Article body

-> See the list of figures

Les décennies d’après-guerre au Canada sont habituellement présentées comme des années de prospérité matérielle généralement partagées. Dammed : The Politics of Loss and Survival in Anishinaabe Territory contredit cette vision hégémonique en montrant comment les grands projets d’infrastructure sur lesquels a reposé la croissance économique ont eu des effets environnementaux dommageables directement subis par les peuples autochtones. Si beaucoup de recherches historiques et géographiques ont porté sur les effets du développement hydroélectrique sur les territoires, autant au Québec que dans la plupart des provinces canadiennes, il manquait un ouvrage fin, documenté et au ras du sol pour restituer concrètement les conséquences multiples de la société de croissance hégémonique sur les espaces et les modes de vie autochtones. La monographie de Britanny Luby remplit amplement ce rôle et va même plus loin, proposant une recherche extrêmement stimulante à plusieurs égards.

Dès l’introduction, j’ai été conquis par les détails personnels qui colorent le récit et justifient le choix du sujet : Luby est elle-même une Anichinabée originaire de la réserve de Dalles 38C, près de Kenora dans l’ouest de l’Ontario, soit le territoire à l’étude. Cette situation lui offre un meilleur accès aux aînés anichinabés : leurs témoignages servent de fondation à ce livre qui exploite aussi largement les archives écrites, notamment celles d’Ontario Hydro (ex-HEPCO), ouvertes à l’historienne et à la communauté de Dalles 38C dans une perspective de réconciliation à la suite d’un accord entre Ontario Power Generation et la réserve. À travers plusieurs anecdotes et récits personnels, Luby affirme sa position en tant que femme autochtone exilée de la réserve pour ses études postsecondaires, insistant sur l’importance du parcours individuel dans le traitement d’un sujet de recherche. Ces éléments personnels sont adroitement intégrés au récit grâce à une plume épurée et personnelle.

Le récit, justement, est concentré sur les effets de la construction de barrages sur les Anichinabés associés à la réserve Dalles 38C. La période s’étend de la fin du XIXe siècle, avec la construction des premiers barrages d’envergure par des intérêts miniers et sylvicoles, jusqu’aux années 1970, marquées par les dommages profonds qu’a générés la construction de la centrale hydroélectrique de Whitedog Falls, érigée dans les années 1950. Ces effets sont multiples. Le bouleversement des courants causé par la construction des barrages affecte la stabilité et la prévisibilité des routes de glace le long de la rivière Winnipeg utilisées par les Anichinabés et nuit à leur capacité de s’insérer dans des réseaux commerciaux, à avoir accès à des services publics ainsi qu’à leurs lignes de piégeage. Les barrages entraînent aussi des inondations importantes qui portent atteinte à la culture du « manomin », une variété de riz sauvage centrale dans la cuisine anichinabée. La contamination du bassin hydrographique par le mercure entraîne une dégradation de la qualité de la chair des poissons, au point où les médecins, à partir des années 1960, déconseillent la consommation de ceux pêchés dans la Winnipeg. L’insécurité alimentaire subie devient une justification pour le placement des enfants de la réserve dans des pensionnats, par le Children’s Aid Service. Les femmes enceintes, à qui la consommation de poisson blanc donnait un lait maternel de la plus haute qualité, voient cette pratique ancestrale menacée, brisant le lien symbolique avec les générations précédentes.

Heureusement, la monographie insiste aussi sur la résistance des Anichinabés face au bouleversement de leur territoire. Luby emploie une définition très large de la résistance et y inclut les actes d’adaptation, de coopération ainsi que de résistance passive. Ce choix permet de restituer des pratiques qui sortent du cadrage habituel de la résistance comme étant constituées d’actes formellement politisés, organisés et collectifs. Pour leur part, les membres de la réserve de Dalles 38C se sont adaptés aux fluctuations du courant en accroissant leurs échanges commerciaux avec les colons. Certains hommes ont accepté des emplois chez HEPCO pendant la construction de la centrale de Whitedog, utilisant leur salaire pour continuer à vivre sur la réserve dans un contexte d’insécurité alimentaire et d’exil chez les Anichinabés. Ces emplois n’étaient que temporaires et disparurent après l’inauguration de la centrale, mais ils témoignent, pour Luby, d’une forme d’adaptation et d’agentivité face au changement imposé par les gouvernements fédéral et provincial. D’aucuns discuteront de l’étendue de cette conception de la résistance, mais elle permet effectivement d’étudier des pratiques qui seraient autrement ignorées par un cadrage d’histoire politique classique surtout attentif à des grands procès ou à des pétitions, par exemple.

L’ouvrage de Brittany Luby s’avère donc une contribution majeure à l’histoire de développementalisme d’après-guerre au Canada. Croisant une multitude de sources et assumant la position de la chercheuse, il intéressera les historiennes, les historiens et les géographes attentifs aux conséquences de la croissance économique sur l’extraction de ressources naturelles et sur la défiguration du territoire ancestral des peuples autochtones du Canada. Son style clair et limpide motivera aussi le grand public pour la recherche d’une étude fouillée, mais accessible, sur les conséquences profondes du colonialisme.