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La différenciation entre différents groupes de pays constitue une des bases du droit international de l’environnement actuel. Dans la plupart des cas, c’est une distinction entre pays développés et pays en développement qui structure les traités depuis les années 80. Cette différenciation est fermement ancrée dans la structure du droit international de l’environnement qui ne peut être compris sans référence aux diverses mesures prises pour prendre en compte la situation spéciale des pays en développement et des pays les moins avancés.

Le droit international de l’environnement est ainsi lié de façon intrinsèque aux questions de développement, étant donné que les mesures préférentielles sont octroyées la plupart du temps en fonction de critères de développement économique qui relèguent les pays du Sud à une catégorie de pays qui sont en retard sur les pays du Nord[1]. Il s’agit d’un mauvais point de départ car les problèmes environnementaux ne devraient pas être considérés principalement en fonction de critères largement économiques. Cette dichotomie explique en partie pourquoi le traitement différencié est contesté dans certains contextes depuis quelques années. C’est en particulier dans le cadre du régime sur les changements climatiques que le problème se pose au vu de la forte croissance économique dans certains grands pays du Sud depuis l’adoption du Protocole de Kyoto[2]. Alors que le traitement différencié est clairement une des bases de toute action dans le régime institué par la Convention de 1992[3], les États parties peinent à trouver un consensus à l’heure actuelle sur la forme que cette différenciation devra prendre dans les instruments juridiques du futur[4].

Dans un contexte où la question des changements climatiques accapare l’agenda environnemental des médias depuis quelques années, les déboires liés aux négociations climatiques rejaillissent sur le traitement différencié en général. Cela semble procéder d’une vision du monde limitée où la question centrale serait la croissance économique globale de certains grands pays. En réalité, il n’y a eu aucun changement structurel notoire dans les 20 dernières années. D’une part, dans un pays comme l’Inde, si la croissance du pays a bien été de 8,4 p. 100 de 2004-2005 à 2009-2010[5], cette croissance a été inégale et la situation de la grande majorité de la population ne s’est pas améliorée proportionnellement[6]. D’autre part, hormis les quelques moteurs de la croissance du Sud que sont les pays BASIC (Brésil, Afrique du Sud, Inde et Chine), la situation de la majorité des autres pays, en particulier des pays les moins avancés, n’est comparativement pas meilleure qu’elle n’était au début des années 90. Une comparaison à long terme renforce l’argument de base selon lequel la situation générale n’a pas changé. Ainsi, si la part du produit national brut (PNB) mondial des pays du Sud était de 30 p. 100 en 1974, elle est de 31 p. 100 aujourd’hui selon les estimations les plus récentes de la Banque mondiale[7].

Le traitement différencié est au coeur du droit international de l’environnement actuel. Il est indispensable qu’il reste un élément central du droit de l’environnement en devenir étant donné que le fossé structurel entre pays du Nord et pays du Sud n’a pas changé de façon significative au cours des deux dernières décennies. Il faut probablement repenser la différenciation par rapport aux catégories actuelles. Il est en effet nécessaire non seulement de pouvoir distinguer la situation de la Chine de celle du Kenya, mais aussi de prendre en compte des réalités plus complexes comme la pauvreté massive dans un grand pays comme l’Inde détenteur de la bombe atomique et d’un programme spatial en plein développement.

1 La différenciation : une manifestation de l’équité et de pragmatisme

La différenciation telle que nous la connaissons aujourd’hui est un phénomène relativement récent dans l’évolution du droit international. Son développement est directement lié à l’accroissement rapide du nombre d’États à la suite de la décolonisation qui a fondamentalement changé la nature de la « communauté internationale ». En effet, les nouveaux pays partageaient souvent un passé commun d’exploitation coloniale ainsi qu’un profil socioéconomique relativement similaire, bien différent des pays qui avaient été reconnus comme États depuis longtemps.

La différenciation est ainsi directement liée à l’existence d’inégalités profondes entre différents États. Elle ne peut être séparée des réalités politiques, socioéconomiques et juridiques qui marquent le monde aujourd’hui. Ceci explique que le traitement différencié a deux sources différentes. En premier lieu, la différenciation est une manifestation d’une forme d’équité nécessaire pour assurer la légitimité du système juridique international actuel. La différenciation peut aussi être vue comme une manifestation d’intérêts convergents entre différents groupes de pays. En droit international de l’environnement, la différenciation reflète tant des considérations d’équité que la nécessité pour les pays du Nord d’offrir des conditions appropriées aux pays du Sud pour les encourager à rejoindre les traités proposés sur certaines questions environnementales considérées comme étant d’importance globale.

En termes de structure du droit international, la différenciation constitue une reconnaissance de la limite d’un système basé sur la fiction d’une égalité juridique parfaite entre États qui impose la réciprocité entre les obligations prises par les parties contractantes à tout traité[8]. Elle n’est pas la première mesure prise pour prendre en compte les problèmes qu’une application stricte du principe de la réciprocité peut créer. En effet, il est reconnu depuis relativement longtemps que, dans un cas d’application particulier de règles strictement réciproques, il peut être nécessaire de laisser au juge la possibilité de rendre une décision qui non seulement respecte les règles en vigueur, mais permet également d’arriver à un résultat juste[9].

L’application de l’équité infra legem, praeter legem et contra legem constitue donc une série d’artifices que le juge peut employer pour faire en sorte que la décision rendue dans un cas d’application particulier ne soit pas perçue comme étant illégitime[10]. La Cour internationale de justice (CIJ) a accepté que « [l]’équité en tant que notion juridique procède directement de l’idée de justice[11] ». Dans certains cas, la CIJ a pris en compte des facteurs géographiques dans sa réflexion. Elle a cependant refusé de considérer des facteurs socioéconomiques, comme le niveau de développement économique, qui ne sont pas perçus comme permanents[12].

La limite principale de l’équité judiciaire est son incapacité à prendre en compte les inégalités structurelles à moyen ou à long terme, telles que, dans le monde actuel, les inégalités de développement humain ou économique. En effet, une solution au cas par cas ne permet pas au système juridique d’offrir des solutions justes si le résultat de l’application des normes est le plus souvent inéquitable. Cela nécessite de repenser la structure des règles et de s’éloigner en partie ou complètement de l’idée de réciprocité.

La différenciation au niveau des normes permet de s’éloigner d’une application stricte du principe de la réciprocité. Ceci doit être conçu dans un contexte spécifique où le traitement différencié permet d’obtenir une réduction des inégalités, de prévenir leur augmentation ou, plus généralement, d’obtenir des résultats qui soient plus justes qu’en l’absence de différenciation[13].

Différentes conceptions de justice permettent de concevoir un système qui soit basé sur une égalité juridique entre États tout en permettant d’obtenir des résultats justes et perçus par la majorité des États comme étant légitimes. Dans une perspective historique, la fracture structurelle entre pays du Nord et du Sud peut être rapportée à la colonisation. Des mesures de justice corrective sont donc appropriées pour remédier à des situations créées par les décennies ou siècles d’exploitation coloniale[14]. Cette base pour la différenciation reste, par exemple, importante dans le contexte des contributions historiques différenciées aux changements climatiques.

Une autre justification pour la différenciation est la considération des inégalités présentes de développement humain. L’idée de base est qu’il n’est pas suffisant de prévoir un système qui offre une égalité de chances, mais qu’il faut aussi prévoir une égalité de résultats[15]. Selon la formule aristotélicienne, les situations différentes nécessitent des réponses appropriées qui prennent en compte les différences existantes[16]. C’est là l’expression de la justice distributive.

Celle-ci constitue une forme de reconnaissance des immenses inégalités de développement humain entre pays. Elle est nécessaire, mais reste sévèrement critiquée par certains. Ainsi, Rawls, dont la théorie de la justice avait donné un allant plus humaniste à la philosophie libérale[17], trouve qu’au niveau international il n’y a aucune raison de réduire l’écart de richesse entre différents peuples une fois que le devoir d’assistance est rempli et que tous les peuples sont gouvernés par un gouvernement libéral ou décent[18]. Stone applique un raisonnement similaire au traitement différencié quand il argumente que :

even if we suppose that the present worldwide distribution of wealth is so unsupportable that some Rich to Poor redistributions are in order, it is an additional leap to defend redistributions within the matrix of a particular framework, such as a multilateral environmental agreement. Why should redistribution be sought through exempting the Poor from efficient environmental and resource standards – giving them a « right to pollute » – rather than through a more straightforward step-up in aid and development assistance[19] ?

Nonobstant ces critiques, la justice distributive est une base nécessaire à un régime de droit international qui puisse prétendre être légitime dans le contexte des inégalités existantes. Celle-ci doit s’exprimer en premier lieu par des mesures de justice intragénérationnelle étant donné que le devoir principal du système juridique est d’offrir un cadre pour des conditions de vie décentes et qui s’améliorent à la génération présente. Étant donné la dimension temporelle de toute mesure prise aujourd’hui, en particulier dans le domaine de l’environnement, il est aussi impératif de prendre en compte les besoins des générations futures à travers des mesures de justice intergénérationnelle[20].

Comme indiqué au début de cette section, la différenciation procède en pratique presque autant de considérations éthiques que de considérations pragmatiques. Ainsi, s’il est possible d’analyser une grande partie des mesures prises depuis les années 80 en droit international de l’environnement comme reflétant la justice intragénérationnelle et intergénérationnelle, la réalité de la différenciation est beaucoup moins claire étant donné que les régimes juridiques en place reflètent au moins autant les priorités politiques des États que des considérations de justice. Il est important de garder cette distinction à l’esprit dans un contexte où certains États semblent peu enclins, particulièrement dans le contexte des négociations sur les changements climatiques, à maintenir les bases du système actuel.

2 Le développement de la différenciation en droit international

La différenciation a progressé de manière spectaculaire depuis les années 60. Alors que, durant la période coloniale, les pays colonisateurs bénéficiaient de fait de mesures préférentielles les avantageant, les pays nouvellement indépendants ont rapidement tenté d’obtenir plus que l’indépendance juridique au vu des contraintes économiques qu’ils subissaient[21].

Les demandes pour des mesures « préférentielles » ont donc logiquement été d’abord articulées dans la sphère du droit international économique. C’est dans le cadre du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT) que les premières mesures conventionnelles significatives ont été prises. L’article xxxvi a fait date, car il est basé sur la reconnaissance du fait que l’écart important de niveau de vie entre le Nord et le Sud nécessite des « mesures spéciales » pour favoriser le commerce et le développement des pays du Sud[22]. D’autres mesures ont été adoptées dans le cadre du GATT, telles que la Clause d’habilitation permettant aux pays du Nord de traiter les pays du Sud de façon plus favorable que ce qui serait possible selon la règle de la nation la plus favorisée[23].

Au-delà des développements dans le contexte du GATT, un nombre important de demandes pour repenser la structure du droit international ont été mises en avant par les pays du Sud. Le point culminant de ces efforts se trouve représenté dans la demande pour un nouvel ordre économique international durant les années 70. L’un des instruments juridiques clés d’alors est la Déclaration concernant l’instauration d’un nouvel ordre économique international[24]. Cette déclaration comme d’autres résolutions de la même période ont eu un impact politique important à l’époque. Elle revendiquait le droit des pays du Sud à un « [t]raitement préférentiel et sans réciprocité[25] » dans tous les domaines de la coopération économique internationale.

Une analyse de longue durée montre cependant que les pays du Sud ne furent pas en mesure d’imposer leur agenda. Cet échec a été attribué en partie au fait que le Nouvel ordre économique international reflétait des demandes des pays du Sud pour des mesures préférentielles que les pays du Nord n’étaient pas prêts à offrir[26]. La pression politique diminua dès la fin des années des années 70 et le début de la crise de la dette et de la « décennie perdue » pour le développement dans les années 80.

L’abandon du Nouvel ordre économique international culmina une quinzaine d’années plus tard avec la signature des accords du Cycle de l’Uruguay en 1994 et l’établissement de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)[27]. Ces accords marquent la fin des espoirs portés par le traitement préférentiel dans le droit du commerce. En effet, si les mesures adoptées dans les décennies précédentes, telles que la Clause d’habilitation, restent en vigueur, le principe de base qui régit maintenant le droit « nouveau » du commerce international est un retour à la réciprocité traditionnelle[28].

La disparition progressive du traitement préférentiel en droit économique international est marquée presque symétriquement par le développement de ce que nous connaissons sous l’expression « traitement différencié » en droit international de l’environnement, en particulier à partir du milieu des années 80. C’est l’heureux hasard de plusieurs facteurs qui ont permis à la différenciation de devenir l’une des bases incontournables du droit international de l’environnement à un moment où il était en retrait ailleurs.

Il y a tout d’abord des demandes continues par les pays du Sud de la reconnaissance de leur situation spéciale. Ces revendications ne disparaissent pas en effet avec le début de la crise de la dette au début des années 80 ou le début des négociations du Cycle de l’Uruguay. Il faut en effet rappeler que, si le traitement préférentiel perd de son aura en droit international du commerce, c’est en partie à cause du fait que les négociations du Cycle de l’Uruguay font la part large aux pays les plus puissants qui négocient dans le cadre de ce qui est appelé la « Chambre verte » où les décisions principales sont prises par un groupe restreint de pays[29]. Cependant, le GATT reste une exception dans le système international où les négociations sont en général conduites dans des institutions onusiennes où tous les États se retrouvent côte à côte, comme dans le contexte des négociations environnementales. Les forums onusiens sont donc beaucoup plus favorables aux pays du Sud qui y ont acquis une majorité numérique dès les années 60.

Un autre facteur important explique la place centrale de l’équité en droit international de l’environnement. Il s’agit du fait que la demande des pays du Sud pour une refonte du système juridique international est intervenue au moment précis où cette nouvelle branche du droit international prenait son essor. Cela a rendu l’introduction de nouveaux principes plus facile que dans des branches du droit où de nombreux traités préexistaient.

Enfin, il y a la particularité des questions environnementales qui ont permis aux pays du Nord et du Sud de trouver un terrain d’entente qui n’a pu se développer ailleurs. Ainsi, que cela soit la question de la couche d’ozone ou des changements climatiques, les pays du Nord se trouvèrent être demandeurs de mesures de réglementation de problèmes de nature globale qui n’étaient pas des questions environnementales cruciales pour les pays du Sud au moment où les négociations ont été entamées.

3 La différenciation en droit international de l’environnement

La différenciation en droit international de l’environnement représente tout d’abord la traduction de considérations de solidarité et de justice intragénérationnelle et intergénérationnelle. Elle englobe donc toutes les différentes mesures qui ont pu être prises au cours des dernières décennies en faveur des pays du Sud. La différenciation est cependant souvent comprise dans un sens plus spécifique qui la limite au principe des responsabilités communes mais différenciées (PRCD). En réalité, ce dernier constitue une application de la différenciation et ne couvre donc pas tout le champ de l’équité en droit international de l’environnement.

La différenciation dans le contexte environnemental prend diverses formes. Les obligations d’un traité peuvent être soit différentes, soit contextualisées. Le traité peut aussi prévoir des mécanismes permettant d’aider à la mise en oeuvre d’obligations réciproques pour certains groupes de pays, comme l’aide financière ou le transfert de technologie. Par ailleurs, certains mécanismes qui ne sont pas nécessairement identifiés comme étant différentiels ont des effets redistributifs comme les procédures de non-respect qui fonctionnent en grande partie comme mesures d’encouragement pour la mise en oeuvre par des pays en difficulté.

La différenciation se trouve inscrite dans certains textes fondateurs du droit international de l’environnement. La Déclaration de Stockholm reconnaissait déjà spécifiquement l’importance de l’équité intergénérationnelle, liait le sous-développement et la nécessité d’un transfert d’une aide financière et technique substantielle et appelait à mettre les techniques intéressant l’environnement à la disposition des pays en voie de développement, à des conditions qui en encouragent une large diffusion sans constituer pour eux une charge économique[30]. Vingt ans plus tard, les références sont beaucoup plus spécifiques. La Déclaration de Rio lie la réalisation du droit au développement au traitement équitable des générations présentes et futures, reconnaît la nécessité d’accorder une priorité spéciale aux pays les moins avancés et les plus vulnérables sur le plan de l’environnement et, enfin, dans son principe 7 met en avant la nécessité d’un partenariat pour faire face à la dégradation de l’environnement mondial basé sur le principe que « les États ont des responsabilités communes mais différenciées[31] ».

La différenciation est donc bien implantée dans les déclarations fondatrices du droit international de l’environnement. Cependant, hormis le principe 7 de la Déclaration de Rio qui prévoit un cadre pour la mise en oeuvre de la différenciation dans le contexte des problèmes environnementaux globaux, il n’y a aucune référence précise à la nécessité d’une différenciation des obligations juridiques dans les principes fondateurs. En ce qui concerne le principe 7, il reconnaît bien que la base des obligations à prendre, par exemple dans le contexte des changements climatiques, est différenciée, mais il ne va pas jusqu’à imposer des obligations juridiques aux pays du Nord. Au vu des principes existants, il est donc logique que la doctrine se prononce en général contre l’existence d’obligations contraignantes de différenciation à la charge des pays du Nord[32].

La réalité du traitement différencié va cependant beaucoup plus loin que ce que nous trouvons dans les principes fondateurs. En effet, il existe une multitude de dispositions dans des traités contraignants sur une période de plusieurs décennies qui confirme que la structure de base du droit international de l’environnement comprend le traitement différencié. La forme de différenciation qui se retrouve dans le plus grand nombre de dispositions conventionnelles est la contextualisation. Dans ce cas, une obligation strictement réciproque et contraignante est qualifiée par une clause, telle que « en fonction des conditions et moyens qui lui sont propres[33] », qui permet de reconnaître que les pays membres ne sont pas tous à même de prendre des mesures identiques. Cette contextualisation est devenue très courante, mais certains analystes déclarent ces clauses malvenues en ce sens qu’elles semblent assouplir le caractère d’une norme ostensiblement contraignante[34].

La différenciation peut aussi s’exprimer au niveau de l’obligation elle-même, tel que dans le cas où différents États prennent des engagements différents. L’exemple le plus fréquemment cité de ce type de traitement différencié est le Protocole de Kyoto où seuls les États du Nord prennent des engagements de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre[35]. L’attention donnée aux changements climatiques en général et dans le contexte de discussions concernant la différenciation tend à occulter le fait que des mesures aussi significatives ont été adoptées dans le cas d’autres traités. C’est, par exemple, le cas de la Convention sur la désertification qui comprend, parmi ses principes, un appel à prendre « pleinement en considération la situation et les besoins particuliers des pays en développement touchés Parties, tout spécialement des moins avancés d’entre eux[36] ». Au niveau des obligations des États parties, on retrouve le même principe que dans le Protocole de Kyoto, soit des obligations qui s’appliquent uniquement aux États du Nord[37]. En outre, la Convention sur la désertification se démarque des autres traités globaux en donnant une priorité particulière à l’Afrique[38]. Cette démarche reste éminemment actuelle étant donné que l’Afrique compte toujours 34 des 49 pays les moins avancés de la planète et mérite plus que jamais des mesures différentielles particulières.

Une série d’autres techniques de différenciation ont été appliquées régulièrement dans les traités de droit international de l’environnement. Ainsi, un grand nombre de clauses offrent la possibilité à un groupe de pays de mettre en oeuvre leurs obligations avec un délai spécifié dans le traité. Un des premiers traités importants à avoir utilisé cette technique est le Protocole de Montréal sur la couche d’ozone qui a offert aux pays en développement dont le seuil de consommation des substances réglementées était suffisamment bas un délai de dix ans pour appliquer les mesures requises dans le traité[39].

La plupart des traités adoptés depuis le début des années 90 comprennent aussi des clauses concernant l’aide financière et le transfert de technologie[40]. L’idée sous-jacente est la reconnaissance d’une réalité identifiée dès les années 80 qui était celle de traités ratifiés par un grand nombre de pays, mais dont la mise en oeuvre ne suivait pas, à la suite du manque de capacités financières, technologiques ou administratives dans la plupart des pays en développement. La réponse du droit international de l’environnement a donc été de reconnaître la nécessité de joindre aux traités adoptés une composante d’aide à la mise en oeuvre. L’importance de l’accès à des ressources suffisantes pour mettre en oeuvre la plupart des traités de l’environnement a mené à des clauses particulièrement innovatrices, reconnaissant que les pays en développement ne peuvent s’acquitter réellement des obligations qui leur incombent que si les pays développés s’acquittent réellement de leurs obligations s’agissant des ressources financières et du transfert de technologie[41].

La différenciation en droit international de l’environnement est donc reflétée dans une grande diversité de techniques permettant de mettre en place des mesures dont les pays en développement profitent. Son implantation au coeur du droit international de l’environnement s’est récemment trouvée confirmée dans le cadre de l’adoption de la Convention de Minamata sur le mercure qui rappelle dans son préambule les principes de la Déclaration de Rio, tout en ne mentionnant spécifiquement que le principe 7[42].

Cette référence au principe 7 de la Déclaration de Rio plutôt qu’à la différenciation en général nécessite une analyse plus spécifique. En effet, la doctrine aborde souvent le traitement différencié de telle façon qu’il se réduit au bout du compte au PRCD. Cela est inapproprié pour plusieurs raisons. Premièrement, du point de vue de la structure, la différenciation plonge ses sources principalement dans l’équité et la justice distributive. Comme la brève revue de la mise en oeuvre de la différenciation en droit international de l’environnement le démontre, la différenciation ne peut être réduite aux considérations du principe 7. Cela ne devrait pas être un sujet de discorde particulier étant donné que la Déclaration de Rio inclut également le principe 6 qui confirme la nécessité d’accorder une priorité spéciale aux pays en développement en raison de leur situation et de leurs besoins particuliers. Deuxièmement, le PRCD peut être vu comme un principe spécifique qui facilite la mise en oeuvre de principes structurants tels que l’équité intragénérationnelle et l’équité intergénérationnelle[43]. Cela explique en partie l’attrait qu’il exerce sur les juristes. Le PRCD a en effet une envergure bien moins étendue que la différenciation en général et son contenu est plus facile à cerner. Il ne reflète cependant pas l’entièreté du champ de l’équité. Troisièmement, le PRCD est sujet à controverse au niveau international malgré le sceau de l’acceptabilité que lui ont donné la Déclaration de Rio et sa répétition dans divers instruments juridiques subséquents. En effet, le PRCD, tel qu’il est énoncé dans la Déclaration de Rio, ne comprend pas de responsabilité juridique des États du Nord et ne correspond donc pas aux attentes des pays du Sud[44]. Par ailleurs, il a été considéré par les États-Unis dès l’origine comme allant potentiellement trop loin[45].

Une analyse du PRCD du point de vue des questions environnementales qui se posent amène également à identifier la limite de sa portée. D’une part, la version du PRCD adoptée dans le principe 7 ne concerne en principe que des problèmes environnementaux de portée globale. En théorie, la plupart des questions environnementales qui se posent peuvent être considérées comme étant globales. En pratique, cependant, les questions considérées d’importance globale recouvrent largement les priorités identifiées par le Fonds pour l’environnement mondial (FEM). D’autre part, le PRCD dans sa version du principe 7 ne s’applique pas facilement à des problèmes où les pays du Sud pourraient être identifiés comme les principaux agents de destruction. Ainsi, alors que la déforestation des forêts les plus riches en biodiversité prend place aujourd’hui principalement dans les pays tropicaux et dans les pays qui ont encore de vastes forêts relativement vierges, il n’est pas possible d’argumenter que les forêts ne sont pas une question globale, ainsi que le confirme le fait que le FEM considère la déforestation comme un de ses domaines d’intervention. Le problème est donc beaucoup plus complexe qu’une simple application du principe 7 pourrait le laisser penser. En effet, si ce sont bien des forêts situées dans des pays du Sud qui sont déboisées, les vecteurs du déboisement sont souvent en (grande) partie liés à une demande provenant du Nord. Par ailleurs, dans ce cas la contribution au dommage environnemental ne peut pas être corrélée avec la capacité à y remédier.

4 Le développement, l’environnement et la différenciation

La différenciation en droit international a été basée depuis des décennies sur une catégorisation qui reflète surtout le niveau de développement économique des États. Cette base pour la différenciation a été développée au temps des mesures de traitement préférentiel dans le droit international économique. Dans la plupart des cas, le droit international de l’environnement a maintenu ces bases.

Ceci soulève plusieurs questions importantes, car les controverses qui affectent la différenciation en droit international de l’environnement sont dues en grande partie à ce qui peut être considéré comme une erreur de départ de classification. Le premier problème provient du fait que la différenciation a presque toujours été en faveur des pays « en développement ». En l’absence de définition obligatoire, c’est l’auto-identification qui prévaut. Il s’agit bien sûr d’une solution politiquement efficace, mais c’est aussi une solution qui ne permet même pas de penser à une classification des pays non pas seulement en fonction de leur niveau de développement économique, mais par exemple en fonction de leur niveau de développement humain ou de leur vulnérabilité environnementale.

Au-delà du manque de critères réels pour définir les pays qui bénéficient de la différenciation, deux problèmes plus fondamentaux doivent être pris en compte. Premièrement, la dichotomie entre ce qui est essentiellement deux groupes de pays a pu être une solution politiquement acceptable pour différencier entre ce qui était en grande partie des pays anciennement colonisateurs et des pays anciennement colonisés. Cette ligne de démarcation a pu être appropriée il y a quelques décennies, mais des changements majeurs sont intervenus dans certains cas entre temps. À l’heure actuelle, de nombreuses raisons militent contre la juxtaposition de pays comme la Chine et le Malawi ou l’Arabie saoudite et Tuvalu dans une seule catégorie amorphe de pays « en développement ». Une refonte de la structure de la différenciation est donc nécessaire au niveau international.

Deuxièmement, nous considérons ici la différenciation concernant des questions environnementales globales et non économiques. Il y a donc un décalage entre la base de la différenciation et les questions de substance abordées. La réponse semble être relativement facile à identifier étant donné que des critères environnementaux pourraient parfaitement former la base de la différenciation. Il ne s’agit pas d’une idée entièrement nouvelle, certains critères environnementaux, tels que la vulnérabilité dans le régime sur les changements climatiques[46], ayant déjà été reconnus. Il convient cependant d’aller plus loin et de considérer une différenciation basée principalement ou exclusivement sur les questions qui forment le sujet du traité en question. Des mesures de différenciation basées sur des critères environnementaux permettraient aussi de repenser la structure du traité en question. Ainsi, dans le contexte des changements climatiques, au lieu de considérer ce qui est effectivement un droit différencié de polluer, le traité pourrait être basé sur l’obligation différenciée de prendre des mesures de précaution. Ceci aurait l’avantage de construire les obligations des pays sur la base de la nécessité de réduire l’impact de chaque pays sur l’environnement global plutôt que sur une base de droits acquis. En effet, la question d’un point de vue environnemental n’est ni de savoir si les États-Unis ont un droit acquis à un certain quota de pollution ni de savoir si la Chine a le droit de polluer plus à l’avenir pour compenser son retard en termes de développement économique[47]. La vraie question est celle du problème environnemental à aborder.

Au niveau des principes du droit international de l’environnement, celui de l’héritage commun de l’humanité reflète les préoccupations liées à la différenciation, tout au moins pour ce qui est de certaines questions. En effet, dans le contexte d’un monde où les ressources naturelles, économiques et financières sont distribuées de façon très inéquitable entre pays, l’idée de gérer certains problèmes sans prendre en compte la barrière que constitue l’existence de pays souverains est d’un intérêt particulier. Une forme de redistribution globale peut donc être réalisée à travers un principe dont l’expression conventionnelle la plus développée se trouve dans le contexte de l’exploitation de ressources naturelles dans les grands fonds marins[48].

Il convient donc de réexaminer le traitement différencié du point de vue des questions environnementales qui se posent dans un contexte où l’équité joue un rôle central. Cela a plusieurs conséquences. Premièrement, le traitement différencié en droit de l’environnement n’indique pas que les considérations de conservation prévalent sur une utilisation durable. La relation est différente dans le sens que le traitement différencié constitue une partie intrinsèque de toute définition du développement durable. En d’autres mots, il ne peut y avoir de développement durable au niveau international sans différenciation, ce que le droit international de l’environnement des dernières décennies confirme. Un traité couronné de succès est donc un traité dont les obligations environnementales sont construites sur des bases de traitement différencié. Ceci exclut donc que la différenciation puisse avoir un effet négatif sur le contenu environnemental du traité. C’est un point central qui n’est pas assez souvent mis en évidence. Ainsi, alors qu’il est toujours possible de se concentrer sur les limites du contenu environnemental d’un traité donné, la réalité est que la plupart des grands traités de droit international de l’environnement à partir de la fin des années 80 n’auraient pas vu le jour s’ils n’avaient pas été pensés dans un contexte de différenciation. Le premier exemple historique est probablement le Protocole de Montréal dans le contexte duquel il est bien établi que les pays du Sud n’auraient pas rejoint un instrument qui ne prenait pas en compte la nécessité de différencier entre pays du Nord et du Sud[49].

Deuxièmement, le traitement différencié a une composante intergénérationnelle, mais n’est pas un instrument de règlement des responsabilités historiques en tant que tel. En effet, la différenciation en droit international de l’environnement est principalement un instrument d’équité intragénérationnelle qui prend aussi en compte la dimension historique des problèmes. Cela est indispensable à une conception viable de la différenciation, car c’est notre connaissance actuelle des problèmes environnementaux qui doit guider l’action présente. Ainsi, il n’est en aucun cas possible de simplement décréter que certains pays ne sont pas soumis, par exemple, au principe de précaution dès aujourd’hui. Au vu des débats récents, il est nécessaire d’ajouter que ceci n’est nullement au détriment des pays du Sud. En fait, la majorité des pays du Sud ne marque pas de retard sur les pays du Nord en termes de développement du droit de l’environnement. C’est en grande partie dû au fait que, depuis les années 70, presque tous les pays du Sud ont été forcés, à des degrés divers, de reconnaître l’impossibilité de commencer par croître économiquement sans se soucier des conséquences environnementales dans un premier temps. Ainsi, le renforcement de politiques environnementales au niveau national dans les pays du Sud procède principalement de considérations locales. Dans ce contexte, la différenciation au niveau international ne peut pas être vue aujourd’hui comme un instrument visant à forcer les pays du Sud à prendre des mesures de politique environnementale qu’ils ne prendraient pas autrement. Il n’y a donc pas opposition entre différenciation et protection de l’environnement, ce qui ne nous surprend pas étant donné que le droit international de l’environnement est depuis au moins 1992 inséparable de la notion de développement durable. De façon similaire, il n’y a pas d’opposition entre le principe de précaution et le PRCD. Il s’agit au contraire de principes complémentaires qui ne peuvent être considérés séparément.

La différenciation a été critiquée pour l’introduction de doubles standards de protection de l’environnement. Certains estiment que des inégalités profondes entre pays existeront toujours, mais que la classification en pays développés et pays en développement n’est pas appropriée[50]. D’autres pensent que l’absence de réciprocité n’est pas opportune, par exemple parce que cela peut rendre les normes plus fragiles juridiquement[51]. Certains économistes voient dans ces doubles standards une incitation pour les entreprises multinationales à rechercher les pays qui ont la réglementation environnementale la plus faible, avec des conséquences négatives pour les pays du Sud. Matsui conclut ainsi que « [a] consequence of this might be an environmental disaster such as the Bhopal incident that occurred in India in 1984[52] ». Il s’agit d’une remarque importante dans notre contexte. D’une part, il a été établi, par exemple, que les mesures de sécurité prévues par Union Carbide pour son usine à Institute, en Virginie-Occidentale, et à Bhopal, en Inde, n’étaient pas les mêmes[53]. L’usine de Bhopal reflétait donc bien le cas d’une multinationale cherchant des opportunités d’investissement moins coûteuses en termes humains et environnementaux ailleurs. D’autre part, la catastrophe de Bhopal ne peut en aucun cas être liée au traitement différencié et à la non-réciprocité en droit international de l’environnement, cette dernière n’ayant pas encore vraiment été introduite au début des années 80. Au contraire, la catastrophe de Bhopal mena au renforcement du droit de l’environnement en Inde et servi de point de repère dans les négociations internationales pendant de nombreuses années, confirmant que les pays du Sud font face à des problèmes particuliers qui nécessitent des mesures différenciées.

Le cas de la catastrophe de Bhopal nous force aussi à aborder la question de la temporalité de la différenciation. Une partie de la doctrine affirme que la différenciation peut au plus être justifiée comme une mesure temporaire pour redresser certaines inégalités qui se termine par un retour à un ordre juridique basé sur l’égalité juridique et des obligations réciproques[54]. Dans le contexte d’un ordre juridique fondé sur un principe d’égalité et de réciprocité, il est probablement pertinent de proposer cette solution. La réalité du monde ne permet cependant pas d’être aussi positif et un autre schéma de pensée est nécessaire. En effet, il paraît inapproprié de concevoir des régimes juridiques basés sur une nature temporaire, alors que la réalité sous-jacente n’est pas temporaire. C’est malheureusement la situation du monde actuel. Alors que les médias se gargarisent de la croissance phénoménale des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et South Africa/Afrique du Sud) dans un contexte de manque de croissance économique au Nord[55], ce vernis médiatique nous fait oublier qu’il n’y a eu aucun changement structurel au cours des dernières décennies. Comme indiqué dans l’introduction de cet article, la part des pays du Sud dans le PNB n’a presque pas changé depuis les années 70. En ce qui concerne l’indice de développement humain (IDH), il y a heureusement eu une progression légèrement plus forte dans les pays au bas de l’échelle. Cependant, le progrès n’est que très relatif. Ainsi, les chiffres montrent un changement plus ou moins marqué dans toutes les catégories de pays, les pays à développement humain faible progressant de 0,315 en 1980 à 0,466 en 2012, alors que les pays à développement humain très élevé ont progressé durant la même période de 0,773 à 0,905[56]. Il n’y a donc ni raison de se réjouir de la progression enregistrée dans les pays du Sud en général au cours des dernières décennies, ni raison de se préoccuper d’une situation où les inégalités entre pays du Sud et du Nord seraient tellement réduites que la base même du traitement différencié ne serait plus valable.

Ceci est confirmé de façon spectaculaire en ce qui concerne les pays les moins avancés. Ainsi, en juin 2013, le Conseil des aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce a accepté d’accorder une extension supplémentaire aux pays les moins avancés membres de l’OMC jusqu’au 1er juillet 2021 pour appliquer les dispositions de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce[57]. Il faut rappeler que les pays les moins avancés avaient à l’origine un délai plus long que les pays en développement, soit jusqu’en 2005. Cette date avait déjà été repoussée à 2013[58]. L’importance de cette nouvelle décision provient du fait qu’elle a été prise à l’OMC, dans une organisation qui a été fondée en 1995 sur le principe de la nécessité d’éliminer le traitement préférentiel et de traiter tous les États de façon similaire pour leur propre bien.

5 La différenciation en 2014 et au-delà

Le droit international de l’environnement tel qu’il a évolué depuis trois décennies est inséparable du traitement différencié. Celui-ci est non seulement présent sous diverses formes dans la plupart des traités, mais il a aussi constitué une condition nécessaire à la négociation des grands traités fondateurs de la discipline. Il est donc pour ainsi dire impossible d’imaginer le droit international de l’environnement sans différenciation.

Le passé récent semble cependant indiquer que nous sommes en train d’assister à ce qui pourrait être la fin de la différenciation telle que nous la connaissons depuis les années 80[59]. Ce sont en particulier les développements dans le contexte du régime sur les changements climatiques qui semblent indiquer la fin du consensus sur la différenciation entre le Nord et le Sud. Rajamani identifie ainsi une érosion progressive du traitement différencié entre l’adoption du Plan de Bali et celle de la Plateforme de Durban[60].

Plusieurs éléments doivent cependant être pris en compte. Premièrement, il n’est pas possible d’identifier une période de consensus mondial sur la différenciation qui se serait estompée au cours de la décennie passée. En effet, certains pays, en particulier les États-Unis, ont été fermement opposés à la différenciation proposée, par exemple dans le Protocole de Kyoto, et c’est principalement le traitement différencié qui explique sa non-ratification par les États-Unis[61]. Deuxièmement, l’érosion à laquelle nous assistons doit être relativisée. En effet, si une poussée « anti-différenciation » est bien visible dans le cadre du régime des changements climatiques, celui-ci reste un traité parmi des centaines de traités qui forment le droit international de l’environnement. Alors que l’attention du monde entier se porte depuis quelques années principalement sur les changements climatiques, c’est un effet médiatique qui ne reflète pas le fait qu’il existe toujours et encore bien d’autres traités tout aussi importants que celui sur les changements climatiques. Troisièmement, les pressions qui sont mises sur le système actuel sont en fait dirigées contre une minorité de pays du Sud. Cette minorité en termes de nombre de pays se trouve compter les pays les plus peuplés de la planète et certains des pays dont l’économie a progressé le plus au cours des deux dernières décennies. C’est donc une question très importante. En même temps, cela appelle au plus à repenser la façon dont la différenciation est mise en oeuvre, mais ne devrait en aucun cas mener à mettre en cause la différenciation elle-même dont la pertinence n’a pas diminué. De surcroît, le fait qu’une grande puissance économique comme l’Inde compte le plus grand nombre d’individus souffrant de malnutrition appelle également à plus de circonspection dans l’analyse de l’évolution nécessaire de la différenciation.

Dans le contexte actuel, nous avançons que la différenciation reste aussi nécessaire qu’il y a 20 ans, ce que la Conférence de Rio+20 a clairement confirmé[62]. Ainsi, il est toujours aussi impératif de maintenir des mesures de justice distributive qui permettent à la majorité des petits pays du Sud et aux pays les moins avancés de progresser beaucoup plus rapidement sur l’échelle du développement humain. Ces pays constituent en effet la majorité des pays du monde. De plus, les pays à développement humain faible et moyen représentent 2,189 milliards d’habitants sans la Chine et l’Inde (dont la population conjointe représente 2,612 milliards d’habitants). La population des pays à développement humain faible et moyen est donc plus ou moins égale à celle des pays à développement humain élevé ou très élevé (2,173 milliards)[63].

L’impératif moral à la base de la différenciation n’a donc pas changé. Ce qui n’a pas changé non plus, c’est la limitation d’une forme d’équité qui est incapable de différencier entre les besoins, par exemple, de la Chine et du Malawi. Au niveau le plus élémentaire, l’idée que la taille du pays importe n’est pas un élément nouveau au niveau international étant donné que la définition d’un pays le moins avancé comprend spécifiquement une limite de population de 75 millions au moment de l’inscription sur la liste[64]. La nécessité de différencier de façon plus subtile n’est pas nouvelle non plus. En effet, en ce qui concerne les contributions au budget de l’ONU, le montant dû par chaque pays est déterminé individuellement depuis longtemps selon la capacité de paiement[65]. Ainsi, une forme plus malléable de différenciation n’est pas impossible, même si les négociateurs l’ont évitée jusqu’à maintenant, car, d’une part, elle complique les négociations et, d’autre part, elle risque de marginaliser encore plus les pays à faible développement humain. Ces questions sont bien réelles, mais ne remettent pas en question le bien-fondé et la nécessité de la différenciation. Dans ce sens, les négociations en cours concernant les changements climatiques peuvent être intéressantes. En effet, il est pour ainsi dire impensable qu’un accord puisse être trouvé sans qu’une nouvelle formule de classification des pays soit adoptée. Les considérations de justice distributive le requièrent aussi étant donné qu’un pays comme la Chine, qui est aujourd’hui un des principaux pays donateurs pour les pays les moins avancés d’Afrique subsaharienne, devrait voir sa situation juridique refléter la réalité économique et politique sur le terrain[66]. Les États de l’Organisation des Nations unies (ONU) se doivent donc de réfléchir progressivement à une nouvelle structure qui reflète mieux la réalité des inégalités internationales que la structure largement binaire Nord-Sud.

Il existe aussi d’autres raisons qui poussent à repenser la structure de la différenciation. Premièrement, dans le cadre du droit international de l’environnement, la différenciation basée sur les entités que nous appelons des « États » n’a jamais pu et ne pourra jamais refléter la réalité des problèmes environnementaux qui se posent. Les limites d’une structure basée sur la souveraineté dépassent le cadre de la différenciation, mais doivent être prises en compte ici aussi. Alors que, d’un point de vue pratique, cela peut sembler être une utopie, du point de vue des problèmes environnementaux la nécessité de prendre des mesures à l’échelle de la planète plutôt qu’à l’échelle d’États-nations est presque une évidence. Le droit international de l’environnement connaît déjà le principe du patrimoine commun de l’humanité qui pourrait former le début d’une nouvelle réflexion sur une différenciation basée sur la nature du problème plutôt que sur des considérations territoriales.

Il y a d’autres raisons qui poussent à vouloir repenser la façon dont les mesures de différenciation sont mises en oeuvre. Le cas de l’Inde illustre parfaitement le problème à régler. Ce pays a eu une croissance forte en comparaison de la croissance mondiale depuis le début du siècle jusqu’à récemment. Depuis le début des réformes économiques en 1991, il y a eu des changements majeurs au niveau macroéconomique avec des retombées positives importantes pour une minorité favorisée de la population. D’un autre côté, la croissance économique de l’Inde ne semble pas avoir eu d’impact notable sur son rang relatif en termes de développement humain. Alors que l’Inde était au 123e rang sur 160 pays classés en 1991, elle est aujourd’hui 136e sur 186 pays classés. Ces chiffres représentent bien la réalité au sol étant donné que l’Inde compte, par exemple, 46 p. 100 d’enfants en insuffisance pondérale et a toujours 40 p. 100 de la population mondiale malnourrie.

En termes de traitement différencié, il est donc extrêmement important de savoir où placer la barre. D’une part, il y a l’Inde qui a une croissance économique forte, qui revendique un siège permanent au Conseil de sécurité, envoie des sondes vers Mars et a une armée puissante dotée de l’arme nucléaire. À cette « Inde », on oppose « Bharat » (l’un des noms utilisés en hindi pour l’Inde), soit l’Inde de la majorité écrasante des pauvres qui n’ont pas bénéficié des réformes économiques et dont la situation relative a souvent empiré au cours des deux dernières décennies[67]. Cette Inde-là n’a presque pas de voix au niveau international, mais constitue l’Inde « réelle » de la majorité de la population. À l’heure actuelle, le droit international reste essentiellement incapable de comprendre les réalités multiples que recouvre l’entité « État-nation », particulièrement dans le cas d’États continentaux comme l’Inde.

L’exemple de l’Inde confirme clairement que la solution au dilemme qui est présenté ici n’est pas de cesser de différencier. Par contre, il montre que des outils plus affinés doivent être introduits pour pouvoir prendre en compte le fait que la puissance montante de l’Inde est très relative. De même, le droit international doit aussi cesser d’être incapable de reconnaître les vastes inégalités qui existent dans beaucoup du pays du Nord et le fait que la « responsabilité » d’un pays doit être considérée en partie en fonction de la situation de ses membres les plus défavorisés.

Dans la pratique, l’idée de prendre en compte la pauvreté et la vulnérabilité des populations comme facteur additionnel aux considérations globales va prendre du temps à faire son chemin. Entre temps, il est au moins nécessaire que les États reconnaissent la nécessité de considérer individuellement la situation de certains pays. Cela mènera probablement à des situations où un pays comme l’Inde, qui est à la fois un pays « pauvre » et une grande puissance économique par exemple dans ses relations avec les pays d’Afrique subsaharienne, sera appelé à jouer des rôles multiples au niveau international. Cela n’aurait rien de particulièrement nouveau. Ainsi, le Fonds pour l’environnement global avait prévu, dès le début des années 90, des contributions par les pays bénéficiaires[68]. Un début de reconfiguration est déjà en train d’avoir lieu dans le contexte des négociations sur le climat où l’unité du G77+Chine n’est plus nécessairement maintenue depuis quelques années[69].

En résumé, la différenciation a joué et doit continuer à jouer un rôle central dans le droit international de l’environnement. Les soubresauts visibles dans le contexte des négociations concernant les changements climatiques sont importants et doivent être pris en compte par tous les acteurs concernés. En même temps, le droit international de l’environnement ne pourra garder sa légitimité que si le traitement différencié y conserve sa place centrale.