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Depuis une dizaine d’années, la « ville intelligente » est sur toutes les lèvres, et de multiples ouvrages et articles y sont consacrés. Or, comme le soulignent les directeurs de cet ouvrage collectif, aucune définition précise du terme n’existe. Par ailleurs, même si la vaste majorité des territoires dits intelligents sont urbains, la question des territoires non urbains se pose : dans quelle mesure peuvent-ils être « intelligents » eux aussi ?

Outre une introduction, le livre comprend 16 chapitres regroupés en quatre parties. Les auteurs sont principalement rattachés à des universités, laboratoires ou administrations françaises, suisses ou d’Afrique du Nord. Leur ouvrage présente donc un contrepoids intéressant à la floraison d’écrits anglo‑américains sur le sujet. Un des principaux intérêts de ce collectif est que les directeurs ont regroupé une série de chapitres interdisciplinaires, écrits par des chercheurs, des théoriciens, des ingénieurs et des intervenants. Nous y trouvons donc de multiples perspectives sur les territoires intelligents, que ce soit celle de l’anonymisation des données, de la banlieue, des stratégies de mise en place, de l’acceptabilité sociale ou de l’équité. Le livre présente une très riche panoplie d’approches et d’idées, qui renforcent cependant l’impression que le territoire intelligent est un concept à la recherche d’une définition.

C’est là une des forces, mais aussi une des limites, du livre. C’est une force dans la mesure où le lecteur prend conscience que de multiples politiques territoriales et discours font aujourd’hui référence à l’intelligence territoriale sans que ce terme soit clairement défini par ceux qui s’en servent. À la lecture de chaque chapitre, on croit avoir plus ou moins saisi la chose, mais le chapitre suivant nuance, met en question ou, parfois même, contredit celui qui précède. Ces diverses approches font que, à la fin du livre, on aura entrevu de multiples facettes du territoire intelligent sans vraiment en saisir le tout. Et peut‑être est‑ce là le message central de l’ouvrage : le territoire intelligent est un concept en construction, continuellement en train de muer, insaisissable dans ses détails même si l’on en perçoit assez bien le contour.

Cependant, cette force représente aussi une limite : dans certaines contributions au collectif, aucune distinction n’est faite, par exemple, entre la ville durable et la ville intelligente. Ceci, loin de pousser la réflexion, sème plutôt la confusion. Si ces termes sont interchangeables, comme certains auteurs le prétendent, alors il devient difficile de comprendre pourquoi on se penche sur les territoires intelligents, puisque le concept de durabilité est assez bien compris. Et si certaines techniques numériques peuvent favoriser l’équilibre environnemental, social et économique du territoire, tant mieux : l’intelligence n’est alors qu’un outil parmi d’autres, et l’outil ne fait pas le territoire. Mais si, comme le soulignent d’autres auteurs de l’ouvrage, l’« intelligence » d’un territoire est une dimension distincte de sa durabilité, une dimension qui concerne l’ensemble des interactions entre pouvoirs publics, citoyens et acteurs économiques et qui altère les processus de participation, le concept de vie privée, la gestion des infrastructures et des déplacements, etc., alors on perçoit mieux le thème de ce collectif.

En filigrane du livre, se pose une question autre que celle de la définition et des conséquences ( positives ou non ) du déploiement de l’intelligence territoriale : elle porte sur le choix du mot « territoire ». En effet, le terme habituellement utilisé dans les écrits courants est celui de smart cities ou villes intelligentes. Or, les directeurs de l’ouvrage ont choisi le mot territoire : ils ne veulent « pas limiter la notion “d’intelligence” aux villes » (p. 17).

Ceci est un élément fort du livre, qui n’est malheureusement repris que dans les deux derniers chapitres, sans vraiment être développé. Il est toutefois intéressant qu’on tente d’élargir le débat afin de voir dans quelle mesure l’intelligence peut être non urbaine ou rurale. Emmanuel Eveno, dans son chapitre, cite un guide de la caisse des dépôts et consignations (2016) intitulé Smart Cities versus Stupid Villages (p. 246). Alors qu’Eveno met ce guide en exergue afin de se questionner sur la forme que pourrait prendre l’intelligence en milieu moins dense, à mon avis, la juxtaposition des termes « intelligence » et « ville » reflète un biais sociétal qui est intégré et renforcé par le langage.

En effet, depuis plus de 20 ans, des géographes et économistes ( par exemple, Ed Glaeser et Richard Florida ) ont mis en avant, utilisé et développé des termes comme « ville créative », « ville innovante », « triomphe de la ville », auxquels celui de ville intelligente s’ajoute. Ce langage est par ailleurs adossé à toute une série de recherches et de théories qui laissent entendre que la science, l’innovation et la technologie se développent au sein de milieux denses, et que le buzz urbain est un ingrédient essentiel de la créativité. Les mots sont importants et, à force d’utiliser des adjectifs à connotation positive pour décrire l’urbain, on dénigre ( par omission ) le non‑urbain, créant un biais insidieux. Bref, le choix des mots importe, et le titre du livre – ainsi que les efforts qu’on y trouve pour inclure tous les territoires dans le débat sur l’intelligence – est en soi une déclaration.

En somme, ce livre ne saurait être lu comme un tour d’horizon du sujet et ne fournit pas de définition claire de ce que sont les territoires intelligents. Par contre, il offre au lecteur une palette d’approches, de possibilités et de mises en garde qui reflètent de manière assez précise l’état de la question. Le territoire intelligent n’est pas définissable : chaque territoire en construit sa version, et l’emploi d’un terme fourre‑tout est trompeur. Rien ne dit que, d’ici quelques années, une convergence ne sera pas atteinte : il se peut qu’un collectif puisse alors bien cerner le concept. À l’heure actuelle, et malgré l’engouement des acteurs, décideurs et chercheurs pour l’intelligence territoriale, on ne sait pas exactement de quoi il s’agit. Ce livre, qui dresse un état de la situation, un état des questionnements, et qui se termine par des chapitres de réflexion plus théorique, est un apport incontournable au débat. Les chapitres y sont courts, clairs et bien écrits, ce qui rend l’ensemble accessible aux étudiants avancés, aux décideurs, aux chercheurs et à tous ceux qui se demandent ce que peut bien être le territoire intelligent : ceux‑là n’y trouveront pas de réponse définitive, mais seront rassurés de savoir qu’ils ne sont pas les seuls à se poser des questions.