien y penser, il n’était pas opportun, après la signature du traité de Versailles, que des intellectuels dérogeassent publiquement d’une position officielle qu’ils venaient en quelque sorte de justifier à l’invitation des cercles du pouvoir. De plus, aux yeux de la seule science qu’ils représentaient désormais, ils n’avaient pas la capacité, par statut ou par mandat, d’exprimer ouvertement une position politique à ce propos. Sans compter que le sujet, propice au débat à cette époque, pouvait, si on prenait parti, susciter ou entretenir de fâcheuses et inutiles mésalliances. Il n’empêche que Vidal de la Blache et Gallois avaient reconnu, sur la base d’une connaissance de la géographie de la Sarre, le caractère français de cette région et avaient défendu en conséquence la légitimité de la France à vouloir le maintenir. Aussi pouvait-il être tentant, pour Gallois, de revenir discrètement à la charge, ne fût-ce que pour exposer la science géographique qui en attestait, tout en laissant la question politique en suspens. La solution offrait l’avantage d’éloigner la réflexion politique sur la Sarre du piège des circonstances immédiates en laissant à une « étude historique et économique » de la région le soin d’inspirer une solution qui pourrait bien trouver une autre occasion de se réaliser. Ainsi s’entrevoit l’hypothèse d’un engagement politique envers la Sarre exprimé à la faveur d’une description géographique de cette région et au risque d’asservir la géographie à cette fin. Or, pour explorer cette hypothèse, il faut maintenant soumettre Le bassin de la Sarre à un examen textologique, que nous proposons de mener dans un second article.