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À la fin des années 1990, la ville de Hull semble annoncer la fin de la longue histoire de débordements festifs qui a caractérisé la réputation de son centre-ville depuis près d’un siècle. La « fameuse » Promenade du Portage, comme les journaux se plaisaient à la nommer, n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était. Hier la scène de nombreux petits méfaits et de scènes de violence plus rares, mais fortement médiatisées, l’ancienne rue principale de Hull semble renaître de ses cendres et attirer à nouveau une activité commerciale et récréative plus conforme avec les espoirs d’un conseil municipal las d’avoir à combattre l’image de la ville réputée « ville de joie », faubourg industriel d’Ottawa et, surtout, capitale canadienne du crime. La récente campagne d’assainissement des moeurs, dont le terme a été sonné par l’harmonisation des heures de fermeture des bars avec Ottawa en février 1997, clôt une période de tapage nocturne et d’incidents divers qui perdurait depuis près de quinze ans. Or, et c’est l’histoire que nous voudrions reconstituer ici, cette vague d’assainissement des moeurs est la dernière d’un cycle de trois vagues similaires qui ont jalonné le siècle. En effet, et en dépit des meilleures volontés, la ville de Hull semble avoir été, à trois reprises depuis le début du siècle dernier, victime à la fois de son histoire et de sa géographie.

Nous présentons ici la synthèse de nos travaux sur la dynamique du centre-ville de Hull, travaux visant à mettre en lumière les divers processus qui, au fil du temps, en ont fait un espace festif et un lieu important de tensions dans la région de l’Outaouais. Ainsi le présent article constitue-t-il d’abord une contribution monographique à la compréhension d’un aspect particulier de la région. Informé par les réflexions théoriques récentes sur le lieu, il vise à montrer l’importance d’une interprétation qui intègre les éléments objectifs et subjectifs constitutifs de ce concept synthétique. En s’inscrivant dans le cadre d’une géographie frontalière, notre analyse ajoutera un jalon géographique à l’histoire régionale de l’Outaouais (Cellard, 1992; Gaffield et al., 1994) et mettra en lumière le caractère relativement unique de Hull comme cas de figure d’une ville frontalière (Mckinsey et al., 1991; Timothy, 1995). À ce titre, notre recherche s’inscrit dans l’étude des relations Québec-Ontario, dans un lieu qui a servi de scène récurrente, quoique spécifique, aux tensions entre les diverses communautés. Enfin, nous voulons contribuer de façon un peu moins directe à la géographie du contrôle de l’espace public (Cresswell, 1996; Fyfe, 1998; Faget, 2000) et ajouter quelques fragments plus concrets à la géographie de la nuit (Cauquelin, 1977; Bureau, 1997).

Dans un premier temps, nous proposons un ensemble de considérations théoriques qui, en combinant géographie des frontières et problématique du lieu, fournissent un cadre interprétatif permettant de mieux contextualiser la reconstitution géo-historique à laquelle nous avons procédé. Les deux sections suivantes reconstituent les grandes lignes des deux premiers cycles de désordres et de retour au calme qu’a connus Hull au cours des années 1910 et 1940. Cette revue historique non seulement permet de montrer comment Hull a eu maille à partir avec les retombées de sa situation limitrophe, mais sert aussi à illustrer le caractère récurrent des tensions sociales dont elle a été le théâtre. Nous expliciterons ensuite la problématique géographique en reconstituant, cartes à l’appui, la géographie des débits d’alcool et le détail des tensions qu’elle a suscitées. Ainsi, nous pourrons nous attarder sur le troisième et dernier cycle d’ordre et de désordre qui s’amorce au tournant des années 1980 en montrant la pertinence du cadre interprétatif proposé plus tôt.

Le centre-ville de Hull : un lieu, une frontière

Afin d’offrir une interprétation contextualisée du phénomène, nous jumellerons les réflexions récentes sur le concept de lieu à des considérations sur la géographie des frontières. Selon Agnew, le concept de lieu intègre les trois notions de « local » (ou le lieu comme médiateur des relations sociales), de « localisation » et de « sens des lieux » :

Interwoven in the concept of place suggested here, therefore are three majors elements : locale, the settings in which social relations are constituted (…); location the effects upon locales of social and economic processes operating at wider scales; and sense of place, the local « structure of feeling ».

The question of how to define place has exercised geographers and others for many years. In their approach to it, one or other of the three elements tended to predominate. For example, economic geographers have tended to emphasize location; cultural geographers have been centrally concerned with sense of place; and a few humanistic geographers have concerned themselves with locale. Rarely have the three aspects been brought together. A key tenet in the present definition is that local social worlds of place (locale) cannot be understood apart from the objective macro-order of location and the subjective territorial identity of sense of place.

Agnew, 1993 : 263

Le centre-ville de Hull et son espace « festif » montrent toute la pertinence de concevoir le lieu comme le résultat, historiquement contingent, de l’action combinée de processus divers (économiques, sociaux, culturels et proprement géographiques) à différentes échelles (localisation). Pour bien comprendre pourquoi Hull a été à différentes époques le lieu privilégié d’activités festives ou illégales reliées à la consommation publique d’alcool et donc à la fois source et objet de tension entre divers acteurs (local), il est nécessaire de faire intervenir différentes catégories de processus à différentes échelles (locale, régionale et provinciale), ainsi que des considérations objectivement factuelles et d’autres relevant de valeurs, d’attitudes et de représentations collectives plus difficiles à saisir de façon systématique (sens des lieux). La compréhension du phénomène géographique relativement unique que constitue Hull ne saurait se priver d’une intégration de ces dimensions objectives et subjectives du lieu (Entrikin, 1991; Brosseau et Gilbert, 1996).

D’abord et avant tout, la situation particulière de Hull est due à sa position limitrophe entre l’Ontario et le Québec. À ce titre, son analyse s’inscrit bien dans le cadre d’une géographie des espaces frontaliers. Les frontières politiques, nationales ou sous-nationales séparent autant qu’elles attirent. Plus spécifiquement, comme le suggère Timothy (1995), la frontière peut jouer un rôle attractif pour des activités particulières : le « magasinage transfrontalier » (Timothy, 1995; et Wiegand, 1990) et, plus près de notre cas, le « jeu transfrontalier » (Jackson et Hudman, 1987; et Sommers et Lownsbury, 1991) en constituent deux exemples probants. De ce point de vue, la situation frontalière de Hull est représentative des zones de contacts où l’alcool et, parfois, le jeu ont constitué le principal attrait. Ici comme ailleurs, une bonne partie de la dynamique sociale provient de l’autre côté de la frontière (Curtis et Arreola, 1989). Cette frontière donne aussi lieu à des échanges ou des rencontres entre populations de cultures différentes. Or, ici comme ailleurs encore une fois, « les interrelations analysées ne se fondent pas sur un intérêt à la culture du voisin, mais plutôt sur la différence de niveaux économiques entre les deux régions » (Dorrenbacher et Brucher, 2000 : 57). Pourtant, parallèlement, le cas hullois est aussi relativement unique.

Cette frontière, la rivière des Outaouais, marque une limite entre deux paysages bien distincts : plaine agricole du côté ontarien; paysage de collines du bouclier canadien parsemé de lacs et parcouru de nombreuses rivières du côté québécois. Cette topographie différenciée prédisposait l’Outaouais à devenir un espace récréatif de prédilection pour les résidants de la région de la capitale, avec ses parcs, ses pentes de ski et ses nombreux lacs bordés de chalets : terrain de jeu pour la famille certes, mais aussi pour les adultes, jeunes et moins jeunes, en quête de plaisirs moins pittoresques. La frontière sépare et intègre à la fois des populations de langues, de cultures et de niveaux socio-économiques différents (Gilbert, 1992; Boal, 1993). À grands traits démographiques, on dira qu’elle sépare des populations principalement anglophones en Ontario (bien que l’on retrouve une importante minorité francophone à l’est d’Ottawa) et principalement francophones au Québec (bien que l’on retrouve une importante minorité anglophone à l’ouest de Hull et dans l’arrière-pays outaouais). À cette polarité linguistique et culturelle se superpose aussi une polarité socio-économique, Hull faisant pour l’essentiel figure de parent pauvre. Or, cette coupure n’aurait guère plus de signification que la frontière informelle qui divise Montréal en deux au long de l’axe que constitue le boulevard Saint-Laurent si elle ne coïncidait pas aussi avec une frontière politique provinciale qui vient consacrer à l’échelle de la région deux attitudes culturelles bien différenciées en matière de consommation publique d’alcool. Le Québec a eu, de longue date, une réglementation plus permissive à ce chapitre. Et si, depuis longtemps, cette distinction a laissé des traces tout le long de la frontière (à Notre-Dame du Nord dans le Témiscamingue, à Portage-du-Fort dans le Pontiac, à Grenville dans la Petite-Nation, par exemple), Hull est le seul point de contact Ontario-Québec qui soit proprement urbain, voire métropolitain. Ainsi, constitue-t-elle un rare exemple de zone de contact entre cultures anglophone et francophone coïncidant avec une frontière politique formelle, le tout à l’intérieur d’un tissu urbain presque continu.

Ce portrait un peu statique se dynamise avec la transformation du tissu urbain et plus particulièrement de la multiplication des voies d’accès transfrontalières qui occasionne une nouvelle géographie des débits d’alcool[1]. À côté des facteurs structurants aux échelles provinciale et régionale (frontière politique et réglementaire, démographie, économie, organisation de l’espace en termes de voies d’accès) qui inscrivent une tendance relativement permanente à cette réalité (causes nécessaires mais non suffisantes), il convient de considérer aussi des facteurs plus proprement sociaux ou politiques. En effet, de nombreux acteurs locaux ont pris part à cette géographie alcoocentrique, en lui donnant vitalité ou, au contraire, en cherchant à contrecarrer ses retombées les plus aberrantes.

À trois différents moments de l’histoire, et en fonction de conjonctures permettant une combinaison particulièrement favorable des différents facteurs décrits ici, la situation frontalière de Hull a concentré en des points précis de son territoire un nombre de débits d’alcool et donc une mouvance sociale (à la fois festive et criminelle ou tout au moins interlope) qui est devenue intolérable pour l’élite locale. Le caractère intolérable de ces activités est à la fois lié aux valeurs et attitudes de l’élite et des populations qu’elle représente et à la surconcentration ponctuelle des lieux de consommation d’alcool dans l’espace. Si ce rapport entre valeur et concentration spatiale documente le problème à sa base, la variation des rapports de pouvoir entre acteurs – élites municipales, forces de l’ordre, résidants (parfois représentés par des groupes de pression), tenanciers et clients – qui oscillent entre collusion, collaboration, indifférence ou antagonisme, expliquera le passage d’attitudes permissives favorisant la multiplication et la concentration de débits d’alcool à des attitudes plus coercitives visant à éliminer les problèmes occasionnés par ces pôles de fête et de désordre. Ainsi, c’est sur ce fond de géographie frontalière Ontario-Québec, de transformation du tissu urbain et de concentrations variables de bars, brasseries et discothèques et, enfin, de modulations des rapports de pouvoir entre les principaux acteurs que nous avons reconstitué un siècle de boires et de déboires à Hull.

Happy Town et prohibition

Aiguillonné par les Églises protestantes les plus fondamentalistes d’Angleterre et des États-unis principalement, le mouvement de lutte contre l’intempérance plonge ses racines loin dans le XIXe siècle. Les diverses associations de tempérance qui ont fleuri aux États-Unis dans les années 1870-1880 ont eu bientôt presque toutes des filiales au Canada, dans les provinces anglo-saxonnes pour la plupart. Ces associations ont fait pression sur le gouvernement canadien et sur les assemblées législatives provinciales, jusqu’à ce que celles-ci en viennent à adopter des mesures de plus en plus restrictives en matière de consommation d’alcool. Certes, le clergé catholique québécois n’a pas été insensible au discours sur la tempérance, mais il a emboîté le pas bien plus timidement à ces mesures. C’est pourquoi le Québec a adopté, durant tout le XXe siècle, des mesures beaucoup plus libérales que l’Ontario ou le reste du Canada en cette matière. En effet, le Québec est la seule province à avoir été pratiquement épargnée par les mesures prohibitionnistes en matière de consommation d’alcool qui ont frappé le Canada à partir du début du XXe siècle, alors que l’Ontario a constitué l’une des provinces les plus sévères à cet égard. Dès lors, la problématique frontalière allait caractériser la relation entre Hull et Ottawa et, à la faveur d’une structure spatiale reliant les deux centres-villes, concentrer en un même lieu un grand nombre de débits d’alcool.

Dès les débuts du siècle, diverses lois limitant les heures d’ouverture des débits de boisson promulguées par le gouvernement ontarien et une grande partie des municipalités de cette province confèrent de sérieux avantages à leurs concurrents québécois, en particulier dans la ville de Hull, reliée par deux ponts à la ville d’Ottawa qui compte, à cette époque, cinq fois plus d’habitants que sa voisine québécoise. En effet, au début du XXe siècle, on impose la fermeture des débits ontariens à compter de sept heures du soir le samedi, jusqu’à six heures du matin le lundi. Le reste de la semaine, on ouvre de six heures du matin à onze heures du soir. Au Québec, à l’exception du dimanche et des jours fériés, les endroits où l’on peut consommer de l’alcool sont ouverts de cinq heures du matin à onze du soir, samedi compris. Bien vite, les fêtards ontariens profitent de la situation et dès 1907, tout de suite après que la ville d’Ottawa ait restreint les heures d’ouverture de ses débits d’alcool, on note un développement du marché de la vie nocturne à Hull, alors qu’on y compte un débit d’alcool par 762 habitants contre un par 1194 habitants à Ottawa (Moreau, 1986 : 91). Comme il faut s’y attendre, c’est dans le secteur des deux ponts reliant les rives québécoises et ontariennes que se développent bientôt les pôles d’attraction festive dans la petite ville ouvrière (figure 1). En outre, la manne que laissent tomber sur le centre-ville de Hull les amateurs de bon temps ne tarde pas à favoriser l’éclosion de lieux de plaisirs – maisons de prostitution et de jeu – généralement associés à l’alcool, au grand dam des élites hulloises qui ne tardent pas à dénoncer cet état de fait :

C’est un fait avéré connu par tous les voyageurs de commerce et par tous les touristes qui viennent à Ottawa qu’il faut venir à Hull pour vadrouiller. C’est une brutale affirmation mais pour peu qu’on ait voyagé quelque peu en ville, elle n’est pas nouvelle. Pour être très insultante pour notre population, elle n’en est pas moins juste.

Le Spectateur, 21 janvier 1909 : 1[3]

À son corps défendant, Hull voit bientôt le profil de sa « criminalité » prendre des contours qui vont rester familiers durant tout le siècle. Ainsi, dans son rapport pour l’année 1912, le chef de police de Hull établit à 642 le nombre total d’arrestations. De celles-ci, 225, soit plus du tiers, visent des « étrangers » (des Ontariens). Près de 50 % de ces arrestations (295) sont effectuées pour « conduite désordonnée et ivresse », 61 pour avoir fréquenté des maisons de désordre et 50 pour langage insultant (Le Spectateur, 1913, 24 (38) : 2).

Cette situation qui, dit-on, nuit à la ville de Hull et porte atteinte à la réputation et à la dignité de ses habitants soulève des récriminations de plus en plus virulentes de la part de l’élite hulloise. Eugène Cinq-Mars et les collaborateurs du quotidien Le Spectateur multiplient les interventions afin d’alerter la population :

La ville est littéralement remplie de salops [sic] que la police d’Ottawa a chassés de ce côté-ci. La procession de vauriens grossit chaque soir sur les deux ponts qui conduisent à Hull et les autorités ne sévissent pas […on devrait] repousser à coups de bâton […] toute cette engeance puante qui vient encanailler notre monde.

Le Spectateur, 28 janvier 1909

Ottawa a chassé ses bouges et sa population du côté de Hull […] Et voilà! Hull est le dépotoir d’Ottawa, c’est honorable vraiment.

Le Spectateur, 29 juillet 1909

On en vient même à proposer de changer le nom de la ville de Hull afin de restaurer quelque peu la dignité de ses habitants (Le Spectateur, le 27 avril 1911 : 2).

L’activité de ceux et celles qui dénoncent la situation dans laquelle se trouve alors la ville de Hull ne se limite pas à une dénonciation publique. Se joignant au clergé hullois et à la Société de tempérance de Hull, le groupe de pression fait sentir son influence sur le conseil municipal et les forces policières de la ville de Hull. C’est ainsi que l’on réussit à faire passer le nombre de débits de boisson de 21 qu’il était en 1907 à 15 en 1908. En 1911, le Dr Urgèle Archambault, qui s’est fait élire à la mairie de Hull en promettant de réduire le nombre de débits de boisson, en fait passer le nombre de 16 à 15 et promet qu’on réduira bientôt ce chiffre à 8. Mais comme ces piètres résultats déçoivent les forces moralisatrices, le maire Archambault fait adopter un règlement visant à aligner les heures d’ouverture des bars sur celles d’Ottawa. Si elle reçoit l’appui de certains, cette mesure déclenche une polémique qui voit même le Spectateur prendre la défense de l’association des hôteliers, arguant que les politiques de la ville de Hull jettent des familles d’employés à la rue. De plus, l’éditorialiste du Spectateur déclare que : « Notre sentiment est que la population sera unanime à réprouver une telle loi qui méprise ouvertement la liberté individuelle des citoyens » (Le Spectateur, 27 avril 1911 : 1).

Figure 1

Localisation des débits d’alcool – Hull 1915

Localisation des débits d’alcool – Hull 1915

Remarquons la concentration des débits d’alcool à la sortie des ponts. Le pont Chaudière, au sud, est le premier trait d’union entre les deux villes. Inauguré en 1827, il sera reconstruit (et renommé) plusieurs fois jusqu’au début du XXe siècle. Il reliait le quartier ouvrier des Plaines Lebreton (Ottawa) au centre-ville de Hull, en débouchant sur la rue du Pont (plus tard rebaptisée Eddy) à l’intersection de la rue Principale (qui deviendra la promenade du Portage dans les années 1970). Au centre-est, le pont Alexandra, aussi connu sous le nom de Pont interprovincial, relie depuis 1901 la basse-ville d’Ottawa à un quartier plus résidentiel du vieux Hull. Entre les deux ponts sur les berges de la rivière des Outaouais (Ottawa River en anglais), on retrouve l’espace industriel traditionnel de Hull. Plus tard, en 1927, la construction du pont Champlain (plus à l’ouest, hors carte) contribuera à l’émergence de nouveaux débits d’alcool hors du centre-ville.

Source : Plan d’assurance, Ville de Hull, 1903. Revue en 1915, rééditée en 1921. (Key Plan V12-517) et Almanach des addresses d’Ottawa 1915 (Might Directories Limited.Vol XLII)

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On pourrait s’attendre à ce que l’harmonisation des heures d’ouverture avec celles de la ville d’Ottawa ait mis fin à l’envahissement de la petite ville ouvrière par les fêtards de la rive ontarienne. Ce serait sans compter sur la voix du profit. En effet, l’afflux des Ontariens fait tomber sur le centre-ville une manne à laquelle il est bien difficile de renoncer et il devient bientôt évident que tous les moyens, y compris la corruption, sont bons afin de contourner les lois restrictives mises en place par la ville de Hull. Le Spectateur fait des forces policières et de certains élus municipaux sa cible favorite à cet égard lorsqu’en 1914, on accuse directement le chef de police Chevalier d’avoir protégé des maisons louches où l’on vend de l’alcool en tout temps (Le Droit, 2 juin 1914 : 4). Devant les pressions, le conseil municipal se voit bientôt obligé de suspendre le chef Chevalier. Mais c’est trop peu, trop tard, et bientôt, les soupçons qui planent au-dessus du Conseil conduisent à une enquête publique qui reconnaît certains de ses membres coupables d’avoir accepté de l’association des hôteliers de Hull des pots de vins destinés à les encourager à fermer les yeux en temps opportun[4].

Cette fois-ci, les forces prohibitionnistes hulloises veulent bien chanter victoire, mais malheureusement pour elles, des événements extérieurs à la ville de Hull vont bientôt rendre le combat inégal. En effet, l’Ontario vote, en 1916 le Temperance Act qui donne lieu, entre autres, à la fermeture immédiate de tout bar ou débit d’alcool. Les effets se font rapidement sentir à Hull, qui est alors littéralement assiégée. Les autorités municipales réagissent en accentuant leur pression sur les forces policières, et les arrestations croissent de façon spectaculaire. Ainsi, en 1916, la police procède à 1848 arrestations, dont 1448 (78 %) pour ivresse et désordre (contre 295 pour le même délit en 1912). Ce total grimpe encore à 2260 personnes arrêtées l’année suivante, dont 1766 (78 %) pour ivresse et désordre. Devant ce raz-de-marée, les forces prohibitionnistes ont beau jeu d’exiger que la ville de Hull adopte des mesures similaires de celles de leur voisine Ottawa. Le Conseil accepte alors de tenir un référendum autour duquel le clergé, les industriels et les regroupement féminins ainsi que le quotidien Le Droit unissent leurs forces afin de favoriser un vote prohibitionniste. « EN AVANT LA PROHIBITION » titre en effet le quotidien le 25 avril (Le Droit, 25 avril 1917 : 4). « La prohibition est une nécessité à Hull et la population va la voter », peut-on y lire quelques jours plus tard (Le Droit, 28 avril 1917 : 4). Puis, le 4 mai 1917, les prohibitionnistes peuvent vraiment chanter victoire : avec 2487 citoyens en faveur contre 1306, la prohibition entre en vigueur à Hull le 1er mai 1918. L’effet des mesures prohibitives sur les statistiques criminelles s’avère spectaculaire et, en apparence, donne raison aux forces de la tempérance. En effet, les arrestations pour cause d’ivresse diminuent de façon draconienne, passant de 147 par mois avant 1918 à 19 par mois à partir de l’entrée en vigueur du règlement de prohibition (Le Droit, 13 février 1919 : 4).

Petit Chicago et moralité publique

Le remède, pour aussi efficace qu’il puisse paraître, va cependant bien vite sembler pire que le mal pour plusieurs. En effet, cette prohibition imposée donne lieu au développement d’un important marché noir dans la ville de Hull. Production importante d’alcool frelaté, débits clandestins et impression, chez plusieurs Hullois, d’avoir à payer pour les débordements d’Ontariens en mal d’alcool auront bien vite raison de la prohibition à Hull. Au mois de juillet 1919, pressé de toutes parts, le Conseil municipal se voit forcé de soumettre à un nouveau référendum la question de la prohibition. Cette fois, les habitants préfèrent, par 713 voix contre 101, leur liberté aux aléas d’une ville frontalière (Le Droit, le 25 juillet 1919 : 4). Cependant, comme l’Ontario continue à prohiber la consommation publique d’alcool (on ne permettra la consommation de bière et de vin dans les hôtels qu’en 1934, et l’alcool ne sera en vente libre dans les autres débits qu’à partir de 1946), les vingt années suivantes seront mouvementées dans la petite municipalité de l’Outaouais, ce qui lui vaudra le surnom de « Petit Chicago ».

Plus rien n’empêchant les Ontariens de venir se divertir dans les débits d’alcool hullois, le cycle qui s’était dessiné dans les années 1900-1910 recommence. Victorieuses la veille, les forces moralisatrices en feront bientôt le constat amer. Que ce soient les voix du clergé, par le biais du Bulletin paroissial : « On se vante, n’est-il pas vrai, à Ottawa et dans les environs que l’on peut se livrer à Hull à toutes sortes de débauches, notamment à celle de l’ivrognerie » (cité dans : Le Droit, 25 mars 1920 : 4), ou celle des officiers de justice : « Le Recorder … lui répondit qu’il était fatigué de voir les gens d’Ottawa assiéger chaque matin son tribunal. Sur cent individus qui comparaissent devant moi pour ivresse, dit-il, il n’y en pas un de Hull et ce n’est certainement pas une raison pour que la cour soit indulgente envers nos visiteurs » (Le Droit, octobre 1919 : 4). À cet égard, les élites hulloises ne doivent pas s’attendre à quelque appui que ce soit de la part des élus d’Ottawa. En effet, dès 1920, on ordonne même aux policiers d’Ottawa de surveiller les ponts reliant l’Ontario au Québec afin que les Ontariens n’y rapportent pas d’alcool qu’ils doivent donc consommer sur place, à Hull.

On s’en doute bien, les zones les plus chaudes au plan des activités nocturnes vont encore une fois se concentrer à proximité des ponts reliant les deux villes. En réalité, les pôles du secteur de la rue Du Pont (Eddy) et du secteur Saint Laurent/Laurier ne seront perturbés que lors de l’ouverture en 1927 du pont Champlain, situé plus à l’ouest.

Comme lors de la période précédente, les policiers sont sur la sellette. Sa police étant accusée d’être « impuissante par le nombre sinon par la direction », le chef Groulx déclare en 1924 qu’il est impuissant devant des « lois prohibitives (qui) ont pour effet de déverser dans nos murs une foule d’indésirables » (procès-verbaux de la ville de Hull, 1924 : vii), mais qu’il est bien prêt à effectuer autant d’arrestations qu’on l’exige, pourvu qu’on lui donne les effectifs nécessaires. Les statistiques judiciaires témoignent éloquemment des activités policières à l’époque du « Petit Chicago ».

En effet, on assiste alors à l’accroissement spectaculaire du nombre d’arrestations d’Ontariens, qui représentent, bon an mal an, durant cette période, près de 75 % des arrestations effectuées sur le territoire de la ville de Hull. Ces derniers sont généralement interpellés pour causes d’ivresse et désordre ou pour avoir fréquenté des maisons de désordre. Ainsi, entre 1926 et 1938, les infractions pour ivresse, désordre et fréquentation de maisons de jeu, de prostitution et de désordre représentent en moyenne près de 90 % des arrestations effectuées à Hull[5]. Si l’on compare ces données, par exemple, avec celles de la municipalité de Trois-Rivières, petite ville ouvrière dont la taille voisine celle de Hull, on compte 1005 condamnations pour jeu illégal à Hull en 1935-1936, contre 9 pour sa cousine trifluvienne. Toutes ces activités ont, en outre, une incidence marquée sur les « taux de criminalité ». Aussi, Hull compte-t-elle pour la même année 170 délits connus par 1000 habitants contre 32/1000 pour Trois-Rivières ou 33/1000 pour la ville de Québec (Ottawa, 1939 : 106 et 114). Ce sont de pareils taux qui confèrent alors à Hull le douteux titre de capitale provinciale, voire de capitale nationale du crime.

Durant les années 1930, les activités nocturnes se structurent dans la ville de Hull. Aux bars, tripots et maisons de jeu du centre-ville s’ajouteront bientôt les clubs de jazz plus chics du chemin d’Aylmer (plus à l’ouest) peu après l’ouverture du pont Champlain. L’argent entre à flots dans la petite ville ouvrière et, au milieu des années 1930, des accusations de corruption recommencent à viser les élus municipaux (Le Droit, 30 août 1935 : 1), accusations qui se précisent jusqu’au début des années 1940, alors que s’enclenche une campagne de moralité qui tente, encore une fois, d’épurer les milieux du night life hullois.

La campagne de moralité publique

Commencée timidement en 1936 à l’instigation du comité diocésain d’action catholique d’Ottawa, rejoint plus tard par le clergé et plusieurs associations commerciales, la campagne visant l’assainissement des moeurs dans le centre-ville de Hull culmine au début des années 1940. Les rencontres publiques se succèdent jusqu’à ce que l’on rédige le texte d’une pétition dont le ton illustre bien l’exaspération de certains groupes de la population hulloise devant la situation qui prévaut au centre-ville :

Inquiétés par les dangers d’ordre moral qui menacent notre jeunesse, notamment nos jeunes filles, dans la région de Hull; justement alarmés par l’influence corruptrice qu’exerce déjà, sur les enfants et sur la population en général, l’état des choses qui existe chez nous… Nous, Pères et Mères de familles et citoyens de la ville de Hull, forts de nos droits et devoirs demandons avec énergie et insistance aux autorités provinciales et municipales…

Le Droit, le 17 juin 1940 : 4

Ce groupe de citoyens demande que les élites mettent fin à la vente d’alcool le dimanche et aux floor shows (où les « actrices » évoluent au même niveau que les spectateurs « dans des costumes que l’on peut imaginer »), qu’elles ferment les débits à minuit (qui restent ouverts toute la nuit malgré la loi) et qu’elles mettent la clef dans certaines maisons de jeux et restaurants (Le Droit, le 17 juin 1940 : 4). Fortement appuyée par le clergé hullois et par Henri Lessard, l’éditorialiste du quotidien Le Droit, les forces moralisatrices réussissent l’exploit, quelques jours plus tard, de faire signer la pétition par 17 000 personnes, « ce qui équivaut en somme au nombre absolu des électeurs de la ville » selon Lessard (Le Droit, 20 juin 1940: 4). S’ensuit une vigoureuse campagne menée par le clergé, qui espère contrer les arguments économiques des tenanciers en répandant la rumeur que certaines industries répugnent à venir s’installer à Hull en raison de sa mauvaise réputation, et par des politiciens locaux comme Aimé Guertin, qui déclare que : « Si Hull est synonyme de Beer Town, si son nom évoque par tout le Canada l’image de la dissipation scandaleuse et de la débauche, vite changeons-le » (Le Droit, 1940 : 15).

Élu à la mairie de Hull en 1941 avec le mandat d’assainir les moeurs de la ville, Raymond Brunet ne tarde pas à mettre de l’avant l’enquête publique sur la corruption à Hull promise durant sa campagne électorale. Malgré les tentatives de l’ex-maire Moussette de bloquer la tenue d’une telle enquête, le juge-enquêteur reconnaît, au mois d’août 1943, l’ex-maire Moussette ainsi que les échevins Dompierre et Morin coupables d’avoir protégé des maisons de jeu et d’avoir entravé le travail des policiers. Le juge se contente cependant de condamner ces derniers à payer les frais de l’enquête, parce qu’ils n’ont fait que perpétuer à Hull une coutume répréhensible, mais ancienne (Le Droit, 6 août 1943 : 10). Les statistiques des arrestations à Hull font en effet apparaître clairement une chute radicale des arrestations pour tenue ou fréquentation de maisons de désordre. En fait, si on en vient à éradiquer ce type de comportement, c’est qu’on a cessé, depuis le lancement de la campagne de moralité publique, de protéger les maisons de désordre. En effet, alors qu’en 1937 on procède à l’arrestation de 367 personnes, accusées d’avoir fréquenté des maisons de jeu, et d’un seul tenancier, en 1940, sur 70 arrestations reliées à la tenue et la fréquentation de maisons de jeu et de prostitution, on compte 12 tenanciers. L’année suivante, ces derniers comptent pour 10 des 50 arrestations effectuées pour les mêmes raisons. À partir de ce moment, les données statistiques révèlent une chute radicale des arrestations pour ce motif, qui tombent bientôt sous la barre des 2 %, alors qu’elles comptaient pour plus de 40 % des arrestations au milieu des années 1930.

La proportion des Ontariens arrêtés à Hull connaît une baisse substantielle à partir de 1947, passant des trois quarts des arrestations, en moyenne, pour les vingt années antérieures, à un peu plus de la moitié pour les années qui suivent (Ville de Hull, 1926-1970). En plus des résultats des campagnes de moralisation, on peut y voir l’effet immédiat de la libéralisation des lois ontariennes en matière de consommation publique d’alcool, puisque, depuis 1946, on permet de nouveau la vente libre d’alcool dans les divers débits. Cependant, comme les lois sont toujours plus permissives au Québec qu’en Ontario à cet égard, Hull reste, durant les années 1950 et 1960, le principal pôle d’attraction festif nocturne. Ce pôle d’attraction, bien que concentré sur le territoire de Hull, connaît, durant cette période, un certain fractionnement, en raison notamment de la popularité du jazz. En effet, à la suite de l’ouverture du pont Champlain, le chemin d’Aylmer, situé plus à l’ouest, entre Hull et la petite ville d’Aylmer, devient aussi une artère importante et les clubs de jazz, le Fairmont, le Chaudière, le Gatineau, le Country Club, le Homestead Inn et le Standish Hall, connaissent leurs heures de gloire en accueillant Ella Fitzgerald, Louis Armstrong ou Duke Ellington, ce qui a pour effet de diluer quelque peu la concentration des débits de boisson et d’en rendre les effets moins manifestes.

Entre Travolta et Paul Piché : la trêve des années 1970

Au cours des années 1960, la géographie des bars hullois connaît peu de modifications. Les heures d’ouverture de bars étant restées plus libérales du côté québécois (trois heures du matin à Hull, contre une heure à Ottawa), on comprendra que le nombre d’arrestations pour ivresse et désordre demeure relativement élevé. En revanche, celles-ci ne sont pas associées directement à des lieux particuliers et ne font pas l’objet d’une couverture médiatique très importante. La consommation publique d’alcool et les débordements ponctuels auxquels elle donne lieu ne s’inscrivent pas dans une problématique de moralité publique liée à une zone considérée comme criminogène à laquelle les élus locaux auraient à s’attaquer. La dispersion des lieux de consommation est sans doute partiellement responsable de cette relative accalmie politique. Cette situation perdure au cours de la décennie suivante, en dépit d’une réorganisation significative de la géographie des bars et de l’émergence d’un nouveau pôle d’attraction sur le boulevard Saint-Joseph au cours des années 1970 (figure 2). À la faveur des travaux de construction majeurs qui transforment le centre-ville de Hull en véritable chantier et qui réorganisent de façon significative la géographie de la circulation transfrontalière, la zone festive se déplacera vers le nord.

Figure 2

Localisation des débits d’alcool – Hull 1965

Localisation des débits d’alcool – Hull 1965

En 1965, dans un Hull encore industriel, la concentration des débits d’alcool se retrouve encore à proximité des ponts et du secteur industriel riverain. À la fin de l’année 1965, l’ouverture du pont Mcdonald-Cartier facilitera le déplacement progressif de l’espace festif un peu plus au nord, sur les axes Saint-Raymond et Saint-Joseph.

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En effet, dans un effort pour créer un noyau administratif fédéral intégrant les centres-villes d’Ottawa et de Hull, pour façonner une région de la capitale nationale symbolisant mieux le caractère bilingue du pays et, disons-le simplement, pour assurer sa présence en sol québécois, alors que le nationalisme connaît une nouvelle montée, le gouvernement fédéral met en branle, en 1969, un vaste projet de construction d’édifices fédéraux au centre-ville de Hull (National Capital Commission, 1985; Boal, 1993; Andrew, 1994). En même temps, les trois paliers de gouvernement procèdent à des travaux de grande envergure pour améliorer l’infrastructure routière entre les deux rives de l’Outaouais : percée du boulevard Maisonneuve pour irriguer la circulation résultant de l’ouverture, en 1973, du nouveau pont du Portage reliant les deux centres-villes, élargissement des boulevards Saint-Laurent et Sacré-Coeur notamment, percée de l’autoroute 5 jusqu’au nord de Hull dans le prolongement du pont McDonald-Cartier terminé en 1965, et de l’autoroute 50, à l’est vers Gatineau, en prévision d’un étalement urbain inévitable. Tous ces facteurs ont pour effet de « vider » temporairement le centre-ville traditionnel de Hull d’un bon nombre de bars à grande capacité. On y trouve encore plusieurs débits d’alcool, mais il s’agit pour l’essentiel de bars d’hôtel en perte de vitesse, de tavernes (dont plusieurs sont rebaptisées « brasseries » pour la forme) desservant un vieux Hull qui a perdu une partie de sa population à la suite des expropriations et qui se désindustrialise aussi progressivement. En effet, entre 1951 et 1971, la main-d’oeuvre industrielle de Hull passe de 30 % à près de 10 % (Bachand, 1980 : 134). Le nombre décroissant de tavernes enregistre cette transformation. Le boulevard Saint-Joseph, le « deuxième » sinon le véritable centre-ville de Hull, selon le maire de l’époque (Le Droit, 26 juin 1981 : 13) devient la destination festive de prédilection de l’époque du disco et de la montée des chansonniers québécois au cours des années 1970.

L’axe Saint-Joseph–Saint-Raymond concentre l’essentiel des lieux de grande fréquentation tout au long de la décennie. Le nombre des bars y passe de trois au début des années 1960 à huit en 1978 (figure 3). Or, il est intéressant de noter que l’espace festif est polarisé des points de vue culturel et linguistique, entre la vague disco nord-américaine et la nouvelle quête identitaire associée au nationalisme québécois[6]. Des discothèques telles Le Globe, Le Papillon, le Masque, La Chaufferie et surtout la célèbre Disco Viva, véritable moteur de la scène disco dans la région, se font concurrence en multipliant lumières, miroirs et pistes de danse spectaculaires pour faire danser la génération de jeunes des années 1970 sur la musique des Bee Gees, de Diana Ross et de Earth Wind and Fire. C’est spécifiquement la différence en matière de fermeture des débits d’alcool qui contribue à attirer la clientèle ontarienne venue faire la fête à Hull, Ottawa fermant ses portes à une heure, Hull à trois heures du matin. Si la jeunesse nord-américaine danse sur les rythmes « funky » de la musique disco au cours des années 1970, la jeunesse québécoise tape aussi du pied et des mains et chante sa culture francophone. En effet, à peu près à la même époque, la musique populaire québécoise exprime une recherche identitaire renouvelée, particulièrement chez les jeunes québécois. De Paul Piché à Robert Charlebois en passant par Harmonium et Beau Dommage, toute une série de chansonniers animent ce nouveau type de lieu de consommation public d’alcool : les brasseries. Ce sont en effet deux décors, deux atmosphères et deux clientèles forts différentes, deux tribus dirait Maffessoli, qui fréquentent ces établissements et deux langues qui dominent les échanges.

Figure 3

Localisation des débits d’alcool – Hull 1978

Localisation des débits d’alcool – Hull 1978

Au cours de la première moitié des années 1970, le vaste programme de construction d’édifices fédéraux et provinciaux transforme le centre-ville de Hull en un véritable chantier de construction. Ainsi, pendant les années « disco », le pôle nocturne se retrouve plus au nord sur les axes Saint-Raymond et Saint-Joseph, rendus accessibles par l’ouverture du pont McDonald-Cartier et l’autoroute 5. Les Québécois francophones préféreront les brasseries près des angles Saint-Joseph et Saint-Raymond, les Ontariens anglophones fréquenteront plutôt les discothèques plus au sud sur le boulevard Saint-Joseph.

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Peut-être parce que la concentration relative des bars n’est pas très grande (figure 3) et ne donne pas lieu à des attroupements importants, ou que Québécois et Ontariens ne se rencontrent pas trop souvent, car les premiers fréquentent davantage les brasseries tels les Raftmens et les Bons Vivants du boulevard Saint-Raymond (plus au nord), et que les seconds fréquentent plutôt les discothèques telle la célèbre Disco Viva du Boulevard Saint-Joseph (plus au sud), la mouvance nocturne de ces années n’attire pas l’attention systématique des journaux, en matière de criminalité, ni des politiciens municipaux, en matière de moralité publique. Bien qu’un certain nombre d’incidents soient associés à cette activité, ils ne s’inscrivent pas dans une problématique de désordre urbain. La situation allait changer radicalement avec le retour en force des bars au centre-ville au cours des années 1980.

La strip de Hull et la « tolérance zéro »

La fin des travaux au centre-ville de Hull annonce un retour en force de la vie nocturne dans l’ancienne rue Principale renommée pour l’occasion La Promenade du Portage. La construction du nouveau pont du Portage contribue encore une fois à réorienter les clientèles assoiffées au centre-ville. Or, la structure spatiale n’est pas seule en cause dans la modification de la répartition des bars dans la ville. Les initiatives d’un Conseil municipal soucieux de trouver une nouvelle vocation pour les nombreux locaux et édifices laissés vacants par les réaménagements du centre y comptent pour beaucoup. Ainsi, à la faveur de décisions visant à promouvoir l’industrie du divertissement et de la restauration en allégeant, notamment, les prescriptions en matière de stationnement pour les éventuels tenanciers (Ville de Hull, 1986), la ville encourage la multiplication de débits d’alcool sur la Promenade du portage et dans ses environs immédiats. La progression est foudroyante et la concentration encore plus nette (figures 4 et 5). Ce retour au centre-ville coïncide aussi, après une période de concurrence entre l’axe Saint-Joseph et la nouvelle promenade du Portage, avec l’essoufflement de la vague disco et la montée du New Wave et des sonorités des années 1980. La fermeture de la Disco Viva en 1983 confirme la victoire du centre-ville traditionnel comme pôle festif premier. La fête, certes, mais aussi, tout un ensemble d’activités plus ou moins heureuses… Avant de reprendre les grandes lignes de ce dernier cycle que nous voulons décrire ici avec davantage de détails que les précédents, mentionnons alors la forme relativement nouvelle que la vie nocturne outaouaise adopte.

Figure 4

Localisation des débits d’alcool – Hull 1984

Localisation des débits d’alcool – Hull 1984

La fin d’une époque musicale, le vide laissé par les expropriations et le départ du petit commerce, et des décisions politiques favorisant le développement de l’industrie récréo-touristique, confirmeront le retour en force de l’espace festif au centre-ville sur l’ancienne « Main » renommée promenade du Portage. Encore en compétition avec les grandes boîtes comme le « Disco Viva » (sur Saint-Joseph) au début des années 1980, la promenade du Portage était en passe de devenir célèbre comme épicentre d’un des plus haut taux de criminalité au Canada.

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Figure 5

Localisation des débits d’alcool – Hull 1991

Localisation des débits d’alcool – Hull 1991

En 1991, la promenade du Portage atteint ses sommets. Sur à peine 500 mètres de rue, la concentration de bars allait donner lieu à des attroupements importants et toute une série d’incidents. Bien que la Promenade ait été fréquentée par les deux groupes linguistiques et la jeunesse multi-ethnique de la région, la « chasse-gardée » des francophones gravitait autour de la place Aubry (rues Laval et Aubry), les anglophones fréquentant de façon plus assidue les grandes discothèques de la promenade. Bien que les chevauchements aient été fréquents, il s’agit bien de deux espaces de socialisation relativement distincts.

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Fragmentation de l’espace festif

S’il est vrai qu’affinité linguistique et appartenance de classe ont longtemps contribué à caractériser l’achalandage des différents débits, la situation se complexifie un peu à partir des années 1980. Pour résumer de façon un peu lapidaire, on pourrait dire qu’à la dichotomie bien moderne des années 1970 opposant discothèques et brasseries (avec les connotations de classe, de langue et d’histoire que l’on peut leur rattacher), les années 1980 donnent lieu à une forme de postmodernisation de l’espace des bars que confirme la fragmentation de l’offre. À côté des tavernes du vieux Hull et des quelques « nouvelles » brasseries affichant un « bienvenue aux dames » plus symbolique que courtois, lesquelles continuent de servir les bières grand format à la classe ouvrière du quartier, on assiste à l’émergence de cafés-bistrots plus enfumés et « jazzés » que les grandes brasseries du boulevard Saint-Raymond (Le Quatre-Jeudis, le Café Van Gogh, Le Bop, Le Bistro), de bars et de discothèques gais (RIP, Le Club) ou « gay friendly » (Frisco’s) et de nombreuses discothèques qui ciblent des clientèles de plus en plus spécifiques en matière de goûts musicaux, de groupes d’âge ou d’ethnicité (Shalimar, Tabasco’s, Le Zinc, J. R. Dallas, 747, ce dernier accueillant une clientèle afro-antillaise). Non seulement ces discothèques ont-elles des créneaux plus étroits, mais elles sont aussi plus éphémères, plusieurs d’entre elles changeant de nom et de décor pour se « brancher » sur une nouvelle tendance ou pour renouveler une clientèle décroissante[7].

Ainsi, une frontière culturelle relative s’est-elle de nouveau installée à une micro-échelle, comme si Hull juxtaposait les rues Saint-Denis et Crescent de Montréal dans un même périmètre : la chasse-gardée – pas tout à fait exclusive – des francophones autour des rues Laval et Aubry avec les bars tels le Café des Quatre Jeudis, le Bistro, le Pub, et le Van Gogh, les nombreuses discothèques de la Promenade du Portage qui, bien qu’accueillant une clientèle variée, sont fréquentées par une majorité d’Ontariens anglophones. Or, bien que cette frontière soit un peu plus floue, elle s’exprime dans un espace de socialisation nocturne plus dense qui concentre sur quelque 400 mètres de trottoir de la Promenade jusqu’à 10 000 personnes le jeudi, le vendredi et le samedi soir. Cette densité, alcool et autres libations aidant, donne lieu à une longue série de méfaits mineurs ou sérieux (tapage nocturne, ivresse sur la voie publique, bagarre, prostitution, vente de drogue) et quelques rares incidents plus graves (voies de fait, meurtres) qui font tous l’objet d’une couverture médiatique importante entre 1980 et 2000[8].

Entre permissivité et coercition : un « dernier » cycle

Ainsi, le retour en force des bars au centre-ville se confirme entre 1983 et 1984. L’opération « charme » à laquelle s’était livré le Conseil municipal pour attirer les tenanciers a été couronnée de succès. La surconcentration des bars dans un secteur réduit, la cohabitation de deux groupes linguistiques dominants, l’absence relative de transport en commun et le petit nombre de taxis pour « reconduire » la clientèle ontarienne à Ottawa aux petites heures de la nuit aboutissent bientôt à des résultats prévisibles : « Hull : métropole du crime – un record peu enviable », titre Le Droit en février 1984. À partir de cette date, la Promenade du Portage devient l’objet d’une attention considérable pour un nombre important d’acteurs sur la scène municipale : élus municipaux, service de police et commerçants bien sûr, mais aussi, de façon plus diffuse, résidents, citoyens et clients. Les journaux locaux, The Ottawa Citizen, et Le Droit surtout, suivent le déroulement de l’intrique avec de plus en plus d’assiduité et dépêchent des journalistes les soirs de fin de semaine. CHOT, la chaîne de télévision francophone locale, emboîte le pas. La Promenade du Portage redevient un point de mire : à plusieurs titres, comme nous l’avons examiné ailleurs (Gilbert et Brosseau, 2002), les médias auront contribué à la présenter comme un « site » problématique dont on doit s’inquiéter et pour lequel on doit agir.

Interpellé autant par la montée inquiétante du « taux de criminalité » dans le secteur que par l’image négative dont Hull est affublée, le conseil municipal modifie progressivement son approche et crée en 1985 un premier groupe de travail chargé d’examiner la situation des débits d’alcool. Un premier rapport, mieux connu sous le nom de Rapport Tassé, publié en 1986, prend acte du « sérieux » problème d’ordre public au centre-ville sur lequel les « autorités municipales doivent se pencher rapidement et énergiquement » (Ville de Hull, 1986 : 20). Pour « redresser la situation » le rapport propose un ensemble de recommandations générales (projet de revitalisation du centre-ville, formation d’une association de commerçants) et une liste de dix-sept mesures plus spécifiques somme toute relativement « douces », mais dont l’effet combiné devrait porter fruit. Sensibles aux retombées économiques de la vie nocturne – 255 419 $ en taxes diverses, 1500 emplois et près de 20 000 000 $ de chiffres de ventes (Ville de Hull, 1986 : 19-20) –, les auteurs du rapport préconisent une approche conciliante envers les propriétaires de débits de boisson en cherchant à les faire collaborer avec les forces policières pour assurer une « observance plus stricte et soutenue de la loi » (Ville de Hull, 1986 : 25). La mise en application de ces mesures, la transformation de la place Aubry en mail piétonnier, l’augmentation de la présence policière ne réussissent pourtant pas à améliorer la situation à la satisfaction de la ville. Les « taux de criminalité » se maintiennent ou augmentent, les péripéties de la Promenade continuent de faire les manchettes et les événements regrettables se multiplient. Dans ce contexte de turbulence urbaine, la campagne électorale du futur maire de Hull, Yves Ducharme, élu en 1992, met le « dossier » de la promenade du Portage au premier plan.

À la faveur d’un événement médiatique particulièrement retentissant, l’attitude du Conseil municipal va se durcir. Presque au lendemain de l’affaire « Cerborus », au cours de laquelle un chien danois est abattu par les policiers de Hull de treize balles en pleine rue le 16 septembre 1991 autour de minuit, la ville lance son opération « Tolérance zéro », sonnant ainsi le début d’une nouvelle étape dans le dossier de la Promenade. Les forces de l’ordre aux effectifs augmentés sont tenues de ne tolérer aucune infraction au code et aux règlements de la ville : les contraventions pleuvent sur les fêtards faisant du bruit, flânant ivres ou urinant sur la voie publique. Les voitures stationnées illégalement sont vite remorquées. L’augmentation de la présence policière et la réduction de leur « pouvoir discrétionnaire » a pour effet d’induire une nouvelle hausse du taux de criminalité et de rendre encore plus légitime le maintien de la ligne dure. Parallèlement, on resserre l’ensemble des mesures de contrôle : installation de caméras de surveillance en des lieux stratégiques, interdiction de circuler en voiture pendant les heures d’affluence nocturne, contrôle strict du stationnement dans les rues avoisinantes à certaines heures. On n’hésite plus à pointer du doigt directement les principaux responsables en organisant une campagne médiatique à l’intention des jeunes ontariens anglophones : – « Behave, Hull tells rowdies. Radio ads warn young anglo males of bar strip crackdown » (The Ottawa Citizen, 12 juin 1992 : B6) et « La ville de Hull lance sa campagne : les Ontariens les premiers visés. Fauteurs de troubles, restez chez vous! » (Le Droit, 11 juin 1992 : 5).

Si l’étau se resserre sur les fêtards eux-mêmes, l’attitude change aussi dans le rapport aux propriétaires. Invités à s’installer au début des années 1980, puis à collaborer à partir de 1986, ils sont priés de plier bagage. En effet, la ville de Hull met sur pied le Comité du renouveau de la promenade du Portage en 1992, qui, sous la direction du conseiller Claude Bonhomme, doit « prendre le taureau par les cornes », pour reprendre l’expression d’usage. Le bilan économique des activités nocturnes ne se calcule plus de la même façon : si les revenus s’élèvent à 52 000 $ en taxes d’amusement (le Rapport Tassé comptabilisait aussi les taxes d’affaires et foncières), les dépenses occasionnées par le nettoyage sont de 35 000 $, l’escouade policière spéciale coûte 845 000 $, sans compter d’énormes coûts sociaux (non comptabilisés en 1986), soit un déficit de plus de 800 000 $ pour la ville. On ne dit rien non plus des emplois directs et indirects ni de l’important chiffre d’affaires (évalué, rappelons-le, à près de 20 000 000 $ en 1986). La comparaison entre les rapports Tassé et Bonhomme est à ce sujet très révélatrice du basculement des rapports de pouvoir entre les divers acteurs de la Promenade (Ville de Hull, 1986 et 1992). Ainsi, parallèlement au maintien de l’opération « Tolérance zéro » sur le terrain et à une augmentation de la valeur des amendes, le comité recommande-t-il de mettre en branle un programme vigoureux d’inspection des débits d’alcool. En 1992, on procède à 120 inspections dans 38 établissements et on relève 816 infractions (Ville de Hull, 1993a : 20). On monte un dossier en règle pour enfin obtenir du gouvernement provincial la permission de fermer les bars à une heure du matin, comme à Ottawa. Certains permis sont suspendus temporairement ou sont carrément révoqués. Même si, en 1995, la situation a considérablement changé et le nombre de places dans les bars a diminué de 2000, le glas de la collaboration a bel et bien sonné.

Ironiquement, un des derniers clous à être enfoncés dans le cercueil de la Promenade provient d’une décision, prise en mai 1996, du gouvernement ontarien permettant à Ottawa de prolonger l’heure d’ouverture de ses propres débits d’alcool ouverts jusqu’à deux heures du matin. Quatre bars hullois de la Promenade, dont le célèbre Chez Henri, ferment leurs portes dans les huit mois qui suivent, révélant la rapidité de la réaction de la clientèle ontarienne et la fragilité économique de plusieurs établissements depuis la mise en branle de l’opération « Tolérance zéro ». La ville de Hull poursuit tout de même ses efforts pour harmoniser complètement les heures de fermeture et obtient, en février 1997, la permission tant attendue, ce qui annule la frontière et son effet alcoocentrique. Faute de clients ou grâce aux efforts soutenus de la ville pour que leurs permis soient révoqués, les autres grandes discothèques de la Promenade ferment leurs portes les unes après les autres. Et afin de s’assurer qu’elles perdent leurs permis de façon définitive (car plusieurs possèdent des droits acquis en la matière), la ville fait même une offre d’achat anonyme aux propriétaires du Shalimar, discothèque alors fermée, et de l’Au Zone, bar toujours en opération associé à plusieurs échauffourées au cours des années précédentes. Le premier accepte, le deuxième refuse de vendre en apprenant le stratagème, mais accepte finalement de changer la vocation de sa discothèque pour la transformer en boîte à chansons aux accents francophones. La stratégie immobilière finit par avoir raison des derniers établissements ayant résisté à la diminution de la demande et aux révocations de permis (figure 6).

Figure 6

Localisation des débits d’alcool – Hull 1998

Localisation des débits d’alcool – Hull 1998

Le retour au calme. La mise en branle de l’Opération tolérance « zéro », la suspension ou la révocation des permis d’alcool, puis l’harmonisation des heures de fermeture avec Ottawa ont porté fruit. L’essentiel des grandes discothèques ont fermé leurs portes. On remarquera que les bars-bistrots qui étaient fréquentés par les francophones de la place Aubry ont résisté à la vague des fermetures. L’activité nocturne hulloise a retrouvé une intensité plus proportionnelle à sa population et des taux de criminalité n’attirant plus l’attention.

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De fait, l’effacement de la frontière réglementaire chasse les fêtards indésirables et les propriétaires récalcitrants, ou force ces derniers à attirer une clientèle moins turbulente : « Les bars qui voudront demeurer en affaires devront rapidement réorienter leur marketing afin d’attirer une clientèle francophone. Ils devront ajouter un certain élément culturel à leur établissement afin de développer une clientèle fidèle, un peu comme l’a fait le café Aux quatre jeudis » (Conseiller Bonhomme, cité par Le Droit, 1995 : 1) Force est de reconnaître que cette campagne d’assainissement des moeurs porte fruit : entre 1992 et 1998, le nombre de personnes arrêtées dans le secteur de la Promenade passe de 773 à 222 et la proportion d’Ontariens (Ottawa-Carleton), de 67,8 % à 36 % (Ville de Hull, 1993b, Le Droit, 1999b : 1). Cela permet à la ville d’accélérer son programme de revitalisation du centre-ville (élargissement des trottoirs, installation de nouveaux lampadaires, rénovation de façades, etc.). Des restaurants s’installent et de nouveaux types de commerce élisent domicile sur la promenade (Université du Mexique, Collège Multihexa, firme d’ingénieurs-conseils, clinique dentaire, etc.). La « strip » des années 1980 semble redevenir la rue principale d’hier.

Une nouvelle géographie du boire?

La fermeture de la « strip » n’étanche pas pour autant la soif des noctambules. En réalité, la plupart des bars francophones autour de la place Aubry sont toujours en opération, auxquels s’ajoutent quelques autres nouveaux restaurants ou cafés-bistrots. Bien vivant pour les hullois francophones, le quartier est déserté par les Ontariens. Une recherche sur l’évolution parallèle de la situation au marché By, à Ottawa, est, à cet égard, très révélatrice[9]. Entre le début de 1995 et le début de l’année 1998 (c’est-à-dire immédiatement avant et après le passage de l’heure de fermeture des bars à 2 h du matin à Ottawa et leur harmonisation à Hull quelques mois plus tard), le nombre de boîtes de nuit ou de bars au marché By a connu une augmentation importante de 52 % (passant de 23 à 35 établissements) et la superficie est passée de 4286 à 7340 mètres carrés, soit 71 % (Ville d’Ottawa, 1998 : 3). Inquiète d’une telle prolifération et riche de l’expérience hulloise, la ville d’Ottawa crée un moratoire d’un an pour toute nouvelle émission de permis d’alcool. Au printemps 1998 déjà, les vases communicants des fêtards régionaux incitent les journalistes du Droit à titrer en première page : « Le marché By a hérité des déboires de la Promenade du Portage »; « Les résidants du marché By en ont ras le bol des fêtards : L’enfer dans leur cour » (Le Droit, 1998 a et b). L’économie du boire régional s’est bien vite ajustée à la nouvelle donne géographique. Bientôt rassurée par une situation stable, la ville d’Ottawa adoucit le nouveau règlement de zonage pour ce secteur. En effet, même compte tenu de l’accroissement considérable du nombre de bars, la vie nocturne d’Ottawa n’occasionne pas les mêmes problèmes : la concentration y est tout de même moindre (35 bars sur 5,3 km de rue en 1998 contre 18 sur 0,65 km à Hull en 1995), la configuration spatiale est différente (une structure quadrillée à Ottawa et un axe linéaire à Hull); en outre, la ville dispose d’infrastructures convenables en matière de stationnement et de transport en commun. Tout cela suffit-il à expliquer qu’Ottawa ne soit pas aux prises avec les mêmes déboires que Hull? Le comportement des fêtards ontariens est-il moins extrême parce qu’il se déploie dans leur propre cour et non dans celle du voisin? Boult exprime avec un lyrisme un peu cru le caractère frontalier du « sens du lieu » régional :

Gouvernés par le principe de la réalité, les citoyens de la capitale fédérale avaient construit leur petit bonheur familial à coups de durs sacrifices, de pénibles refoulements. Ottawa était une ville raisonnable et proprette, où les piétons attendent docilement le WALK pour traverser au coin de la rue, […] Pas d’alcool au moins de dix-neuf ans, pas le droit de servir de l’alcool passé une heure du matin, pas de bière ni de vin dans les épiceries.

Entre-temps la cigale québécoise chantait tous les soirs jusqu’à trois heures du matin. Bière et vin étaient étalés dans tous les dépanneurs du coin. Avec ses cinémas de fesses, ses boutiques érotiques, ses danseuses nues, ses discothèques straight, ses clubs gais, la ville de Hull, gouvernée par le principe du plaisir, représentait tout ce que les anglophones avaient dû refouler au nom de Dieu, famille et propreté. Avec son rouge à lèvre écarlate, sa jupe serrée, Hull la pute excitait Ottawa la prude, éveillait les passions sourdes qui sommeillait au fond de l’inconscient collectif de la capitale du pays.

À la tombée de la nuit, des milliers d’anglophones déchaînés traversaient les cinq ponts en jetant par dessus bord leur éthique protestante. Rendus au Québec, ils déambulaient sur les trottoirs en lâchant des « Yahoo! » et en pissant dans les stationnements comme des fous.

Boult, 1988 : 57-58

Ce qui restait de frontière réglementaire différentielle devait temporairement déverser sur Gatineau, ville voisine à l’est de Hull, les quelques résidus des débordements festifs de la région. En effet, parce que Gatineau ferme toujours la porte de ses débits d’alcool à 3 h du matin et que, comme Hull d’ailleurs et tout le reste du Québec, elle sert de l’alcool aux jeunes adultes de 18 ans (comparativement à 19 ans, en Ontario), une petite partie du problème s’est retrouvée là. Le propriétaire du bar l’Aquadôme a tenté de miser sur la mort de la « strip » hulloise sans s’exposer au problème lié à la cohabitation difficile des deux clientèles linguistiques en n’acceptant que les permis de conduire et la carte d’assurance-maladie du Québec, pour exclure d’office les jeunes fêtards ontariens. Si cette mesure a provoqué les critiques dénonçant son caractère discriminatoire, celle aura permis du même coup à d’autres établissements d’attirer plus directement (Le Droit, 3 et 4 avril 1997). Le bar la Boum du Houblon, à Gatineau, a précisément ciblé la jeune clientèle ontarienne laissée pour compte dans la fermeture de la « strip » dans sa campagne publicitaire. Bientôt, ce bar gatinois attirait l’attention des policiers et des journaux et des politiciens locaux craignant le développement d’une promenade du Portage à Gatineau (Le Droit, 1998c et d et 1999a). Or, la situation n’a pas perduré, ce qui montre qu’il s’agissait bien d’un cas isolé et périphérique et d’un des derniers soubresauts de la frontière.

Pour en finir avec l’histoire et la géographie

Car l’Outaouais et Hull plus particulièrement constituent le point de jonction, l’interface géopolitique, le microcosme des tensions entre le Québec et le reste du Canada.

Légère, 1990 : 2

Hull s’est-elle définitivement débarrassé de sa géographie et de son histoire alcoocentrique avec l’effacement de la frontière[10]? Plusieurs éléments nous portent à le croire. Plusieurs locaux occupés par les anciennes discothèques de la Promenade ont trouvé des vocations plus conformes aux désirs des autorités municipales et suscitent désormais une activité commerciale plus diversifiée qui anime le centre-ville. Le renouveau du centre, bien que fragile et inachevé, va bon train. Les taux de criminalité ont retrouvé des niveaux acceptables. En même temps, il semble bien qu’une nouvelle géographie des débits d’alcool ait pris le relais à Ottawa, géographie qui consacre une forme de séparatisme pragmatique du boire régional. La frontière culturelle fluide et toute relative séparant anglophones et francophones qui avait accompagné chaque relocalisation des pôles d’attraction festifs à Hull s’est de nouveau déplacée pour coïncider, cette fois, avec la frontière provinciale, alors même que le règlement l’annulait, phénomène paradoxalement canadien. Plusieurs éléments nous portent ainsi à croire, comme le font les médias locaux et le plus important intervenant dans le dossier (conseiller Bonhomme), que la mission « nettoyage » a été accomplie (Le Droit, 1999b et 2001).

Or, pour affirmer cela, il faut non seulement se défaire de la légende hulloise, comme l’a suggéré le même conseiller Bonhomme, mais il faut également faire fi d’une histoire qui, à trois reprises, a concentré à Hull le meilleur et le pire des activités nocturnes de la région et d’une géographie régionale dont l’inertie est peut-être plus tenace qu’on ne le souhaiterait. En réalité, si les efforts des autorités politiques ont de nouveau « fait l’histoire » en annulant la frontière grâce à l’harmonisation des heures de fermeture – l’histoire politique neutralisant la géographie – il ne faut pas oublier qu’il suffirait d’un ou de deux arrêtés municipaux pour que cette géographie se remette en marche[11]. Notre analyse des localisations successives des débits d’alcool révèle la rapidité avec laquelle cette activité commerciale s’ajuste à une nouvelle donne. Il y a fort à parier que l’avènement d’un gouvernement local plus restrictif à Ottawa et d’un gouvernement local de nouveau plus laxiste à Hull (motivé ou non par une économie urbaine chancelante) aura tôt fait de ramener fêtards, tapages et désordres à Hull. Seuls les historiens et géographes de demain pourront nous dire s’il s’agissait d’un troisième ou d’un dernier cycle d’ordre et de désordre urbain à Hull.