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La liberté d’expression et l’action des syndicats façonnent une société pluraliste, démocratique et vivante.

L’institution syndicale, par ses modes d’action, véhicule les aspirations des travailleurs non seulement sur le plan du travail, notamment par la négociation collective, mais aussi, plus largement, dans le débat politique au sein de la société[1]. L’influence de ce corps intermédiaire est fonction de la solidarité, de la cohésion qui unit ses adhérents et également, de manière plus vaste, plus largement, surtout dans le contexte contemporain, de l’appui dont il jouit dans le monde du travail et même au-delà de celui-ci, auprès du public. Il s’agit de rejoindre, entre autres, les consommateurs, les écologistes et les défenseurs des droits de la personne. Ces appuis, cette cohésion, l’institution syndicale les obtient diversement tant par des moyens ordinaires, auxquels ont aussi recours d’autres groupes de pression — la communication radiophonique ou écrite, par exemple — que par ces moyens qui lui sont propres — comme, disons, le piquetage.

La liberté d’expression, pour sa part, cherche à informer, à influencer, à persuader. Outre qu’elle est un facteur d’épanouissement personnel, elle « constitue l’un des concepts fondamentaux sur lesquels repose le développement historique des institutions politiques, sociales et éducatives de la société occidentale[2] ». Sa garantie dans la société ne peut qu’ainsi favoriser le cours de l’action syndicale faite d’adhésions et d’alliances. Liberté d’expression et action syndicale ont donc vocation à être en interrelation, voire en synergie.

« La liberté d’expression est particulièrement cruciale dans le domaine du travail[3]. » Pour l’individu, le travail et les sujets qui s’y rapportent mettent en cause son bien-être et sa dignité. La nature inégalitaire du rapport de travail favorise l’expression collective des positions liées à ces mêmes sujets, à l’occasion de manière conflictuelle. Elle tend à gagner des appuis. La liberté d’expression des syndicats et de leurs membres au moment d’un conflit de travail transporte sur la place publique le débat sur les conditions de travail[4]. Elle rejoint même alors l’expression politique dans la société démocratique.

De ces deux éléments constitutifs de la société démocratique que sont la liberté d’expression et le syndicat, seule la première est dans son ensemble, en tant que telle, reconnue juridiquement à titre de liberté fondamentale, à l’endroit des pouvoirs publics, législatifs et gouvernementaux, sur le plan constitutionnel canadien[5], et aussi généralement, à titre quasiconstitutionnel, y compris entre particuliers, dans la société québécoise[6]. Elle appartient alors, dans le premier cas, à « chacun » et, dans le second, à « toute personne », ce qui comprend aussi bien l’entité morale, comme l’institution syndicale, que la personne physique[7]. Pour ce qui est de l’action syndicale, il n’en peut aller que particulièrement, c’est-à-dire, selon le moyen utilisé, comme, le processus de négociation collective[8].

Il importe donc d’établir dans quelle mesure cette liberté d’expression de portée prééminente sur le plan juridique se retrouve en contexte de travail québécois, dans l’institution syndicale et l’action qui la caractérise. Tel est l’objet du présent texte. D’abord, nous présenterons les modes d’action par lesquels s’impose l’action syndicale (1). Cependant, cette action syndicale, toute faite d’appuis et de cohésion, conduit aussi à se soucier de la liberté d’expression de l’individu au sein du groupement : cette liberté s’impose alors à l’action syndicale (2).

1 L’action syndicale s’impose par la liberté d’expression

Quelle est l’aire de protection offerte par la liberté d’expression dans les rapports collectifs de travail (1.1) ? Quels sont les effets de cette protection, quelle est, en somme, son intensité (1.2) ?

1.1 L’aire de protection de la liberté d’expression

Les moyens d’action du syndicat qui peuvent prétendre à la protection de la liberté d’expression prééminente sont variés et dépassent le simple discours (1.1.1). L’étendue du domaine de cette dernière liberté dépend aussi de l’affranchissement de l’expression considérée des limites juridiques qui s’imposent au rapport collectif de travail, ce dernier étant le plus souvent l’occasion de cette expression syndicale (1.1.2).

1.1.1 Le dépassement du discours

« L’activité est expressive si elle tente de transmettre une signification. Le message est son contenu[9]. » L’objet du message, la violence exclue, n’a pas d’importance, pas plus d’ailleurs que son efficacité. Le « contenu de l’expression peut être transmis par une variété infinie de formes d’expression : par exemple, l’écrit et le discours, les arts et même les gestes et les actes[10] ». Il en est ainsi particulièrement du champ protégé de la liberté d’expression dans le contexte des rapports collectifs de travail.

Le moyen expressif qui tend exclusivement à l’information, à la persuasion surtout rationnelle, se range évidemment dans le champ de la liberté protégée. Tout dépend forcément de la réalité de chaque situation. Cela a été le cas d’une distribution paisible de tracts à des consommateurs aux abords des lieux de travail alors dits « secondaires », puisque distincts de ceux où sévissait le conflit de travail[11]. Le niveau d’expression paraît alors exclusivement celui du discours, à la différence du piquetage, comme la Cour suprême du Canada insiste alors pour le constater[12]. Un effet « de signal » résulte, il est vrai, de ce dernier geste en raison du comportement quasi automatique qu’il engendre dans les milieux syndiqués, où les gens refusent alors de franchir la ligne de piquetage du seul fait de son établissement.

Il n’empêche que, malgré son effet caractéristique, le piquetage est par nature un moyen d’expression d’un message. Cela doit suffire à lui assurer également la protection qui s’attache à la liberté d’expression. La Cour suprême a d’ailleurs reconnu que « le piquetage […] comporte toujours un élément d’expression[13] ». Et ce, même, s’il s’agissait, dans l’espèce, d’un piquetage secondaire ayant pour objet d’engendrer le bris du contrat liant l’employeur victime du piquetage et celui qui était partie au conflit de travail et qui s’était assuré les services d’une entreprise substitut. La Cour suprême devait subséquemment réaffirmer cette position avec force dans l’arrêt Pepsi-Cola. Encore là, pour être bref, il s’agissait de piquetage dit « secondaire », notamment sis à des points de vente d’un produit d’une autre entreprise où sévissait un arrêt de travail légal. De là, une injonction en vue d’interdire le piquetage chez les distributeurs du produit, selon une position courante de la common law d’alors. Après avoir signalé la réalité variable que peut représenter le piquetage — de l’individu solitaire qui se promène avec une pancarte à la présence massive de piqueteurs, menaçante ou pas, selon le cas —, la Cour suprême, en dernier ressort, a affirmé que « [l]e piquetage comporte un élément de présence physique qui, à son tour, inclut une composante expressive[14] ». Sa qualification ne dépend donc pas de l’effet qu’il peut produire ; cet effet est plutôt tributaire du comportement des destinataires des messages. L’effet « de signal » du piquetage est ainsi écarté en tant que facteur d’exclusion de ce geste du champ de la liberté d’expression. De plus, « il semble clair que la liberté d’expression ne se limite pas au discours “rationnel”. L’irrationalité peut justifier d’accorder moins de protection à certains genres de discours, mais elle ne justifie pas le refus de toute protection, par principe[15]. » Pour l’affirmer immédiatement, la Cour suprême pose à l’occasion de cette affaire que le piquetage qui était nommé jusqu’alors « secondaire » n’est pas illégal en soi ; il ne l’est que s’il devient un acte criminel ou délictueux. En somme, telle est donc la situation du piquetage dans son ensemble. Ce qui importe pour l’instant, c’est l’amplitude maintenant reconnue du mode de communication du message : il n’est pas nécessairement lié au discours, au discours de surcroît rationnel[16].

Une manifestation de salariés à l’occasion d’une grève, en l’occurrence illégale, se distingue de celle-ci, tout comme le piquetage. Comme ce dernier également, elle peut se réclamer de la liberté d’expression protégée par les chartes québécoise et canadienne[17]. Toutefois, est-ce le cas de la nature de la grève elle-même ?

La grève interpelle assurément la liberté d’association de portée prééminente. Certes, le droit positif actuel n’inclut pas ce geste collectif dans l’aire de protection qu’offre cette liberté fondamentale, mais il est actuellement permis d’entrevoir une évolution à cet égard[18]. De toute façon, l’inclusion individuelle du droit de grève dans la compréhension de la liberté d’association n’empêche aucunement l’intervention de cette autre liberté fondamentale qui lui est liée, soit la liberté d’expression. Loin d’être distinctes, ces libertés que proclame notamment la Charte canadienne se « chevauchent[19] ».

Au départ, le caractère expressif d’une grève politique, incitation de protestation relative à une action gouvernementale ou législative, paraît évident[20]. Il y va, en effet, de la « participation au sein de la société », valeur qui sous-tend la liberté d’expression protégée[21]. Cependant, cette considération doit s’entendre souplement et largement : la liberté d’expression garantie par les chartes « ne peut se limiter à l’expression politique, si importante soit-elle dans une société libre et démocratique ». Elle « englob[e] une forme d’expression qui ne [peut] être qualifiée d’expression politique au sens traditionnel mais qui [est] plutôt de la nature d’une expression ayant un but économique[22] ». Cela ne permet-il pas de reconnaître également le contenu expressif de la grève dans le cours d’une négociation collective ? Que l’employeur soit privé ou public, les grévistes font connaître leur position dans le conflit. Par surcroît, ce conflit fait partie de la trame sociale, et il peut être légitime que le public s’en préoccupe. Ainsi en a-t-il été d’un arrêt de travail concerté de salariés respectant un piquet de grève établi par des salariés relevant d’un autre employeur. Les premiers entendaient ainsi manifester leur appui à l’endroit des seconds[23].

1.1.2 L’indépendance de l’expression du régime juridique du rapport collectif de travail qui en est l’occasion

Ainsi, la liberté d’expression se manifeste dans une variété de gestes typiquement syndicaux ; elle n’est pas pour autant régie par la législation du travail applicable aux rapports collectifs de travail auxquels ces gestes se rattachent, à moins, bien entendu, que le législateur n’en ait disposé autrement, ce qui n’est pas actuellement le cas de la loi applicable au Québec, contrairement à ce qui se passe dans certaines autres provinces. Cependant, comme il sera vu, l’illégalité, ou la légalité, le cas échéant, de ce rapport de travail entre dans l’évaluation de l’importance relative de l’expression dont il est l’occasion, dans la décision possible de laisser cours à une loi limitative de la liberté d’expression, comme peut le permettre l’article premier de la Charte canadienne.

Dans une perspective systémique, en premier lieu, la liberté d’expression, à l’instar de la liberté d’association, n’est pas liée à un régime législatif particulier de rapports du travail[24]. Ces libertés fondamentales sont, en effet, avons-nous vu, interreliées et doivent avoir une influence réciproque.

En second lieu, le régime législatif général des rapports collectifs de travail qui existe dans les provinces et territoires au Canada et qu’illustre notamment le Code du travail du Québec[25], ou encore la partie I du Code canadien du travail[26], circonscrit la négociation collective, partant, l’exercice du droit de grève, à l’aire de l’accréditation syndicale, généralement l’employeur unique, à l’exclusion de tiers sur la scène du travail ou à l’extérieur de celle-ci. Une telle limitation ne s’impose pas à la liberté d’expression. Cela lui permet de rejoindre des univers plus vastes et, au besoin, plus variés, des ensembles plus considérables de travailleurs, comme le font d’ailleurs certains régimes étrangers du travail, en France notamment, ou encore des consommateurs, par exemple, ou même l’opinion publique dans son ensemble. Inversement, ces régimes légaux interdisent la grève pendant la convention collective. Cette prohibition a une incidence pratique sur ce moyen d’expression.

Par rapport à un tel régime régissant typiquement les rapports du travail dans les différentes administrations canadiennes, avons-nous vu, la liberté d’expression a laissé cours à la distribution de tracts dans des lieux autres que ceux où sévissait le conflit de travail limité par la loi, en l’occurrence à l’adresse de consommateurs du produit de l’entreprise en grève[27]. Il en a été de même de l’affirmation de la légalité du piquetage, antérieurement qualifié de « secondaire » en vue de dissuader chez des détaillants la livraison, la manutention et la vente du produit particulier de l’entreprise en conflit de travail[28]. L’aire de la liberté d’expression, dans la perspective cette fois des lois du travail qui règnent au Québec, peut donc dépasser celle qui se limite aux parties immédiates du conflit de travail. La nature même de la liberté d’expression lui confère vocation à s’adresser à un auditoire plus vaste, voire plus indéfini, que l’aire du rapport du travail en cours.

Dans la même veine, une telle indépendance de la liberté d’expression est de nature à favoriser la dissociation de la légalité du geste expressif de celle des rapports de travail qui en est l’occasion[29].

Ainsi, à l’écart de l’emprise de la loi du travail, quelle est l’intensité, quels sont les effets de cette liberté d’expression résultant de différentes manifestations de l’activité syndicale ?

1.2 L’intensité de la protection de la liberté d’expression

Le caractère éminent de la liberté d’expression s’affirme d’abord à l’encontre de toute loi qui vient la restreindre (1.2.1). Sa valeur fait qu’elle se manifeste encore plus largement, c’est-à-dire indirectement dans les rapports privés (1.2.2).

1.2.1 L’affirmation de la liberté d’expression en présence d’une loi qui lui est restrictive

La loi dont l’objet ou l’effet est de restreindre la liberté d’expression pourra être tenue pour inconstitutionnelle et invalide[30]. Elle ne se maintiendra que si elle réussit le test bien connu de proportionnalité de l’article premier de la Charte canadienne[31]. Il en ira semblablement de l’invalidité de la loi au regard de la Charte québécoise, à moins que cette loi n’énonce qu’elle a effet malgré cette dernière[32]. Des décisions précédemment mentionnées illustrent bien cette portée de la liberté d’expression.

Une définition trop englobante du « piquetage » dans une loi provinciale avait pour effet d’interdire totalement la distribution de tracts, en l’occurrence à des consommateurs en des lieux dits « secondaires ». Elle enfreignait de ce fait, avons-nous vu, la liberté d’expression et a été tenue pour inconstitutionnelle, faute de réussir le test de proportionnalité. Pour qu’il en ait été autrement, il aurait fallu réduire au minimum l’atteinte à la liberté d’expression dans la poursuite de l’objectif visé par la loi, soit en particulier celui de minimiser les effets des conflits de travail sur des personnes qui n’y étaient pas parties. Le contraste alors établi entre la distribution de tracts et le piquetage classique laissait entendre que la haute juridiction d’alors aurait laissé cours à une loi qui se serait contentée de restreindre le piquetage véritable dans des endroits neutres[33]. Une telle confrontation entre les deux gestes syndicaux a toutefois perdu sa pertinence depuis l’arrêt Pepsi-Cola rendu par la Cour suprême en 2002. Cette évolution appellerait désormais une application assez semblable du test de proportionnalité s’agissant d’un piquetage pacifique également à l’endroit de tiers consommateurs, le cas échéant[34].

Au contraire, le maintien de lois interdisant le recours à la grève pendant la convention collective a prévalu, même si elles avaient pour effet de limiter l’expression des grévistes. L’atteinte a paru minimale et proportionnée. Dans un cas, il s’agissait de l’effet d’une loi provinciale sur une grève à connotation clairement politique, puisque en protestation de lois en matière de travail[35]. Dans l’autre, il en allait de l’interdiction de grève pendant la convention collective contenue dans le Code canadien du travail et de son effet sur un refus concerté de franchir une ligne de piquetage, par solidarité envers un autre groupe d’employés[36].

1.2.2 L’affirmation des valeurs de la liberté d’expression

Même si la Charte canadienne n’a pas vocation à régir les rapports privés, à la différence de la Charte québécoise, elle influe néanmoins indirectement sur ceux-ci par son effet sur le droit commun. Dans les provinces où elle a cours, la common law doit, en effet, évoluer en tenant compte des valeurs constitutionnelles, les faire siennes, dont la liberté d’expression[37]. Sa transformation en ce sens rejaillit donc sur les rapports entre particuliers qu’elle régit. Il faut en dire autant au Québec des principes généraux du droit civil, dont la liberté de commerce, par exemple.

Ainsi, dans certaines provinces du moins, la common law tenait pour intrinsèquement illégal le piquetage secondaire, de manière à éviter la propagation des effets du conflit de travail à des personnes qui lui sont étrangères[38]. Or, la liberté d’expression, que véhicule le piquetage, a conduit à un renversement de la situation. Le lieu où s’exécute le piquetage importe peu. Il ne convient même plus alors de distinguer le piquetage qui était dit « secondaire » de celui qui ne l’est pas. Pour ce qui est de son effet, seule est pertinente l’absence d’acte criminel, dont l’intimidation, et d’acte délictueux. Telle est la résultante de l’arrêt Pepsi-Cola déjà entrevu[39].

La limite de l’effet nocif excessif sur la tierce entreprise demeure cependant en ce qui concerne la détermination de la légalité du piquetage, compte tenu de son effet « de signal ». Dans l’espèce, il ne touchait, en effet que la livraison et la manutention chez les détaillants du produit particulier de l’entreprise en grève. Il en aurait été tout autrement, est-il possible de croire, d’une tentative de paralyser généralement une tierce entreprise, en s’adressant à ses salariés, à ses fournisseurs et à ses clients, pour l’amener à rompre un contrat particulier la liant au propriétaire de l’entreprise en grève[40]. Le droit québécois, pour sa part, laisse cours depuis longtemps à l’appel au boycottage du premier type[41], mais il tient pour illégal celui du second[42].

Toutefois, il convient avant tout ici de retenir l’évolution récente de la Cour suprême pour ce qui est de la réception des modes d’expression syndicaux. Dans l’arrêt KMart, elle opposait le piquetage à la distribution de tracts à des consommateurs pour justifier cette dernière. Le piquetage se caractérise par l’efficacité de l’appel qu’il lance à la solidarité syndicale, son effet « de signal », ce envers quoi la Cour suprême semblait alors prendre ses distances[43]. Tel n’est plus le cas avec l’arrêt Pepsi-Cola, relativement du moins à une situation du type de celle qui est en cause[44]. Pour autant, il y a reconnaissance de l’expression syndicale dans ce qu’elle a d’essentiel : le « langage » de la concertation et de la solidarité, quand même il n’est pas discursif.

2 La liberté d’expression s’impose à l’action syndicale

Le salarié jouit de la même liberté d’expression. Le régime juridique du syndicat, de même que les pratiques de ce dernier, ne saurait y porter indûment atteinte. Ce serait le cas si le salarié était, contre son gré, identifié au groupement syndical ou aux causes dont ce dernier fait la promotion : il serait alors dans l’impossibilité de faire valoir ses vues propres, en toute indépendance, et de leur imprimer toute la force qu’il désire. Qu’en est-il alors de l’obligation que la loi lui impose de participer au financement de la représentation syndicale (2.1) et de l’appartenance au syndicat qui peut, lui, résulter de la convention collective qui le lie (2.2) ? Selon la source de l’obligation, légale ou conventionnelle, sera en jeu la même liberté d’expression, mais selon la Charte canadienne[45] ou la Charte québécoise[46], y compris la notion d’ordre public qui s’y attache dans ce dernier cas.

2.1 La participation obligatoire au financement du regroupement

Les codes du travail, tant québécois[47] que fédéral[48], prévoient le précompte syndical obligatoire de l’équivalent de la cotisation syndicale dans le cas de tout salarié compris dans l’unité de négociation, même s’il n’est pas membre du syndicat. Il s’agit là de la traduction légale de la fameuse formule Rand. L’objet de la disposition ne concerne pas la liberté d’expression ; il permet d’assurer une participation égalitaire aux fins de la représentation syndicale : « Le but général de la formule est de donner à quiconque ne veut pas adhérer à un syndicat le choix de ne pas le faire […] L’équité exige que quiconque bénéficie des entreprises du syndicat lui fournisse les fonds nécessaires à son existence[49]. » Cependant, le versement obligatoire de la cotisation syndicale pourrait-il avoir pour effet de limiter la liberté d’expression du salarié assujetti, en l’associant ainsi à l’activité variée du syndicat ? Il y a tout lieu ici de reconnaître cette diversité d’activités du syndicat. Son champ d’action peut en arriver à déborder le domaine immédiat de la représentation et de la négociation collectives pour verser dans la promotion de causes sociales ou politiques : « il existe dans notre pays une forte et utile tradition de connexité entre les syndicats ouvriers et les activités politiques[50] ». Lorsqu’il en est ainsi — la réalité à cet égard varie selon les institutions syndicales en cause —, cette diversité d’action s’explique notamment par « [l]a capacité des syndicats d’influencer favorablement le cadre politique, social et économique dans lequel se déroule la négociation collective et se résolvent les différends[51] ». Ce débat démocratique correspond à des valeurs qui sous-tendent la liberté d’expression, pouvons-nous même observer en passant.

Dans l’immédiat, la réponse à la question posée quant à l’effet du précompte syndical sur la liberté d’expression du salarié est directement et unanimement négative, selon les juges de la Cour suprême dans l’arrêt Lavigne. S’il y a lieu de reconnaître que la cotisation volontaire est de nature à transmettre une signification[52], tel n’est pas le cas du précompte obligatoire : « [Il] ne l’empêche d’aucune manière importante d’exprimer une opinion contraire sur le bien-fondé des causes que soutient le syndicat. Il est libre de dire son opinion à tout moment […] Le syndicat n’exprime pas l’avis de tout un chacun des membres de l’unité de négociation[53]. » Nul ne peut considérer le salarié comme « responsable de l’usage qui est fait des fonds ainsi perçus ». Il s’agit-là de « l’expression des opinions et des positions du syndicat en tant qu’entité morale ». Ce n’est donc pas « l’expression de la pensée et des opinions de ses nombreux cotisants[54] ». En somme, la dissociation du salarié du syndicat et de son activité exclut de voir dans le précompte obligatoire l’expression du salarié au sens de l’article 2 (b) de la Charte canadienne.

2.2 L’appartenance obligatoire au groupement

L’arrêt Lavigne prend soin, il est vrai, comme il se devait dans l’espèce, de distinguer la précédente obligation de cotiser, et à laquelle il fait ainsi droit, de celle qui pourrait être faite au salarié dans une autre situation d’être membre du syndicat. Il ne tire toutefois aucune conclusion sur le sort de la liberté d’expression dans ce dernier cas[55]. Cette question n’a d’ailleurs pas encore fait l’objet d’une prise de position jurisprudentielle du plus haut niveau.

L’obligation conventionnelle d’appartenir au syndicat pour avoir droit au travail, dite communément « atelier syndical », est au coeur de la formule syndicale nord-américaine et est fréquente au Québec[56]. Depuis longtemps, en effet, le groupement syndical tire sa force de l’emprise qu’il peut exercer sur le travail collectif d’un milieu de travail, partant, du contrôle qu’il est à même d’exercer sur l’accès au travail dans ce milieu. Il s’agit maintenant, du point de vue de l’évolution historique, généralement d’une entreprise unique.

L’arrêt Advance Cutting, rendu par la Cour suprême il y a une dizaine d’années, traitait de la liberté d’association, à l’exclusion de la liberté d’expression[57]. De plus, même dans ce contexte, il se différencie de la présente question sous différents rapports. Il s’agissait en particulier d’une obligation légale, non conventionnelle, d’être membre de l’un ou l’autre des cinq organismes syndicaux mentionnés dans la loi, et non d’un seul syndicat, pour pouvoir travailler dans le domaine de la construction, et ce, sur tout le territoire québécois et non dans une entreprise particulière. Enfin, les organismes syndicaux étaient de grande envergure, la plupart étant des centrales syndicales et non des syndicats locaux d’entreprise. Néanmoins, l’arrêt conserve ici une certaine pertinence, car dans la liberté d’association, tout comme dans la liberté d’expression, il y a la même composante qu’est l’extériorisation du comportement « idéologique » du salarié[58]. Toutefois, dans le cas de l’association, ce dernier ne peut pas se dégager de l’appartenance obligatoire au syndicat sans conséquence sur son travail, tandis que, en l’absence de contrainte du moins, la liberté d’expression lui permet toujours d’exprimer des vues contraires à celles du syndicat.

Traitant donc de la liberté d’association, la plupart des juges dans l’arrêt Advance Cutting se préoccupent de la présence d’une « contrainte idéologique » qui serait attentatoire à cette liberté. Un seul juge, en effet, en ferait abstraction pour s’en tenir à l’imposition légale de l’appartenance au groupement elle-même[59]. Pour les uns, la présence d’une telle contrainte exige une preuve particulière de l’imposition des valeurs morales ou politiques du groupement du salarié, ce qui n’était pas le cas dans l’espèce. Il n’y a pas atteinte à la liberté en cause s’il s’en tient à la négociation collective, « nécessité de la vie » des milieux de travail[60]. Pour les autres, la simple obligation d’adhérer à des groupements syndicaux entretenant des positions idéologiques, en raison des rôles politiques et économiques qu’ils assument, comme dans l’espèce, l’entraîne[61].

Qu’en est-il donc de l’atelier syndical au regard, cette fois, de la liberté d’expression ?

L’appartenance au syndicat, lorsqu’elle procède d’une démarche volontaire, se différencie, certes, de la simple obligation légale d’y contribuer financièrement : l’individu manifeste alors expressément son engagement envers le groupement. Tel ne paraît pas être le cas toutefois de l’appartenance, obligatoire, découlant de l’atelier syndical. Elle ne se ramène pas tellement plus alors qu’à cette obligation d’assumer sa quote-part du financement de la représentation collective que le syndicat assume.

L’adhésion obligatoire au groupement permet au salarié, dans la mesure où il le désire, de participer à sa vie interne, ce qui n’offre pas de difficulté. Comme dans le cas du précompte obligatoire, il est lié par les décisions qui y sont adoptées, typiquement par la majorité des membres. Elle le soumet aussi au pouvoir disciplinaire de l’instance. Toutefois, dans ce cas, la sanction extrême de l’expulsion du syndicat ne peut rejaillir sur son emploi ; en principe, sauf deux cas particuliers, l’employeur, en effet, ne peut être contraint de renvoyer un salarié à qui le syndicat refuse l’appartenance[62]. Il en est de même selon la loi fédérale, sauf, précisément, si l’employé refuse de s’acquitter des cotisations uniformément imposées aux membres[63]. Cela enlève beaucoup de force à la clause en question en cas de refus du salarié de s’associer à une action collective décrétée par le syndicat, une action de grève, par exemple.

Essentiellement, la question ne dépend pas ici de la nature du groupement, de son degré de « politisation », génératrice de « contrainte idéologique », comme dans le cas de la liberté d’association, selon l’arrêt Advance Cutting. Il s’agit plutôt de la question de savoir si le salarié conserve sa liberté d’expression, malgré son appartenance au syndicat. Or, il y a lieu à cet égard, comme dans le cas du précompte obligatoire, de tenir compte de la distinction entre le groupement et l’individu qui en fait partie. Personne ne peut lui imputer les expressions d’opinion du syndicat, voire son idéologie, s’il en était. Le salarié conserve alors la liberté de s’exprimer comme il l’entend et de se montrer dissident du syndicat.

Conclusion

Ce bref aperçu de la protection de la liberté d’expression au regard de l’action syndicale montre qu’elle est parvenue, compte tenu en particulier de la jurisprudence de la Cour suprême, à une acceptation des principaux modes d’expression du groupement syndical et de la nature de ce dernier, et ce, tout en maintenant son souci pour le respect de la liberté du salarié.