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Depuis sa codification dans le droit international privé québécois en 1994, la doctrine du forum non conveniens a fait couler beaucoup d’encre avec une majorité de critiques défavorables[1]. Les reproches portent sur différents aspects, mais sont en général unanimes quant à l’utilité et à l’efficacité de la réception d’une doctrine de la common law tellement incertaine dans un droit aussi codifié que celui du Québec.

Dans un ouvrage paru en 2020, Ivan Tchotourian, professeur, et Alexis Langenfeld, doctorant, tous deux de la Faculté de droit de l’Université Laval, explorent la question sur un terrain tout nouveau : la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Comme le reflète le titre de leur ouvrage, « Forum non conveniens, une impasse pour la responsabilité sociale des entreprises ? », les deux auteurs s’attachent à démontrer que la doctrine du forum non conveniens, étant « à la croisée des chemins » (p. 119) – avec, d’un côté, l’activisme judiciaire en protection des droits de la personne et, de l’autre, l’impunité des grandes entreprises accentuée par le recours abusif au forum non conveniens –, constitue « une véritable barrière à [leur] responsabilisation » (p. 139). Dans cet ouvrage, la puissance quasi impunissable des grandes entreprises (ou firmes multinationales) a été de nouveau remise en question à travers une combinaison intéressante d’études en matière de droit de l’entreprise, de droit procédural et de droit international privé[2].

Pour mémoire, le Québec fait partie des rares pays de droit civil qui ont codifié cette doctrine de common law[3]. En dépit de son caractère d’exception, l’article 3135 du Code civil du Québec[4] se trouve parmi les dispositions les plus invoquées dans les affaires relatives au droit international privé au Québec. Vu le nombre croissant de recours enregistrés dès les premières années suivant l’entrée en vigueur du Code civil, les auteurs Sylvette Guillemard, Alain Prujiner et Frédérique Sabourin ont prévenu à juste titre que « l’article 3135 [pourrait] être transmuté de règle d’exception en fondement de la compétence internationale des tribunaux québécois[5] ».

Cette fois, les critiques de Tchotourian et de Langenfeld sur le recours au forum non conveniens sont formulées en rapport avec le mouvement juridique contemporain vers la responsabilisation des multinationales pour leurs nombreuses atteintes aux droits de la personne et à l’environnement dans des pays où elles investissent et où elles en sont rarement punies pour différentes raisons. Grâce à ce regard original, l’étude pourrait contribuer à pousser le droit québécois vers une réforme de ce mécanisme d’exception à l’exercice de la compétence internationale des tribunaux.

Étalée sur environ 160 pages, la structure en trois parties de l’ouvrage conduit le lecteur dans l’exploration des terrains de droit qui semblent à première vue sans lien – la RSE, qui appartient au droit de l’entreprise, et le forum non conveniens, qui relève du droit international privé – puis progressivement vers les arguments pour une réforme du mécanisme du forum non conveniens, située dans la perspective de la responsabilisation des entreprises multinationales. Ainsi, le titre 1 offre un bilan du droit relatif à la RSE dans certains pays, dont le Canada, après avoir décrit les enjeux de la puissance des grandes entreprises. Le titre 2 présente la doctrine du forum non conveniens, son origine et ses développements dans les pays de tradition de common law (États-Unis, Royaume-Uni, Australie et Canada), de même que dans le cas particulier du Québec. Enfin, le titre 3 expose des critiques sur l’application du forum non conveniens à la lumière de la RSE, accompagnées de propositions de réforme pour le Québec.

Les analyses sont richement illustrées de pratiques judiciaires de différents pays. Les propositions de réforme élaborées à la fin de l’ouvrage étant audacieuses et convaincantes, la professeure Sylvette Guillemard a mentionné ce qui suit dans la préface de l’ouvrage : « À n’en pas douter, elle[s] emporter[ont] l’adhésion du lecteur. Espérons qu’elle[s] trouver[ont] un écho dans les prétoires » (p. xviii).

Dès l’introduction et dans les premiers paragraphes du titre 1, les deux auteurs soulignent l’ampleur du problème par des statistiques qui montrent la puissance des grandes entreprises : leur nombre, leur part économique dans le produit national brut (PNB) des États, leur utilisation de la main-d’oeuvre, etc. L’élément qui motive les efforts envers la responsabilisation de ces entreprises est leurs atteintes aux droits de la personne et à l’environnement : « Plusieurs abus commis par des entreprises multinationales bénéficiant de cadres réglementaires laxistes, notamment en matière de droit du travail et de protection de l’environnement, ont été révélés au grand public au cours des dernières années » (p. 18).

Puissantes sur le plan économique et politique, les grandes entreprises tirent aussi profit des avantages juridiques dans les pays hôtes, qui proviennent, d’une part, de la faiblesse du système judiciaire des États d’accueil et, d’autre part, de leur capacité de le contourner. Ainsi, bénéficiant d’« un droit trop absent[6] », les multinationales possèdent « un pouvoir quasi incontrôlable » (p. 19). L’impunité dont bénéficient les entreprises multinationales vient aussi du comportement « conciliant » des pays hôtes qui ont besoin des ressources technologiques et financières que seules les multinationales peuvent leur apporter. C’est la raison pour laquelle pendant longtemps « les sanctions juridiques encourues par les entreprises multinationales qui, pour conquérir de nouveaux marchés ou pour accroître leur marge bénéficiaire, bafouent les droits de l’Homme, ont été absentes ou, à tout le moins, inefficaces » (p. 20).

Le développement juridique d’une RSE fait partie de l’évolution du droit contre l’impunité des entreprises, considérée comme « un outil pertinent pour répondre au défi de l’irruption des droits de l’Homme dans la sphère économique et aux difficultés d’effectivité du droit traditionnel » et qui annonce « un système régulatoire en émergence » (p. 29). S’appuyant sur l’approche comparative, les deux auteurs ont analysé dans le deuxième chapitre du titre 1 l’évolution récente de la RSE dans les droits étatsuniens, anglais, français et canadien, que ce soit par la voie législative (France) ou jurisprudentielle (États-Unis). Le changement se manifeste notamment dans l’utilisation grandissante des outils de « droit dur » (p. 32) soit pour étendre la compétence du juge national sur les dommages causés à l’étranger (c’est le cas aux États-Unis), soit pour établir un devoir de vigilance (pensons aux lois françaises de 2010, de 2014 et de 2017). Des critiques sont faites sur les avancées modestes en Amérique du Nord par rapport à l’Europe, où la France est considérée comme « le leader […] de la responsabilisation » (p. 50). Aux États-Unis, depuis 2013, la jurisprudence a grandement réduit le champ de la compétence universelle des tribunaux par l’exigence d’un lien « suffisant » entre les actions et le territoire américain[7]. Ce virage est critiqué par les deux auteurs qui y voient des « pas en arrière » par rapport à la jurisprudence précédente de l’Alien Tort Statute[8], celui-ci étant désormais interprété en vertu du principe de la « présomption contre l’extraterritorialité » (p. 48). Le lecteur sera aussi déçu d’apprendre que « le Canada ne dispose […] d’aucune disposition juridique contraignante imposant aux sociétés mères une responsabilisation et s’appuie sur des initiatives d’essence essentiellement volontaire » (p. 33). L’évolution juridique n’y est pas non plus unanime. Ainsi, « [à] certains égards, la jurisprudence de common law illustre la schizophrénie canadienne en matière de RSE : les entreprises doivent être responsables… mais pas trop ! » (p. 72). Du côté de la France et de l’Angleterre, où le sujet de la RSE gagne plus de terrain, les critiques portent aussi sur le manque de clarté de certaines conditions d’application du devoir de vigilance, telles que l’« atteinte grave », les « droits humains » ou la « vigilance raisonnable » (p. 51 et 52) dans les lois françaises, d’où les incertitudes du côté de la pratique et une « mise en oeuvre contrastée » (p. 57).

Contrairement à ce qui se passe dans les pays développés, la question de la RSE reste négligée dans les pays en développement. Or, c’est dans ces derniers que la présence des activités de multinationales se révèle toujours très forte. La faiblesse du niveau de protection des droits de la personne et de l’environnement dans les pays hôtes constitue la principale raison des victimes des firmes multinationales pour faire appel à la justice dans les pays où se trouve la société mère (p. 6). Cependant, leurs efforts se soldent souvent par un échec (p. 3).

Ces constatations ont conduit les auteurs à s’interroger sur l’impact de l’application du forum non conveniens par les tribunaux des pays où est située la société mère sur l’effectivité des efforts de responsabilisation des multinationales. Rappelons que cette doctrine permet aux juges de renvoyer une action sur laquelle ils sont pourtant compétents vers un for étranger qu’ils considèrent comme plus approprié. La décision de renvoi est motivée par plusieurs facteurs, principalement établis par la jurisprudence. Dans le cas du recours au forum non conveniens, le risque de renvoi est grand à l’égard des demandes en matière d’indemnisation des victimes des grandes entreprises si elles sont déposées devant les tribunaux où est la société mère, car souvent la majorité des facteurs les dirigent vers le pays où ont lieu les violations, ce dernier étant considéré comme le « for naturel ». Voilà pourquoi le forum non conveniens constitue en réalité un des obstacles à la responsabilisation des grandes entreprises.

Le titre 2 explore, d’un point de vue critique, la pratique de cette doctrine d’origine écossaise dans des pays qui l’ont reçue, dont l’Angleterre, les États-Unis, l’Australie, le Canada et le Québec. Chaque pays a sa façon d’appliquer le forum non conveniens, ce qui n’empêche pas ce dernier de devenir rapidement un instrument pour les grandes entreprises qui cherchent à échapper à toute sanction dans les pays où se trouve leur siège social, grâce au renvoi du litige vers le pays hôte où elles ne courront pas le moindre risque d’être condamnées. C’est aux États-Unis que le forum non conveniens a connu un essor remarquable depuis sa reconnaissance officielle en 1974 par la décision Gulf Oil Co. v. Gilbert[9]. En raison des restrictions applicables aux saisines des tribunaux américains par les étrangers et l’invocation ex officio de la doctrine, « le renvoi des demandes étrangères est devenu [dans ce pays] la norme, notamment dans le but de lutter contre le forum shopping » (p. 80). Au contraire, l’approche particulière de l’Australie[10] est considérée comme « la plus favorable aux demandeurs étrangers » : au lieu de la recherche du forum plus approprié, les tribunaux australiens vérifient seulement si le for australien est « clairement inapproprié » sur la base du critère du caractère oppressif ou vexatoire contre les défendeurs australiens (harassment) (p. 81).

Le cas particulier du Québec est analysé dans le deuxième chapitre du titre 2. Remarquons ici l’emploi du terme « particulier » parce que, comme l’a écrit avec raison la professeure Guillemard, cette théorie de common law a été, « par une bizarrerie de l’histoire législative du Québec », codifiée dans son droit qui est plutôt de tradition civiliste (p. xv). Les critiques des deux auteurs s’expriment sur trois plans : les conditions imposées dans le libellé de l’article 3135 du Code civil pour le recours au forum non conveniens, les précisions jurisprudentielles, notamment sur les critères d’application et de preuve, de même que les incertitudes sur la procédure et le sort de l’action.

Parmi les conditions d’application de l’article 3135 du Code civil – la compétence des tribunaux québécois, le pouvoir discrétionnaire des juges, l’exigence d’un for étranger plus approprié et le caractère exceptionnel de l’affaire –, les critiques portent notamment sur la dernière, soit « le caractère exceptionnel de la situation » considéré comme « l’une des deux conditions essentielles pour qu’une autorité québécoise décline sa compétence » (p. 89), en révélant l’absence de définition juridique et la divergence doctrinale sur le sens du terme « exceptionnellement » (p. 90). À notre avis, Tchotourian et Langenfeld auraient pu attaquer l’existence même de cette condition. Dans un article consacré à ce sujet, qui sera cité plus loin dans l’ouvrage, la professeure Guillemard a proposé cette interprétation qui correspond le mieux au sens du terme « exceptionnellement » : « le déclin de compétence ne se produira pas dans des cas exceptionnels, mais c’est lui qui constitue un cas exceptionnel[11] ». Autrement dit, le caractère exceptionnel n’est pas une condition, mais le résultat de l’application du forum non conveniens. Sur les précisions jurisprudentielles, il faut noter que les dix critères du forum non conveniens au Québec ont été établis par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Oppenheim Forfait GmbH c. Lexus Maritime inc.[12], qui a par la suite été confirmée dans l’arrêt Spar Aerospace ltée c. American Mobile Satellite Corp.[13] de la Cour suprême du Canada, et non l’inverse, comme le prétendent les deux auteurs (p. 91).

En somme, le titre 2 est plutôt descriptif et traite la question du forum non conveniens sans faire beaucoup de liens avec la RSE : cela aurait pourtant été une belle occasion pour les deux auteurs de remettre en question ladite doctrine. Ainsi, cette partie qui n’occupe qu’une vingtaine de pages est relativement modeste par rapport aux deux autres parties. La jurisprudence citée pour illustrer l’évolution du forum non conveniens et son état actuel dans les pays visés aurait pu être mieux explorée sous un angle critique en rapport avec la responsabilité des grandes entreprises.

Le titre 3 de l’ouvrage nous paraît le plus intéressant, car c’est à cet endroit que Tchotourian et Langenfeld critiquent la raison d’être de la doctrine du forum non conveniens (premier chapitre) et suggèrent les changements d’approche relativement au forum non conveniens au Québec (deuxième chapitre).

Le raisonnement s’avère original. L’ampleur du problème, dont le risque d’injustice sur lequel les deux auteurs font reposer plus tard leurs suggestions de réforme, est illustrée par deux affaires bien connues au Québec : Recherches internationales Québec c. Cambior inc.[14] et Yassin c. Green Park International Inc.[15]. Une autre affaire est cependant mentionnée dans la synthèse, Anvil Mining Ltd. c. Association canadienne contre l’impunité[16], où Tchotourian et Langenfeld ont découvert que la question du risque d’injustice dans le for alternatif avait été considérée par la Cour supérieure en examinant l’allégation du défendeur sur le forum non conveniens. Il est regrettable toutefois que cette question « n’[ait] pas fait l’objet d’un examen approfondi » en première instance, ni en appel d’ailleurs, car la Cour d’appel du Québec a finalement conclu à l’incompétence des tribunaux québécois (p. 108).

Les illustrations de la pratique québécoise sont suivies d’une deuxième section mettant en exergue l’« absence de justifications solides » du forum non conveniens relatives à la courtoisie internationale, au forum shopping, à la congestion des cours et aux difficultés probatoires. Le lecteur sera notamment séduit par les arguments contre les deux premières « raisons d’être » de cette doctrine. Selon Tchotourian et Langenfeld, l’application de la courtoisie internationale conduit plutôt « à rejeter la doctrine du forum non conveniens », si l’on accepte que la courtoisie « positive » signifie d’assurer l’accès à la justice aux ressortissants d’un pays tiers (p. 110). Ils ont aussi raison de dire que l’application du forum non conveniens contre le forum shopping vise plus à condamner le demandeur que le défendeur, alors que ce dernier profite aussi du forum shopping (dénommé « reverse forum shopping ») en cherchant à obtenir le renvoi du litige vers un autre for qui lui serait plus favorable (p. 111). Du point de vue des victimes des grandes entreprises, qui sont en réalité la partie faible, le forum shopping peut être pour elles un bon moyen, qui est d’ailleurs légitime, d’obtenir justice. La section se conclut donc par la constatation des deux auteurs sur ce paradoxe : « Alors qu’à sa naissance, le but du forum non conveniens était d’éviter l’injustice, cette doctrine permet aujourd’hui de la créer » (p. 118).

Les critiques des justifications traditionnelles de la doctrine du forum non conveniens ont amené Tchotourian et Langenfeld à suggérer un « changement d’approche » au deuxième chapitre. Les récentes évolutions de la jurisprudence canadienne de la common law analysées dans la section 1 ont servi de base à leurs réflexions sur d’éventuelles pistes de réforme pour le Québec à la section 2.

Certaines décisions récentes relativement au forum non conveniens invoqué par des entreprises minières et des pétrolières canadiennes (Garcia v. Tahoe Resources Inc.[17] et Araya v. Nevsun Resources Ltd.[18] en Colombie-Britannique ; Yaiguaje v. Chevron Corporation[19] en Ontario) ont permis de constater un « activisme [entraînant] de timides avancées favorables à la RSE en matière de forum non conveniens » (p. 120). A été notamment soulignée la prise en considération par les tribunaux du risque d’injustice si l’affaire est renvoyée dans le for alternatif pour décider de l’application du forum non conveniens. Les deux auteurs font remarquer toutefois le poids différent que les instances accordent à ce « nouveau facteur ». Cette divergence s’exprime notamment dans les décisions Garcia, où le tribunal de première instance a placé le risque d’injustice au même rang que l’ensemble des facteurs classiques réunis, à travers un test de deux étapes[20], alors qu’en appel « le test du risque réel d’injustice a été “noyé” parmi les autres critères à prendre en compte pour déterminer le for le plus approprié » (p. 137).

Tchotourian et Langenfeld reconnaissent la difficulté de briser la glace traditionnelle avec le nouveau facteur à travers leur comparaison des objectifs contrastés du forum non conveniens que sont l’« accès à la justice » et l’« efficience de la justice » (p. 139) :

La doctrine du forum non conveniens met en balance deux objectifs qui se révèlent finalement contradictoires : l’accès à la justice (commandant de s’arroger le litige) et l’efficience de la justice (commandant de renvoyer le litige). Les facteurs touchant à l’efficience de la justice (localisation des faits, des preuves, des témoins, etc.) sont évalués de manière objective et vont systématiquement être favorables au renvoi d’un litige dans son for naturel. De son côté et en l’absence de dispositions correctives spéciales, le risque d’injustice fait l’objet d’une évaluation biaisée et non objective.

Conscients qu’une abrogation en droit québécois ne sera pas possible, les deux auteurs suggèrent un changement d’approche quant à cette doctrine, qui peut être alignée sur celle qui a été retenue en common law (p. 141). Plusieurs pistes de réforme sont discutées.

La première piste de réforme consiste à revenir sur le sens du terme « exceptionnellement » dans l’article 3135 du Code civil dont l’emploi semble devenu « la norme ». Citant la professeure Guillemard avec qui ils partagent la conclusion selon laquelle « [l]’exception n’est pas la cause de la règle, mais bien le résultat de son application[21] », Tchotourian et Langenfeld sont d’avis que « [c]e n’est pas parce que les litiges liés à la RSE extraterritoriale des entreprises québécoises sont “exceptionnels” par leurs faits et leurs enjeux qu’ils doivent être renvoyés dans les ressorts logiques où le risque de corruption et d’injustice est réel. Au contraire, c’est précisément parce que ces litiges [se révèlent] exceptionnels que les juges québécois devraient se les arroger » (p. 141).

Nous nous demandons toutefois si ces propos correspondent vraiment au message que la professeure Guillemard a voulu transmettre. À ses yeux, l’application du forum non conveniens n’est pas motivée par le caractère exceptionnel du litige, car c’est elle-même qui est l’exception, « qui n’est pas à être plaidée[22] ». Étant une exception à la règle de compétence normale, le recours au forum non conveniens doit être très restreint : par conséquent, le juge doit hésiter à renvoyer l’affaire à un for étranger dès qu’il existe un facteur allant contre le caractère « plus approprié » de ce dernier. Le risque d’injustice constitue notamment un tel facteur.

La deuxième piste de réforme est d’« abandonner la logique de la recherche du for le plus approprié » et de la remplacer par « l’approche du for clairement inapproprié en vigueur en Australie » (p. 143). Tchotourian et Langenfeld remarquent toutefois le danger d’étendre cette approche à tout litige et suggèrent donc la circonscription aux seules affaires impliquant les multinationales. Une telle proposition est néanmoins discutable, car il serait difficile de justifier la raison pour laquelle il faudrait traiter ce type d’affaires d’une manière différente des autres.

La troisième piste de réforme se rattache à l’approche Law & Economics proposée par Stephen J. Darmody, que les deux auteurs trouvent pertinente pour le Canada (p. 143). De plus amples développements sur la question auraient permis une meilleure compréhension de cette approche ainsi que de la façon dont elle sera intégrée dans le système existant.

La quatrième et dernière piste de réforme consiste à retenir les meilleurs éléments des décisions Garcia[23]. Concrètement, Tchotourian et Langenfeld suggèrent une combinaison du test en deux étapes, conceptualisé par la juge Gerow en première instance, et du test de « risque réel d’injustice » établi par la Cour d’appel, étant donné que le premier donne « une place opportune au risque d’injustice », alors que le second retient une approche probatoire « relativement satisfaisante » (p. 144). Tout en étant d’accord avec les deux auteurs sur la nécessité de resserrer les conditions d’application du forum non conveniens en accordant un poids important au risque réel d’injustice, nous nous interrogeons cependant sur la pertinence de la division du test du forum non conveniens en deux étapes[24]. On peut, par exemple, se demander comment un for étranger peut être qualifié d’« approprié » (ou encore de « clairement plus approprié ») si les preuves montrent que la justice n’y sera pas rendue.

Pour conclure, l’originalité de l’ouvrage de Tchotourian et Langenfeld se manifeste par l’introduction de la notion du « risque d’injustice » dans le débat sur le forum non conveniens, lui-même situé dans le nouveau contexte de la RSE. Vu sous l’angle des difficultés avec lesquelles sont aux prises – tant dans les pays hôtes que dans les pays où est situé le siège social de l’entreprise –, les victimes des atteintes aux droits de la personne ou à l’environnement où sont impliquées les entreprises multinationales, le risque d’injustice constitue en effet le motif le plus pertinent contre l’impunité de ces entreprises grâce au forum non conveniens. Il serait cependant souhaitable que plus d’arguments soient élaborés pour étayer les propositions de réforme.