ÉpilogueLibres propos sur le silence[Record]

  • Philippe Jestaz

…more information

  • Philippe Jestaz
    Professeur émérite, Université Paris-Est

Avant tout, primordialement, le droit est un phénomène linguistique, qu’il s’exprime par écrit, en paroles ou même par un simple geste (pour exemple, celui du policier accordant ou interdisant le passage). Pourvu qu’un langage comporte un nombre suffisant de signes, au sens large du terme, la communication et par conséquent le droit deviennent possibles ; et même ce dernier ne tarde guère à se révéler nécessaire. Il suit de là qu’a priori le droit est le contraire du silence. Le droit, que l’on sache, est l’oeuvre de volontés humaines. Or en bonne logique, le silence doit être l’absence de toute volonté. Le législateur, le juge, les contractants n’en ont exprimé aucune. Mais alors pourquoi les juristes attachent-ils tant d’importance au silence ? L’explication tient en partie, mais en partie seulement, à une facilité de langage par laquelle le silence sert souvent à désigner une volonté qui, pour être tacite, n’en est pas moins certaine ou supposée telle avec un faible risque d’erreur. Or faut-il vraiment expliquer la tacite reconduction du bail par « qui ne dit mot consent » et s’agit-il bien de silence en pareil cas ? Le locataire continue d’occuper les lieux et de payer son loyer, cette attitude n’a rien de passif et le fait que pas un seul mot ne soit prononcé ni écrit n’y change rien. Le bailleur s’abstient de donner congé, voilà ce que je qualifierai plutôt d’abstention significative : elle indique visiblement que ce bailleur n’a ni besoin de reprendre son local ni envie de se chercher un autre locataire. À l’inverse, on pourrait vraiment parler de silence si l’intéressé était tombé dans un coma profond à l’époque de l’éventuel renouvellement du contrat. En fait ce cas ne vient pas devant les tribunaux, car les ayants droit du bailleur ont d’autres préoccupations que de s’échiner à prouver une volonté, empêchée par force majeure, de donner congé. Mais l’exemple conserve sa valeur théorique. D’où ce théorème no 1 : le silence ne mérite pas ce nom quand il est significatif d’une volonté. Le cas d’une requête déposée sans suite auprès de l’administration nous met au contraire en présence d’un silence qui ne signifie rien. Naguère la loi française, afin de protéger le citoyen, décidait qu’au bout de quatre mois ce silence valait décision implicite de rejet, laquelle décision pouvait alors être attaquée devant le juge administratif. Pourquoi quatre mois au lieu de trois ou cinq ? Réponse : parce qu’il fallait bien fixer un délai ! Mais une loi nouvelle du 12 novembre 2013 a disposé, dans un souci accru de protection (et peut-être dans le dessein de désencombrer le juge administratif), que le silence gardé pendant deux mois vaudrait acceptation. Nous avons ici la preuve tangible que ce silence n’a aucune signification puisque le législateur a pu lui attribuer successivement, et sans choquer le moins du monde, deux fonctions opposées. D’ailleurs nul commentateur ne fera d’allusion à un processus mental tacite, la loi se bornant à fixer une équivalence : le silence « vaut »… De fait, l’administration n’a rien voulu du tout, car selon toute probabilité, le fonctionnaire compétent a levé les yeux au ciel et placé le dossier en haut d’une pile où se sont entassées les diverses requêtes déposées ultérieurement. De là ce théorème no 2 : le vrai silence ne signifie rien, toutefois il appartient au droit de lui donner le cas échéant non pas une signification tacite, mais une fonction accordée dans un dessein précis. Ces deux exemples, celui du coma profond et celui d’une administration ensommeillée, nous montrent que le véritable silence, c’est… un …