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La pandémie de COVID-19 a entraîné une crise économique importante qui a obligé les entreprises du monde entier à faire face à d’importantes pertes de revenus ainsi qu’à la perturbation des chaînes d’approvisionnement en raison des fermetures et à des restrictions de mouvement[1]. Dans ce contexte, les sociétés, les conseils d’administration et les dirigeants ont dû affronter des situations inédites et avoir recours à de nouvelles stratégies[2] pour relever des défis sans précédent[3] : gel des liquidités, incapacité temporaire à exécuter des contrats, etc.

La crise[4] sanitaire liée à la pandémie de COVID-19 est très différente de la crise financière mondiale de 2008[5]. Conséquemment, il faut se garder de conclure trop rapidement que les solutions favorisées dans le passé vont permettre de résoudre les problèmes auxquels les sociétés doivent faire face actuellement ou ceux qui découleront des répercussions postpandémiques. En effet, si la dernière crise financière a certes eu un impact mondial avec des retombées économiques importantes[6], la crise sanitaire actuelle se rattache plutôt à la santé et a une incidence considérable non seulement sur l’économie, mais également sur la vie de l’ensemble de la population[7].

Afin de mieux comprendre le rôle du conseil d’administration dans la gestion de la crise liée à la pandémie de COVID-19 et dans le but d’améliorer la résilience et l’efficience des sociétés face aux crises à venir[8], nous présentons d’abord les devoirs généraux guidant les administrateurs (partie 1) pour ensuite examiner la manière dont ces obligations se matérialisent en période de crise (partie 2). Enfin, nous traitons de la responsabilité des administrateurs et des modes d’exonération leur étant offerts (partie 3).

Si la crise sanitaire nous donne l’occasion de réfléchir au rôle des administrateurs qui est actuellement en pleine évolution, soulignons que nous ne visons pas ici à offrir des conseils sur la manière de gérer les risques et les crises, d’autres l’ayant fait avant nous[9]. Nous souhaitons plutôt que notre texte contribue à enrichir la réflexion entourant les pratiques de gouvernance, tout en permettant aux sociétés de faire face plus aisément aux problèmes qui découleront de la crise sanitaire, de les surmonter et de se préparer aux prochains événements malencontreux que les sociétés devront inévitablement affronter.

1 Les obligations et les devoirs généraux des administrateurs

Le conseil d’administration est à la société ce que le capitaine est au navire. Il est responsable de mener l’embarcation à bon port et il doit obtenir l’information requise pour prendre les bonnes décisions. Pour ce faire, le capitaine doit s’entourer de matelots sur qui il peut compter, ceux-ci pouvant être affectés aux différentes tâches inhérentes tant à la navigation de l’embarcation qu’à son entretien. Afin de choisir le bon port, le capitaine doit, dans la mesure du possible, tenir compte des capacités d’accueil de celui-ci, des ressources qui y sont offertes ainsi que des menaces et des avantages liés au fait de privilégier une destination plutôt qu’une autre. À défaut par le capitaine de s’en assurer avec tout le soin et la diligence requis par ses fonctions, la catastrophe risque de déferler sur le navire et ses occupants.

Le conseil d’administration, tout comme le capitaine, doit mettre l’ensemble des compétences de ses administrateurs à contribution afin d’atteindre son objectif, soit la maximisation de la valeur à long terme de la société[10]. Dans un contexte de crise, à l’instar du capitaine dans une tempête tropicale, le conseil d’administration est d’autant plus important qu’il contribue à ce que la société survive et améliore sa résilience face à d’autres pandémies, voire à d’autres crises.

Dans ce contexte, les devoirs généraux qui incombent aux administrateurs guident le comportement qu’ils doivent adopter en exerçant leurs fonctions. Comme la Loi canadienne sur les sociétés par actions (LCSA) et la Loi sur les sociétés par actions du Québec (LSAQ) l’indiquent, les administrateurs sont tenus d’agir avec prudence, diligence, loyauté et bonne foi dans le meilleur intérêt de la société, en temps normal… comme en période de crise[11]. Compte tenu de l’importance de ces obligations et afin de mieux comprendre la manière dont elles s’expriment lorsque des événements perturbent les activités normales de la société, nous traiterons tout d’abord de l’obligation de loyauté (1.1) pour ensuite présenter l’obligation d’agir avec prudence et diligence et ses différentes facettes (1.2).

1.1 L’obligation de loyauté ou l’obligation d’agir dans l’intérêt à long terme de la société

En principe, le conseil d’administration, élu par les actionnaires, dispose de pouvoirs étendus lui permettant d’assurer la gestion des affaires de la société[12]. Afin de prévenir les abus pouvant découler de l’exercice des pouvoirs importants qui leur sont confiés, les lois sur les sociétés et le Code civil du Québec[13] prévoient des règles qui visent à responsabiliser les administrateurs et les dirigeants, et à favoriser la qualité et l’intégrité de la gestion de la société[14]. Ces règles qui encadrent la conduite des administrateurs et des dirigeants énoncent notamment que ces derniers sont tenus d’agir avec loyauté, honnêteté et de bonne foi[15] « dans le meilleur intérêt de la société[16] ».

L’interprétation de ce qui constitue le meilleur intérêt de la société se trouve au centre de la compréhension du contenu des obligations et du rôle du conseil d’administration et des dirigeants. Si le contenu normatif exact de cette expression a de longue date été débattu, la Cour suprême du Canada a précisé en 2004 que, en s’acquittant de leurs obligations d’agir dans le meilleur intérêt de la société, les administrateurs doivent maximiser la valeur de la société[17]. Dans ce contexte, la Cour suprême a par ailleurs indiqué que, dans l’atteinte de cet objectif, les administrateurs peuvent prendre en considération les intérêts de l’ensemble des parties prenantes[18] sans contrevenir à leurs obligations.

Quelques années plus tard, profitant de l’occasion que lui présentait l’affaire BCE inc. c. Détenteurs de débentures de 1976[19], la Cour suprême a spécifié que[20] :

Dans son ensemble, la jurisprudence en matière d’abus confirme que l’obligation des administrateurs d’agir au mieux des intérêts de la société inclut le devoir de traiter de façon juste et équitable chaque partie intéressée touchée par les actes de la société. Il n’existe pas de règles absolues. Il faut se demander chaque fois si, dans les circonstances, les administrateurs ont agi au mieux des intérêts de la société, en prenant en considération tous les facteurs pertinents, ce qui inclut, sans s’y limiter, la nécessité de traiter les parties intéressées qui sont touchées de façon équitable, conformément aux obligations de la société en tant qu’entreprise socialement responsable[21].

Ainsi, la manière dont les conflits doivent être résolus est déterminée par les administrateurs et les dirigeants selon la situation en cause. Par ailleurs, il semble clair que, en cas de conflit entre les intérêts des parties prenantes, les administrateurs et les dirigeants doivent traiter chacune d’entre elles équitablement en cherchant à résoudre ces conflits d’intérêts en conformité avec leur obligation d’agir dans le meilleur intérêt de la société en tant qu’entreprise socialement responsable[22].

Cette conception de l’obligation d’agir avec loyauté et de bonne foi, qui paraît accorder un très large pouvoir discrétionnaire aux administrateurs, leur permet donc de tenir compte d’un grand éventail d’intérêt afin, ultimement, de déterminer ce qui est dans le meilleur intérêt de la société. Partant, l’obligation d’agir dans le meilleur intérêt de la société autorise le conseil d’administration qui fait face à une crise ou à des difficultés économiques à favoriser certaines parties prenantes plutôt que d’autres dans l’objectif de permettre à la société de retrouver sa stabilité financière. Cette obligation fait également en sorte que le conseil d’administration est en mesure de décider d’utiliser les infrastructures de la société pour contribuer à un effort collectif en vue de diminuer les effets néfastes de la crise sur la population[23].

Cela étant, un autre passage de l’affaire BCE mérite d’être souligné :

L’obligation fiduciaire des administrateurs est un concept large et contextuel. Elle ne se limite pas à la valeur des actions ou au profit à court terme. Dans le contexte de la continuité de l’entreprise, cette obligation vise les intérêts à long terme de la société. Son contenu varie selon la situation. Elle exige à tout le moins des administrateurs qu’ils veillent à ce que la société s’acquitte de ses obligations légales mais, selon le contexte, elle peut aussi englober d’autres exigences[24].

En mettant l’accent sur l’obligation d’agir dans l’intérêt à long terme de la société, ce passage semble indiquer que la Cour suprême souhaite que les administrateurs et les dirigeants accordent une place plus importante aux stratégies favorisant une plus grande responsabilité sociale. Toutefois, ici encore, la Cour suprême préfère laisser un certain flou autour de cette caractérisation de l’obligation d’agir avec loyauté et de bonne foi dans l’intérêt de la société, et le sens à donner à ce passage reste donc à clarifier.

Malgré ce flou, il demeure que l’obligation d’agir dans l’intérêt à long terme de la société doit guider les décisions prises par le conseil d’administration à tout moment[25], et ce, tant en dehors d’une période de crise que durant cette dernière[26]. Ainsi, aux prises avec une crise qui menace l’essence même des activités de la société, le conseil d’administration doit s’assurer que celle-ci y survive, bien entendu, mais il doit également voir à la reprise de ses activités et à la façon optimale de s’adapter à l’après-crise.

Dans ce contexte, la législation sur les sociétés impose une autre obligation importante pour guider le comportement des administrateurs et des dirigeants, soit le devoir d’agir avec prudence et diligence, sujet sur lequel nous proposons maintenant de nous pencher.

1.2 Le devoir de prudence et diligence

Le devoir de prudence et de diligence impose aux administrateurs l’obligation d’agir comme des personnes prudentes en pareilles circonstances[27]. Les décisions du conseil d’administration doivent être raisonnables et équitables, exemptes d’abus et reposer sur une opinion informée[28]. Ce devoir comporte notamment l’obligation pour les administrateurs de se renseigner correctement avant de prendre une décision (1.2.2), l’obligation de surveiller et de contrôler adéquatement les personnes à qui le conseil d’administration a délégué des fonctions et les risques susceptibles d’affecter les activités de la société (1.2.1)[29], ainsi que l’obligation de conseiller la direction sur les décisions critiques (1.2.3).

C’est donc à ces obligations qui ont souvent cours simultanément et qui se disputent le temps et la concentration des administrateurs élus[30] que nous consacrerons les prochaines sections afin de mieux en comprendre l’étendue et l’importance.

1.2.1 L’obligation de surveillance

La fonction de surveillance se trouve actuellement au centre des préoccupations du conseil d’administration[31] de par les réformes des règles de gouvernance qui ont eu lieu au cours des dernières décennies[32]. Elle vise principalement à atténuer les coûts d’agence. Selon cette vision, lorsqu’une société a un actionnariat dispersé, le conseil d’administration joue un rôle de garde-fou en limitant l’adoption de comportements opportunistes les dirigeants qui sont susceptible de profiter de leur position pour s’enrichir au détriment des intérêts des actionnaires. Il en va de même lorsque la société possède un actionnariat concentré, où le conseil d’administration exerce plutôt ses obligations de manière à limiter l’influence des actionnaires dominants qui peuvent être tentés de privilégier leurs intérêts personnels au détriment des intérêts de la société et de ses actionnaires minoritaires.

Cette obligation, qui joue un rôle clé pour protéger la valeur du patrimoine de la société, comporte essentiellement deux volets[33]. D’une part, elle vise la supervision générale et le contrôle des dirigeants (ou des actionnaires dominants qui sont souvent également dirigeants) afin de réduire, voire d’éliminer, la possibilité que ces derniers adoptent des comportements opportunistes. Loin d’exiger une surveillance constante de la gestion quotidienne effectuée par les dirigeants — ce qui rendrait impossible toute aventure commerciale —, les administrateurs peuvent présumer qu’un dirigeant s’acquitte de ses fonctions avec intégrité, sauf s’ils ont des motifs raisonnables de soupçonner le contraire.

Afin de remplir cette obligation, les membres du conseil d’administration doivent tout d’abord choisir les dirigeants sur la base d’un processus diligent, puis les rémunérer et, enfin, mettre en place des mécanismes de contrôle leur permettant de s’assurer de l’intégrité et de la compétence des dirigeants en poste. De même, le conseil d’administration doit superviser le processus comptable afin de s’assurer que la société est correctement gérée et réduire l’occurrence de situations où les dirigeants se trouvent en conflit d’intérêts ou en position d’agir dans leurs propres intérêts[34].

D’autre part, les membres du conseil d’administration doivent surveiller les risques[35]. Bien qu’il n’y ait pas actuellement de décisions canadiennes ayant traité de l’obligation de surveillance des risques, des principes élaborés par la jurisprudence états-unienne peuvent s’avérer utiles ici. Notamment, dans l’affaire Stone v. Ritter[36], le tribunal a souligné que l’obligation de surveillance comporte deux aspects importants. Tout d’abord, le conseil d’administration doit, afin d’éviter toute responsabilité, mettre en oeuvre et maintenir un système d’information et de contrôle en vue de surveiller la conformité légale et de gérer les risques[37]. Ensuite, il doit effectuer une surveillance appropriée des mécanismes mis en place et des activités afin d’avoir une assurance raisonnable qu’il est informé des risques ou des problèmes nécessitant son attention. Cette surveillance doit, de plus, lui permettre de prendre les mesures nécessaires selon les circonstances.

Ainsi, pour se conformer à son obligation de surveillance, le conseil d’administration doit définir les principaux risques liés aux activités de la société[38] et veiller à la mise en oeuvre de programmes appropriés de gestion de ces risques[39]. En outre, le conseil d’administration peut prévoir la mise en place d’un comité permanent et nommer un responsable à qui il délègue un rôle précis : surveiller la mise en oeuvre du programme de gestion des risques et formuler des recommandations[40].

Par l’instauration et l’évaluation continue de la performance de tels programmes, le conseil d’administration fait preuve de diligence, remplit son devoir de surveillance et développe sa capacité d’anticiper et de mesurer l’évolution de l’incidence de certains événements sur les objectifs que la société s’est fixés[41]. En effet, la mise en place d’un système de gestion des risques permet de mieux surveiller l’évolution d’un risque susceptible de se transformer en crise, ce qui améliore la résilience de la société pour l’avenir[42]. Par ailleurs, en élaborant et en mettant en oeuvre un programme de gestion des risques efficace, le conseil d’administration réduit les coûts liés à de possibles sanctions, les risques de litige et les atteintes à la réputation de la société.

Cela étant, l’efficacité avec laquelle les administrateurs s’acquittent de leurs tâches de surveillance varie en raison de leur rationalité limitée et de leur difficulté à accéder à l’information pertinente et à la comprendre[43]. En effet, pour être en mesure de remplir leur rôle, les administrateurs doivent avoir une compréhension approfondie de la nature de la société qu’ils gèrent ou dont ils supervisent les activités et être en possession de toute l’information pertinente.

1.2.2 L’obligation de se renseigner

Les administrateurs agissent conformément à leur devoir de prudence et de diligence s’ils s’appuient sur les renseignements dont ils disposent, compte tenu de ce qu’ils savaient ou auraient dû savoir[44] dans un contexte donné[45]. En période de crise, l’accent devrait donc être placé sur l’efficacité du processus de communication mis en place afin de permettre aux administrateurs d’avoir accès rapidement à toute l’information leur permettra de prendre des décisions s’appuyant sur des fondements raisonnables.

En période de crise, il est primordial pour les administrateurs d’obtenir des renseignements en temps réel sur les activités de la société qui se trouvent entravées ou autrement touchées afin de mieux évaluer les options qui se présentent à eux et de prendre des décisions éclairées, malgré un contexte d’urgence. Si, généralement, les administrateurs peuvent de bonne foi fonder leurs décisions sur des renseignements fournis par un professionnel ou un expert du domaine relevant de la décision à prendre[46], ce type de consultation peut s’avérer central en temps de crise. En effet, si le contexte s’y prête, les administrateurs devraient s’assurer de consulter ces personnes afin de s’assurer de prendre une décision raisonnable en agissant avec prudence dans l’intérêt de la société. En outre, les membres du conseil d’administration peuvent, particulièrement en période de crise, se fier aux informations rapportées par les dirigeants en qui ils ont confiance. Pour ce faire, il doit toutefois exister des mécanismes de contrôle interne permettant de croire que la confiance du conseil d’administration envers les dirigeants est justifiée, que leurs compétences ne donnent pas lieu à des remises en question et que l’information fournie représente correctement la situation[47]. Le conseil d’administration ne peut se contenter d’adopter une attitude passive relativement aux recommandations formulées par les dirigeants de la société et doit faire preuve de proactivité afin de vérifier l’information en tenant compte toutefois des circonstances[48].

Soulignons en terminant que, si la société n’a pas déjà adopté un plan de communication d’urgence, prévu dans un programme de gestion des crises, cet élément devrait figurer sur la liste des priorités du conseil d’administration. Bien qu’il soit impossible de prévoir toutes les éventualités, il est néanmoins souhaitable de concevoir un processus afin que l’information essentielle soit transmise aux bonnes personnes durant une crise.

1.2.3 L’obligation de conseil ou la fonction stratégique du conseil d’administration

Depuis le début des années 2000, l’obligation de surveillance occupe une place importante dans la description de tâches des administrateurs, particulièrement des administrateurs indépendants. En outre, les auteurs sont nombreux à s’être intéressés aux mécanismes de surveillance et de contrôle de même qu’au rôle important dévolu aux administrateurs indépendants[49]. Cela s’explique notamment par l’adoption de règles (dont les lois Sarbanes-Oxley et Dodd-Frank[50]) qui, à la suite des différentes crises qui ont miné la confiance des investisseurs, ont mis l’accent sur l’importance du rôle de supervision[51].

Ce choix d’accorder plus d’importance à la fonction de surveillance qu’à la fonction de conseil (ou de service et de stratégie)[52] a toutefois possiblement affaibli la capacité du conseil d’administration de réagir rapidement et adéquatement à des crises qui ne sont pas le résultat de problèmes généralisés de gouvernance[53]. En effet, le rôle stratégique qui incombe aux administrateurs consiste essentiellement à améliorer la réputation et la légitimité de la société, à établir des contacts externes[54], à participer à la planification stratégique[55], à revoir la structure des transactions corporatives importantes[56] et à donner des conseils aux dirigeants afin d’assurer le succès, la croissance et la survie de la société[57]. De plus, grâce à leur expertise professionnelle et à leur prestige dans la communauté, les administrateurs peuvent créer et améliorer les relations interorganisationnelles de même que faciliter l’accès aux informations et aux ressources vitales pour le succès des opérations de la société.

Ainsi, il est facile de comprendre le caractère central de cette composante de l’obligation de prudence et de diligence, car elle permet aux sociétés de traverser plus aisément une situation difficile. Or, dans l’éventualité où le conseil d’administration a privilégié la fonction de surveillance en négligeant la nécessité de développer l’expertise, ce choix est susceptible de limiter les ressources auxquelles ses membres auront accès lorsqu’ils devront faire face à une crise ou à des problèmes ne découlant pas de l’adoption de comportements opportunistes.

Les précédentes crises ayant permis de mettre en lumière l’importance de l’obligation de surveillance, nous parions que la crise liée à la pandémie de COVID-19 constituera un rappel de l’importance de la fonction stratégique des membres du conseil d’administration[58]. En effet, cette fonction occupe également une place notable en vue d’assurer la croissance de la valeur du patrimoine social lorsque vient le temps d’élaborer et de mettre en oeuvre une stratégie, particulièrement pour affronter une situation de crise [59].

2 Le rôle des administrateurs avant, pendant et après une pandémie

Depuis le mois de mars 2020, la pandémie de COVID-19 a entraîné des changements sans précédent dans la gestion des sociétés canadiennes ainsi qu’une réflexion entourant la gouvernance de ces dernières. Si les obligations générales qui s’imposent aux administrateurs sont demeurées les mêmes (en se modulant différemment compte tenu du contexte), il est devenu évident que le conseil d’administration joue un rôle central dans la poursuite des activités de la société et la protection de ses intérêts à long terme[60]. Notamment, la crise sanitaire a permis de souligner l’importance du rôle des administrateurs dans la réduction du risque et des incertitudes découlant des activités menées par les sociétés.

Afin de mieux comprendre les incidences de la pandémie de COVID-19 sur le conseil d’administration, nous aborderons ci-dessous la question de la gestion des risques, ce qui permet habituellement à la société d’anticiper leur évolution et de mieux y réagir en situation de crise (2.1). Cela nous conduira en particulier à mieux comprendre la manière dont la société peut se servir des leçons apprises durant la pandémie afin d’améliorer sa résilience à l’égard du danger que représente la récurrence des crises au cours des années à venir. Enfin, nous examinerons les caractéristiques que devrait posséder un conseil d’administration en vue de favoriser les chances qu’une société surmonte les nombreux défis liés à une crise (2.2).

2.1 La gestion des risques et des crises

Si, dans certains cas, les risques peuvent mettre en danger l’intégrité même des marchés financiers et toucher un grand nombre de sociétés[61], il faut garder en tête que les conséquences découlant des risques peuvent également être positives et constituer une occasion stratégique dans la mesure où ce dernier atteint un niveau considéré comme acceptable[62]. En ce sens, le risque peut être vu comme une habile combinaison de vulnérabilité et d’opportunité. Il est négatif ou positif selon qu’il constitue une menace ou bien une occasion. Il peut représenter un frein à la création de valeur, conduire à la destruction de la valeur existante ou participer à la création de valeur pour la société[63]. Ainsi, puisque le risque peut servir de levier dans la mesure où il est bien géré, la nécessité de mettre en place des procédures de contrôle interne relatives à la gestion des risques devient évidente[64].

Tel que nous l’avons mentionné, il revient au conseil d’administration d’établir un programme de gestion des risques adéquat et de surveiller sa mise en oeuvre[65]. Ce programme doit avoir pour objet de fournir à la société les outils qui l’amèneront à déterminer et à gérer les événements susceptibles de nuire à sa capacité d’atteindre ses objectifs[66], tout en permettant au conseil d’administration de capter les risques émergents[67]. Pour ce faire, les administrateurs doivent d’abord être en mesure de reconnaître les risques qui se présentent à la société selon sa taille, son domaine ou sa clientèle[68] et de distinguer les risques qui constituent une menace de ceux dont le potentiel présente une opportunité[69]. Ensuite, le conseil d’administration doit s’assurer que des moyens sont mis en place pour comprendre comment les risques susceptibles d’avoir une incidence négative sur l’atteinte des objectifs peuvent faire l’objet de mesures de mitigation[70] ainsi que la façon dont l’évolution de ces risques est surveillée[71]. Enfin, le conseil d’administration doit vérifier que le processus de gestion des risques le renseigne sur le résultat des mesures d’atténuation et lui permet d’assurer un suivi de performance.

Comme un risque peut à l’occasion se transformer en crise[72], une bonne gestion de ces derniers fait en sorte que la société est capable de mieux anticiper les crises, d’améliorer sa réaction durant celles-ci et de favoriser sa résilience lorsqu’une crise l’attaque au coeur de ses activités[73]. Un conseil d’administration qui a déjà doté la société d’un système de gestion des risques approprié peut suivre leur évolution et se rendre compte au fil du temps que les effets de ce dernier évoluent pour devenir hors de contrôle. Ce risque, dont la contingence n’est plus assurée par le programme de gestion, prend alors une telle ampleur qu’il ne menace plus seulement l’atteinte des objectifs de la société : il remet en question son existence même[74].

En vérité, une crise peut se manifester de deux façons. D’une part, une crise peut découler de la prise d’importance d’un risque connu. À titre d’exemple, s’il est tentant d’apposer l’étiquette de « black swan » à la pandémie de COVID-19, une calamité si inattendue que les entreprises ne pouvaient pas s’y préparer ; en réalité, les experts prédisent des pandémies depuis des années[75]. D’autre part, la crise peut provenir d’un événement soudain ou inattendu que la société n’aurait pas été en mesure de prévenir[76].

Pendant une crise (pandémique ou non), les risques qu’elle engendre interagissent avec, entre autres, les risques financiers, opérationnels ou stratégiques de la société, ce qui complexifie la tâche du conseil d’administration. Dans ce contexte, celui-ci doit agir de manière responsable pour s’assurer que des plans de continuité des activités sont en place[77]. En outre, en matière de gestion de risque tout comme pour la gestion de crise, le conseil d’administration doit s’assurer que les processus établis évoluent avec les circonstances et la réalité propres à la société.

Dans ce contexte, pour qu’une société profite des éventuelles opportunités d’affaires et surmonte les difficultés qui découlent de la crise, le conseil d’administration doit être à même de s’adapter au changement et de comprendre les nouvelles possibilités ainsi que les transformations que connaissent les marchés[78]. En outre, un conseil d’administration peut se trouver dans l’obligation de fixer et d’examiner de nouveaux objectifs de gestion de même que de suspendre les nouveaux investissements et projets au besoin.

Plusieurs éléments devraient faire l’objet d’une surveillance par le conseil d’administration ou un comité spécial durant une crise. Par exemple, l’ordre du jour des rencontres du conseil d’administration devrait s’intéresser à ce qui suit[79] :

  • la surveillance des enjeux liés à la santé et à la sécurité des travailleurs ;

  • l’efficacité de la chaîne de communication d’urgence afin que celle-ci donne l’assurance au conseil d’administration qu’il détient l’information requise afin de prendre des décisions raisonnables sur la base d’une opinion informée dans les circonstances ;

  • la situation financière de la société et sa capacité d’assumer ses obligations à échéance ;

  • le respect des mesures sanitaires édictées par les autorités ;

  • l’adoption de nouvelles pratiques et lignes directrices permettant d’avoir recours à des mesures gouvernementales pour aider la société ou soutenir ses activités ;

  • l’évaluation de la gestion des dirigeants de même que de leur manière de réagir et d’intégrer les mesures indiquées au processus de gestion de crise en posant suffisamment de questions et en effectuant un suivi plus serré qu’en période ordinaire ; et

  • l’adoption d’un plan de déconfinement, de retour au travail et de mesures permettant de faire face à une autre vague du virus ou à un reconfinement[80].

Un conseil d’administration sera également amené à fournir de précieux conseils aux dirigeants placés devant des événements perturbateurs, souvent inédits, qui peuvent sérieusement influer sur la rentabilité de l’entreprise, voire sa survie. Qui plus est, si la crise perturbe plus longuement tous les aspects des opérations de la société, le conseil d’administration devra également se préparer à intervenir dans l’éventualité où l’équipe de direction serait compromise.

Un comité de gestion de crise composé d’administrateurs, de dirigeants et de représentants du personnel[81] peut faciliter la prise de décision pour répondre efficacement à la situation et assurer une communication efficace afin de rassurer les parties prenantes. Effectivement, en temps de crise, certains mécanismes sont susceptibles d’être plus utiles que d’autres à la résilience de l’entreprise. À titre d’illustration, lorsque des événements inhabituels perturbent les activités normales des sociétés, il devient particulièrement important pour ces dernières de veiller à divulguer de l’information au sujet des effets et des risques sur leurs activités, leur situation financière et leurs résultats d’exploitation[82].

En effet, la diffusion d’informations en période d’incertitude économique permet aux investisseurs d’évaluer les effets sur le fonctionnement actuel et attendu de la société, sa performance et sa situation de trésorerie. Il est également important de réviser et de mettre à jour de manière proactive ces informations à mesure que les faits et les circonstances changent[83]. À titre d’illustration, les émetteurs dont les liquidités ou les ressources en capital sont considérablement touchées par la pandémie de COVID-19 devraient fournir une évaluation complète de ses effets et les quantifier dans la mesure du possible[84].

Par ailleurs, un conseil d’administration devrait participer à la conception de programmes en vue d’anticiper les effets de la crise, par exemple en établissant un plan de continuité de la main-d’oeuvre. Pour ce faire, le conseil d’administration devrait tenir compte des nouvelles technologies, des contraintes de rémunération des dirigeants et d’autres adaptations possibles devant une nouvelle réalité commerciale[85]. Afin d’assurer leur croissance, les sociétés devraient aussi accorder une importance accrue aux employés, aux fournisseurs, aux clients et à la collectivité, anticiper les situations à venir et faire preuve de leadership afin de maintenir la confiance de toutes les parties prenantes[86]. Dans cette optique, il peut s’avérer nécessaire de se questionner sur la raison d’être de la société[87] et sur la force des relations précédemment établies avec ses parties prenantes.

À vrai dire, la crise sanitaire, et économique, liée à la pandémie de COVID-19 est sans précédent et elle est susceptible[88] d’avoir des effets importants sur la manière dont les sociétés et les investisseurs envisagent et abordent les problèmes environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans le futur[89]. Notamment, la pandémie a placé le « S » de ESG au centre de la discussion dans la gestion de la santé et de la sécurité des employés, ainsi que dans les débats autour de la question de la diversité, de l’inclusion et de la nécessité de s’engager auprès des communautés[90]. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant de constater que les sociétés qui ont élaboré une stratégie ESG efficace au cours des récentes années en récoltent maintenant les fruits et bénéficient d’avantages concurrentiels, sans oublier une reprise plus rapide de leurs activités[91].

Cette approche qui met l’accent sur des valeurs ESG devrait également avoir des répercussions sur les comités de rémunération considérant la surveillance accrue de la rémunération des hauts dirigeants dans un contexte de difficultés économiques, et cela, même si ces dernières résultent d’événements inattendus et exogènes[92]. Nous pouvons nous attendre à ce que la question de la rémunération à accorder aux hauts dirigeants attire davantage l’attention du public lorsqu’une société s’engage dans des actions de réduction des coûts entraînant des licenciements, des congés forcés ou des réductions de salaire pour les employés qui, comme leurs patrons, ne sont pas à l’origine de la crise.

Malgré cela, un conseil d’administration peut être tenté de préserver les incitatifs offerts habituellement aux hauts dirigeants. Pour ce faire, il peut invoquer, entre autres éléments, qu’une baisse de salaire aurait un effet punitif sur des dirigeants talentueux sans qu’ils soient à l’origine des pertes subies par la société. Il peut également indiquer que ces incitatifs sont nécessaires afin d’éviter que lesdits dirigeants examinent d’autres options de carrière dans des sociétés concurrentes. Toutefois, le fait de maintenir la rémunération des hauts dirigeants alors que la société licencie des travailleurs semble mauvais du point de vue de l’opinion publique[93], et il est parfois préférable de se montrer solidaire en réduisant la rémunération des hauts dirigeants, en décidant de ne pas octroyer la prime annuelle ou de la reporter[94].

Dans tous les cas, le conseil d’administration devrait décider de la bonne marche à suivre d’un point de vue économique et sociétal[95]. De ce fait, il devrait prendre des mesures proactives pour évaluer l’impact de la pandémie de COVID-19 sur la rémunération des dirigeants sachant que la divulgation de ces informations sera probablement scrutée de près par les investisseurs[96], les conseillers des agences de conseil en vote et d’autres parties prenantes[97]. À titre d’exemple, l’agence de conseil en vote Institutional Shareholder Services (ISS) a indiqué que les changements apportés aux programmes incitatifs annuels à cause de la crise sanitaire ne seront pas perçus négativement tant que les raisons de ces modifications sont clairement divulguées et que les résultats qui en découlent semblent raisonnables[98].

Compte tenu des préoccupations spécifiques liées à la pandémie de COVID-19, les investisseurs sont nombreux à avoir précisé qu’une divulgation supplémentaire serait nécessaire pour leur permettre d’évaluer les liens entre les effets de la pandémie et les changements aux programmes incitatifs ou aux attributions discrétionnaires[99]. Ainsi, des informations au sujet des défis spécifiques auxquels la société a été confrontée du fait de la crise sanitaire de même que des informations sur la manière dont ces défis ont rendu obsolète la conception originale du programme de gestion des risques ou ont entraîné l’impossibilité d’atteindre les objectifs de performance d’origine sont pertinentes. En outre, la société devrait expliquer la raison pour laquelle une approche a été préférée et la façon dont celle-ci prend en considération les intérêts des investisseurs[100].

Cela dit, une crise peut aussi engendrer des défis pour les membres du comité de conformité. En effet, les perturbations massives causées par une crise peuvent obliger une société à faire appel à de nouveaux fournisseurs ou à réorganiser son fonctionnement interne, ce qui peut entraîner de nouveaux risques de conformité et augmenter l’exposition aux cyberattaques. Par exemple, dans le contexte de la pandémie de COVID-19, certains constructeurs automobiles ont déplacé une partie de leur production pour fabriquer des masques, des ventilateurs et d’autres équipements médicaux. Dans ce cas, les responsables de la conformité ont dû s’assurer, souvent dans l’urgence, que le recours à de nouveaux fournisseurs ne mettait pas la société en danger en créant d’autres risques réputationnels ou de conformité[101].

Enfin, lorsque la crise est terminée ou que ses impacts peuvent de nouveau faire l’objet de mesures de contrôle prévues dans le processus de gestion de risques, la réflexion doit toujours figurer à l’ordre du jour. Si des mesures ex ante doivent être adoptées avant les événements perturbateurs en vue de prévenir les crises, de garantir la stabilité financière de la société et de la rendre moins vulnérable aux risques exogènes[102], des mesures ex post devraient également être mises en place pour réduire l’occurrence de certaines formes de risques susceptibles de nuire aux activités de la société.

Notamment, le conseil d’administration devrait veiller à la mise en place d’un processus de surveillance des risques, définir clairement quels sont les objectifs poursuivis et préciser en quoi la gestion des risques participe à l’atteinte de ses objectifs. En outre, en distinguant la provenance d’une crise, les administrateurs pourront alors évaluer si les processus de gestion des risques de la société auraient pu détecter la crise avant qu’elle évolue au-delà du risque. Ensuite, les administrateurs peuvent se demander si ces processus auraient pu être améliorés de manière à éviter la croissance du risque. S’ils concluent malgré tout qu’aucun processus de gestion des risques n’aurait permis de capter le risque à temps, il leur est néanmoins possible d’évaluer la réaction de la société une fois la crise terminée, de remettre en question le processus de gestion de crise et de décider d’améliorer le système en place[103].

Indubitablement, une crise peut constituer une occasion pour un conseil d’administration de parfaire sa capacité de réaction face à des crises futures, grâce aux apprentissages que ses membres auront su tirer de la situation. En outre, une crise peut représenter une opportunité pour une société de revoir ses politiques et ses opérations et d’adopter des mesures pertinentes en matière de développement durable, tout en s’attaquant aux changements climatiques.

2.2 Les caractéristiques d’un conseil d’administration résilient

Les sociétés qui ont de bonnes pratiques de gouvernance sont généralement plus profitables à long terme que les autres[104]. Par ailleurs, nous pouvons croire que toute société ayant une bonne structure de gouvernance compte également des administrateurs qualifiés qui faciliteront l’accès aux ressources et participeront à l’élaboration de solutions pour surmonter les effets liés à l’occurrence de crises.

Les auteurs Croci, Hertig, Khoja et Lan se sont récemment intéressés aux caractéristiques du conseil d’administration qui contribuent à la capacité d’une société à surmonter une crise et à s’en remettre[105]. Précisément, ces chercheurs ont souhaité vérifier les caractéristiques perçues comme les plus pertinentes par le marché afin de surmonter les difficultés découlant d’une crise. Aux fins de leur étude, ils ont ciblé quatre caractéristiques qui, selon eux, sont susceptibles d’influer sur les réactions du marché au moment où se produit une crise : la charge de travail des administrateurs, la taille du conseil d’administration, l’indépendance des membres de ce dernier et le fait que le président-directeur général de la société agit également comme président du conseil d’administration. À la suite de l’analyse de 375 sociétés ayant traversé des crises de différents types entre 1999 et 2016, ils ont conclu que les conseils d’administration dont les caractéristiques favorisaient le rôle de conseil auprès des dirigeants ont été plus utiles pour traverser les crises que ceux dont les caractéristiques étaient axées sur l’exercice de leur fonction de surveillance.

En effet, selon cette étude, seulement deux des caractéristiques examinées ont eu un effet sur la performance de la société en temps de crise. Tout d’abord, les chercheurs ont constaté que la présence d’administrateurs ayant de nombreuses occupations avait eu une incidence positive sur la résilience des sociétés en période de crise. Cela s’explique, à leur avis, par le fait que les administrateurs les plus occupés sont généralement les plus talentueux et ceux qui possèdent la plus grande expertise pour faire face à des situations complexes[106]. Dès lors, ils peuvent jouer un rôle prenant davantage d’importance en période de crise puisque leur expérience contribue à accroître l’efficacité du processus décisionnel[107].

Par ailleurs, selon les résultats obtenus par ces chercheurs, la taille du conseil d’administration a également une influence sur la résilience d’une société en période de crise[108]. Cette conclusion a en outre été confirmée par une étude plus récente menée par Saleh F.A. Khatib et Abdul-Naser Ibrahim Nour qui ont eux aussi démontré que la taille et la diversification du conseil d’administration ont un effet positif significatif sur la performance des sociétés en période de crise[109]. D’après leurs travaux, un conseil d’administration diversifié d’une taille plus importante a de plus grandes chances d’être meilleur en raison de sa diversité sur le plan de l’expertise[110], et cela, particulièrement en période de crise[111]. Par ailleurs, selon Khatib et Nour, la diversité des sexes au sein d’un conseil d’administration semble aussi améliorer la performance d’une société en temps de crise, ce qui peut s’expliquer par l’existence d’une grande variété de perspectives, d’attentes et de connaissances lorsque la composition du conseil d’administration est plus diversifiée[112].

D’autres études ont également indiqué que la taille du conseil d’administration ainsi que le type d’administrateurs en faisant partie sont susceptibles d’influer sur la façon dont ces derniers sont en mesure d’exercer leur rôle de service et de contrôle. Plus particulièrement, des études ont indiqué que la composition du conseil d’administration a des répercussions sur sa capacité à jouer son rôle de conseil. Selon certains auteurs, la réponse et la gestion efficaces d’une situation de crise par le conseil d’administration dépendent notamment de la compréhension individuelle et collective des particularités de la société et du contexte particulier[113]. Cette aptitude à comprendre est éclairée par l’expérience antérieure de chacun des administrateurs, ainsi que par leurs connaissances, leur capacité à collecter et à traiter des informations, leur leadership, leur réseau d’information et la culture du conseil d’administration[114].

Lynne L. Dallas considère d’ailleurs qu’un conseil d’administration ayant un certain niveau de diversification ethnique et de genre est mieux outillé pour offrir des conseils à la direction et pour faciliter l’accès aux ressources et aux services facilitant le bon fonctionnement des affaires de la société[115]. De même, d’autres études soulignent que des personnes ayant des connaissances, des compétences et des expériences différentes peuvent, en tant que groupe, gérer plus facilement des problèmes complexes et élaborer des solutions créatives[116].

Dans ce contexte, tout conseil d’administration de taille importante, où il y a habituellement davantage d’administrateurs indépendants et une plus grande diversification, est donc présumé être plus propice au débat et à la discussion sur la mission, les objectifs et la stratégie appropriée pour la société[117]. Comme le professeur Stephen M. Bainbridge le suggère, cela s’explique en théorie de diverses façons :

Larger size may facilitate the board’s resource-gathering function. More directors will usually translate into more interlocking relationships with other organizations that may be useful in providing resources such as customers, clients, credit, and supplies. Board interlocks may be especially helpful with respect to formation of strategic alliances […] Larger boards with diverse interlocks are also likely to include a greater number of specialists – such as investment bankers or attorneys. This is relevant not only to the board’s resource-gathering function, but also to its monitoring and service functions. Complex business decisions require knowledge in such areas as accounting, finance, management, and law. Providing access to such knowledge can be seen as part of the board’s resource-gathering function. Board members may either possess such knowledge themselves or have access to credible external sources who do. This hypothesis is consistent with the new institutional economics view of specialists. In that model, specialization is a rational response to bounded rationality. The expert in a field makes the most of his or her limited capacity to absorb and master information by limiting the amount of information that must be processed through limiting the breadth of the field in which the expert specializes. As applied to the corporate context, larger, more diverse boards likely contain more specialists, and therefore should get the benefit of specialization[118].

Aussi, les sociétés confrontées à des décisions importantes gaspillent une ressource précieuse si elles n’utilisent pas l’expertise des membres de leur conseil d’administration. Faire participer les administrateurs à la gestion de l’entreprise est efficace pour les sociétés qui ont besoin d’un soutien en ce qui a trait à certaines décisions stratégiques, en particulier par rapport au coût d’obtention de services similaires par des consultants externes. Ainsi, un conseil d’administration qui comprend des administrateurs ayant une expertise technique ou encore une expérience de l’industrie ou de questions commerciales comparables fournit à un président-directeur général une équipe d’experts qui peut améliorer la prise de décision et éviter des erreurs coûteuses[119]. En ce sens, une étude menée par John A. Pearce II et Shaker A. Zhara suggère qu’il existe une corrélation entre l’incertitude de l’environnement et le nombre d’administrateurs externes au sein d’une société[120] puisque ces derniers contribuent de manière importante au processus décisionnel du conseil d’administration de par leurs conseils, leur expertise et le point de vue externe qu’ils peuvent offrir sur les situations où le niveau d’incertitude est grand (comme en cas de crise).

Les administrateurs externes peuvent également participer au processus stratégique en agissant comme caisse de résonance pour l’équipe de direction, fournir une contribution externe au processus stratégique et soutenir les dirigeants afin de maximiser la valeur de la société en établissant des contacts et en aidant à améliorer la réputation de la société[121]. Par ailleurs, les administrateurs externes assurent le flux de communication entre l’entreprise et les parties prenantes et envoient un message indiquant que des mesures sont prises pour répondre aux préoccupations de ces dernières[122]. Ce faisant, l’apport des administrateurs externes, généralement des administrateurs indépendants, ne se limite pas seulement à la surveillance des dirigeants[123]. Ils peuvent également jouer un rôle important en période de crise de par leur expertise[124]. Certains auteurs considèrent d’ailleurs que les membres externes du conseil permettent à la société :

  1. de coordonner la société avec son environnement externe ;

  2. d’obtenir des conseils et un accès à l’information par des administrateurs qui ont des compétences et des réseaux différents ;

  3. d’améliorer le soutien, le statut et la légitimité de la société aux yeux des publics visés ;

  4. d’effectuer un suivi de l’orientation stratégique de la société[125].

De ce fait, il n’est pas surprenant que la composition du conseil d’administration soit directement liée aux chances de survie de la société en période de crise.

Ainsi, la crise liée à la pandémie de COVID-19 a rappelé les avantages d’une diversité d’expertises, de points de vue et de réseaux, sans oublier une représentation juste des communautés visées. De même, elle a également permis de confirmer que la composition[126] du conseil constitue une considération importante pour permettre aux administrateurs d’assumer leur rôle stratégique et d’améliorer la performance de la société et sa position concurrentielle afin de maximiser la richesse des actionnaires[127] et de l’ensemble des parties prenantes[128].

3 La responsabilité et l’exonération des administrateurs

Durant une crise, le conseil d’administration peut devoir adopter rapidement de nouvelles politiques, ou encore prendre des décisions d’affaires importantes en réaction à des situations inhabituelles avec des effets parfois inattendus. Qu’il soit question de maintenir ouvertes des usines ou de les fermer, de réduire les commandes ou encore de convertir la production pour fabriquer des masques ou des ventilateurs, ces décisions qui sont souvent prises en s’appuyant sur des informations limitées comportent leur lot de risques et d’incertitudes pour les administrateurs[129] qui peuvent faire l’objet de critiques a posteriori.

De plus, l’anticipation de poursuites en responsabilité peut amener les administrateurs à se montrer réticents à prendre des mesures qui changent le statu quo[130]. Même si l’absence de nouvelles initiatives ayant pour objet de modifier les stratégies en place peut sembler préférable du point de vue des créanciers, des changements s’avèrent parfois nécessaire en situation de crise. Dans ce contexte, l’immobilisme des administrateurs, leur aversion pour le risque ou leurs incertitudes peut entraîner l’insolvabilité ou créer d’autres problèmes à long terme[131]. En ce sens, les administrateurs qui s’abstiendraient de prendre des décisions difficiles par crainte d’engager leur responsabilité pourraient porter atteinte aux intérêts à long terme de la société.

Fort heureusement, à titre de mandataires[132], les administrateurs ne voient généralement pas leur responsabilité personnelle engagée envers les tiers qui ont conclu un contrat avec la société[133]. Pour cela, les administrateurs doivent toutefois s’assurer d’exercer le degré de prudence et de diligence nécessaire afin que les décisions prises constituent des décisions d’affaires raisonnables. Dans cet objectif, tout conseil d’administration doit toutefois s’assurer d’avoir accès à des informations fiables afin de mieux comprendre les risques et les défis potentiels associés à la crise. De même, il peut être nécessaire de faire appel à des experts en vue d’obtenir des informations supplémentaires pour comprendre pleinement les risques liés à la crise, la portée de cette dernière ainsi que ses implications. En effet, tel que la Cour suprême le soulignait dans l’arrêt Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise :

On ne considérera pas que les administrateurs et les dirigeants ont manqué à l’obligation de diligence énoncée à l’al. 122 (1) b) de la LCSA s’ils ont agi avec prudence et en s’appuyant sur les renseignements dont ils disposaient. Les décisions prises doivent constituer des décisions d’affaires raisonnables compte tenu de ce qu’ils savaient ou auraient dû savoir. Lorsqu’il s’agit de déterminer si les administrateurs ont manqué à leur obligation de diligence, il convient de répéter que l’on n’exige pas d’eux la perfection[134].

Ainsi, dans l’exercice de leur jugement d’affaires, les administrateurs et les dirigeants sont tenus d’agir avec prudence et diligence à la lumière de toutes les informations qu’ils connaissaient ou qu’ils auraient raisonnablement dû connaître. Cela étant, en période de crise, les décisions d’affaires sont prises dans un contexte particulier dont les tribunaux doivent tenir compte puisque la situation modifie l’environnement dans lequel les sociétés et leur conseil d’administration opèrent[135]. Selon les professeurs Raymonde Crête et Stéphane Rousseau, l’obligation de se renseigner doit être modulée en fonction des circonstances, en tenant compte notamment des contraintes temporelles et de l’urgence dans laquelle la décision s’inscrit[136].

Lorsqu’ils font face à une décision d’affaires qui s’inscrit dans une gamme de choix raisonnables[137], les juges doivent faire preuve de déférence envers la décision prise par le conseil d’administration et éviter la tentation de la juger à la lumière des informations rendues disponibles a posteriori. Tel que la Cour suprême l’a souligné dans l’arrêt Peoples :

Les tribunaux ne doivent pas substituer leur opinion à celle des administrateurs qui ont utilisé leur expertise commerciale pour évaluer les considérations qui entrent dans la prise de décisions des sociétés. Ils sont toutefois en mesure d’établir, à partir des faits de chaque cas, si l’on a exercé le degré de prudence et de diligence nécessaire pour en arriver à ce qu’on prétend être une décision d’affaires raisonnable au moment où elle a été prise[138].

Dès lors, la règle de l’appréciation commerciale confère au conseil d’administration un pouvoir décisionnel étendu en reconnaissant ses prérogatives de gestion, ce qui devrait offrir à ses membres un certain niveau de confort pendant la crise où les informations (et la désinformation) disponibles peuvent rendre la prise de décision plus difficile[139].

Notons toutefois que la règle de l’appréciation commerciale ne sera pas applicable dans tous les cas. Elle ne donnera pas aux conseils d’administration, à la direction et aux sociétés la permission d’ignorer les obligations statutaires[140]. En conséquence, dans la mesure où une société doit se conformer à des lois nouvellement adoptées ou à des ordonnances gouvernementales, elle doit chercher à les comprendre afin de s’y conformer pleinement[141].

Par ailleurs, compte tenu des problèmes uniques auxquels un conseil d’administration doit faire face en période de crise, lorsqu’il commencera à reprendre ses activités de manière normale ou à effectuer une transition vers des opérations d’après-crise, ou les deux à la fois, de bonnes règles de gouvernance s’avéreront importantes pour les administrateurs et les dirigeants[142]. En effet, tel que l’a indiqué la Cour suprême dans l’arrêt Peoples :

La méthode contextuelle dictée par l’al. 122(1) b) de la LCSA fait ressortir non seulement les faits primaires mais elle permet aussi qu’il soit tenu compte des conditions socioéconomiques existantes. L’apparition de normes plus strictes force les sociétés à améliorer la qualité des décisions des conseils d’administration. L’établissement de règles de régie d’entreprise devrait servir de bouclier protégeant les administrateurs contre les allégations de manquement à leur obligation de diligence[143].

Il y a fort à parier que, à la suite de la crise sanitaire engendrée par la pandémie de COVID-19, de nouvelles pratiques seront mises en place par les conseils d’administration et que ces dernières établiront de nouvelles normes pour les tribunaux qui auront à déterminer si les administrateurs et les dirigeants se sont comportés avec prudence et diligence.

Conclusion

Malheureusement, les populations sont susceptibles de connaître davantage de crises au cours des années à venir. Les cyberattaques, les catastrophes météorologiques dues au changement climatique[144] et les pandémies risquent d’affecter de plus en plus la production et le bon fonctionnement des sociétés. Cela s’explique facilement considérant que les marchés et les entreprises sont désormais profondément interconnectés et que les effets d’une crise survenant à un endroit précis peuvent se propager rapidement ailleurs dans le monde[145].

Les conseils d’administration ont la responsabilité de prendre les moyens raisonnables en vue d’améliorer la résilience des sociétés dans ce nouvel environnement. Or, dans le passé, l’orientation à court terme des marchés financiers a souvent éloigné les administrateurs de cet objectif de résilience. La crise sanitaire liée à la pandémie de COVID-19 modifiera peut-être cet état de fait en donnant aux administrateurs de nouveaux moyens et surtout d’autres incitatifs pour effectuer un examen exhaustif des risques[146] afin de trouver des solutions visant à minimiser les perturbations[147].

Pour plusieurs, la crise sanitaire liée à la pandémie de COVID-19 constitue un catalyseur de changements ainsi qu’un signe nous indiquant qu’il faut dorénavant faire les choses autrement en accordant davantage de place aux questions liées à l’environnement, à la société et à la gouvernance[148]. Notamment, la crise sanitaire aura permis d’accélérer des changements organisationnels majeurs en rapport avec la place que les sociétés doivent accorder aux parties prenantes (employés, clients et communauté) non seulement parce que c’est la « bonne chose à faire », mais également parce que cela s’avère profitable pour les sociétés elles-mêmes[149].

Bien qu’il soit encore trop tôt pour avoir une idée précise des effets de la crise sanitaire liée à la pandémie de COVID-19, nous espérons que notre article aura fourni certaines informations sur la façon dont cette crise a donné ouverture à des opportunités et à des défis pour les sociétés ; plus encore, nous souhaitons modestement qu’il participera à une réflexion nécessaire relativement à la gouvernance des sociétés.