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Si le silence est aveu pour Euripide et musique pour Anouilh, il est très diversement appréhendé par le droit. Parfois celui-ci interdit celui-là, quelquefois il l’ignore, d’autres fois encore il l’encourage, voire le protège, quand il ne l’impose pas. Les deux grands pans du droit, droit public et droit privé, le connaissent également et rares sont les questions juridiques qui ne le fréquentent pas. Alors que son contraire — l’expression et la liberté qui lui est attachée — prend souvent le devant de la scène, le silence, lui, est plus discret, presque par définition. Son interprétation ne manque pas de convier, d’une manière un rien paradoxale, l’imagination comme la rigueur du juriste. Le silence évoque, tour à tour, la pudeur, l’indécision, la connivence, la trahison, le désintérêt, la négation, la dissimulation, l’assentiment tacite. Le silence peut aussi se faire refuge et sa proche parente, l’inaction, joue comme lui un rôle appréciable en droit.

Il ne nous est pas possible, dans cette courte entrée en matière, de rapporter en détail le contenu de chaque texte. D’ailleurs, nous préférons laisser au lecteur la surprise de la découverte. Elle lui révélera que le thème retenu pour le présent numéro que nous avons eu plaisir à imaginer et à concevoir n’a pas déclenché la « taciturnité[1] » des chercheurs, au contraire. Les auteurs viennent d’horizons géographiques divers, plus précisément de trois continents, les uns sont européens, les autres africains, sans parler évidemment des auteurs québécois. Or qui dit origine géographique différente dit famille ou système de droit différent. Si, parfois, des questions identiques sont soulevées, les réponses varient non seulement en fonction de la personnalité de l’auteur, mais également selon le système de référence qui lui est propre. Il en va ainsi de la question du silence du législateur ou de la loi, qui, pour l’un, interpelle forcément le magistrat, alors que, pour un autre, elle oblige à réfléchir à d’autres formes de régulation sociale. Que l’on pense également à la place du silence dans le cadre du procès civil. Les pistes indiquées à ce sujet au regard du droit judiciaire européen susciteront autant la curiosité que celles proposées par l’étude de la procédure civile française.

La palette des champs explorés, si elle ne surprend pas, ne peut que réjouir le lecteur. En la découpant classiquement en fonction des domaines, disons qu’elle englobe tant le droit criminel, par l’entremise, en particulier, de l’inaction en matière de droit économique ou encore sous l’angle de l’impossibilité d’agir de la part de la victime d’acte criminel, mais également en abordant la question du silence du mis en cause dans le procès pénal, que le droit civil, qu’il s’agisse de la fonction du silence dans son versant contractuel ou du silence comme fait générateur ou exonératoire de responsabilité civile. Le droit constitutionnel canadien n’est pas oublié, lui qui regorge d’omissions, de vides et de lacunes… La théorie générale du droit est aussi au rendez-vous. Un auteur se demande si le juriste n’est pas pris entre deux extrêmes, le silence ou le bavardage. Un autre, quant à lui, propose une systématisation des rapports entretenus par le couple constitué par le droit et le silence.

Le thème du silence permet à certains auteurs de s’aventurer dans le champ de la nouveauté. Le droit administratif français les y convie, par sa récente réforme qui a complètement renversé la fonction du silence, le faisant passer de rejet à acceptation. Au titre des nouveautés, mentionnons également une réflexion sur les procédures civiles d’exécution en droit français où, dorénavant, le silence des tiers est sévèrement sanctionné.

Le thème retenu pour ce numéro permet également à des auteurs d’entraîner le lecteur sur des terrains peu souvent fréquentés. Ainsi, un texte porte sur le secret, ingrédient inhérent aux activités, à l’organisation et au fonctionnement de l’armée française, et l’auteur se demande s’il est toujours utilisé à bon escient. Un autre auteur aborde un thème judiciaire avec sa lorgnette de psychologue-philosophe. Se penchant sur la quérulence, il suggère que cette atteinte paranoïde serait une sorte de bruit que le malade déclenche en réaction au silence qu’il voit dans le droit à son égard.

Et, bien sûr, ne passons pas sous silence (!) les variations en style libre, inspirées par tous ces textes, que le grand juriste français, le professeur Philippe Jestaz nous fait l’honneur de nous offrir.