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En novembre 2009, le Canada et la Norvège déposaient une plainte devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) contre l’Union européenne (UE) au sujet d’un règlement communautaire prohibant l’importation et la vente des produits dérivés du phoque sur son territoire[1]. Selon les plaignants, ces mesures contreviendraient aux obligations incombant à l’UE au titre de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (General Agreement on Tarif and Trade ou GATT) de 1994[2], de l’Accord sur les obstacles techniques au commerce[3] et de l’Accord sur l’agriculture[4]. De son côté, l’UE justifie sa mesure par le double objectif de protéger les phoques, « animaux sensibles qui peuvent ressentir de la douleur, de la détresse, de la peur et d’autres formes de souffrance », et corollairement de répondre aux préoccupations des consommateurs, eu égard aux conditions de pratique de la chasse au phoque[5].

En dépit de son caractère embryonnaire[6], ce différend a déjà fait l’objet de plusieurs commentaires doctrinaux, qui n’ont pas manqué d’en souligner le caractère inédit[7]. Selon Robert Howse, « [t]he Seal Products dispute between the European Union, Canada, and Norway will be the first occasion on which the WTO dispute settlement organs are required to consider noninstrumental rationales (expressions of intrinsic moral or spiritual beliefs) as a distinct basis for trade-restrictive measures[8] ». L’auteur fait en effet remarquer que, si la protection des animaux a plusieurs fois été invoquée au soutien de mesures restreignant le commerce (qu’il soit question, par exemple, de tortues marines ou encore de dauphins), elle était d’ordinaire liée aux objectifs de préservation des ressources naturelles ou de protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux[9]. Bien qu’en partie fondé sur ce dernier objectif, le dispositif européen d’interdiction des produits du phoque vise également à tenir compte des croyances morales et éthiques des consommateurs quant à l’inadmissibilité de certaines méthodes de chasse au phoque perçues comme étant particulièrement cruelles[10]. Dans ce contexte, le contentieux dans l’affaire au phoque offrira vraisemblablement aux instances de l’Organe de règlement des différends (ORD) l’occasion (rare) de se prononcer sur la portée et l’applicabilité de l’exception de moralité publique, telle que consacrée à l’article XX(a) du GATT de 1994.

Courant dans la pratique étatique[11], le recours à l’exception de moralité publique a jusqu’ici peu retenu l’attention dans le cadre du système OMC[12]. Selon certains, elle serait vouée à être davantage sollicitée dans les années à venir, sous l’effet conjugué de plusieurs facteurs :

  • hétérogénéité croissante des États membres de l’OMC à mesure que leur nombre s’accroît, multipliant d’autant les possibilités de conflits entre États porteurs de différences culturelles, ethniques et religieuses ;

  • cristallisation relative des exceptions portant sur la protection de l’environnement et de la santé humaine et animale aux termes du GATT de 1994, de l’Accord sur les obstacles techniques au commerce[13] et l’Accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires[14] ;

  • émergence de nouvelles technologies susceptibles de brouiller les frontières entre ce qui relève respectivement de l’environnement, de la santé et de la moralité ;

  • et, comme le rappelle l’affaire CE − Produits dérivés du phoque I, sensibilisation accrue des consommateurs quant aux conditions de production des biens qu’ils acquièrent[15].

En outre, plusieurs commentateurs ont vu dans l’exception de moralité publique le moyen d’assurer une prise en compte de considérations non commerciales dans le droit de l’OMC, telles que la protection des droits des femmes[16] et des travailleurs[17], et plus largement des droits de la personne[18].

Promise à un avenir fécond, l’exception de moralité publique demeure pourtant empreinte de plusieurs zones d’ombre, au point où sa portée et ses limites restent aujourd’hui largement incertaines. Car l’exercice consistant à déterminer ce qui relève de la moralité publique pose un défi complexe. Contrairement aux exceptions relatives à la préservation des ressources naturelles ou à la protection de la santé et de la vie des animaux et des végétaux, la moralité publique ne peut compter sur aucun critère scientifique et objectif internationalement accepté pouvant servir à en cerner les contours[19]. Éminemment polysémique et subjectif, le concept de moralité publique introduit une dose d’incertitude dans le droit de l’OMC, susceptible de devoir composer avec autant de conceptions divergentes de la moralité qu’il y a d’États membres. À cet égard, il y a notamment lieu de se demander si la « moralité publique » doit se voir attribuer une interprétation uniforme, voire universelle, ou variant au contraire au gré des réalités et particularités nationales[20].

Sans doute inhérente au droit international public en lui-même[21], la tension entre le particulier et l’universel, entre le local et le global, n’est pas étrangère au droit international des droits de la personne. De fait, l’exercice d’arbitrage entre les droits fondamentaux et les restrictions qui peuvent leur être apportées par l’État, notamment pour protéger la moralité publique, est au coeur du processus décisionnel des organes régionaux et universels de protection des droits humains. Ces derniers se sont d’ailleurs munis de procédés permettant d’accommoder la diversité culturelle dans l’interprétation et la mise en oeuvre des traités sur les droits humains[22]. Notre regard se portera, dans la présente étude, sur la doctrine de la « marge d’appréciation », telle que développée par la pratique jurisprudentielle de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), dont nous tenterons de tirer des enseignements utiles à l’analyse de l’exception de moralité publique en droit de l’OMC. Après avoir exposé l’indétermination qui frappe cette dernière exception (1), nous démontrerons en quoi son interprétation pourrait s’inspirer de la notion de marge d’appréciation telle qu’appliquée par la CEDH (2).

1 La « moralité publique », un concept indéterminé

L’exception de moralité publique souffre, en droit de l’OMC, d’une ambiguïté originelle (1.1) que ni la jurisprudence de l’OMC (1.2) ni les nombreux débats doctrinaux (1.3) ne sont parvenus à dissiper complètement.

1.1 Une indétermination originelle

La controverse entourant l’interprétation de l’article XX(a) du GATT de 1994 tient principalement au fait qu’il existe très peu de repères quant à ce que ses rédacteurs ont voulu entendre par « moralité publique ». À cet égard, plusieurs auteurs ont démontré l’impasse à laquelle mène une interprétation suivant la méthode proposée par la Convention de Vienne sur le droit des traités[23], que nous résumons brièvement. Selon cet instrument, un traité doit, de manière générale, « être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribué aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but[24] ». Le professeur Steve Charnovitz observe à juste titre que ni la définition de moralité comprise dans les dictionnaires ni l’objet et le but du GATT de 1994, ou plus spécifiquement de l’article XX, ne permettent d’éclairer la signification de l’article XX (a)[25]. En effet, l’objectif général de réduction des obstacles au commerce, conjugué à la possibilité pour les États membres d’imposer des restrictions pour protéger des intérêts non commerciaux, fournit certes des indications utiles quant au contexte d’application de l’exception XX (a), mais ne permet pas pour autant d’en apprécier le contenu.

La Convention de Vienne invite également à considérer les éléments contextuels d’un traité donné ; selon Charnovitz, ceux-ci ne seraient que d’un maigre secours dans le cas du GATT de 1947/1994 :

[I]n addition to treaty text, the context of a treaty also includes agreements or instruments of the parties in connection with the conclusion of the treaty. There are no such agreements or instruments for the original GATT. There were a number of agreements in the Uruguay Round that were tied to the re-enactment of the GATT in 1994, but none seem especially relevant to the interpretation of article XX(a). The Vienna Convention also declares that in addition to the context of the treaty, interpretation shall take into account « [a]ny subsequent agreement between the parties regarding the interpretation of the treaty. » There are no such agreements regarding article XX(a)[26].

Ainsi, aucun accord intervenu au moment de la conclusion du GATT de 1947/1994 ou ultérieurement ne permet de déterminer ce que recouvre la notion de moralité publique.

Outre le GATT de 1994, plusieurs accords de l’OMC renferment des dispositions autorisant les États membres à adopter des mesures restreignant le libre-échange pour des motifs liés à la moralité publique. Aucun d’entre eux ne définit pourtant cette notion. L’article XIV de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS)[27] contient sans doute la formulation qui se rapproche le plus de celle de l’article XX (a) du GATT de 1994. En effet, l’AGCS énonce :

Article XIV

Exceptions générales

Sous réserve que ces mesures ne soient pas appliquées de façon à constituer soit un moyen de discrimination arbitraire ou injustifiable entre les pays où des conditions similaires existent, soit une restriction déguisée au commerce des services, aucune disposition du présent accord ne sera interprétée comme empêchant l’adoption ou l’application par tout Membre de mesures :

  1. nécessaires à la protection de la moralité publique ou au maintien de l’ordre public[28].

On notera ici la différence de libellé entre l’article XX (a) et sa disposition équivalente dans l’AGCS, dont l’application est étendue au « maintien de l’ordre public », sous réserve qu’il existe « une menace véritable et suffisamment grave […] sur l’un des intérêts fondamentaux de la société[29] ». Si la portée de cette distinction a jusqu’ici peu suscité de commentaires, Gabrielle Marceau a toutefois émis l’hypothèse d’une convergence du sens de l’expression « moralité publique » figurant initialement dans le GATT de 1947[30] vers la notion de « moralité publique et ordre public », incluse dans l’AGCS en 1994[31]. Quoi qu’il en soit, à l’instar de leurs prédécesseurs, les participants à l’Uruguay Round n’ont pas jugé bon au final d’expliciter le sens exact des mots « moralité publique ». Le même silence prévaut dans les autres accords où se trouve une clause similaire, soit l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce[32], l’Accord sur les mesures concernant les investissements et liées au commerce[33] et l’Accord sur les marchés publics[34].

Aux termes de la Convention de Vienne, la « pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité[35] » peut également être sondée afin de clarifier l’interprétation d’un instrument international tel que le GATT de 1994. Or, les précédents en la matière sont peu nombreux et ne sont surtout pas en mesure de lever les ambiguïtés qui subsistent au sujet de l’exception de moralité publique. Tel que nous le verrons, seuls deux différends ont jusqu’ici mis en jeu cette exception : l’affaire États-Unis — Mesures visant la fourniture transfrontières de services de jeux et de paris[36], en vertu de l’AGCS ; et plus récemment l’affaire Chine — Mesures affectant les droits de commercialisation et les services de distribution pour certaines publications et certains produits de divertissement audiovisuels[37], sous le GATT de 1994. Dans les deux cas, les panels de l’ORD n’ont pas posé de démarche ou de critères afin de circonscrire le type de mesures pouvant tomber sous le coup de la moralité publique, laissant en apparence le champ libre aux États membres dans ce domaine.

L’article 31 par. 3 c) de la Convention de Vienne prévoit en outre la prise en compte « [d]e toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties[38] », ce qui trouve d’ailleurs écho dans l’idée selon laquelle le droit de l’OMC ne saurait évoluer en isolation clinique du droit international général[39]. À ce propos, un certain nombre de commentateurs ont cherché à répertorier les instruments internationaux comportant une clause de moralité publique. Selon Steve Charnovitz, des clauses d’exception pour motifs moraux et humanitaires ont été incluses dans une multitude de traités commerciaux bilatéraux dès la première moitié du xxe siècle[40]. Jeremy C. Marwell, quant à lui, dénombrait en 2005 près d’une centaine de traités commerciaux contenant une clause dite de moralité publique[41]. L’exception de moralité publique semble aussi assez courante dans les traités internationaux de protection des droits de la personne, où elle autorise l’État à limiter l’exercice et la jouissance des droits fondamentaux des citoyens dans certaines situations. Mentionnons, sans les citer tous : sur le plan universel, la Déclaration universelle des droits de l’homme[42] et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques[43] ; et au niveau régional, la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CSDHLF)[44], la Convention américaine relative aux droits de l’homme[45] et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples[46]. C’est en vain que l’on cherchera un effort de définition de « moralité publique » dans les traités où ces termes figurent.

L’article 32 de la Convention de Vienne permet enfin de recourir à des « moyens complémentaires d’interprétation », tels que les travaux préparatoires d’un traité « en vue, soit de confirmer le sens résultant de l’application de l’article 31 [précité], soit de déterminer le sens lorsque l’interprétation donnée conformément à l’article 31 […] laisse le sens ambigu ou obscur[47] ». Pour examiner les travaux préparatoires du GATT, il convient de remonter aux travaux réalisés en vue de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et l’emploi de 1947, qui devaient mener à terme à la conclusion d’un accord sur la réduction des tarifs douaniers, ainsi qu’à l’élaboration de la Charte de l’Organisation internationale du commerce[48]. On se souviendra que la Charte de l’OIC demeura lettre morte, n’ayant jamais été ratifiée par les États-Unis pourtant instigateurs du projet ; les négociations sur les tarifs douaniers, quant à elles, conduisirent à l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, d’abord conçu comme étant provisoire, mais qui demeura, jusqu’en 1995, le « seul instrument multilatéral régissant le commerce international[49] ». Cet aparté historique permet d’expliquer pourquoi les travaux entourant la Charte de l’OIC sont généralement considérés comme faisant partie des travaux préparatoires du GATT.

Même en remontant à la Charte de l’OIC, les travaux préparatoires du GATT offrent très peu d’éléments de réponse quant à l’interprétation que devrait recevoir l’exception de la moralité publique. Les quelques auteurs qui se sont penchés sur la question ont surtout relevé l’absence de débats ayant précédé l’inclusion de cette clause dans le GATT. Selon Steve Charnovitz, le mutisme des rédacteurs du GATT sur l’exception de moralité publique s’expliquerait peut-être par le fait que tous s’entendaient déjà sur sa signification : « The simplest explanation for why article XX(a) was not discussed is that the negotiators knew what it meant[50]. » En effet, l’exception de moralité publique aurait des origines bien antérieures à son apparition dans le GATT, certains auteurs retraçant même ses premiers jalons à la Conférence économique et financière de Gênes de 1922 et à la Convention pour l’abolition des prohibitions et des restrictions à l’importation et à l’exportation de 1927[51]. Dans une étude relatant l’historique législatif de la clause de moralité publique avant 1947, les auteurs Ouellett, Hatton et Létourneau démontrent que la prérogative des États de restreindre le commerce pour des motifs de moralité est depuis longtemps conçue comme procédant de l’expression de la souveraineté étatique[52]. Elle se manifestait ainsi par le pouvoir discrétionnaire de l’État « d’assurer la moralité des activités se déroulant à l’intérieur de son territoire[53] ».

De l’avis des auteurs, l’apport de cette analyse historico-juridique à la compréhension de l’article XX (a) doit toutefois être nuancé. En effet, les sources antérieures à 1947 entretiennent certes un lien de filiation avec le GATT, mais ne font pas partie de ses travaux préparatoires au sens de la Convention de Vienne. Au surplus, les versions primitives de l’article XX(a) révèlent tout au plus que la moralité publique était alors entendue dans une dimension strictement domestique ou nationale, les parties n’ayant, semble-t-il, pas voulu lui conférer une portée extraterritoriale[54]. Elles ne disent rien cependant sur les conditions dans lesquelles des mesures pouvaient se justifier au titre de cette exception. Ces discussions sont pendant longtemps restées théoriques, l’exception de moralité publique ayant été mise en veille pendant plus de 50 ans. Dans les années 2000, la clause de moralité publique a cependant été invoquée dans deux différends, le premier sous l’AGCS, et le second sous le GATT de 1994.

1.2 Une indétermination persistante

Les instances de l’ORD ont eu l’occasion de clarifier l’interprétation de la clause de moralité publique à deux reprises, dans les affaires États-Unis — Jeux (1.2.1) et Chine — Publications et produits audiovisuels (1.2.2). Aucune de ces décisions n’a toutefois permis de chasser l’incertitude qui pèse sur cette exception.

1.2.1 L’affaire États-Unis — Jeux

L’affaire États-Unis — Jeux a opposé Antigua-et-Barbuda aux États-Unis au sujet de mesures appliquées par les autorités fédérales et divers États américains interdisant la fourniture transfrontière de services de jeux et paris par Antigua vers les États-Unis. Antigua-et-Barbuda, État membre plaignant, fait valoir que lesdites mesures contreviennent aux obligations incombant aux États-Unis au titre de l’AGCS, et notamment ses articles II, VI, VIII, XI, XVI et XVII, ainsi qu’à la Liste d’engagements spécifiques qui lui est annexée[55].

Le Groupe spécial fait une série de constatations relatives à la portée des engagements spécifiques pris par les États-Unis concernant les services de jeux et de paris, à l’étendue des mesures à examiner, ainsi qu’aux allégations de violation par les États-Unis de leurs obligations en vertu de l’article XVI de l’AGCS sur l’accès aux marchés. L’intérêt de cette décision réside cependant dans les conclusions du Groupe spécial sur le moyen de défense des États-Unis fondé sur la protection de la moralité publique, auquel nous réserverons donc nos commentaires.

Les États-Unis arguent en effet que les mesures contestées sont nécessaires pour protéger la moralité publique et l’ordre public conformément à l’article XIV(a) de l’AGCS. Washington cherche plus particulièrement à justifier trois lois fédérales attaquées par Antigua et trouvées contraires à l’article XIV de l’AGCS, soit la Loi sur les communications par câble[56], la Loi sur les déplacements[57] et la Loi sur les jeux illicites[58]. Au soutien de leur prétention, les États-Unis signalent la nécessité de réglementer les jeux à distance, pour, entre autres, protéger les mineurs qui risquent de les utiliser et prévenir les activités criminelles, telles que la fraude et le blanchiment des produits du crime organisé[59].

Avant de commencer son analyse, le Groupe spécial fait d’emblée remarquer qu’il est pour la première fois confronté à l’interprétation de l’article XIV, cette disposition n’ayant jamais été invoquée par un État membre auparavant[60]. À défaut d’un précédent sous l’AGCS, le Groupe spécial se tourne vers les dispositions analogues du GATT de 1994, dont l’interprétation peut s’avérer pertinente en l’espèce[61]. Le Groupe spécial retient la méthode d’analyse en deux étapes développée par l’Organe d’appel relativement à l’article XX du GATT de 1994 : la mesure en cause doit, dans un premier temps, relever de l’une des catégories d’exceptions énumérées à l’article XIV de l’AGCS, et ensuite répondre aux prescriptions du texte introductif de ce même article[62]. En ce qui a trait à la première étape du test, le Groupe spécial doit se demander si la mesure est bien conçue de manière à protéger la moralité ou l’ordre public, et ensuite si elle est nécessaire pour atteindre cet objectif[63].

Pour déterminer si les mesures en question relèvent bien de la moralité ou de l’ordre public, le Groupe spécial s’attarde d’abord au sens à donner à ces expressions, et note qu’elles ne sont définies ni à l’article XIV de l’AGCS ni dans sa disposition cousine du GATT de 1994[64]. Prenant acte des sensibilités attachées à ces notions, le Groupe spécial se dit d’avis que leur « teneur […] peut varier dans le temps et dans l’espace, en fonction d’une série de facteurs, y compris les valeurs sociales, culturelles, éthiques et religieuses dominantes[65] ». Le Groupe spécial estime par conséquent qu’il convient « d’accorder aux Membres une certaine latitude pour définir et appliquer pour eux-mêmes les concepts de “moralité publique” et d’“ordre public” sur leurs territoires respectifs, selon leurs propres systèmes et échelles de valeurs[66] ».

Le Groupe spécial juge malgré tout nécessaire de définir les notions de moralité publique et d’ordre public, en se référant à leur sens ordinaire dans les dictionnaires. Il conclut ainsi que la « “moralité publique” désigne les normes de bonne ou mauvaise conduite appliquées par une collectivité ou une nation ou en son nom[67] ». D’après le Groupe spécial, « une mesure que l’on cherche à justifier au titre de l’article XIV(a) doit viser à protéger les intérêts du peuple au sein d’une collectivité ou d’une nation dans son ensemble[68] ».

Afin d’étoffer la notion de moralité publique, le Groupe spécial examine ensuite la pratique internationale en la matière, telle qu’elle se dégage des politiques des autres États et de la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE). Le Groupe spécial note qu’au moins deux États — Israël et les Philippines — ont justifié leurs restrictions à l’importation ou à l’exploitation de jeux sur la base de considérations de moralité publique, tel qu’il ressort des examens des politiques commerciales de ces pays[69]. Il mentionne en outre le fait qu’un grand nombre de pays encadrent, voire interdisent les jeux sur Internet[70]. Après avoir consulté la jurisprudence de la CJCE, il constate que les juges communautaires « ont accepté que des activités de jeux puissent être limitées ou prohibées pour des considérations d’ordre public, dérogeant ainsi aux règles conventionnelles ou législatives générales[71] ».

Dans une perspective historique, le Groupe spécial rappelle enfin que la possibilité de recourir à des raisons morales pour restreindre le commerce faisait déjà l’objet d’un consensus sous l’égide de la Société des Nations[72]. Ce bref tour d’horizon amène le Groupe spécial à conclure que les mesures prohibant les services de jeux et paris, et notamment leur fourniture par l’entremise d’Internet, peuvent être considérées comme étant couvertes par l’exception de l’article XIV(a) de l’AGCS[73]. Appliquant ce cadre d’analyse aux mesures des États-Unis, le Groupe spécial conclut que ces dernières visent bien la sauvegarde de la moralité publique ou de l’ordre public, à la lumière de l’historique des législations concernées et des déclarations des différents acteurs impliqués dans leur processus d’adoption[74].

Le premier volet de l’analyse étant complété, le Groupe spécial s’attelle ensuite à la question de savoir si les mesures dénoncées sont nécessaires à la réalisation de l’objectif visé. Le Groupe spécial suit ici le test de nécessité élaboré par l’Organe d’appel dans l’affaire Corée — Diverses mesures affectant la viande de boeuf :

[Il] faut dans chaque cas soupeser et mettre en balance une série de facteurs parmi lesquels figurent au premier plan le rôle joué par la mesure d’application dans le respect de la loi ou du règlement en question, l’importance de l’intérêt commun ou des valeurs communes qui sont protégés par cette loi ou ce règlement et l’incidence concomitante de la loi ou du règlement sur les importations ou les exportations[75].

En ce qui concerne le premier élément relatif à l’importance des intérêts ou valeurs à protéger, le Groupe spécial reprend les déclarations des autorités américaines à l’effet que les mesures sont censées protéger la société contre les menaces de blanchiment d’argent, de crime organisé et de fraude et les risques pour les enfants et pour la santé[76]. Se fondant sur ces énoncés, le Groupe spécial affirme que les lois incriminées « servent des intérêts sociétaux très importants qui peuvent être qualifiés de “vit[aux] et important[s] au plus haut point”, de la même manière que l’a été la protection de la vie et de la santé des personnes contre un risque extrêmement grave pour la santé par l’Organe d’appel dans l’affaire CE — Amiante[77] ». Le Groupe spécial dispose ensuite rapidement du second élément, à savoir si les lois incriminées favorisent la réalisation des objectifs qu’elles poursuivent : puisque les lois en cause établissent une prohibition pure et simple de la fourniture transfrontière de jeux et paris, le Groupe spécial considère qu’elles doivent, dans une certaine mesure, répondre aux préoccupations exprimées par les États-Unis[78].

C’est cependant le troisième critère du test de nécessité — l’incidence sur le commerce — qui achoppe aux yeux du Groupe spécial. Dans le cadre de son examen, le Groupe spécial s’intéresse plus particulièrement au point de savoir s’il existe des mesures alternatives compatibles avec les règles de l’OMC qui soient raisonnablement disponibles. En l’instance, le Groupe spécial fait droit aux arguments d’Antigua, selon lesquels le refus des États-Unis d’engager des consultations ou négociations pour remédier à leurs préoccupations concernant la fourniture à distance de services de jeux et paris est incompatible avec leurs engagements dans le cadre de l’OMC[79]. Le Groupe spécial reproche aux États-Unis d’avoir omis d’explorer l’option diplomatique avant d’imposer des mesures contraires à leurs obligations découlant des Accords de l’OMC.

À l’issue du processus de « soupesage et de mise en balance » de ces trois éléments, le Groupe spécial considère que les États-Unis n’ont pas réussi à justifier leurs mesures au titre de l’article XIV(a) de l’AGCS[80]. Il précise toutefois avoir reconnu que ces lois sont bien conçues de façon à protéger la moralité publique et/ou l’ordre public au sens de l’AGCS[81]. Même s’il n’y était pas tenu, le Groupe spécial se propose tout de même d’évaluer la compatibilité des mesures étatsuniennes avec le paragraphe introductif de l’article XIV de l’AGCS, qui exige que les mesures ne soient pas appliquées de façon à constituer une discrimination « arbitraire » ou « injustifiable », ou une « restriction déguisée au commerce des services[82] ». Les États-Unis échouent ici également, n’ayant pas réussi à convaincre le Groupe spécial que les mesures n’instituaient pas de « discrimination arbitraire et injustifiable entre les pays où des conditions similaires existent » et/ou une « restriction déguisée au commerce » au sens de l’article au sens du chapeau de l’article XIV de l’AGCS.

Déboutés en première instance, les États-Unis se sont pourvus devant l’Organe d’appel de l’OMC, qui a lui aussi condamné les mesures américaines, quoique pour des motifs distincts. Fait à noter, les constatations du Groupe spécial sur la moralité publique sont demeurées essentiellement inchangées : l’Organe d’appel ne trouve rien à redire ni sur la définition de la moralité avancée par le Groupe spécial, ni sur sa démarche comparative internationaliste ou son appréciation de la preuve présentée par les États-Unis. En réalité, l’Organe d’appel n’a fait qu’effleurer l’épineuse question du contenu de l’exception de moralité publique, se rangeant rapidement à la position du Groupe spécial aux termes d’une analyse lapidaire[83]. L’organe suprême de l’ORD a préféré s’attarder plus longuement à la seconde étape du raisonnement consistant à évaluer la nécessité des mesures. À ce chapitre, l’Organe d’appel adhère aux conclusions du Groupe spécial concernant les deux premiers éléments du test de nécessité : les lois fédérales américaines protègent des intérêts sociétaux importants et favorisent la réalisation des objectifs qu’elles promeuvent[84].

Quant au troisième critère, l’Organe d’appel statue que le Groupe spécial a eu tort d’assimiler la possibilité de mener des consultations avec Antigua à une mesure de rechange raisonnablement disponible ; de fait, les « consultations sont par définition un processus dont les résultats sont incertains et elles ne peuvent donc pas faire l’objet d’une comparaison avec les mesures en cause en l’espèce[85] ». Enfin, l’Organe d’appel confirme en partie la conclusion de non-compatibilité des mesures américaines avec les prescriptions du paragraphe introductif de l’article XIV(a)[86]. Après l’affaire États-Unis — Jeux, le flambeau de la moralité publique a été repris quelques années plus tard dans l’affaire Chine — Publications et produits audiovisuels.

1.2.2 L’affaire Chine — Publications et produits audiovisuels

C’est dans le cadre de l’affaire Chine — Publications et produits audiovisuels que fut pour la première fois plaidée l’exception de moralité publique sous l’empire du GATT de 1994. Cause importante sous plusieurs aspects, cette décision déçoit par la faible portée de ses enseignements concernant le moyen de défense de moralité publique. Sans entrer dans les détails de cette affaire complexe, nous nous contenterons à nouveau d’en sélectionner les éléments utiles à notre propos, en évoquant d’abord le contexte dans lequel la Chine a choisi de faire appel à l’article XX (a) du GATT de 1994.

Au coeur de ce différend figure un éventail de mesures mises en place par les autorités chinoises afin d’encadrer les droits de commercialisation et les services de distribution pour des publications et produits audiovisuels de divertissement. À l’encontre de ces mesures, les États-Unis alléguaient un certain nombre de violations des obligations du gouvernement chinois au titre du GATT de 1994, de l’AGCS et du Protocole d’accession de la Chine[87] à l’OMC[88]. C’est dans le cadre de l’examen des engagements contractés par la Chine en vertu de ce dernier instrument qu’est intervenue la question de la licéité des mesures chinoises en regard de l’alinéa XX (a) du GATT de 1994. Dans un raccourci fort critiqué, le Groupe spécial emploie la technique juridique de supposition arguendo pour éviter d’avoir à premièrement décider si les exceptions générales de l’article XX, et plus particulièrement son aliéna (a), peuvent s’appliquer à une mesure jugée contrevenir au Protocole d’accession de la Chine, ou si leur champ d’application est plutôt limité au GATT de 1994[89]. L’« invocabilité » de l’article XX (a) étant provisoirement mise de côté, le Groupe spécial s’adonne directement à l’évaluation de l’admissibilité des mesures chinoises selon l’exception de moralité publique.

Pour défendre ses mesures, la Chine invoque son droit de restreindre les importations de certains produits de divertissement et publications dont le contenu pourrait porter préjudice à la moralité publique. Elle met ici en avant la spécificité des produits culturels dans la société chinoise :

La Chine estime que les règlements chinois régissant l’importation de biens culturels établissent un mécanisme d’examen du contenu et un système de sélection des entités importatrices, qui visent à protéger la moralité publique en Chine. Elle note que les biens culturels sont uniques en ce sens qu’ils peuvent avoir une incidence sérieuse sur la moralité de la société et la moralité des personnes. Elle fait valoir que, comme les biens culturels importés sont vecteurs de valeurs culturelles différentes, ils risquent d’être en conflit avec les normes de bonne et de mauvaise conduite qui sont propres à la Chine[90].

Elle explique que, du fait qu’ils sont porteurs d’identité, de valeurs et de sens, les biens culturels jouent un rôle essentiel dans l’évolution et la définition d’éléments tels que les particularités de la société, les valeurs, les modes de vie en groupe, l’éthique et les comportements[91].

En appliquant l’article XX (a) aux mesures chinoises, le Groupe spécial suit la logique interprétative entérinée par l’Organe d’appel, selon laquelle une mesure doit : dans un premier temps tomber dans l’une des catégories d’exceptions énumérées ; pour ensuite satisfaire aux exigences du passage introductif de l’article XX[92]. Le Groupe spécial emprunte sans surprise la définition de la « moralité publique » suggérée par le panel dans l’affaire États-Unis — Jeux (non contredite par l’Organe d’appel), se basant sur les similarités textuelles entre l’article XX (a) du GATT de 1994 et sa disposition correspondante de l’AGCS[93]. À l’instar du panel dans l’affaire États-Unis — Jeux, le Groupe spécial évite de s’immiscer dans la détermination de ce qui relève ou non de la moralité publique, laissant à l’État membre défendeur une grande marge de manoeuvre dans la mise sur pied de ses politiques publiques. Soulignons qu’en l’espèce les États-Unis n’ont pas contesté l’affirmation de la Chine selon laquelle le contenu de certaines publications et produits audiovisuels puisse avoir une incidence sur la moralité publique de la société chinoise[94]. Compte tenu de l’absence de contestation expresse de la part des États-Unis, le Groupe spécial tient pour acquis que « chacun des types de contenus prohibés énumérés dans les mesures chinoises est tel que, s’il était introduit en Chine en tant qu’élément d’un produit matériel, il pouvait avoir une incidence négative sur la “moralité publique” en Chine au sens de l’article XX a) du GATT de 1994[95] ». Le Groupe spécial est donc d’opinion que les règlements chinois constituent bien « des mesures [destinées à] protéger la moralité publique en Chine[96] ».

Dans son analyse de la nécessité, le Groupe spécial tient compte des trois critères à soupeser et à mettre en balance (importance des intérêts et des valeurs en jeu, favorisation des objectifs poursuivis, incidence sur le commerce)[97]. Doit s’ensuivre « une comparaison entre la mesure et les solutions de rechange possibles, qui peuvent être moins restrictives pour le commerce tout en apportant une contribution équivalente à la réalisation de l’objectif[98] ».

S’agissant du premier facteur relatif à l’importance des intérêts ou valeurs sous-tendant les mesures en cause, le Groupe spécial donne raison à la Chine lorsqu’elle prétend que « [l]a préservation de la moralité publique est un enjeu capital de la politique publique dans presque tous les États et constitue un élément central de la cohésion sociale et de la capacité des communautés de vivre ensemble[99] ». Le Groupe spécial convient que « la moralité publique figure parmi les valeurs ou intérêts les plus importants recherchés par les Membres dans le cadre de la politique publique », ajoutant qu’il n’y a « rien de fortuit dans le fait que l’exception relative à la “moralité publique” est la première exception indiquée dans les dix alinéas de l’article XX[100] ». Examinant tour à tour chacune des mesures chinoises, le Groupe spécial conclut que la plupart d’entre elles ne contribuent qu’indirectement à la protection de la moralité publique et ne sauraient donc être « nécessaires » suivant l’article XX (a) du GATT de 1994[101] ; les autres mesures, jugées a priori nécessaires, ne résistent pas à la comparaison avec les solutions de rechange soumises par les États-Unis[102]. Par souci d’économie judiciaire, le Groupe spécial s’abstient de traiter de la conformité des mesures avec les dispositions du chapeau introductif de l’article XX[103].

Les constatations formulées par le Groupe spécial sont en grande partie confirmées par l’Organe d’appel, qui réitère que les mesures chinoises ne peuvent bénéficier de l’exception de moralité publique. Il faut dire que l’Organe d’appel s’est surtout concentré sur la contribution des mesures chinoises à leur objectif visé, à propos de laquelle les parties avaient fait plusieurs allégations d’erreurs. L’Organe d’appel n’a pas remis en question la qualification des règlements chinois en tant que mesures entrant dans la catégorie d’exception de moralité publique. Au final, les affaires États-Unis — Jeux et Chine — Publications et produits audiovisuels ont laissé plusieurs questions irrésolues dans leur sillage, dans lequel s’est engouffrée la doctrine.

1.3 Une indétermination qui fait débat

Ces deux décisions sont surtout intéressantes pour ce que les panels se gardent de dire au sujet de la moralité publique. Dans les deux cas, il a été accordé aux États membres une latitude considérable pour apprécier ce qui relevait ou non de cette exception. Les Groupes spéciaux véhiculent ici une conception subjective et évolutive de la moralité publique, admettant que celle-ci puisse subir des modulations sur le plan géographique et temporel. Ils s’éloignent en ce sens de l’interprétation « originaliste » promue par certains auteurs, selon laquelle la prévisibilité du commerce ne saurait être assurée qu’en interprétant la moralité publique comme l’entendaient originalement les rédacteurs du GATT de 1947[104].

Dans les deux affaires étudiées, les mesures ont passé la première étape de l’analyse sans difficulté, se qualifiant aisément en tant que mesures visant la protection de la moralité publique. Le couperet tombe cependant au stade ultérieur de l’analyse, lors du processus de soupesage et de mise en balance des mesures contestées. C’est donc dire que les Groupes spéciaux ont jusqu’ici choisi d’ouvrir les vannes à la première étape de l’analyse des mesures, pour ensuite les contrôler en aval, à l’étape de l’évaluation de leur nécessité.

Ce raisonnement nous semble inapproprié pour plusieurs raisons. Au premier chef, on voit mal ce qui justifierait de déroger à la méthode d’analyse prévalant pour les autres exceptions de l’article XX, selon laquelle il faut d’abord vérifier si les mesures tombent dans l’une des catégories d’exceptions énumérées. Bien que les panels n’écartent pas explicitement cette première étape, celle-ci semble être devenue effectivement caduque dans la foulée de l’affaire Chine — Publications et produits audiovisuels. Souvenons-nous que, malgré sa définition très extensive de la moralité publique, le Groupe spécial dans l’affaire États-Unis — Jeux avait tout de même cherché à s’appuyer sur un certain consensus international émanant notamment de la pratique des États et de la CJCE[105]. Par contraste, le Groupe spécial dans l’affaire Chine — Publications et produits audiovisuels a esquivé tout commentaire sur la portée de l’exception moralité publique, au motif que les États-Unis n’avaient pas contredit le fait que les mesures chinoises puissent être destinées à protéger la moralité publique[106]. Il procède donc sur la base de l’hypothèse que les mesures chinoises ont bien trait à la moralité publique.

Même si, selon Joost Pauwelyn, les États-Unis sont ici autant à blâmer que le Groupe spécial[107], il reste que la première étape de l’analyse semble avoir été vidée de son contenu. Sans doute le Groupe spécial aurait-il été plus loquace si les États-Unis avaient jugé bon d’attaquer sur ce front. Mais ce ne sont là que spéculations, et il demeure que le Groupe spécial s’est en l’espèce fié aux déclarations de la Chine. En dépit des difficultés qu’elle suppose, l’approche du différend dans l’affaire États-Unis — Jeux nous semble plus opportune, en ce qu’elle a au moins le mérite de poser des balises reposant pour partie sur une convergence de l’expérience des États membres dans l’encadrement de la moralité publique.

Tous ne partagent pas notre préférence. En effet, cette dernière approche s’est valu les critiques de certains commentateurs. Pour Jeremy C. Marwell, par exemple,

defining public morals based on evidence external to the state whose regulation is in question the — approach implicitly adopted in Gambling — improperly imposes a « moral majority » (or at least moral multiplicity) threshold on the public morals exception. For doctrinal, policy, and normative reasons, WTO members should have leeway to define public morals based solely on domestic circumstances[108].

Pour éliminer les risques de protectionnisme déguisé, l’auteur propose d’inspecter plus étroitement les mesures lors du processus de soupesage et de mise en balance et de l’examen de leur conformité avec le chapeau de l’article XX : « a broader interpretation of public morals can be adequately cabined by applying close scrutiny under two existing doctrinal mechanisms : that trade-restrictive measures must be the least trade-restrictive means of achieving their stated end, and that they must be designed and applied in a nondiscriminatory fashion[109] ».

Cette solution ne fait, à notre avis, que déplacer le problème à l’étape suivante de l’analyse, car le processus de soupesage et de mise en balance inhérent à l’examen de la nécessité suppose de poser un jugement de valeur sur l’importance des valeurs en jeu. En effet, toutes choses égales par ailleurs, plus les valeurs protégées par les mesures sont perçues comme étant vitales ou importantes, plus il sera facilement conclu à leur nécessité[110].

Toujours pour prévenir les risques d’abus, d’autres auteurs suggèrent de permettre aux États membres de définir unilatéralement leur conception de la moralité publique, tout en exigeant en contrepartie qu’ils démontrent l’importance de l’enjeu défendu au moyen de preuves concrètes. Ainsi, selon Diebold, « WTO Members may determine their own concepts of public morals and public order in terms of Articles XIV(a) GATS and XX(a) GATT, but they must support their assertion with concrete evidence, [which] may be drawn, for example, from international practice, national ordre public and public policy, national legislative history, jurisprudence, scholarly research, or religious texts[111] ».

Au niveau des éléments de preuve pertinents, l’auteur n’opère aucune distinction entre la preuve de la cohérence des politiques publiques au niveau interne (historique législatif, jurisprudence, textes religieux, etc.) et celle d’une pratique internationale établie. Là repose pourtant l’essence du problème : la conformité des mesures avec l’objectif de protection de la moralité publique doit-elle être strictement appréciée par rapport à l’État qui tente de s’en prévaloir, et donc dans une perspective purement domestique, ou un degré de consensus international est-il requis pour en étayer le bien-fondé ? Une approche en demi-teintes nous semble ici plutôt mal adaptée.

D’autres enfin ont plutôt insisté sur la nécessité pour l’État de prouver qu’une majorité de ses citoyens appuient les mesures inspirées par la protection de la moralité publique[112]. Même si, dans l’affaire États-Unis — Jeux, le Groupe spécial a effet référé aux valeurs dominantes d’une société[113], on peut se demander ce qui justifierait qu’en matière de commerce les États se voient imposer des contraintes pour légiférer en vue de répondre aux préoccupations d’une frange minoritaire de leur population. Il ne faut pas non plus oublier que l’OMC reconnaît aux États membres le pouvoir de légiférer « même en l’absence d’une demande spécifique de leurs citoyens » ; ceux-ci « peuvent le faire sans, en fait, façonner les attentes des [citoyens] par une intervention en matière de réglementation[114] ».

Dans un autre ordre d’idées, on pourrait voir dans les décisions États-Unis — Jeux et Chine — Publications et produits audiovisuels un certain manque d’audace de la part des instances de l’ORD : en faisant de la moralité publique un concept fourre-tout aux frontières poreuses, les panels ratent peut-être l’occasion de réconcilier commerce et droits humains, dont la difficile cohabitation dans cette dernière affaire avait suscité quelques malaises. Joost Pauwelyn critique, par exemple, l’approche privilégiée par le Groupe spécial en ces termes :

[O]n the panel’s view, if the US can worry about online gambling for « public morals » reasons in US – Gambling (protection of minors, prevention of gambling addiction and so on) then China can be considered to pursue « public morals » when censoring the content industry. The fact that China may thereby be violating basic principles of freedom of speech was not even mentioned. This approach […] should temper the hope of those who believe that the WTO can nudge China toward a more open society[115].

De toute évidence, la moralité publique doit être dotée de limites. Mais même en admettant que celle-ci doive être balisée, la tâche s’annonce ardue et divisera certainement l’opinion. Une revue de la doctrine sur le sujet laisse déjà entrevoir plusieurs positions divergentes[116]. Dans un premier temps, la thèse unilatéraliste évoquée ci-dessus permet aux États membres de restreindre le commerce sur la base de leur vision propre et singulière de la moralité publique. Comme nous l’avons vu, les défenseurs de cette approche, conscients qu’elle puisse prêter le flanc aux visées protectionnistes, ont cherché à en contenir la portée par divers moyens. À l’autre bout du spectre se trouve le courant universaliste, selon lequel les États membres doivent fonder leurs mesures sur une conception globalement partagée de la moralité publique[117]. L’école universaliste est généralement écartée par la doctrine, au motif qu’elle reviendrait à dépouiller la clause de moralité publique de toute effectivité, très peu d’enjeux étant aujourd’hui susceptibles de rallier l’ensemble des États membres de l’OMC[118]. En outre, Marwell fait observer que les États auront rarement besoin de restreindre le commerce au nom de la moralité publique dans les domaines où existe déjà un large consensus international ; cette exception prend au contraire tout son sens en présence de sujets sensibles et délicats à propos desquels existe une diversité d’opinions[119].

Entre les thèses unilatéraliste et universaliste s’est esquissée une voie médiane, dite « transnationaliste », en vertu de laquelle existerait un noyau dur de normes morales admises entre tous les pays[120]. Suivant cette approche, il appartiendrait à l’État membre de faire la preuve que sa conception de la moralité publique n’est non pas universelle, mais au moins suivie par un certain nombre d’États unis par des réalités ou caractéristiques communes[121]. Pour certains, transnationalisme et universalisme seraient cependant entachés des mêmes vices : atteinte à l’autonomie souveraine des États membres et faible protection de ceux qui souhaitent mettre en avant des politiques considérées comme marginales par le reste des États membres[122].

Finalement, d’autres auteurs ont opté pour une combinaison d’approches, selon que les mesures visant à protéger la moralité publique possèdent ou non une portée extraterritoriale. Par exemple, Mark Wu distingue, d’une part, les mesures purement domestiques (mesure du type I ou inward directed measures), qui protègent la moralité publique des citoyens de l’État membre légiférant[123], et, d’autre part, les mesures ayant une composante extraterritoriale (outward directed measures), du fait qu’elles cherchent à protéger les personnes impliquées dans le processus de production des biens et des services chez l’État membre exportateur (mesures du type II[124]) ou qu’elles visent plus généralement à sanctionner les pratiques de l’État membre exportateur perçues comme étant moralement condamnables (mesures du type III[125]). Nous nous concentrerons, dans le cadre de cette étude, sur les mesures du type I, car ce sont celles qui sont à l’oeuvre dans les différends États-Unis — Jeux et Chine — Publications et produits audiovisuels. Pour mémoire, Washington comme Pékin n’ambitionnaient dans ces affaires que de préserver la moralité de leur propre population : les premiers, des périls des jeux de hasard, et les seconds, des oeuvres audiovisuelles et publications subversives.

Le professeur Wu recommande, pour ce premier type de mesures, l’adoption du test suivant : déterminer, dans un premier temps, si elles tombent dans l’une des catégories originelles d’enjeux reconnus par les rédacteurs du GATT (pornographie, alcool, etc.) ; et, dans la négative, vérifier si elles sont couvertes par des normes de jus cogens ou si elles participent d’enjeux largement considérés comme relevant de la moralité publique[126]. Cette première étape franchie, il conviendrait de procéder ensuite à l’examen de la nécessité et du caractère discriminatoire des mesures à l’aune du texte introductif de l’article XX[127].

Les mesures des types II et III, quant à elles, seraient soumises à des critères plus sévères qui s’ajouteraient aux exigences applicables aux mesures du type I : l’État membre aurait le fardeau de prouver qu’une part importante de sa population soutient sa conception de la moralité et que la norme morale en jeu a été codifiée par une organisation internationale par la voie d’un traité, des lignes directrices ou de tout autre document témoignant du fait qu’une majorité d’États membres de l’OMC y ont adhéré[128]. Dernier critère, et non le moindre : « a country must demonstrate that any outward-oriented restriction is directed against countries that have already explicitly embraced this norm[129] ». Autrement dit, selon le professeur Wu, un État membre importateur ne saurait restreindre les exportations d’un autre membre pour faire respecter une norme à laquelle ce dernier n’aurait pas préalablement souscrit. Une telle approche fournirait certainement un levier utile pour veiller à ce que les États membres se conforment à leurs obligations internationales, tout en assurant une meilleure convergence du droit de l’OMC avec d’autres branches du droit international, et avec le droit international public en général[130]. Aussi équilibrée puisse-t-elle sembler, l’approche préconisée par Mark Wu ne fait pas non plus l’unanimité ; ses détracteurs lui reprochent d’établir une distinction artificielle entre mesures inward/outward, celles-ci n’étant à leur avis que les deux faces d’une même réalité[131].

Où se situent les affaires États-Unis — Jeux et Chine — Publications et produits audiovisuels dans ce tableau ? Le Groupe spécial paraît, dans un premier temps, se distancier de l’approche universaliste en déclarant, dans l’affaire États-Unis — Jeux, que les États membres jouissent d’« une certaine latitude » pour appliquer le concept de moralité publique[132]. Malgré la latitude dont ils disposent, les États membres ne peuvent pour autant dicter leur conception de la moralité publique de façon unilatérale : c’est du moins ce que laisse penser le Groupe spécial lorsqu’il interroge ensuite la pratique des États membres pour vérifier si d’autres, comme les États-Unis, restreignent le commerce des services de jeux et paris sur la base de considérations de moralité. Le Groupe spécial ne va pas jusqu’à dire que l’existence de précédents étatiques soit ici essentielle ; mais on peut se demander si l’issue de l’affaire aurait été différente si les États-Unis avaient été les seuls à agir de la sorte. Certains tempèrent les conclusions du Groupe spécial, suggérant que la pratique étatique n’est peut-être, en définitive, qu’un élément de preuve parmi tant d’autres :

This comparative approach has been criticized because when interpreted a contrario, it could arguably mean that a respondent will always have to present evidence of similar practice by other states which would basically prevent Members from defining their own morals and order. This criticism has to be relativized as there are no indications that suggest an a contrario interpretation of the Panel’s finding. In fact, widespread international consensus on certain values is a strong argument qualifying the respondent’s objectives as relating to public morals or public order in terms of Articles XIV(a) GATS and XX(a) GATT. However, the absence of such evidence does not automatically lead to the failure of the justification[133].

Pour résumer, le Groupe spécial se positionne dans un entre-deux ambigu, sans véritablement poser les jalons de cette voie mitoyenne nouvellement tracée. La décision Chine — Publications et produits audiovisuels a elle aussi de quoi laisser l’interprète dubitatif. De fait, le problème demeure entier : la classification d’une mesure comme relevant de la moralité publique doit-elle faire l’objet d’un consensus international ou suffit-il aux États membres de brandir leurs spécificités nationales pour qu’elle trouve justification ? Des questionnements comparables ont animé le champ du droit international des droits humains et permettent, à cet égard, des échanges instructifs avec le droit de l’OMC.

2 L’exception de moralité publique et la « marge d’appréciation » : un dialogue fécond ?

L’OMC et les organes de protection des droits fondamentaux sont de la même façon traversés de tensions entre le relatif et l’universel : en leur sein s’affrontent le global, représenté par les obligations internationales en vertu des accords, et le particulier, incarné par les contextes nationaux[134]. Dans cette seconde partie, nous faisons le pari que le droit de l’OMC peut tirer parti de la pratique des juridictions de protection des droits humains, et plus particulièrement de celle de la CEDH, afin d’éclairer l’interprétation de l’exception de moralité publique dans son rapport avec la diversité des États membres. Qui dit dialogue, dit d’abord établissement de points de rencontre entre ces deux domaines que sont droit de l’OMC et droits de la personne (2.1). Il s’agira ensuite d’exposer comment la CEDH use de la doctrine de la marge d’appréciation pour naviguer entre uniformité et diversité (2.2), pour enfin en tirer les leçons pour l’OMC (2.3).

2.1 L’Organisation mondiale du commerce et les droits humains : convergences et divergences

Si l’interface droit international économique/droits humains a certainement fait couler beaucoup d’encre, peu d’écrits ont en revanche été consacrés aux fondations communes de ces deux corpus sur le plan théorique[135]. Le professeur Thomas Cottier s’est cependant prêté à l’exercice dans un article de 2002, dont nous tâcherons de tracer les grandes lignes.

Au niveau historique, on se remémorera d’abord que la libéralisation du commerce sous les auspices du GATT et l’essor concomitant du régime universel de protection des droits humains ont tous deux incarné le nouveau visage de l’ordre international érigé après 1945, sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale[136]. Réputés garants de la paix et de la sécurité internationales, libre-échange et droits de la personne modèrent et brident l’action étatique au nom de la primauté du droit[137]. De façon schématique, les droits civils et politiques ou droits de première génération — nés de l’impératif de protéger la liberté individuelle contre la toute-puissance de l’État — sont aux droits de l’homme ce que le principe de la non-discrimination ou l’interdiction des restrictions quantitatives sont à l’OMC : des limitations fondamentales au pouvoir d’intervention de l’État[138].

Cependant, ni règles commerciales ni droits humains ne sauraient être pleinement appréhendés par le prisme négatif des interdictions ou d’une obligation de s’abstenir. En effet, l’absence d’interférence étatique avec la liberté du commerce ou de l’individu s’accompagne dans les deux cas d’obligations positives d’agir[139]. Thomas Cottier effectue à cet égard un rapprochement intéressant entre les droits économiques, sociaux et culturels, en vertu desquels l’État doit garantir un niveau de vie minimal à ses citoyens, et les disciplines commerciales de l’OMC : « Trade regulation and liberalization […] increasingly prescribes rules for proper conduct and law-making. It is no longer limited to negative integration. In particular, third generation rules on trade barriers are essentially of a prescriptive nature, for example intellectual property standards, or the rules on anti-dumping, or on governmental procurement[140]. »

Pour l’auteur, la même remarque vaut par exemple pour le développement de programmes en matière d’assistance technique et de renforcement des capacités dans le domaine de la facilitation des échanges[141].

Mus par leur force rhétorique respective, libéralisation du commerce et droits humains ont enfin pour point commun de percer inexorablement le voile de la souveraineté étatique, en assujettissant l’État au regard de plus en plus intrusif de la communauté internationale. En matière de droits de la personne, on en voudra pour preuve les accrocs répétés au principe de la non-ingérence[142] et l’intérêt croissant que suscite l’individu dans les relations internationales[143]. Le même phénomène se mesure, en droit international économique, à la forte internationalisation du cadre institutionnel et normatif régissant, par exemple, la propriété intellectuelle, les services ou encore l’agriculture : « Liberalization of trade services essentially defines domestic regimes. Protection of intellectual property essentially defines domestic law. And defining support levels in agriculture provides the very foundations not only of international rules, but the basic architectures of domestic farm and regional policies[144]. »

Les éléments de discordance entre ces deux champs de droit sont par ailleurs nombreux, à commencer par le processus ayant présidé à la création de leurs normes respectives. Ainsi, la naissance des systèmes universels et régionaux de protection des droits de la personne est le fruit d’ambitieuses proclamations de droits inhérents à la personne humaine, diffusées du sommet vers la base (approche top down)[145]. Par opposition, l’émergence des disciplines commerciales internationales, quant à elle, s’est échelonnée dans le temps, au fil des cycles de négociation successifs, suivant en cela une approche pragmatique et inductive (approche bottom up)[146]. Sur le plan idéologique, droit de l’OMC et droits humains seraient au surplus guidés par des valeurs distinctes : « international trade law is utilitarian − devoted to the most economically efficient outcome and to the satisfaction of market preferences − while human rights law is deontological − premised on minimum standards of treatment that recognize the moral worth of each individual[147] ».

De manière plus évidente encore, droits humains et droit de l’OMC diffèrent de par les sujets du droit auxquels ils s’adressent : les premiers peuvent être invoqués par des individus à l’encontre des autorités étatiques, alors que le second n’a pour destinataires que les autorités des États membres, et par ricochet les agents privés qui y déploient leurs activités d’importation et d’exportation[148]. Thomas Cottier fait remarquer que contrairement aux organes de surveillance des conventions internationales en matière de droits humains, le système OMC ne prévoit formellement aucun mécanisme de plainte au bénéfice des personnes privées[149]. Aussi, celles-ci ne se voient reconnaître aucun droit proprement dit, exception faite des droits de propriété intellectuelle sous l’Accord sur les ADPIC[150] ; mais, même en cette matière, l’État doit se faire le relais des doléances de ses entreprises ressortissantes[151]. L’OMC conserve à cet égard un caractère strictement interétatique.

Aussi importantes soient-elles, ces distinctions doivent néanmoins être nuancées. D’abord, les droits humains ne sont pas qu’affaire d’individus : en témoignent, par exemple, la reconnaissance de certains droits collectifs[152] et le fait que la mise en oeuvre des obligations internationales en matière de droits de la personne continue de revêtir une dimension profondément interétatique. Thomas Cottier prend pour exemple la nature intergouvernementale d’organes de surveillance tels que le Comité des droits de l’homme, l’application de sanctions économiques visant à condamner des violations massives des droits humains, ou encore la nécessité, pour les pays candidats à l’UE, d’adhérer à un certain nombre de valeurs communes, dont le respect des droits de l’homme[153]. Sur le plan judiciaire et quasijudiciaire, plusieurs forums de protection des droits humains instituent des recours interétatiques, parallèlement aux plaintes individuelles[154]. De même, les tribunaux internationaux, tels que la Cour internationale de justice, sont régulièrement saisis d’affaires intéressant de près ou de loin les droits de la personne[155].

Dans un mouvement inverse, le système commercial multilatéral s’ouvre timidement à une plus grande visibilité des opérateurs privés. Certains États membres, dont les États-Unis et l’UE, ont prévu des canaux permettant aux acteurs économiques de faire valoir leurs réclamations, laissant toutefois aux autorités gouvernementales le soin de les porter devant les juridictions internationales concernées[156]. De plus, « [b]ien que réputés inter-étatiques […], bien des litiges économiques concernent de très près, voire se confondent avec, les intérêts d’acteurs économiques privés, à tel point qu’il est évident que l’État se fait en réalité le porte-parole de ces intérêts[157] ». Une évolution similaire est à l’oeuvre du côté de la société civile, qui s’est notamment vu offrir la possibilité de soumettre des mémoires d’amici curiae dans le cadre des procédures de règlement des différends devant l’OMC[158].

Le fossé de valeurs entre droits humains/droit de l’OMC n’est certes pas incommensurable. Des auteurs font remarquer que le discours des droits humains adhère depuis longtemps aux bienfaits de l’économie de marché et de la croissance économique dans le cadre de sociétés démocratiques, et ce, en dépit des difficultés inédites que présente la mondialisation sur le plan des droits de la personne[159]. À l’inverse, l’OMC n’est pas non plus imperméable aux préoccupations sociales et environnementales, tels qu’en témoignent les régimes d’exceptions générales dans ses traités, qui tiennent en échec les règles du libre-échange dans certaines circonstances[160].

Enfin, le portait ne serait pas complet sans évoquer les disparités qui séparent droit international économique et droits de la personne sur le plan de leur mise en oeuvre[161]. Il suffira de réitérer un constat banal, celui du déficit d’effectivité dont souffrent les droits de l’homme à l’échelle universelle. Ceux-ci peinent en effet à se comparer au système de règlement des différends de l’OMC, dont le système des contre-mesures semble être le gage d’une efficacité supérieure. Exception notable, la CEDH bénéficie, en comparaison d’autres organes de protection des droits fondamentaux, d’un haut degré d’effectivité[162]. Ceci nous mettra sur la piste d’un dernier élément de divergence, cette fois spécifique au contexte régional européen : à la différence de l’OMC, l’espace européen s’accompagne d’un projet politique et économique d’intégration, scellé par une communauté de valeurs et d’aspirations, et une homogénéité relative[163].

Cela n’a pas empêché la CEDH d’être rapidement confrontée à la difficulté d’appliquer les instruments de manière uniforme face à la fluctuation des traditions et sensibilités nationales[164]. En effet, il n’est pas rare que les parties à une affaire plaident la nécessité de tenir compte de spécificités culturelles dans l’application de la Convention : « tantôt l’État mis en cause se prévaut des particularités de la société qu’il représente pour justifier une mesure contestée, tantôt un requérant soutient que des entraves subies dans la pratique de sa langue, de sa religion ou de ses traditions constituent une violation d’un droit garanti[165] ». La CEDH a cherché à concilier les deux pôles que sont universalisme et relativisme en reconnaissant une « marge nationale d’appréciation » dans le chef des États, qui fera l’objet de la prochaine section.

2.2 La doctrine de la marge d’appréciation devant la Cour européenne des droits de l’homme : illustrations choisies

La marge d’appréciation est un procédé initialement développé dans la jurisprudence de la CEDH, qui consiste en l’octroi d’une certaine marge de manoeuvre aux États dans l’appréciation de leurs obligations en vertu de la Convention[166]. Pour reprendre une définition fréquemment citée, la doctrine de la marge d’appréciation consisterait en « the latitude of deference or error which the Strasbourg organs will allow to national legislative, executive, administrative and judicial bodies before it is prepared to declare a national derogation from the Convention, or restriction or limitation upon a right guaranteed by the Convention, to constitute a violation of one of the Convention’s substantive guarantees[167] ».

Ainsi, la « marge d’appréciation » dérive du constat selon lequel les autorités nationales sont parfois mieux placées pour juger de la manière de remplir leurs obligations découlant de la Convention[168].

Assimilée à l’exercice d’une certaine déférence par la Cour, cette doctrine s’est rapidement révélée être un moyen d’intégrer des considérations culturelles dans l’interprétation de la Convention[169]. Elle a surtout fait des émules concernant l’application des restrictions aux droits et libertés protégés par ses articles 8 à 11 de la CSDHLF[170], en vertu desquels sont tolérées des « ingérences » de la part de l’État — sous réserve qu’elles soient prévues par la loi et qu’elles constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, pour protéger une série de buts légitimes, dont la moralité publique. L’étendue de la marge d’appréciation reconnue dépendra de l’interaction de multiples facteurs, parmi lesquels : le droit invoqué, la nature, les raisons et le contexte de l’ingérence, l’existence d’un consensus européen en la matière et la proportionnalité de l’ingérence[171].

Dans ce qui suit, nous illustrons succinctement la mécanique de cette doctrine à l’aide de deux arrêts phares, Handyside c. Royaume-Uni[172] et Dudgeon c. Royaume-Uni[173], qui mettent en jeu l’exception de moralité publique dans sa relation avec certaines libertés individuelles inscrites dans la Convention. Nous ferons ensuite ressortir les paramètres dont s’est servie la CEDH pour délimiter la latitude à laisser aux États.

L’affaire Handyside c. Royaume-Uni prend sa source dans la publication, par la maison d’édition du plaignant, M. Richard Handyside, d’un livre destiné aux adolescents intitulé Petit livre rouge à l’usage des écoliers. L’ouvrage en question comprenait des informations éducatives sur une série de thèmes tels que la pornographie, l’homosexualité et l’avortement, tous traités sous un angle plutôt libéral. Après avoir reçu des plaintes quant au contenu du livre, les autorités britanniques procédèrent à une enquête, qui mena à la saisie de quelques milliers d’exemplaires[174]. La majorité des exemplaires imprimés échappèrent toutefois aux saisies et furent écoulés sur le marché, notamment auprès des écoles qui en avaient fait la commande[175]. M. Handyside fut personnellement condamné à une amende en vertu d’une loi sur les publications obscènes pour avoir eu en sa possession des exemplaires du Petit livre dans le but de le diffuser dans un but lucratif[176].

La CEDH était appelée à déterminer si la condamnation pénale de M. Handyside constituait une violation de son droit à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 de la CSDHLF, reproduit ci-dessous :

Article 10 – Liberté d’expression

1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières […].

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.

La CEDH constate d’abord que les « diverses mesures incriminées — condamnation pénale infligée au requérant, saisie puis confiscation et destruction de la matrice et de centaines d’exemplaires du Schoolbook — ont constitué sans nul doute […] des “ingérences d’autorités publiques” dans l’exercice de la liberté d’expression de l’intéressé[177] ». Elle poursuit en indiquant que « [p]areilles ingérences entraînent une “violation” de l’article 10 (art. 10) si elles ne relèvent pas de l’une des exceptions ménagées par le paragraphe 2 (art. 10-2)[178] ». Pour éviter d’enfreindre la Convention, ces ingérences doivent satisfaire aux trois conditions suivantes : être prévues par la loi ; être nécessaires dans une société démocratique ; et poursuivre un but légitime[179]. Selon le gouvernement britannique, les lois en vertu desquelles le plaignant a été condamné ont pour but de protéger la morale, du fait qu’elles combattent « les publications “obscènes”, définies par leur tendance à “dépraver et corrompre”[180] ». Dans un passage qui nous semblera familier, la CEDH évite de s’adonner au périlleux exercice de définition de la moralité publique :

[O]n ne peut dégager du droit interne des divers États contractants une notion européenne uniforme de la « morale ». L’idée que leurs lois respectives se font des exigences de cette dernière varie dans le temps et l’espace, spécialement à notre époque caractérisée par une évolution rapide et profonde des opinions en la matière. Grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu précis de ces exigences comme sur la « nécessité » d’une « restriction » ou « sanction » destinée à y répondre.

[…]

Il n’en appartient pas moins aux autorités nationales de juger, au premier chef, de la réalité du besoin social impérieux qu’implique en l’occurrence le concept de « nécessité »[181].

La CEDH confirme l’existence d’une marge nationale d’appréciation au bénéfice des États dans l’interprétation et l’application de leurs lois. Cette marge d’appréciation ne leur accorde pas pour autant un « pouvoir d’appréciation illimité », mais va plutôt « de pair avec un contrôle européen[182] ». En réponse à l’argument du requérant selon lequel le livre a paru et circulé librement dans la majorité des pays européens, la CEDH conclut qu’il revient à chaque État de fixer sa position selon les conditions propres à son territoire et à sa conception des exigences de la morale[183]. Ainsi, « [s]i la plupart des États ont résolu de laisser diffuser l’ouvrage, il n’en résulte pas que le choix contraire […] ait enfreint l’article 10[184] ». La CEDH conclut par conséquence à l’absence de violation de l’article 10 de la Convention.

La CEDH s’est à l’occasion montrée plus audacieuse, comme en témoigne l’arrêt Dudgeon c. Royaume-Uni, décidé en 1981, qui marqua la fin de la pénalisation de l’homosexualité en Irlande du Nord[185]. Le requérant, M. Jeffrey Dudgeon, homosexuel résidant en Irlande du Nord, alléguait que certaines dispositions du droit nord-irlandais — qui érigeaient en infractions certains actes homosexuels entre hommes adultes consentants — contrevenaient à son droit au respect de sa vie privé prévu par l’article 8 de la Convention[186]. Contrairement à l’Angleterre et au pays de Galles, qui avaient dépénalisé les pratiques homosexuelles masculines, l’Irlande du Nord continuait à l’époque de les réprimer sous les chefs de buggery et d’actes d’indécence grave, passibles de peines d’emprisonnement[187].

Affirmant d’abord que « la législation attaquée représente une ingérence permanente dans l’exercice du droit du requérant au respect de sa vie privée », la CEDH examine si l’atteinte peut être considérée comme justifiée par un but légitime dans une société démocratique[188]. Elle conclut d’entrée de jeu que l’ingérence est prévue par la loi et vouée à protéger une certaine conception de la morale sexuelle[189]. Se pose alors la question de savoir si le maintien de la législation litigieuse est nécessaire dans une société démocratique. Ici, la CEDH souscrit à l’argument du gouvernement britannique, à l’effet que la marge d’appréciation doit être plus large lorsqu’il est question de protection de la morale[190]. Elle précise cependant que « l’étendue de la marge d’appréciation dépend non seulement du but de la restriction, mais aussi de la nature des activités en jeu[191] ». Or, selon la CEDH, « la présente affaire a trait à un aspect des plus intimes de la vie privée. Il doit donc exister des raisons particulièrement graves pour rendre légitimes, aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2), des ingérences des pouvoirs publics[192] ».

La CEDH prend acte du climat moral particulièrement conservateur qui règne en Irlande du Nord en matière sexuelle[193]. Elle reconnaît également, comme le soumettait le gouvernement, l’existence de différences fondamentales d’opinions et d’attitudes entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne en ce qui a trait aux questions de moralité[194]. La CEDH rappelle également ses propres enseignements dans l’affaire Handyside et souligne que l’absence de mesures analogues dans les autres États membres du Conseil de l’Europe ne signifie pas forcément qu’elles ne sont pas nécessaires en Irlande du Nord[195]. La CEDH conclut néanmoins à l’absence de « besoin social impérieux » pour sanctionner les actes homosexuels. Elle s’appuie en cela sur l’évolution des mentalités dans le reste de l’Europe quant à cet enjeu :

On comprend mieux aujourd’hui le comportement homosexuel qu’à l’époque de l’adoption de ces lois et l’on témoigne donc de plus de tolérance envers lui : dans la grande majorité des États membres du Conseil de l’Europe, on a cessé de croire que les pratiques du genre examiné ici appellent par elles-mêmes une répression pénale ; la législation interne y a subi sur ce point une nette évolution que la Cour ne peut négliger[196].

L’atteinte n’étant pas admise au titre de la moralité publique, il y a donc violation des droits du plaignant au titre de l’article 8 de la Convention.

Dans les arrêts étudiés, la CEDH s’est montrée réceptive au fait qu’il existe ou non un consensus européen sur la question traitée. Le consensus apparaît ici jouer deux rôles opposés mais complémentaires : alors que son absence a tendance à augmenter la déférence affichée par la CEDH, son existence a plutôt l’effet contraire[197].

Dans l’affaire Handyside, c’est justement l’absence de consensus autour d’un standard commun de moralité qui a poussé la CEDH à respecter la position des autorités britanniques quant aux publications jugées obscènes. Même si plusieurs États européens avaient accepté que soient vendus des exemplaires du Petit livre sur leur territoire, il ne se dégageait de leur droit interne aucune « notion européenne uniforme de la “morale” ». Sauf quelques exceptions remarquées[198], le raisonnement de l’affaire Handyside a été suivi : en présence d’une diversité d’approches, la CEDH se fait généralement prudente[199].

Inversement, dans l’affaire Dugdeon, la CEDH s’est plutôt servie de l’existence d’un consensus à l’échelle européenne pour faire évoluer le droit nord-irlandais dans le sens d’une dépénalisation des pratiques homosexuelles, à l’instar d’une majorité d’États. Il s’agirait d’une application a contrario de l’argumentaire mis en avant dans l’affaire Handyside : « dans la mesure où c’est le constat des divergences entre les États membres qui justifie l’octroi d’une marge d’appréciation, celle-ci perd sa raison d’être dès lors qu’une convergence vers un critère commun peut être observée dans le droit et les pratiques de l’ensemble des États[200] ». Pour identifier un consensus, la CEDH s’est en l’espèce fiée à l’ouverture grandissante vis-à-vis des homosexuels dont témoignaient les législations internes des autres pays membres du Conseil de l’Europe.

Dans cette affaire, la CEDH attache une importance particulière aux « facteurs juridiques » pour dégager un consensus entre les États — qu’il s’agisse du droit domestique des États, des traités auxquels ils sont parties ou de documents émanant d’organisations internationales — même si elle a aussi été appelée à tenir compte de l’opinion publique européenne et de l’opinion d’experts[201]. Selon certains commentateurs, le caractère changeant de ces éléments permet à la CEDH d’appréhender les évolutions scientifiques, juridiques et sociétales ayant cours dans la société[202]. Ainsi la notion de consensus favorise-t-elle une interprétation dynamique de la Convention, « instrument vivant à interpréter […] à la lumière des conditions de vie actuelles[203] ».

À noter que, dans l’affaire Dudgeon, le facteur du consensus européen était conjugué à celui de la gravité de l’atteinte et de l’importance du droit en cause[204]. Ainsi, l’existence d’un consensus européen n’est pas à lui seul déterminant : il peut être appuyé ou contre-balancé par l’un ou l’ensemble des facteurs énumérés ci-dessus. Mais même prise isolément, la notion de consensus ouvre une nouvelle piste de réflexion pour l’analyse de l’exception de moralité publique en droit de l’OMC.

2.3 Quelles leçons pour l’Organisation mondiale du commerce ?

À la lecture de ce qui précède, on voit tout de suite que, en dépit de certains parallélismes dans la méthode analytique employée (proportionnalité, nécessité), la jurisprudence européenne n’offre au droit de l’OMC que des analogies imparfaites ; aussi faut-il la manier avec précaution.

Il y aura certainement quelques points de résistance. D’abord, la marge d’appréciation pourrait être considérée comme une technique mieux adaptée à l’espace européen qui l’a vu naître. On peut d’ailleurs assurément y voir l’expression du principe de subsidiarité propre au contexte européen, en vertu duquel « [l]a Convention confie en premier lieu à chacun des États contractants le soin d’assurer la jouissance des droits et libertés qu’elle consacre[205] ». Mais l’OMC n’est elle-même pas étrangère au concept de subsidiarité. Il est pour elle à la fois réalité et nécessité : réalité, de par la compétence limitée de ses organes juridictionnels[206] ; et nécessité, telle que mise en lumière dans les débats sur la gouvernance et la « constitutionnalisation » de l’OMC[207]. La subsidiarité à l’européenne représenterait pour certains une avenue prometteuse pour l’OMC : « This includes “horizontal” subsidiarity − that is, deference to non-WTO international institutions and norms. The dispute-settlement organs of the WTO must display considerable deference to substantive domestic regulatory choices, as well as defer to other international regimes that represent and articulate such values with respect to health, labor standards, the environment, and human rights[208]. »

La doctrine de la marge d’appréciation n’est pas non plus exempte de critiques. Elle est notamment perçue comme compromettant le développement et la mise en oeuvre de normes universellement reconnues et représentant une source d’insécurité juridique, de par son caractère flou et incertain ; on lui reproche par ailleurs sa façon, parfois approximative, de dégager un consensus[209]. Cette souplesse revêt certainement quelques avantages dans le contexte de l’OMC, en ce qu’elle paraît garante du maintien d’une certaine légitimité démocratique de l’institution. Pour éviter ces écueils, il incombera aux panels de l’OMC d’expliciter clairement les critères qu’ils retiennent pour établir l’existence d’un consensus, le cas échéant[210].

Comme l’ont signalé avec raison certains auteurs, le processus décisionnel des instances de l’ORD n’est pas incompatible avec la doctrine de la marge d’appréciation[211]. L’affirmation moult fois répétée selon laquelle « les Membres de l’OMC ont le droit de fixer le niveau de protection […] qu’ils jugent approprié dans une situation donnée[212] » traduit parfaitement l’idée d’une déférence envers les États membres. La doctrine de la marge d’appréciation fait même parfois des apparitions textuelles explicites dans les décisions de l’OMC. Un auteur note que les panels de l’OMC s’y sont directement référés à au moins une reprise[213]. Même lorsqu’ils ne parlent pas expressément de « marge d’appréciation », les panels ont usé de procédés similaires pour montrer une certaine flexibilité[214].

À cet égard, le raisonnement du Groupe spécial dans l’affaire États-Unis — Jeux se rapproche de la « marge d’appréciation » à plus d’un titre. Comme la CEDH, le Groupe spécial a d’abord reconnu l’indétermination et la contingence de la notion de moralité, susceptible de varier au gré de caractéristiques nationales. L’observation de ces variations nationales conduit le panel à reconnaître aux États « une certaine latitude » pour définir le concept de moralité publique. Il est lui aussi à la recherche d’un consensus parmi les États membres, et s’intéresse d’ailleurs à un certain nombre de facteurs juridiques, dont la pratique des États membres, telle qu’elle ressort de leurs politiques commerciales et législations internes. Il recense une dizaine de pays qui, comme les États-Unis, réglementent les services de jeux et de paris. Le Groupe spécial semble ici tirer les conclusions de l’existence d’un consensus en faveur de l’État défendeur. Il ne va cependant pas jusqu’à systématiser son raisonnement et la jurisprudence est à ce jour insuffisante pour anticiper les conséquences d’une absence de consensus. Cela conduirait-il pour autant au rejet automatique des mesures ?

Chose certaine, la jurisprudence européenne ouvre de nouvelles perspectives quant à la pertinence d’un consensus international pour qu’une mesure soit jugée relever de l’exception de moralité publique, sous le premier volet d’analyse de l’article XX(a) du GATT de 1994[215]. On peut certes envisager que les panels de l’OMC lui attribuent le même rôle dans leur examen de la justification d’une mesure. Pour ce faire, il s’agirait d’évaluer, comme l’a fait le Groupe spécial, si l’enjeu envisagé fait l’objet d’un consensus parmi les États membres, en regardant du côté des législations et politiques commerciales des membres, des textes internationaux, voire de l’opinion publique mondiale. Le consensus recherché se limiterait à la question de savoir si un enjeu donné est généralement considéré comme se rapportant à la moralité, sans qu’il y ait nécessairement accord sur la façon d’y répondre[216]. Selon un exemple fourni par Mark Wu, les États imposent, pour des raisons religieuses, des restrictions très diverses sur l’importation d’alcool et de produits alimentaires ; malgré la diversité des pratiques, tous s’entendent néanmoins sur le fait que l’enjeu de ces restrictions est un enjeu de moralité[217]. Partant, si le panel est en mesure de dégager un consensus, la mesure serait réputée relever de la catégorie « moralité publique » prévue dans les exceptions de l’article XX. Le panel passerait ensuite aux étapes suivantes de l’analyse : nécessité et non-discrimination.

Pour illustrer notre propos, il sera utile de reprendre l’affaire CE — Produits dérivés du phoque, mentionnée en ouverture de notre étude. Pour rappel, les restrictions à l’importation des produits du phoque sont pour l’UE motivées par un double objectif : protéger les phoques et respecter les croyances des consommateurs européens qui s’inquiètent de la cruauté des pratiques de chasse[218]. Conformément au raisonnement proposé ci-dessus, le Groupe spécial devrait donc, dans un premier temps, vérifier s’il y a consensus entre les États membres quant au fait que chacun de ces objectifs représente des « enjeux valables » de moralité publique. Dans leur article sur le différend du phoque, Howse et Langille font état d’un très fort ancrage de la lutte contre la cruauté envers les animaux en Europe : « [there is] considerable evidence to suggest that the EU measure reflects widespread contemporary beliefs that the practices in question constitute cruelty, rooted in living European religious and philosophical traditions […] that are common not to only one state but to an otherwise diverse community of states[219] ».

Dans le domaine de la lutte contre la cruauté envers les animaux, on décèle toutefois des signes de consensus qui vont au-delà des frontières de l’UE. En 2013, plus d’une trentaine de pays auraient voté des restrictions à l’importation de produits dérivés du phoque[220]. En outre, des sondages réalisés dans plusieurs pays révèlent qu’une large majorité de la population est hostile à la chasse au phoque[221]. On pourrait certainement voir dans ces éléments, sinon un consensus, au moins une tendance générale permettant à la mesure européenne de tomber sous le coup de l’exception de moralité publique. Des exemples un peu plus consensuels viennent aussi à l’esprit, comme des mesures imposant des restrictions à l’importation de produits impliquant le travail des enfants ; les instruments sur le travail des enfants élaborés dans le cadre de l’Organisation internationale du travail appuieraient certainement l’existence d’un consensus à l’échelle internationale[222]. De la même façon, l’exception de moralité publique permettrait de justifier des mesures fondées sur la protection des droits des femmes et des travailleurs, et des droits humains en général, qui ont fait l’objet de codifications internationales, indices de consensus.

L’existence d’un consensus peut aussi intervenir au détriment de l’État défendeur. On peut songer au cas de figure de l’affaire Chine — Publications et produits audiovisuels, où le gouvernement chinois tentait de justifier son mécanisme de censure de l’industrie culturelle par la moralité publique. À l’évidence, l’enjeu de « protection de la société contre les oeuvres subversives », même maquillé par des spécificités culturelles, ne fait pas consensus parmi les États membres de l’OMC. Au contraire, le droit à la liberté d’expression et d’opinion est une liberté fondamentale consacrée dans nombre de conventions internationales, ainsi que dans l’ordre constitutionnel d’un certain nombre d’États Membres[223]. Le consensus ferait ici office de filtre inversé : une mesure sous-tendue par un objectif qui heurte les valeurs consensuelles parmi les États membres ne pourrait donc se qualifier sous l’exception de moralité publique.

En contrepartie, l’absence de consensus sur l’enjeu sous-tendant une mesure devrait enjoindre les panels à une certaine retenue envers les États membres. Cette approche est en phase avec l’opinion doctrinale majoritaire, selon laquelle l’OMC doit prendre le parti du pluralisme dans son analyse de ce qui relève ou non de la moralité publique, quitte à exercer un contrôle rigoureux aux étapes subséquentes de l’analyse. Entre sans doute dans cette catégorie la réglementation des organismes génétiquement modifiés (OGM), qui fait toujours l’objet d’une vive polémique. Bien qu’ayant été traités sous l’angle de la sécurité alimentaire à l’OMC, les OGM se prêtent probablement à un argument fondé sur la justification de moralité publique, de par les enjeux éthiques et philosophiques qu’ils soulèvent[224].

Notre approche s’apparente à celle adoptée par Mark Wu, sauf qu’elle n’établit aucune distinction selon que les mesures conçues pour protéger la moralité publique ont ou non une portée extraterritoriale. Elle nous paraît cependant devoir être circonscrite aux mesures du type I (inward directed measures) et du type II (outward directed measures, qui concernent le processus de production des biens et services), pour reprendre la typologie dressée par l’auteur. De fait, les mesures du type III nous semblent trop vulnérables aux abus de la part d’États membres désireux d’imposer leurs vues morales ou géopolitiques à leurs partenaires économiques ou de « punir » les comportements de ces derniers — sans compter le risque qu’elles abritent des mesures protectionnistes déguisées.

Ces dangers ressortent clairement de l’analyse Mark Wu, dans laquelle ce dernier s’efforce de tester les limites des mesures du type III. Il donne notamment l’exemple d’une hypothétique législation européenne qui prohiberait l’importation de produits issus de pays appliquant la peine de mort[225]. Dans pareil scénario, on pourrait raisonnablement prétendre que l’interdiction de la peine de mort fait l’objet d’un certain consensus international, puisqu’une majorité d’États l’ont abolie, en ont restreint l’application ou ne l’appliquent plus en pratique[226]. Or, parmi les pays où elle est toujours en vigueur — la Chine, le Japon et les États-Unis —, figurent d’importants concurrents commerciaux de l’UE, ce qui permettrait de jeter un doute sur le but véritable d’une telle mesure[227]. Ce type de mesure doit, selon nous, tomber à l’extérieur du champ de la moralité publique. Il en va de même des autres cas de figure imaginés par l’auteur, tous aussi politiquement chargés : citons l’imposition, par des pays arabes, d’un étiquetage obligatoire identifiant les produits commercialisés par des multinationales soutenant l’occupation de l’Irak ou encore ceux des sociétés qui appuient la présence israélienne dans les territoires palestiniens occupés ; et l’établissement, par la Chine, de restrictions à l’égard d’entreprises vendant du matériel militaire à Taïwan, au motif qu’elles nuiraient à la « morale de l’ordre public », en soutenant un mouvement sécessionniste[228].

Le test que nous proposons se situe au confluent des approches unilatéraliste et universaliste, qu’il tente de concilier en réservant une place de choix au consensus, sans pour autant exclure les mesures qui se situent en marge de celui-ci. Contrairement à l’approche universaliste, un enjeu n’est pas automatiquement disqualifié à défaut de recueillir l’adhésion d’une majorité d’États membres ; et, à la différence de l’approche unilatéraliste, ces derniers n’ont pas d’emblée carte blanche pour définir leurs objectifs. Les deux approches se trouvent plutôt combinées dans une démarche en deux temps : ce n’est qu’en présence de divergences de vues que l’autonomie des États membres pourra pleinement s’exprimer. Dépendamment du « degré de consensus » retenu, notre approche pourrait pencher davantage vers la thèse « transnationaliste » précédemment exposée, en exigeant un consensus non pas universel, mais régional ou à l’échelle d’un groupe de pays similaires.

Notre approche se veut par ailleurs résolument évolutive : en s’alignant sur la pratique internationale, elle se montre capable d’absorber l’évolution du droit, des valeurs et des pratiques. Elle rend par ailleurs toute sa force au premier volet d’analyse de l’exception de moralité publique qui, dans l’affaire Chine — Publications et produits audiovisuels, avait paru s’estomper. Elle met aussi de l’ordre dans la démarche retenue par le Groupe spécial dans l’affaire États-Unis — Jeux, qui s’était articulée autour de l’existence d’un consensus international, mais sans véritablement en tirer toutes les implications. Enfin, l’approche décrite permet une meilleure convergence du droit de l’OMC avec le droit international des droits de la personne, en faisant de ses normes le signe d’un consensus capable de « sauver » les mesures qui s’y conforment et de faire échouer celles qui leur contreviennent.

Conclusion

Nous avons tenté, dans cette étude, d’établir des ponts entre le droit international économique et la pratique de la CEDH pour contribuer, très modestement, à résoudre l’indétermination qui caractérise l’exception de moralité publique en droit de l’OMC.

L’indétermination, ici, est triple. Elle est d’abord liée à la pauvreté d’indices quant à ce les rédacteurs du GATT ont voulu entendre par « moralité publique », à laquelle les principes d’interprétation de la Convention de Vienne ne peuvent suppléer. Deuxièmement, la jurisprudence encore très rare sur cette exception a été peu généreuse en explications. Le Groupe spécial, dans l’affaire États-Unis — Jeux semble jeter les bases d’une démarche analytique, mais qui aurait mérité d’être beaucoup plus explicite dans les circonstances. Dans l’affaire Chine — Publications et produits audiovisuels, le panel donne l’impression de s’être défilé d’une tâche qu’il appréhendait trop lourde. Experts et juristes, de leur côté, ont cherché à combler les lacunes sans véritablement trouver de terrain d’entente.

Dans ce contexte, toutes nouvelles approches paraissent bienvenues, et peut-être même les plus audacieuses. Suivant ce conseil, nous avons isolé un des facteurs de la doctrine de marge d’appréciation, l’existence de consensus, pour proposer une méthode d’interprétation du premier volet de l’analyse de l’article XX(a) du GATT de 1994. L’approche définie transcende les thèses unilatéraliste et universaliste dans la détermination de ce qui relève de la catégorie d’exception de la moralité publique. Évolutive et respectueuse de la diversité des États membres, elle répond en même temps aux appels en faveur d’un meilleur arrimage entre le régime de l’OMC et le droit international des droits humains.

Ce détour par une matière a priori très éloignée du droit de l’OMC n’aura donc pas été vain. À défaut d’être un modèle pour le droit de l’OMC, la marge d’appréciation est au moins source d’inspiration ; dans tous les cas, elle aura servi de prétexte pour ouvrir la discussion à de nouveaux horizons et alimenter un débat qui semble, pour l’heure, être au point mort.