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Personne ne lit jamais deux fois le même livre, comme disait Robertson Davies (1913-1995), adaptant la réflexion du philosophe Héraclite qui, il y a 26 siècles, affirmait déjà qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Ainsi, Pour une géographie du pouvoir est un long fleuve, parfois tumultueux, parfois tranquille, qui se renouvelle de lui-même. La réédition par la maison Bi2S redonne vie à un ouvrage qui, à mon sens, est resté beaucoup trop oublié des géographes ou de ceux qui travaillent sur les relations sociales. Découverte pour la première fois dans les années 1990, l’approche raffestinienne a servi de colonne vertébrale à ma thèse sur la colonisation agricole au Vietnam (Déry, 2004), même si Raffestin lui-même n’a jamais écrit sur ce pays. À le relire aujourd’hui, je me rends compte à quel point l’essai était riche et pertinent, qu’il a bien vieilli et aussi à quel point le temps a érodé ma propre perception de cette richesse. La nouvelle préface d’Anne-Laure Amilhat Szary (plus de 30 pages !), fort érudite, introduit le livre, réfléchit sur la pertinence de sa réédition, sa structure, sa portée à l’époque et aujourd’hui, sa réception et les critiques qui l’ont accueilli, ainsi que sur un des éléments centraux de la réflexion de Raffestin, la question de la territorialité. Amilhat Szary positionne enfin le livre entre « héritages structuralistes et ouvertures post-modernes ». Inutile, donc, de refaire l’exercice : lisez cette préface !

Je tiens pourtant à insister sur quelques éléments qui ont attiré mon attention à cette deuxième lecture. Premièrement, ses réflexions sur l’État comme acteur géographique, « territorialisateur » par excellence : elles étaient assez riches pour nourrir, dans les années 1980 et 1990, tout un cycle de recherche chez Rodolphe De Koninck autour du compromis territorial (par exemple, De Koninck, 1993), mais aussi pour rester pertinentes malgré les transformations radicales de cet État, forcé de s’adapter à la donne mondiale, accaparant l’espace dans tous ses petits racoins pour le faire sien et territoire, même celui occupé par la forêt et les animaux sauvages (Déry, 2008). Alors que, pendant longtemps, il a « planté » des paysans pour construire son territoire (De Koninck), cet État les retire depuis peu pour construire son territoire d’une manière plus intégrée, multiscalaire (Déry).

Dans cette même veine, deuxièmement, lorsqu’il discute de la « linéarisation de la frontière [comme] une tendance de l’État moderne », son propos reste d’actualité malgré la transformation de l’État : « La ligne matérialisée est certainement une “perversion” politique qui dissimule un état de guerre latent, c’est-à-dire une incapacité à nouer des rapports de pouvoir dont la violence soit exclue » (p. 226). L’avènement d’un État intégré démontrait justement une capacité nouvelle à changer les rapports de pouvoir nationaux, alors que le regain des régimes populistes du type de celui de Trump aux États-Unis, entre 2016 et 2020, constitue un recul de ce point de vue et démontre l’actualité de la réflexion raffestinienne : un retour à la violence comme instrument des rapports d’altérité.

Enfin, troisièmement, la question de l’information constitue un élément central de l’essai (au premier chef comme membre du couple information-énergie, qui forme le travail), et son traitement par Raffestin a été, à plusieurs égards, presque prémonitoire, préfigurant à plusieurs égards l’avènement d’Internet, son importance, les enjeux que son développement a suscités et, surtout, les relations de pouvoir qui l’entourent : « vulgarisation du réseau de circulation, privatisation du réseau de communication. Ce n’est pas un hasard si les acteurs suivent cette stratégie paradoxale : ils ont compris que les moyens se déplaçaient de plus en plus vers l’information » ; et d’ajouter, fournissant en quelque sorte 35 ans avant leur « avènement », une explication aux fausses nouvelles qui empestent actuellement l’information : « Ces stratégies paradoxales conduisent à la transparence des flux matériels [exemple, transport des marchandises] et à l’opacité des flux immatériels [exemple, finance, information] » (p. 266).

Ce n’était peut-être pas l’ambition d’un Claude Raffestin humble qui, refusant de vraiment conclure, achève tout de même son essai en promouvant la pratique d’une « géographie immédiate » (p. 342) : ancrée dans le chaos et la complexité du quotidien, « elle doit savoir se pencher sur les faits divers » (Ibid.), une sorte de fleuve renouvelé en quelque sorte. En tous les cas, Raffestin a su lire son temps et élaborer une réflexion flexible qui le dépasse. Il reste d’une actualité déconcertante.