Article body

Introduction

Le care[1] correspond à l’ensemble des valeurs, activités et relations recouvrant le fait de « se soucier de » et de « prendre soin de ». Le domicile est un important lieu du déploiement du care. L'accès à un logement abordable, adéquat notamment sur le plan de la taille et de l’entretien et qui s’inscrit dans un réseau de soutien, conditionne grandement les capacités et possibilités d’offrir et de recevoir du care à domicile (Bowlby, 2019 ; Power, 2019 ; Power et Mee, 2019). Toutefois, cet accès est inégal puisqu’il est conditionné par des systèmes d’habitation fortement influencés par le marché immobilier, lequel tend à réduire le logement à une marchandise pouvant être utilisée par des individus et des entreprises pour accumuler des richesses et des gains financiers (Madden et Marcuse, 2016).

Depuis plusieurs années, les directions des maisons d’hébergement au Canada constatent qu’un nombre croissant de femmes et de familles peinent à quitter ces ressources en raison d’un manque criant de logements abordables, salubres, sécuritaires et de taille suffisante dans leur communauté (Maki, 2019). Bien que le système d’habitation canadien repose majoritairement sur le marché immobilier pour assurer l’offre, l’attribution et l’entretien des logements, les gouvernements influencent cette offre, par exemple pour réguler les échanges, stimuler l’économie ou répondre aux besoins de la population (Wekerle, 1997 ; Suttor, 2016). Toutefois, l’itinérance cachée des femmes ayant recours aux maisons d’hébergement est souvent négligée par les politiques, dont l’attention est centrée sur l’itinérance chronique, visible dans les lieux publics, qui représente d’importantes dépenses étatiques (MacLeod et al., 2017).

Quelques cas font exception à ce contexte uncaring puisque plusieurs intervenantes et intervenants se mobilisent et assemblent les composantes nécessaires pour créer, à l’intention de ces femmes et familles, des programmes de logements sociaux avec soutien communautaire. La littérature sur le logement social au Canada a, jusqu’à maintenant, surtout porté sur l’évolution des politiques et leurs influences sur la création de nouveaux logements (Carroll et Jones, 2000 ; Hackworth et Moriah, 2006 ; Bouchard et al., 2010 ; Suttor, 2016), de même que sur les effets de ces politiques sur la vie des locataires et des collectivités (Thériault et al., 2001 ; Novac et al., 2004 ; Tremblay et al., 2009). Ainsi, très peu de chercheurs et chercheuses se sont attardés aux origines des nouveaux programmes et aux processus mis en oeuvre à l’échelle communautaire pour créer du logement social, ou se sont intéressés à l’habitation sous l’angle du care (Thompson, 2018).

Dans cet article, nous comparons des processus ayant permis la création de nouveaux logements sociaux avec soutien communautaire pour femmes cheffes de familles monoparentales à Montréal, Toronto et Vancouver, pour saisir de quelles façons on y intègre le care. La première section montre comment la littérature a abordé les transformations des responsabilités et logiques d’action liées au care et au logement. Après la présentation de notre méthodologie, nous introduisons les trois cas et dégageons les points de convergence dans les processus mis en oeuvre. À partir de cette analyse, nous soulignons que les cinq modalités du care ont été au centre des processus de création dans les trois villes. De plus, dans ces processus, le care n’a pas été cantonné à la sphère privée : une pluralité d’espaces et d’intervenantes ou d'intervenants y ont été engagés à travers le continuum public-privé.

Care et politiques sociales

Le care a traditionnellement été associé aux émotions, aux relations intimes et familiales et à la dépendance. En ayant été assignées aux femmes ainsi qu’aux personnes racisées ou migrantes, les activités et attitudes associées au care ont été dévalorisées, vues comme des questions d’ordre privé et comme des responsabilités individuelles qui s’exercent au sein d’espaces associés au domicile (Held, 2006 ; Tronto, 2009 ; Power, 2019). Toutefois, Tronto définit le care comme : « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, continuer ou réparer notre “monde’’ de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie » (2009 : 143). Suivant cette définition, le care ne peut se résumer à des tâches ; c’est pourquoi de nombreux chercheurs et chercheuses insistent sur sa dimension relationnelle. Le care constitue donc un mode d’interaction qui renvoie à une responsabilité et à un engagement réciproque et continu fondé sur un intérêt proactif pour le bien-être d’autrui (Conradson, 2003a ; Milligan et Wiles, 2010 ; Bowlby, 2012). Le care n’est pas naturel, fixe et universel. Il s’inscrit dans un contexte social, politique, économique, culturel et temporel qui influence les personnes jugées responsables, les lieux d’exercice, sa visibilité et les inégalités associées (Held, 2006 ; Tronto, 2013 ; Power, 2019).

Les besoins et l’exercice du care se sont transformés en raison des importants changements des modes de vie stimulés par l’urbanisation. Parmi les mouvements de réforme urbaine, figuraient des féministes maternalistes qui ont fait valoir la pertinence de leurs perspectives en raison de leurs fonctions associées au soin, à l’affection et à la moralité en tant que mères ou épouses – au care (Bereni et Revillard, 2008). Au début du XXe siècle, ces femmes ont mis en place des formes d’aide caritative pour les « mères nécessiteuses » et ont demandé aux gouvernements de soutenir le travail du care (Cohen, 2012). De tels mouvements ont permis d’établir des allocations publiques versées aux mères dans le besoin afin de protéger enfants et familles, alors vues comme des éléments-clés de la construction de l’unité nationale. Ces actions ont été au fondement de politiques sociales par lesquelles les gouvernements prennent davantage de responsabilités pour assurer le bien-être de leur population. Les politiques ont intégré des formes de care aux services publics exercés par des professionnelles à l’extérieur du domicile (hôpitaux, centres jeunesse, garderies, etc.) (Sevenhuijsen, 2003 ; Staeheli, 2003 ; Cohen, 2012). Jenson (2004) note, par exemple, que le nombre croissant de politiques visant les enfants au Canada signale un changement de paradigme où les parents ne sont plus les seuls à assurer le bien-être de leurs enfants : la responsabilité est désormais partagée avec une communauté, plus large. Et ces déplacements font en sorte que les questions associées à la planification, la distribution, l’évaluation du care font davantage partie des débats publics (Sevenhuijsen, 2003).

Plusieurs ont souligné que les réformes néolibérales ont amené les gouvernements à se désengager de plusieurs politiques sociales et ainsi privatiser le care. Il est notamment question de transfert de responsabilités vers les entreprises privées, les communautés et les individus eux-mêmes au sein de leur domicile (Milligan, 2000 ; Staeheli, 2003 ; Milligan et Wiles, 2010 ; Power et Bergan, 2019). Dans cette foulée, des organismes communautaires, en particulier les organismes sans but lucratif (OSBL), ont réorienté leurs activités en passant de la défense de droits à la prestation de services directs à la population, auparavant assumés en totalité ou en partie par les institutions publiques (Phillips, 2012).

Ces organismes ont créé de nouveaux lieux et modalités d’actions associés au care tels que les soins à domicile ou les services pour personnes itinérantes (Milligan, 2000 ; Conradson, 2003b ; Staeheli, 2003 ; Jupp, 2014). Certains auteurs soulignent que ce transfert vers les communautés est propice à ce que le care fasse partie des attitudes adoptées et, donc, résiste aux dictats néolibéraux axés sur les impératifs de croissance et de rentabilité, ainsi que sur une vision du care comme une responsabilité individuelle (Sevenhuijsen, 2003 ; Power et Bergan, 2019). Dans ces articles, l’habitation est un thème récurrent puisque le domicile est un lieu permettant et conditionnant la possibilité de recevoir et d’offrir du care (Mee, 2009 ; Thompson, 2018 ; Bowlby, 2019 ; Power et Mee, 2019) et puisque le logement social constitue une politique sociale (Suttor, 2016).

Transformation des modalités du logement social au Canada

La genèse des interventions étatiques sur le logement peut être associée aux pressions exercées par les mouvements de réforme urbaine qui considéraient le domicile comme une assise pour une vie saine et pour la possibilité de contribuer au marché du travail. Ces mouvements ont lutté contre les taudis, fait la promotion du logement social et de la régulation des conditions d’habitation, mais aussi de l’accès à la propriété pour que chaque famille ait son domicile (Choko et al., 1987 ; Madden et Marcuse, 2016).

Dans cette mouvance et dans le contexte d’après-guerre, le gouvernement fédéral a soutenu l’accès à la propriété et le développement de logements publics (Carroll et Jones, 2000). Au cours des années 1970, des programmes pour le développement de coopératives et d’OSBL d’habitation ont été établis, ce qui a placé, en partie, les responsabilités entre les mains des communautés et des municipalités (Wekerle, 1988). Ces programmes ont également élargi la définition de logement social, qui renvoie à des unités résidentielles à prix abordables subventionnées, en totalité ou en partie, par les gouvernements. Les investissements fédéraux dans le logement social ont culminé au cours des années 1970 et se sont poursuivis dans les années 1980.

Toutefois, le logement social est un des secteurs qui ont été particulièrement affectés par les politiques néolibérales. Le désengagement s’est confirmé en 1994 lorsque le gouvernement a annoncé la fin des programmes de financement de nouveaux logements sociaux (Carroll et Jones, 2000 ; Hackworth et Moriah, 2006 ; Suttor, 2016). Ces politiques n’ont pas éliminé les investissements, mais elles les ont réorientés et ont transformé les responsabilités dans le domaine. L’accession à la propriété est demeurée au centre des investissements et les responsabilités du logement social ont été confiées aux provinces et territoires, qui s’appuient principalement sur les municipalités, les organismes communautaires et le secteur privé pour en assurer le développement et la gestion (Suttor, 2016).

Des nouveaux modèles d’habitation ont été développés par les coopératives et les organisations sans but lucratif pour répondre aux besoins locaux ou à ceux de populations ciblées (Hackworth et Moriah, 2006 ; Bouchard et al., 2010). Par exemple, des groupes de femmes ont remis en question la façon de développer du logement social en reconnaissant que les besoins des jeunes mères, des femmes en difficulté, à risque d’itinérance ou fuyant une situation de violence vont au-delà de l’abordabilité des logements. Ces besoins concernent, entre autres, la sécurité, les espaces pour les enfants, le respect de la vie privée, le soutien mutuel, ainsi que l’accès à des services sur place (Wekerle, 1988 et 1997).

Les groupes ont également élaboré des approches multidimensionnelles qui utilisent le logement, par exemple, pour soutenir les femmes de façon globale dans une démarche d’insertion socioprofessionnelle, mais aussi pour contribuer à la lutte contre l’exclusion et la pauvreté (Tremblay et al., 2009). Ces pratiques innovantes consistent notamment à joindre les unités de logements sociaux à l’offre de soutien sur place répondant aux besoins individuels (écoute, référencement, accompagnement, etc.) et collectifs (résolution de conflit, ateliers d’éducation populaire, loisirs, etc.). Selon la population visée et le type de logements offerts, le niveau et les modalités de soutien varient pour assurer la stabilité résidentielle des locataires tout en respectant leur autonomie. Plusieurs recherches ont démontré l’efficacité du soutien communautaire en logement social[2] pour contribuer à la stabilité résidentielle des femmes et des familles, mais également d’autres populations jugées vulnérables ou à risque d’itinérance (Thériault et al., 2001 ; Novac et al., 2004). Ces pratiques issues des organismes communautaires sont aujourd’hui reconnues et soutenues par les institutions (Perron et Roy, 2007 ; Gouvernement de l’Ontario, 2017).

Bien que la création de logements sociaux soit majoritairement entre les mains d'organismes communautaires, ces démarches demeurent tributaires du financement public, qui varie selon les provinces. En 1996, le gouvernement ontarien a délégué la responsabilité du logement aux municipalités, et ce, sans un engagement politique, sans transformation des pouvoirs des villes et sans allocation de ressources fiscales suffisantes (Hackworth et Moriah, 2006). Le développement se fait principalement par l’entremise de fournisseurs de logements municipaux ou privés à but non lucratif qui accèdent aux quelques programmes fédéraux, provinciaux et municipaux disponibles (Suttor, 2016). À l’opposé, le programme AccèsLogis Québec a été créé en 1997, à la suite de pressions d'organismes communautaires, afin de soutenir le développement de projets résidentiels pour les ménages à faible ou modeste revenu. Les logements peuvent comprendre du soutien communautaire sur place pour assurer la stabilité résidentielle et favoriser l’inclusion sociale des locataires (Perron et Roy, 2007 ; Bouchard et al., 2010). En Colombie-Britannique, les politiques et programmes provinciaux établis depuis 1990 ont favorisé l’attribution de supplément au loyer sur le marché privé, le financement de services d’hébergement d’urgence et de logements permanents ou transitoires avec soutien. Ces investissements sont destinés principalement à des personnes en situation d’itinérance ayant des problèmes de santé mentale et de toxicomanie (Klein et Copas, 2010).

Ce transfert de responsabilités a créé des disparités entre les provinces, les régions et les villes puisque le logement social n’a pas été priorisé par tous les gouvernements (Wekerle, 1997 ; Suttor, 2016). Cela a également ralenti le développement à l’échelle canadienne. Alors qu’au cours des années 1970 et 1980, 17 052 logements sociaux ou abordables étaient créés en moyenne annuellement, ce rythme a été plus de trois fois plus lent, avec 4 568 unités par année à compter de 1990 (SCHL, 2019). En somme, les responsabilités liées au logement, tout comme celles associées au care, ont été assumées par le secteur public et ont plus récemment été déplacées vers les communautés. Il est crucial de documenter ces expériences afin d’en comprendre les implications.

Méthodologie

Nous avons mené une étude comparative des processus qui ont conduit à la création de nouveaux programmes de logement avec soutien communautaire à Montréal, Toronto et Vancouver. Nous employons le mot « programme » afin d’englober à la fois la portion matérielle relative aux unités d’habitation, aux lieux communs et aux immeubles, ainsi que les services, règles et fonctionnement liés au soutien communautaire. Nous avons sélectionné des démarches récentes, complétées depuis 2010, visant des femmes cheffes de familles monoparentales. Les trois cas se distinguent, par exemple, par leurs sources de financement, la mission des organismes porteurs, les intervenantes et intervenants engagés, le degré de construction et de rénovation requis, de même que le milieu dans lequel ils s’inscrivent.

Comme les programmes et opportunités pour créer du logement social avec soutien varient dans le temps et entre les villes, il n’y a pas de processus typique. Considérant que ces processus reposent sur des partenariats et des collaborations, chaque intervenante ou intervenant a un point de vue partiel et partial. Ce faisant, l’histoire de ces programmes peut être difficile à retracer puisqu’elle demande de prendre en considération de nombreux points de vue afin d’obtenir l’ensemble de l’information pertinente.

Pour saisir ces différents points de vue, nous avons rencontré 52 personnes-clés selon un échantillonnage par « boule de neige ». Les organisations responsables nous ont guidés vers quelques personnes-clés qui ont, à leur tour, suggéré d’autres personnes à interviewer. La majorité des entrevues ont été menées avec des personnes qui ont été impliquées dans la création et la gestion des programmes de logement étudiés (n=36). Alors que la plupart de ces personnes proviennent du secteur communautaire, d’autres sont des élues ou des élus, des fonctionnaires ou des personnes travaillant au sein d’entreprises privées (firme d’architecture, par exemple). Pour avoir une meilleure compréhension du contexte local et provincial en matière de logement social, nous avons aussi effectué des entrevues avec des personnes provenant d'organismes communautaires, municipaux, régionaux et provinciaux ayant une expertise liée au milieu de l’habitation et de la santé (n=16).

Lors de ces rencontres, nous avons invité les personnes à réaliser une carte mentale de la démarche pour créer le programme et à y situer leur implication. Cette cartographie, qui prenait par exemple la forme de lignes du temps, de listes d’étapes ou encore de réseaux d’action, était surtout utilisée pour faciliter la discussion et le souvenir d’une démarche réalisée quelques années auparavant. Par la suite, nous avons effectué des entretiens semi-dirigés afin d’approfondir les processus et les modes de gouvernance. Ces entretiens étaient individuels, à l’exception de deux qui ont été menés avec deux personnes d’une même organisation à la fois. Nous avons complété la collecte de données par une analyse documentaire d’une vingtaine de documents pour chaque ville.

Sur le plan de l’analyse, nous utilisons une approche séquentielle (Jacquot, 2014) pour déterminer les principales phases qui composent les processus : l’émergence, la formulation, la mise en oeuvre, l’évaluation et la rétroaction. Puis, nous employons l’éthique du care pour approfondir les attitudes et actions qui ont marqué les phases des processus de création. Cette éthique nous fait considérer les êtres vivants comme fondamentalement fragiles, vulnérables et dépendants. Ainsi, le care est vu comme un besoin universel puisque tous et toutes seront engagés, à différents moments de leur vie, dans une pluralité de relations pour offrir ou recevoir du care (Sevenhuijsen, 2003 ; Tronto, 2009 et 2013). Cette éthique demande d’appréhender les humains à travers ces relations qui forment une force invisible soutenant l’existence et le bien-être des individus et des sociétés (Held, 2006 ; Tronto, 2009 et 2013). Cela implique également de se pencher sur les facteurs contextuels qui incitent les individus à prendre la responsabilité de fournir et de soutenir le care ou encore de s’en dégager (Tronto, 2013 ; de La Bellacasa, 2017). Cette éthique constitue donc une lentille pour déconstruire, de façon critique, les attitudes, actions et relations associées au care, notamment pour comprendre comment elles s’inscrivent dans un contexte injuste de domination, d’asymétrie, de négligence et d’exclusion qui alimente des relations de pouvoir fondées notamment sur le genre, la race, les capacités, la classe et l’âge (Held, 2006 ; Tronto, 2013 ; de La Bellacasa, 2017).

Notre recherche s’inscrit dans la continuité de celles qui emploient cette éthique pour comprendre l’impact de l’habitation sur l’appartenance (Mee, 2009), le sentiment de chez-soi (Thompson, 2018) et les capacités de care (Power, 2019 ; Power et Mee, 2019) et pour analyser les attitudes et formes de travail dans le logement social et les villes (Williams, 2017 ; Thompson, 2018 ; Power et Bergan, 2019).

Les travaux de Fisher et Tronto (1990) et de Tronto (2013) ont tracé et défini cinq modalités du care qui correspondent à des qualités morales spécifiques, résumées dans le tableau 1. Le caringabout et le takingcare réfèrent aux dispositions pour « se soucier de » puisque cela demande de porter attention aux besoins non comblés, de réfléchir aux moyens appropriés pour y répondre et de prendre la responsabilité d’agir. Le caregiving et le care receiving correspondent à des actions concrètes pour « prendre soin de » puisque cela implique de travailler et de déployer des moyens pour répondre aux besoins, mais également de valider avec les bénéficiaires si les actes sont adéquats et contribuent à leur bien-être, et s’il est nécessaire de rajuster les pratiques. La cinquième modalité rompt avec l’idée selon laquelle le care est une relation dyadique de proximité ; elle demande de reconnaître son inscription dans un contexte sociopolitique. Cela implique d’inscrire le care dans les préoccupations prioritaires et de réfléchir au contexte sociomatériel, temporel et spatial qui conditionne les capacités de care (Power, 2019). Nous utilisons ces catégories pour comprendre comment les principales phases liées à la création des programmes intègrent le care.

Processus pour créer de nouveaux programmes de logement

À Montréal, le processus de création de programmes a été mené par des personnes représentant des organismes communautaires et institutions locales du quartier Bordeaux-Cartierville dans le cadre de la démarche de revitalisation urbaine intégrée (RUI) du secteur Laurentien-Grenet. Cette démarche repose sur un espace de concertation multisectoriel et multiréseau pour articuler des moyens de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale dans les secteurs à forte concentration de défavorisation sociale et matérielle. À partir d’un portrait de quartier afin de cibler les enjeux et axes d’intervention prioritaires, certaines personnes travaillant sur les questions liées notamment à la concertation de quartier, à la santé et aux familles ont déterminé des besoins et enjeux vécus par les femmes cheffes de familles monoparentales notamment en matière d’habitation. Afin de répondre aux besoins de ces femmes, certaines se sont mobilisées pour former l’organisme Mon toit, mon Cartier (MTMC). Ce nouvel organisme a mis sur pied le programme Grandir jusqu’au toit !, qui offre un domicile abordable pour trois à cinq ans à des mères voulant accomplir un projet de vie afin d’améliorer leur condition économique et leur positionnement sur le marché de l’emploi. Le logement est assorti d’un soutien sur place par des partenaires communautaires et institutionnels du quartier pour le dépannage alimentaire, l’employabilité, la gestion du budget et l’accès à des services de gardiennage, à titre d’exemple. En plus de fournir 14 logements abordables, cette démarche a permis de requalifier un bâtiment reconnu pour ses enjeux de criminalité et d’insalubrité, tout en relogeant un organisme communautaire.

Tableau 1

Modalités du care

Modalités du care
Source : Tronto, 2013 | Conception : Desroches, 2019

-> See the list of tables

À Toronto, le programme a émergé d’un contexte politique dans lequel les jeunes quittant les services sociaux demandaient aux organismes publics et communautaires un meilleur soutien pour passer à l’âge adulte (aging out of care). Le Massey Centre a donc voulu répondre à ces revendications en offrant un appui à des mères monoparentales. Cet organisme en santé mentale pour les enfants détenait des maisons de ville pour des séjours postnataux (jusqu’à six mois) ainsi que des salles de classe pour terminer des études secondaires. Toutefois, ces moyens ne suffisaient pas pour permettre à ces jeunes femmes de déployer leur indépendance économique et leur capacité à prendre soin d’elles-mêmes et de leurs enfants. L’organisme a donc élaboré le programme sur quatre ans New Lives Start Here, qui offre 10 maisons de ville ainsi que des ressources sur place (services de garde, soins de santé et suivi psychosocial, par exemple) pour soutenir les jeunes mères dans la poursuite d’études postsecondaires.

À Vancouver, devant les enjeux criants d’habitation, le Young Women’s Christian Association (YWCA) a fixé comme priorité stratégique la construction de logements dans le Downtown Eastside. Depuis plusieurs années, la bibliothèque de Vancouver planifiait la construction d’un point de service dans ce quartier, et des organisations et militant-es pour le droit au logement ont revendiqué que les étages supérieurs soient utilisés pour du logement social. La Ville a offert l’espace au YWCA. Comme il n’y avait aucun financement public disponible, le YWCA a mené une vaste collecte de fonds avec une fondation privée pour assurer la construction. BC Housing s'est ensuite ajouté comme partenaire financier pour maximiser la surface habitable. Par ce partenariat, un nouveau bâtiment loge la bibliothèque, un centre de services du YWCA, ainsi que 21 unités d’habitation permanentes pour des femmes cheffes de familles monoparentales. Ces logements sont assortis d’un soutien qui se déploie par des activités sur place et dans les autres programmes du YWCA à travers la ville, visant l’acquisition de l’autonomie économique par les locataires.

Émergence : reconnaissance d’un problème et engagement à y répondre

La majorité des personnes interviewées, directement impliquées dans les cas, ont indiqué que la création de leur programme s’inscrivait dans un contexte où un ensemble d’organismes municipaux, provinciaux, privés et communautaires s’étaient engagés à résoudre des problèmes publics liés à la pauvreté et à l’exclusion sociale (Montréal), au manque de soutien pour les jeunes quittant les services sociaux (Toronto) et à la crise du logement (Vancouver). Dans les trois cas, le manque de logements abordables était un problème largement connu et certaines organisations ont reconnu les besoins des femmes cheffes de familles monoparentales à cet égard. Ainsi, plusieurs ont indiqué que les démarches ont émergé de constats au croisement d’enjeux de logement, de difficultés éprouvées par les femmes cheffes de familles monoparentales et d'un manque de services pour elles. Cette participante à notre étude indique comment la démarche s’est amorcée à Montréal dans le cadre de la démarche de revitalisation urbaine intégrée :

[Dans la zone RUI,] il y a un fort pourcentage de femmes monoparentales à faible revenu, en situation de vulnérabilité dans le quartier ; donc c’est ressorti. Alors, il y a eu une mobilisation de citoyennes qui se sont dit « écoutez, il faut faire quelque chose parce que, visiblement, c’est un besoin du quartier », et de là serait née l’idée de MTMC en partenariat avec la Maison des parents, qui accueille beaucoup de ces mamans-là dans leurs services

M07

Les personnes à la base de ce partenariat à Montréal ont ensuite établi et documenté les facteurs de vulnérabilité des mères cheffes de familles monoparentales du quartier (par exemple, pauvreté, isolement, violence conjugale, faible accès aux services et chômage plus élevé). Comme dans les deux autres cas, l’habitation a été désignée comme l’un des besoins criants que le marché ne parvient pas à combler, puisque les logements disponibles étaient trop chers, exigus pour les familles, insalubres ou éloignés des services. Chez la plupart des personnes interrogées, ces mauvaises conditions d’habitation ont des impacts majeurs, notamment sur la précarité économique et l’insécurité alimentaire des familles, en plus d’exacerber les conflits familiaux et d'affecter leur santé mentale et physique. En outre, le manque de logement abordable est associé à un frein pour échapper aux relations malsaines ou violentes et, donc, pour aller de l’avant dans sa vie personnelle et professionnelle.

Devant ces enjeux, les organismes communautaires impliqués dans les processus ont indiqué avoir senti un devoir d’agir en raison de leurs missions et mandats respectifs liés, par exemple, aux femmes, aux jeunes, aux familles du quartier et à l’employabilité. Ce désir était surtout associé au constat que les ressources et services existants, dont les leurs, sont insuffisants pour répondre adéquatement aux besoins mis au jour. De nombreux organismes communautaires dans les trois villes sont préoccupés par les enjeux d’habitation et sentent le besoin, voire l’urgence, d’agir. Toutefois, peu d’entre eux parviennent à passer à l’action, compte tenu des difficultés liées à la création de logements sociaux (absence de financement, programmes publics rigides ou insuffisants, etc.). Il semble que les trois cas étudiés ici aient profité de ressources, d’un contexte favorable, d’occasions ou d’une position privilégiée pour créer un programme de logement. Par exemple, lorsque la Ville de Vancouver a finalement écouté les groupes qui revendiquaient l’inclusion de logements sociaux au-dessus du nouveau point de service de la bibliothèque, le YWCA a été approché.

Plusieurs intervenantes et intervenants considèrent que ce type d’occasion découle de la reconnaissance de leur expérience et de leur réputation dans la communauté :

They are very well organized and very well established. They have a terrific reputation. There are so many factors that make the Y a really great partner for the City of Vancouver that there is potential for that kind of synergy. And they know they can have a joint programming and partnership that way. And that is likely to be successfull

V11

La réputation des organisations pour leur rôle de prestataire de services à la population a été présentée par les personnes interviewées comme un facteur-clé dans les trois cas.

Formulation : planifier l’aménagement et le fonctionnement des programmes de logement

L’engagement à réaliser une intervention d’habitation implique d’abord de la planification. Le YWCA a pu s’appuyer sur ses expériences des programmes existants, mais également sur les rétroactions d’actuelles locataires. Pour pallier leur faible expérience en matière de logement social, les organismes de Montréal et Toronto ont consulté certaines femmes, des programmes similaires et des partenaires communautaires ou institutionnels pouvant potentiellement les diriger vers des familles. Cette consultation leur a permis de mieux reconnaître les réalités de ces familles et ainsi d’élaborer des idées pour créer des programmes capables de répondre à leurs besoins multiples et complexes. Les personnes participant à notre étude, associées aux programmes de Montréal et Vancouver, qui devaient construire ou rénover un bâtiment, ont discuté d’une conception et d’un aménagement de l’espace pour répondre aux besoins et réalités des femmes et de leur famille. Comme le souligne cette interviewée à Vancouver, la planification de leur immeuble incluait des composantes rarement disponibles dans le logement sur le marché privé :

We designed the building that had extra wide corridors. So the hallways are extra-large. Part of that was because we thought that they may serve women that have a lot of kids. Today either you know: strollers or biking or playing, just playing in the hallway. Parents are close by.

V12

L’organisme a également conçu des logements plus spacieux avec du rangement et des raccordements individuels pour la laveuse et la sécheuse, ainsi qu’une salle communautaire comprenant une cuisine, un salon, une aire de jeu et une terrasse. La traduction de telles idées dans la planification du bâtiment à Montréal s’est avérée plus difficile puisque certains aménagements n’étaient pas considérés comme des dépenses admissibles par les institutions publiques. Pour aller au bout de ses idées, MTMC a cherché, auprès de fondations privées, du financement pour l’aménagement d’un toit vert, d’une salle communautaire et d’une ruelle verte. Ces aménagements visaient à permettre des activités qui entretiennent des relations entre les locataires et soutiennent le développement de leurs capacités (cuisines collectives, repas communautaires et ateliers sur des thèmes qui les préoccupent, par exemple).

La planification concerne également les objectifs, approches et modes de fonctionnement sur place. Les personnes interrogées ont bien souligné que les programmes offrent plus que du logement abordable. Celle-ci souligne qu’au Massey Centre, ce soutien s’inscrit dans une approche globale :

New Life Starts Here try to wrap services around them, so it’s a form of nurturing of them that if they are out on their own and try and navigate that stuff... I mean, you know. The first time I tried to cook something at university, I am sure I was on the phone with my mother you know. So I think that the kind of life skills that they are able to get and that ability to stay there for a period I think is so important

T09

Ces services visent à aider les jeunes femmes, dans leur nouveau quotidien, à affronter les difficultés et à entreprendre leurs diverses démarches liées, entre autres, à la (mono)parentalité et à l’éducation postsecondaire. Dans les trois cas, ce soutien s’est traduit par l’offre de certains services, suivis et activités sur place, mais également une orientation des jeunes mères vers des organisations partenaires pouvant répondre à leurs besoins (dépannage alimentaire, soins de santé, garderie, etc.) et les aider à reprendre du pouvoir sur leur situation personnelle ou professionnelle (aide juridique, orientation, recherche d’emploi, etc.).

Plusieurs ont indiqué que les organismes ont planifié des programmes offrant un espace-temps pour que les mères puissent recevoir du soutien et acquérir les moyens d’accroître leur autonomie et leur indépendance économique, par exemple par des études postsecondaires, une réorientation professionnelle ou la recherche d’emploi. Comme ces démarches sont particulièrement éprouvantes et peuvent créer d’importants déséquilibres et bouleversements, le soutien communautaire a été pensé pour appuyer les femmes, mais aussi pour qu’elles trouvent des personnes alliées, qu’il s’agisse de voisines, d’organismes ou d'aides professionnelles).

En ce sens, certaines personnes ont insisté sur l’approche évolutive qui permet d’adapter le soutien selon l’intensité variable des besoins et les différentes sphères de la vie. Comme l’indique cette participante à MTMC, chacune des femmes est porteuse de sa propre démarche et l’organisme est là pour la soutenir :

On parle d’inclusion, pour nous c’est ça d’avoir une approche évolutive : t’es pas obligée d’être fermée et barricadée dans une pensée magique… c’était toujours de viser un empowerment de la famille, de la femme qui habite là, mais de la voir comme mère avant tout parce que c’est un critère avec enfant, mais comme femme avec ses différentes sphères de vie [comme travailleuse/étudiante, mère, femme et citoyenne]

M04

L’auteure de ce témoignage insistait sur le fait que ces femmes sont en situation de vulnérabilité, ce qui signifie que leur situation n’est pas immuable et que leurs besoins de soutien devraient varier dans le temps. Plusieurs personnes interrogées soulignaient que les programmes ne visent pas à offrir des services à des bénéficiaires passives. Au contraire, l’accès à un logement abordable est vu comme un moyen pour amorcer une reprise de pouvoir :

If I am on income assistance, I have to make a choice between three things: looking after my kids, eating or pay rent. So if we eliminate some of the rent side of it, then I have more money for food, and I have more money to look after my kids or go back and get an education. So I can get better education, and then I can get more money, and then I can treat my kids better, and all that. So it is helping to create a better cycle, but also to take one element to trade off

V-12

Bien que l’indépendance économique soit un objectif explicite dans les trois cas, les intervenantes et intervenants ont souligné que ces visées sont illusoires. En raison des inégalités structurelles (sexisme, racisme et colonialisme, notamment), ainsi que de la crise du logement et des défis associés à la monoparentalité, il est fort probable que les participantes aux programmes aient toujours besoin d’un logement abordable et de soutien pour affronter le quotidien. Ce sont ces considérations qui ont poussé le YWCA à créer du logement permanent. Dans le même ordre d’idées, à Montréal, le soutien communautaire vise à ce que les femmes connaissent et utilisent les ressources du quartier.

L’agente de milieu, sa description de poste est pensée pour utiliser les organismes du milieu : d’inviter que ce soit Concertation-femme, que ce soit la policière, que ce soit pour la recherche d’emploi… Elle fait venir l’ACEF pour faire des budgets. […] Le concept du projet passe par elle et les activités qu’elle offre aux mamans et l’intervention qu’elle porte dans leur vie pour les amener à réfléchir sur leur cheminement…

M06

L’objectif est qu’elles se créent un filet social composé de personnes, de services et d’espaces pouvant les soutenir au quotidien ou dans les moments plus difficiles lorsqu’elles déménageront.

Mise en oeuvre : construire, sélectionner et emménager

Sur le plan de la sélection des locataires, les organismes ont diffusé leur programme dans leurs réseaux respectifs. Alors que le YWCA et MTMC ont reçu un grand nombre de candidatures, à l’opposé, le Massey Centre a eu de la difficulté à trouver, parmi les jeunes qui quittent les services sociaux, des mères monoparentales intéressées et prêtes à entreprendre des études postsecondaires. Cependant, plusieurs femmes qui recevaient des services du Centre étaient très intéressées par ce nouveau programme. Comme le souligne l’une d’elles, l’organisme les a écoutées et a revu ses critères afin d’ouvrir le programme à l’ensemble des jeunes mères monoparentales :

Yes, we tweaked the program in order to be able to support young moms who were in need of the program and who were ready to jump into the program. So we started, we tweaked our intake process, not just at postnatal, but also at prenatal to start to look for girls who really had a longer term education goals in mind. And that proved to be a very good tweak. […] If crown ward walks in, they still have priority to get into the program

 T05

Pour elle, ce changement visait à ce que le programme offre la possibilité de remplir sa mission : donner l’occasion à des jeunes mères de prendre un nouveau départ. Dans les trois villes, plusieurs ont indiqué l’importance du processus de sélection, puisque les programmes ne sont pas destinés à toutes. Pour certaines, les règles et exigences sont trop restrictives et constituent des entraves à leur liberté alors que pour d’autres, le programme n’offre pas suffisamment de soutien. Ainsi, des personnes interviewées ont souligné que leur programme n’est qu’une des réponses aux besoins de logement des femmes cheffes de familles monoparentales et qu’il faut s’assurer qu’une diversité d’options résidentielles avec une intensité variable de soutien soit développée par elles, mais également par d’autres organisations.

Alors qu’à Toronto les logements existaient déjà, les intervenantes et intervenants de Montréal et Vancouver devaient les construire. Comme pour de nombreux autres projets de construction de logements sociaux, beaucoup de difficultés et d’imprévus en ont retardé l’ouverture et engendré des coûts supplémentaires. La mise en place d’un chantier multiplie les étapes et les personnes impliquées, ont souligné les participants à l’étude, ce qui accentue les risques d’imprévus, de problèmes de communication, de dépassements de coûts et, surtout, de retards qui repoussent la date d’emménagement.

À Montréal, plusieurs personnes ont noté que la construction de logements sociaux dans le cadre de programmes publics passe par un appel d’offre public à l’issue duquel le plus bas soumissionnaire est retenu. Ainsi, les entreprises choisies pour la construction ne sont pas nécessairement composées d’un personnel sensible à la mission et aux objectifs caring du projet. Par opposition, en ayant reçu des fonds privés pour la construction, le YWCA a eu davantage de contrôle sur la sélection des entreprises, à Vancouver.

Face à ces différents obstacles, les intervenantes et intervenants ont indiqué n’avoir jamais perdu de vue les femmes. MTMC, par exemple, a tenu des rencontres avec elles pour les garder engagées malgré les retards de livraison du bâtiment. Par ailleurs, ces rencontres ont aidé l’organisme à ajuster son offre de service selon le profil et les besoins des femmes sélectionnées. De plus, à Montréal et à Vancouver, on s’est assuré que les futures locataires disposent entretemps d’un toit sécuritaire, quitte à demeurer plus longtemps dans une ressource d’hébergement.

Évaluation et rétroaction : participation des locataires

Outre les modifications aux critères de sélection à Toronto et à l’offre de services sur place à Montréal, les femmes concernées ont peu participé à la conception des programmes avant leur emménagement. En étant à risque d’itinérance et donc dans une logique de survie, il est plus difficile de s’impliquer dans ce type de démarche qui demande un nombre incalculable d’heures de travail bénévole. Toutefois, les responsables des programmes ont mentionné qu’à partir de l’emménagement, les nouvelles locataires ont pu offrir des rétroactions, notamment par une évaluation anonyme, comme l’indique celle-ci, de Vancouver :

We have an internal evaluation […]. And so what we do is ask: how has it benefit for you? Do you have any feedback in regard to repairs, emergencies response and community development? How has it been working for you? Have you been able to access any information about schooling or food resources? So any of those things […] so this is kind of how the evaluation work for the feedback piece.

V04

Elle explique que ces éléments sont mentionnés dans le rapport annuel de l’organisme et permettent d’amorcer des discussions sur les changements à entreprendre et sur les aspects à prendre en considération dans le futur. À Toronto et à Montréal, les organisations disposent d’instances formelles où les femmes peuvent s’impliquer : le conseil d’administration, l’assemblée générale annuelle ou le comité de résidentes. À Montréal, comme l’organisation s’intéresse à leur développement sur le plan citoyen, une telle participation est encouragée et soutenue afin que les femmes soient parties prenantes dans les décisions et les orientations futures. À l’extérieur de ces mécanismes formels, comme plusieurs l’ont mentionné, les rétroactions s’inscrivent également dans le quotidien et les échanges informels. En somme, l’exploration de trois processus a permis de dégager des points de convergence dans les phases des processus. Comme nous le soulignons dans la section suivante, il semble que les cinq modalités du care aient été centrales.

Les modalités du care dans les processus

Il est possible de cerner d’importants rapprochements entre la phase d’émergence des projets ainsi que le caring about et le caring with. En partant d’un contexte sociopolitique local, les intervenantes et intervenants ont souligné comment les enjeux de logement affectent les femmes cheffes de familles monoparentales et, plus particulièrement, contribuent à des conditions défavorables à l’exercice du care, notamment envers les enfants au sein du domicile familial. Ainsi, les organisations ont su reconnaître les problèmes de logement vécus par les femmes cheffes de familles monoparentales et leur prêter attention. Compte tenu de la mission et de l’expérience des organismes, ce caringabout n’est pas nouveau ; il est plutôt renouvelé par un contexte sociopolitique qui les amène à réfléchir à leurs capacités de care envers celles qui utilisent leurs services. Comme cet intérêt pour les capacités de care participe d’une réflexion plus large sur des problèmes publics, le care n’est pas vu comme une simple relation dyadique, ce qui s’inscrit en continuité avec le caring with (Power, 2019).

Étant donné que ces organismes exerçaient déjà certaines formes de care auprès des femmes à travers leurs services, ils se sont sentis responsables d’agir, même si le logement social ne figurait pas dans leur mission pour deux des trois cas. Certains membres des organismes ont même souligné que ce sentiment de responsabilité provenait de la conviction selon laquelle aucune autre organisation (ou presque) ne pouvait s’engager à répondre à ces besoins. Un tel engagement des organismes communautaires à créer un nouveau programme de logement constitue une prise de responsabilité, une réponse à certains besoins, ce qui peut être interprété comme une forme de taking care (Tronto, 2013).

Nous avons constaté que les discours et les documents liés à la formulation des programmes étaient axés, entre autres, sur les façons dont ces interventions pouvaient améliorer les conditions pour soutenir les capacités de care des locataires. Au plan spatial, les logements autonomes visent à ce que les femmes retrouvent un espace d’intimité, un lieu où elles peuvent se sentir chez elles. Ces logements ne sont pas dispersés à travers la ville, mais se trouvent dans un même ensemble qui inclut des lieux communs réservés aux locataires. Les trois programmes sont liés à des lieux publics et semi-publics, comme une bibliothèque municipale, ainsi qu’à des organismes qui offrent des services sur place (garderie, écoute et conseil, par exemple). Comme le soutien offert sur place est limité, les organismes dirigent les locataires vers d’autres ressources dans le quartier ou la ville selon les besoins exprimés.

Alors que le logement est souvent perçu comme un simple contenant du care (Power et Mee, 2019), il est utilisé par les organismes comme un point de départ pour créer des lieux dédiés aux familles aidées et faciliter l’accès à d’autres espaces pour répondre à leurs besoins. Sur le plan des conditions sociomatérielles, les personnes interviewées ont souligné l’importance de l’abordabilité pour que les familles puissent quitter, par exemple, un état de précarité économique et d’insécurité alimentaire. D’autres ont insisté sur les intentions liées à la salubrité, à la sécurité et à la taille des logements, surtout pour réduire les risques pour la santé et rétablir un contexte favorable au sein des familles. Plusieurs ont précisé que les programmes de logement visent également à mettre en place un ensemble de services, de soutien et de ressources autour des femmes selon les besoins qu’elles expriment. Comme diverses recherches l’ont souligné, ces éléments constituent d’importantes fondations pour (r)établir les capacités de care (Mee, 2009 ; Thompson, 2018 ; Power, 2019).

Concernant les conditions temporelles, les personnes interviewées ont indiqué que l’accès au programme vise à ce que les femmes concernées puissent, dans l’immédiat, quitter des relations malsaines, des rythmes de vie épuisants, des logements non sécuritaires, insalubres, ou un hébergement d’urgence. Les programmes cherchent à ce qu’elles retrouvent une stabilité résidentielle, accèdent aux ressources nécessaires pour répondre à leurs besoins et puissent se projeter dans l’avenir en entamant des démarches pour accroître leur autonomie. L’objectif est qu’elles quittent un état de vulnérabilité pour améliorer graduellement leur situation économique, mais surtout qu’elles établissent des relations pour être soutenues dans leur quotidien. Ces attentions sont cohérentes avec ce que disent les auteures qui insistent notamment sur les rythmes de vie et le temps requis pour (r)établir le care, ainsi que sur la transformation des besoins de care au cours d’une vie (Bowlby, 2012). En continuité avec le caring with (Power, 2019), les organismes utilisent les programmes comme moyen pour offrir un contexte capable de renforcer les capacités de care. Ainsi, ils peuvent se rapprocher, intensifier le soutien si nécessaire, utiliser de nouveaux espaces et moyens, et ce, en étant disponibles au quotidien pour des femmes cheffes de familles monoparentales qui, auparavant, recevaient leurs services de façon ponctuelle. Ces mères sont donc invitées à utiliser les programmes pour prendre le temps de s’approprier différents espaces et établir des relations capables de les soutenir et de renforcer leur capacité à prendre soin d’elles-mêmes et de leurs enfants. Comme d’autres organisations, la mise sur pied des programmes que nous avons étudiés a permis de créer et relier, de façon intentionnelle, des espaces de care (Thompson, 2018).

La plupart des personnes rencontrées ont indiqué, et même illustré, que les premières étapes, liées à l’émergence et à la formulation, étaient faciles, car elles relevaient d’intentions et donc de dispositions morales pour se soucier et reconnaître les besoins. Certaines personnes ont souligné que les besoins et réalités des familles à risque d’itinérance passent souvent sous silence. Toutefois, plusieurs ont mentionné que les actions pour aider des familles en situation de vulnérabilité sont hautement légitimes et que personne ne peut s’y opposer, contrairement au syndrome « pas dans ma cour » observé pour les logements destinés aux personnes travailleuses du sexe, vivant avec le virus de l’immunodéficience humaine/syndrome d’immunodéficience acquise (VIH/SIDA), consommatrices de drogues, ayant eu des démêlés avec la justice ou ayant des enjeux de santé mentale. Cette légitimité semble s’inscrire en continuité avec le paradigme « d’investissement dans l’enfant » où l’on reconnaît l’importance d’établir des mesures pour promouvoir le bien-être des familles concernées (Jenson, 2004). Les principaux obstacles observés par les intervenantes et intervenants sont survenus au moment de poser des gestes concrets pour prendre soin. Dans les trois cas, les actions qu’on peut lier au care giving ont été freinées par des obstacles en rapport avec les travaux de construction ou de rénovation des bâtiments ou avec la sélection des locataires.

Tel que mentionné précédemment, ces difficultés ont pu être surmontées notamment grâce aux relations établies et entretenues avec les femmes visées par les programmes, et donc grâce au care receiving. Certaines personnes ont indiqué que les rétroactions des locataires, avant et après leur arrivée, sont cruciales pour le travail des organismes. Ces derniers reconnaissent que le vécu des locataires fait d’elles des expertes pour suggérer les améliorations à apporter, d’où leur confiance en elles pour exprimer des opinions et présenter des perspectives pertinentes pour l’organisme.

En somme, les modalités du care semblent avoir été au coeur des phases qui ont composé les processus de création des programmes de logement menés par les organismes communautaires. Certains associent ces processus à des logiques de privatisation du care qui accentuent les inégalités, puisque les OSBL et leurs capacités financières ne sont pas répartis équitablement (Milligan, 2000). Les processus participent-ils d’une privatisation du care ou, au contraire, permettent-ils de dépasser l’assignation du care à la sphère privée ? Historiquement, le care a été dévalorisé et secondarisé dans la sphère publique (Held, 2006 ; Tronto, 2009). La sphère publique, telle que définie dans la théorie politique moderne, est l’espace d’exercice de la citoyenneté où les questions d’intérêt collectif sont débattues de façon rationnelle et impartiale pour dégager un consensus en vue d’actions pour le bien commun (Fraser, 1990, Staeheli, 1996). En complément, ou par opposition, la sphère privée traite des questions particulières où les personnes emploient des formes de discours qui ne sont pas jugées rationnelles (Fraser, 1990). Cette division délimite notamment les domaines sur lesquels les États peuvent légitimement agir. À l’opposé, ce qui relève de la sphère privée est protégé ou exempté du contrôle et de l’action étatiques pour permettre la liberté et l’intimité (Bereni et Revillard, 2008). Ces sphères ne sont pas assignées à des lieux précis, mais s’incarnent dans certains espaces en raison, entre autres, du degré de contrôle, des activités et des relations qu’on y associe (Staeheli, 1996).

Alors que cette dichotomie est souvent présentée comme neutre et naturelle, plusieurs chercheuses féministes ont démontré son caractère construit et ses impacts politiques (Milroy et Wismer, 1994 ; Staeheli, 1996 ; Bereni et Revillard, 2008 ; Tronto, 2013). Elles ont soulevé son rôle dans la domination patriarcale, qui favorise la violence, l’appropriation du corps et la dépendance économique des femmes (Bereni et Revillard, 2008). Elles ont également souligné que cette division a historiquement facilité l’exclusion de certains thèmes, perspectives et groupes, par exemple, les femmes, les émotions et les questions liées au care, exclues des débats publics (Fraser, 1990 ; Armstrong et Squires, 2002 ; Paperman et Molinier, 2011). Pour démontrer le caractère construit de la dichotomie sphère publique-privée, ces chercheuses ont documenté des mobilisations et expériences qui troublent cette division, par exemple, les actions d’éclat utilisant des activités liées au privé, comme l’allaitement ou les kiss-in, dans des lieux publics, ce qui crée des inconforts et contribue à politiser des enjeux (Duncan, 1996 ; Staeheli, 1996).

Plusieurs ont critiqué l’utilisation oppositionnelle et simpliste des catégories public et privé qui, d’une part, négligent les processus continus transformant les espaces et actions et, d’autre part, ont forgé une vision homogénéisante des effets de cette division (Armstrong et Squires, 2002 ; Bereni et Revillard, 2008). Ces critiques appellent à penser le public et le privé en relation sur un continuum et à s’intéresser aux processus contribuant à produire des espaces et des actions qui naviguent entre ces pôles (Milroy et Wismer, 1994 ; Staeheli, 1996 ; Armstrong et Squires, 2002).

Pour approfondir les processus mis en oeuvre, nous tentons de situer sur le continuum public-privé les actions et espaces décrits par les personnes que nous avons interviewées, afin de comprendre si ces processus renforcent ou ébranlent la tendance à la privatisation du care.

Situer les actions et espaces sur le continuum public-privé

Certaines personnes considèrent que le développement d’habitation par les organismes communautaires contribue au retrait de l’État et participe à des logiques de privatisation du logement social (Hackworth et Moriah, 2006). Toutefois, nous croyons qu’il est plus opportun de penser cette prise en charge communautaire comme participant des transformations des modalités de l’action publique dans lesquelles les gouvernements n’interviennent plus seuls face aux problèmes publics. Les gouvernements coconstruisent et coproduisent l’action publique avec une pluralité d’organisations telles que des OSBL, des syndicats, des entreprises d’économie sociale et des fondations privées. Alors que la coconstruction se réalise lorsque les organismes non gouvernementaux s’impliquent dans la définition et l’élaboration d’actions publiques, la coproduction réfère à un engagement dans l’exécution (Vaillancourt, 2014). Le logement social au Canada est un des domaines où, d’une part, on observe ces nouvelles modalités puisque les organismes communautaires s’impliquent dans la définition de cibles et de plans d’actions, mais également dans l’élaboration de certains programmes et cadres de référence gouvernementaux liés au développement d’unités de logement et au soutien offert sur place (par exemple : Perron et Roy, 2007 ; Gouvernement de l’Ontario, 2017 ; BC Housing, 2019). D’autre part, les organismes communautaires sont au coeur de la production puisque la majorité des logements sociaux et abordables sont créés et administrés par des OSBL et des coopératives d’habitation (SCHL, 2019).

Toutefois, dans les trois cas étudiés, le logement social n’est pas envisagé comme une politique en soi, mais plutôt comme un des moyens utilisés pour résoudre des problèmes publics. La création des programmes résidentiels constituait une contribution communautaire pour répondre aux besoins des femmes cheffes de familles monoparentales dans le cadre d’efforts collectifs de revitalisation d’un secteur, pour soutenir les jeunes qui sortent des services sociaux et pour répondre à la pénurie de logements abordables. Cette contribution s’étend au-delà des femmes puisque des personnes s’étant prêtées à nos entrevues à Montréal et à Vancouver ont indiqué que leur démarche contribuait au verdissement, à la rénovation de bâtiments et à l’ouverture de nouveaux services. Cette perspective a été rappelée, par exemple, lors de l’inauguration des logements, au cours de laquelle des médias se sont intéressés à ces initiatives ou même dans le bilan de plans d’action à l’échelle municipale ou dans le cadre d’une concertation locale. Bien évidemment, les organisations, avec leurs quelques dizaines de logements, n’ont pas la prétention de structurellement résoudre ces problèmes publics. Elles soutiennent toutefois que leurs programmes constituent une modeste contribution, que nous pouvons interpréter comme faisant partie d’une série d’actions coconstruites par des acteurs publics, communautaires et privés.

Malgré ces liens avec des problèmes publics, plusieurs considéraient que leur réponse communautaire s’inscrivait en continuité avec les pratiques habituelles de leurs organisations, surtout à Toronto et Vancouver. À Montréal, cette prise de responsabilité est plus exceptionnelle puisqu’elle s’est traduite par la mise sur pied d’un nouvel OSBL d’habitation, avec l’implication de bénévoles et de membres d’organisations et d’institutions locales interpellées par la mission. Ainsi, dans les trois cas, la création d’un nouveau programme de logement n’était pas associée à un processus visant directement à résoudre un problème public. Il s’agissait plutôt du résultat de réflexions organisationnelles de nature relativement privée. Comme le souligne Williams (2017), le care qui s’inscrit dans le quotidien des organisations et des individus n’a souvent rien de spectaculaire. Toutefois, il contribue à prendre soin de notre « monde » et à le réparer, notamment en corrigeant des injustices concrètes sur le terrain. Cette vision permet donc de politiser la portée des actions communautaires qui contribuent à résoudre des problèmes publics.

Dans le même ordre d’idée, la création des programmes nécessitait l’implication continue ou ponctuelle des personnes représentant les institutions ou des personnes élues, mais également des contributions publiques pour construire les logements à Montréal et à Vancouver. Toutefois, le financement public était insuffisant pour soutenir l’ensemble des volets planifiés par les trois organismes ce qui est souvent associé à des freins au développement d’approches innovantes en logement social (Bouchard et al., 2010). Les organismes, comme bien d’autres, ont dû se tourner vers des fondations privées pour compléter leurs budgets en vue de la construction des logements et du fonctionnement des programmes (Tremblay et al., 2009). Bien que ces processus aient été chapeautés par des organisations disposant de personnes salariées, la mise en marche des programmes a également demandé l’engagement de bénévoles, mais aussi de multiples heures de travail qui n’ont pas été rémunérées, faute de moyens suffisants. Les programmes peuvent donc être vus comme étant coproduits par des partenariats ou des collaborations impliquant des organismes communautaires, publics, privés et citoyens. Dans ces nouvelles configurations de l’action publique, la prise de responsabilité de ces organismes permet d’intégrer du care dans la résolution de problèmes publics. En ayant des programmes publics pour soutenir le développement de logements sociaux avec soutien communautaire, les gouvernements peuvent indirectement offrir du care par l’intermédiaire d’OSBL. Toutefois, cette spécificité liée au care n’est pas pleinement soutenue par les programmes publics existants, ce qui freine parfois les intentions de créer du logement social.

Maintenant, il est important de se demander si l’utilisation du logement comme outil pour répondre aux besoins des femmes cheffes de familles participe à une (ré) assignation du care aux lieux et aux relations privées. Les personnes liées aux programmes ont indiqué que l’objectif est surtout que les participantes puissent retrouver une autonomie et une stabilité résidentielle, mais plus précisément un domicile qu’elles puissent associer à la sécurité et à l’intimité pour leur vie familiale. En d’autres termes, qu’elles puissent (re)lier le care à leur domicile. Toutefois, les organismes ne se sont pas contentés d’offrir des unités résidentielles. En effet, les programmes incluent d’autres lieux ouverts à tous et toutes, comme des locaux d’organismes communautaires, une ruelle verte et une bibliothèque, qui peuvent être vus comme des espaces ou des infrastructures de care accessibles au voisinage (Conradson, 2003b ; Jupp, 2014).

Considérant que plusieurs des femmes visées par les programmes ont vécu de la violence conjugale, les décisions concernant la conception et l’utilisation des espaces étaient guidées par des questions de sécurité. Pour cette raison, les logements sont relativement anonymes et séparés des lieux publics, et un certain contrôle des entrées est exercé dans la portion résidentielle du bâtiment.

Par opposition à l’intérêt pour le développement de grands projets de logements abordables pour pallier plus efficacement la pénurie actuelle (Pomeroy, 2017), les programmes que nous avons étudiés accueillent seulement quelques dizaines de femmes afin de créer une ambiance plus chaleureuse, conviviale et intime, notamment par des aires communes. Les interactions dans ces espaces sont parfois source de tensions entre voisines. Toutefois, des recherches ont démontré que ces lieux ont d’importants effets bénéfiques. Ils facilitent l’établissement de relations d’amitié et d’entraide (Tremblay et al., 2009), constituent des espaces de care entre les locataires, favorisant l’appartenance au logement et au quartier (Mee, 2009), et procurent le sentiment d’avoir un chez-soi (Thompson, 2018).

En somme, les programmes de logement n’ont pas cantonné le care à des lieux privés, mais s’appuient plutôt sur un ensemble d’espaces qui se positionnent tout le long du continuum public-privé, et ce, pour répondre aux besoins des femmes et du quartier. Certaines personnes interviewées ont indiqué que les logements pour femmes demandent une attention particulière pour conjuguer la sécurité avec le respect de l’autonomie, l’intimité et la vie privée des locataires, ainsi qu’avec des besoins de soutien qui évoluent (constats partagés également par d’autres organismes, voir Sagert, 2017 ; Thompson, 2018). Cet assemblage d’espaces cherche à favoriser l’établissement de relations de care au sein et au-delà de la cellule familiale et du soutien formel offert par l’organisme. Ces résultats reflètent les trois principales relations de care existant dans les logements sociaux réservés aux femmes, telles que notées par Thompson (2018), soit entre les locataires, le personnel et les femmes, ainsi qu’entre les locataires et leur unité d’habitation.

Conclusion

En somme, les modalités du care ont été centrales aux processus de création des programmes de logements sociaux que nous avons étudiés. La création de ces programmes s’inscrit dans un contexte général où le manque de logement abordable constitue un problème public. Certains organismes communautaires se sont alors souciés des impacts pour les femmes cheffes de familles monoparentales et des lacunes des services de leurs propres organisations. En continuité avec leur mission, des organismes communautaires se sont engagés à y répondre en créant du logement social avec soutien communautaire dédié à ces familles. L’offre de logement et de soutien par l’entremise de ces programmes vise à transformer les conditions sociomatérielles, temporelles et spatiales pour renforcer les capacités de care des organismes communautaires et des femmes cheffes de familles monoparentales. Ainsi, les femmes ne sont pas des prestataires passives, mais des personnes reconnues comme des locataires pouvant utiliser les différentes dimensions des programmes afin de répondre à leurs besoins, acquérir du pouvoir sur leur situation, mais également offrir des rétroactions pour adapter le fonctionnement des programmes.

Il semble que cette prise en charge communautaire soit plus complexe qu’une simple privatisation des responsabilités liées au care. Les programmes de logement constituent, premièrement, des outils utilisés par les organismes communautaires pour contribuer à la construction d’actions afin de résoudre des problèmes publiquement reconnus. Deuxièmement, ils sont coproduits, puisqu’ils reposent sur des processus engageant ces organismes communautaires, publics et privés. Troisièmement, notre analyse révèle que ces programmes agencent divers espaces qui se positionnent différemment sur le continuum public-privé, et ce, pour répondre aux besoins des femmes, et de leur famille, mais aussi à ceux du quartier. En mettant en évidence la place du care, nous contribuons à combler le manque de connaissance sur les processus mis en oeuvre pour créer du logement social, et à rendre visibles des pratiques et valeurs généralement négligées. Comme nous avons basé nos analyses principalement sur les discours des personnes ayant contribué à la création des programmes, nous n’en avons pas vérifié les effets réels vécus par les résidentes. L’approfondissement des connaissances sur le logement social avec soutien communautaire ne pourra se réaliser qu’avec les témoignages de celles qui sont concernées au premier chef : les locataires.