Article body

Le monopole de représentation syndicale, véritable pilier de l’organisation des rapports collectifs du travail en Amérique du Nord, possède-t-il la flexibilité requise pour s’adapter aux bouleversements et tensions du monde du travail actuel ou, tout en se maintenant, ne deviendra-t-il pas de plus en plus l’objet de vives critiques, voire de poursuites judiciaires, émanant de certaines personnes pour qui il agit ? La question est délicate, mais, en ce début de siècle agité, elle se doit d’être posée et de susciter des discussions et réflexions.

Toute personne qui s’intéresse de près ou de loin au monde du travail sait que la diversité grandissante de la composition de la main-d’oeuvre, l’accélération du processus d’individualisation au sein de nos sociétés modernes, la montée des revendications émanant de groupes identitaires et la quête soutenue de respect des principes d’égalité et de dignité des personnes constituent, s’ils ne sont pas les seuls[1], autant de courants qui marquent profondément le tissu de notre quotidien.

Le monde du travail, véritable microcosme de la société dans laquelle nous vivons, est également aspiré par cette spirale d’éléments internes et externes et doit nécessairement s’y ajuster. Ceci est tout particulièrement vrai pour les syndicats qui sont, à la fois, au centre des exigences posées par une représentation exclusive de tous les salariés d’une unité de négociation et des demandes de compromis émanant des employeurs et impliquant parfois des modifications à l’organisation du travail ou de sa rémunération.

Manifestement, ce rôle est de plus en plus délicat. Si le monopole de représentation permet aux syndicats de concentrer, en une seule organisation, l’ensemble de la force de travail afin d’en optimiser les revendications et possibles moyens de pression, son statut d’exclusivité pose un défi de taille, soit celui de devoir articuler des positions conciliant les voeux de la majorité d’un groupe syndiqué avec les exigences, parfois divergentes, de salariés individuels ne se reconnaissant plus dans les orientations collectives prises par leur syndicat.

Quatre décisions récentes, prononcées par des tribunaux québécois, illustrent parfaitement ce clivage[2]. Les syndicats impliqués dans ces affaires ont été condamnés, conjointement et solidairement avec des employeurs, à payer des dommages-intérêts à des salariés — exclusivement parmi leurs membres — pour avoir conclu des dispositions discriminatoires dans le cadre de conventions collectives[3]. Les moyens de défense syndicaux invoquant les principes traditionnels de la négociation, l’importance du maintien des avantages acquis et les mesures adoptées « afin d’éviter le pire » n’ont pas permis d’écarter la sanction judiciaire[4].

Le tableau est préoccupant. Difficile de déceler dans cette situation l’image d’un syndicalisme porteur de changement et d’égalité au sein d’un milieu de travail alors qu’il se trouve associé directement à la création de normes discriminatoires. Disons-le, l’écart entre les idéaux et la réalité est non seulement considérable, mais suscite de l’inquiétude. Les syndicats canadiens et québécois pourront-ils renverser la vapeur et réussir à relever les défis posés par la diversité et l’égalité ? Ou assisterons-nous, au fil des prochaines années, à une multiplication de contestations judiciaires provenant de salariés individuels ou regroupés en fonction d’intérêts communs, remettant en cause la légalité de pans entiers de conventions collectives et exigeant, tant de l’employeur que de leur syndicat, des dédommagements monétaires en raison de dispositions contractuelles jugées discriminatoires ? Et, sans être prophète de malheur, ne faut-il pas craindre qu’un tel mouvement, fondé jusqu’ici essentiellement sur des principes de légalité, ne finisse par s’attaquer à la légitimité même de l’organisation des rapports collectifs du travail, dont le monopole de représentation syndicale constitue une des assises fondamentales ?

Si la marche du temps est rapide et ne permet aucune procrastination, je suis d’avis que les syndicats peuvent encore réagir et entreprendre ou poursuivre, c’est selon, ce vaste mouvement de réorientation qui s’impose. En première partie, j’exposerai les principaux motifs justifiant, de la part des détenteurs du monopole de représentation syndicale, une nécessaire redéfinition de leurs actions posées. Par la suite, j’entends élaborer quelques pistes pouvant contribuer à concilier les nouveaux traits du monde du travail et de ses artisans à un monopole de représentation qui compte peut-être 75 ans bien sonnés, mais dont le potentiel de rebond, s’il est bien exploité, demeure excellent.

1 Un monopole de représentation interpellé…

1.1 Par la hiérarchie des normes de droit

Autour de la table, un groupe d’hommes blancs, expérimentés au sein de leur milieu de travail, rompus aux techniques de négociations discutent de la conclusion d’une convention collective en partageant un même objectif commun — tout en divergeant parfois sur le plan des moyens pour l’atteindre — soit le développement des conditions permettant le meilleur bien-être économique des personnes qu’ils représentent. Bref, on parle de grilles salariales, d’ancienneté, de sous-traitance, d’avantages sociaux. J’entends immédiatement des contestations : ce scénario des années 1950-1960 est aussi stéréotypé que désuet. Je l’admets. Rembobinons le tout.

Autour de la même table, un groupe de femmes et d’hommes, expérimentés au sein de leur milieu de travail, rompus aux techniques les plus innovantes de la négociation, discutent de la conclusion de la convention collective. L’objectif est le même que celui mentionné précédemment, quoiqu’il faille reconnaître que le « développement » de nouvelles conditions de travail est passé de plus en plus souvent, depuis quelques années, vers une politique de défense du « maintien » de celles-ci.

Toutes ces personnes sont évidemment de bonne foi : elles négocient, au meilleur de leurs connaissances et habiletés, les normes qui régiront leur milieu de travail pour les prochaines années. Ces négociateurs et négociatrices modernes abordent-ils, au cours de leurs discussions, les impacts que peuvent avoir certaines dispositions à l’égard de l’exercice de pratiques religieuses de certains salariés ? Traitent-elles des conséquences que certaines clauses peuvent avoir relativement à l’une ou l’autre des facettes de la vie privée des salariés ? Échangent-ils à propos des mécanismes permettant aux salariés de s’exprimer au sein de l’entreprise ou à l’extérieur de celle-ci ? Et quelle place accordent-elles à toute la question du maintien dans l’emploi de la personne salariée victime d’un handicap ?

S’il arrive sûrement qu’une ou l’autre de ces questions fasse parfois l’objet de négociations, les conventions collectives présentant un large éventail de solutions à toutes ces questions sont rares. Pourtant, nous le savons, le « centre de gravité » de la création des normes applicables en milieu de travail syndiqué est résolument passé d’un monde fondé sur le principe d’autonomie contractuelle des parties contractantes à un ensemble complexe et mouvant où la loi extérieure ainsi que ses interprétations par les différents tribunaux s’imposent, par préséance, au cadre de la convention collective.

La donne a donc changé radicalement. En raison des principes fondamentaux découlant de la hiérarchie des sources, approche qui, depuis le récent arrêt Syndicat de la fonction publique du Québec c. Québec (Procureur général)[5], doit guider la grille d’analyse relative à l’interaction entre les normes extérieures quasi constitutionnelles et d’ordre public et le contenu de la convention collective[6], le droit positif n’occupe plus le simple rôle d’un figurant qu’il était autrefois possible d’oublier ou d’esquiver lors des négociations d’une convention collective. Dorénavant, sans être mis de l’avant, comme tel, par une « tierce partie » qui serait présente à la table des négociations, le droit extérieur est devenu « la » référence, le « noyau dur » auquel les conventions collectives doivent obligatoirement se conformer. Certes, ce « filet invisible » ne paralyse pas l’initiative des parties, mais il leur impose un inévitable amincissement de leur marge de manoeuvre créatrice. Le silence, voulu ou non, à propos, par exemple, de la question délicate d’aménagement d’un horaire particulier afin de composer avec les demandes de nature religieuse d’une personne salariée ou la solution, quoique imparfaite, adoptée pour préserver un peu plus les droits de certains salariés au détriment d’autres n’arrivent plus à écarter questionnements et remises en question de la part de salariés qui s’estiment lésés par ces mesures.

Le caractère universel de la « loi des parties », longtemps associé à la convention collective, relève définitivement du passé[7]. Si ceci vaut évidemment pour les employeurs et les syndicats, les conséquences pour ces derniers paraissent plus significatives dans la mesure où ceux-ci doivent intégrer, en amont des négociations ou au moment même de leur déroulement, une importante dimension individuelle à la vision collective de leurs demandes ou compromis. Ceci est également vrai à l’étape suivante de l’application de la convention collective.

1.2 Par des « personnes » en redéfinition d’identité

Ce premier élément ne peut être ignoré, d’autant qu’il s’accompagne d’une sensibilisation marquée de l’ensemble des citoyens — y incluant évidemment les salariés — à l’égard du respect de leurs droits et, tout particulièrement, des droits de la personne. Dans une société plus instruite, sensibilisée dès les premiers cycles scolaires à l’existence des chartes des droits et des autres lois d’importance, dans un monde où les multiples moyens de communication permettent à la fois d’obtenir rapidement de l’information quant à ses droits et de partager, souvent en temps réel, ses questions avec des centaines de personnes bien ou mieux renseignées, la personne salariée n’est plus seule, ni tributaire des seules sources de réponses qu’ont longtemps été son syndicat ou l’employeur.

Ce « cadre classique » est en complète métamorphose depuis une vingtaine d’années. Certes, le salarié continue de fournir une prestation de travail pour un employeur et peut être visé par une unité de négociation ayant été définie, entre autres éléments, par la « communauté d’intérêts » des personnes qui en font partie[8]. Toutefois, ce cadre « légal », aussi rassurant soit-il, est en train de se transformer de plus en plus en une « fiction » juridique dénuée de résonnance dans la réalité.

La personne salariée actuelle, fortement inspirée par un monde tourné vers l’extérieur, adhère à une « nouvelle communauté » où l’appartenance est moins affaire de similarité de tâches, d’historique des organisations ou de mobilité intra entreprise[9] — bref, à un monde du travail reposant sur une approche fonctionnelle et spatio temporelle — que par une recherche d’appartenance à des groupes partageant les mêmes affinités culturelles, sexuelles, raciales, etc.

Rien, évidemment, n’interdit à ces deux formes d’appartenance de coexister dans un même milieu. Toutefois, et ce, d’une façon qui paraît inévitable, la seconde communauté, souvent moins englobante et priorisant plus les droits individuels, s’arrimera difficilement avec la première qui repose essentiellement sur une vision collective de l’organisation du travail.

Qu’on le souhaite ou non, cet éclatement d’appartenances semble inexorable. S’il n’est pas un phénomène lié exclusivement aux salariés oeuvrant en milieu syndiqué, mais s’exprime évidemment dans l’ensemble de la société, sa manifestation dans le monde du travail bouleverse les balises traditionnelles. La solidarité entre salariés, les objectifs communs partagés, les compromis acceptés par les uns afin d’aider les autres, l’idée toute simple voulant que le « temps travaillé » dans l’entreprise permettra, au fil des années, de « lisser » les avantages et désavantages du moment, sont autant de concepts qui existent sûrement encore ici et là, mais paraissent s’estomper au fil des années afin d’être remplacés par une vision différente où ce sont les droits de chacun qui doivent dicter, souvent dans l’immédiat, les résultats.

À défaut d’atteindre cet objectif, la contestation judiciaire de la règle commune représente dorénavant un moyen percutant d’affirmation de ces salariés qui semblent ne plus voir le contrat collectif comme un ensemble fédérateur de droits et d’obligations obtenus à la suite de négociations bilatérales, mais plutôt comme une série de droits qui, indépendamment du contexte de leur formulation, doivent respecter en tout point leurs droits individuels.

La perspective est clairement différente. Les impacts le sont tout autant. Plus que jamais, les conventions collectives au Canada semblent avoir perdu leur caractère intangible d’antan. Dès le lendemain de leur conclusion, elles sont sujettes, en raison de l’interprétation mise de l’avant par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Morin[10], à des attaques provenant de salariés couverts par ces mêmes conventions. Il ne s’agit pas pour moi de critiquer l’exercice de ces droits, mais de constater, dans cette première partie, qu’elles constituent de véritables menaces au sacro-saint principe de la stabilité des conventions collectives[11] et, par la force des choses, à l’essence même du monopole de représentation syndicale.

Si l’engagement donné par un syndicat lors de la conclusion du contrat collectif n’est plus que « conditionnel » à l’absence de contestations éventuelles de la part des propres salariés qu’il représente, c’est toute la question de la nature de la représentation syndicale, tant au niveau de sa profondeur que de son effectivité, qui me paraît directement remise en cause.

Comment prétendre en effet à l’unicité de la représentation syndicale lorsque « l’écran[12] » se fissure et que l’entente conclue hier avec les porte-parole exclusifs de tous les syndiqués n’apparaît plus dorénavant qu’une simple norme fragile, ouverte à la contestation de salariés individuels et dissidents et susceptible d’annulation[13] ?

Comment ne pas déceler dans ces développements les possibles germes d’une « représentation alternative », plus en phase avec les intérêts spécifiques des uns et des autres ? Ne peut-on pas anticiper que les prochaines étapes d’un tel mouvement pourraient consister à exiger que les revendications « sectorielles » de ces nouveaux groupes soient présentées directement à la table de négociations par des porteurs différents ? Un rôle similaire pourrait également être réclamé au moment de l’application de la convention collective. N’est-ce pas, en effet, à cette étape que la personne salariée, s’estimant lésée par une disposition de la convention collective, aurait le plus besoin d’une représentation distincte ? À ce titre, les interventions de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse dans le cadre des dossiers mentionnés précédemment illustrent parfaitement cet éclatement de la représentation au sein même d’une entreprise syndiquée. Au nom d’un groupe de salariés définis qui par leur âge, qui par leur sexe, qui par leur état civil, la Commission des droits, dans le cadre de son enquête, demandera par exemple, afin de « favoriser un règlement », que les parties à la convention collective exposent leurs positions relatives à la problématique soulevée et fera des propositions dans le but de l’adoption par ces dernières de mesures visant à modifier les textes litigieux[14]. Toutes ces démarches pouvant avoir des impacts directs sur le libellé de la convention collective, sont, notons-le, totalement indépendantes de la période légale de négociation prévue au Code du travail[15]. Bref, la Commission des droits de la personne devient, pour les fins des plaintes dont elle est saisie, un nouvel « agent de négociation ». Tout en étant extérieure à la convention collective et ne représentant qu’une partie des salariés visés par l’accréditation, la Commission des droits peut conclure un règlement avec les parties ou, en cas de refus de négociation ou défaut d’entente, s’adresser à un tribunal[16]. Bref, de facto, ce rôle accordé à la Commission par la Charte, renforcé implicitement par l’arrêt Morin[17], introduit une dérogation au caractère exclusif du monopole de représentation syndicale relatif à la négociation des conditions de travail des salariés couverts par une accréditation. Dans le cadre de plaintes de salariés syndiqués portées à la Commission, la représentation atypique et binaire qui en découle, si elle ne constitue pas le seul élément qui s’écarte des éléments caractérisant le régime des rapports collectifs du travail[18], s’avère une des manifestations les plus évidentes des transformations qui, sans bruit ni véritable débat, minent graduellement les assises du monopole de représentation syndicale.

1.3 Par le risque d’un affaiblissement du lien de confiance

Si tout ce scénario peut sembler théorique et exagéré, si les nouvelles « appartenances » dont je traitais précédemment ne paraissent pas articulées autour de structures formelles de revendications, il paraît téméraire d’ignorer ces diverses tendances qui révèlent une formidable capacité de réseautage, de partage rapide et efficace de l’information. Il est à craindre que, le moment venu, nos formes d’organisations statiques, issues d’un autre temps, résistent difficilement à ces remises en cause.

Un troisième motif commande, à mon avis, la présente réflexion à propos du monopole de représentation syndicale, et il s’agit probablement du plus important puisqu’il concerne le lien de confiance devant prévaloir et subsister entre les syndicats et les salariés qu’ils représentent. Car, tous en sont conscients, le fait qu’un syndicat acquiert, une fois l’accréditation accordée, un statut exclusif de représentant « légal » des salariés visés par l’unité de négociation, ne peut avoir pour effet de dispenser celui-ci d’entretenir en tout temps une véritable relation de confiance avec les personnes représentées.

Si, au lendemain de la conclusion collective, des salariés se plaignent d’être victimes de discrimination et s’empressent de porter plainte à la Commission des droits de la personne et de la jeunesse, il faut voir dans cette démarche plus que l’exercice légitime d’un « droit », mais également un signe de désaveu de l’action syndicale. Des salariés indiquent, en effet, qu’ils ne se retrouvent pas ou plus dans une ou l’autre des conditions énoncées à la convention collective et n’hésitent pas à s’en désolidariser.

Le malaise, convenons-en, est grand. Il le sera encore plus lorsque le syndicat, à titre de codéfendeur avec l’employeur, sera tenu de justifier les choix qui ont dû être faits en bout de piste, et ce, sans pouvoir bien souvent — et il s’agit là, selon moi, d’une limite à revoir — faire la preuve de l’ensemble de la négociation de la convention collective en cause afin de situer, plus particulièrement, les dispositions contestées[19].

Souvent, le syndicat se trouvera dans la délicate position d’avoir à défendre, face à certains de ses propres salariés, la légalité de dispositions porteuses d’inégalités qui ont été, par ailleurs, entérinées par les négociateurs syndicaux et par la majorité des salariés[20]. Difficile de voir dans ces situations la meilleure façon de maintenir un lien de confiance entre les différentes composantes d’une organisation.

À plus ou moins long terme, l’affaiblissement de ce lien de confiance constitue une véritable menace à la stabilité même des organisations syndicales. Non seulement les contestations judiciaires placent les syndicats en mode d’opposition à l’égard de certains de leurs propres salariés — et souvent membres de leur organisation —, mais elles peuvent devenir le catalyseur d’autres insatisfactions pouvant s’exprimer de différentes manières : le grand nombre de plaintes pour manquement à l’obligation de représentation en est d’ailleurs une possible illustration[21]. Le lien de confiance miné ou brisé, c’est toute la cohérence du groupe et de ses actions qui risque fort d’en subir les contrecoups.

Le tableau que je viens d’esquisser semblera sombre pour plusieurs[22]. On me reprochera de voir, dans certains événements isolés, la source de scénarios improbables. Après tout, le mouvement syndical occupe encore, au Canada, une place importante dans le monde du travail, et ceci est encore plus vrai au Québec, doté d’organisations syndicales solides et professionnelles et où les défis posés consistent d’abord et avant tout à s’ajuster aux bouleversements économiques de notre époque.

Je ne conteste pas ces arguments. Je crains cependant que ces constats, aussi fondés puissent-ils être, fassent oublier certaines vagues de fond qui, si on n’y prête pas suffisamment attention, vont finir, selon moi, par éroder les bases de notre système de représentation syndicale. D’où les quelques pistes de réflexion suivantes qui pourraient contribuer à absorber le changement plutôt que de le nier.

2 Un monopole de représentation proactif…

2.1 Par une « appropriation » intégrée des droits de la personne

Depuis quelques années, en matière de droits de la personne, certains syndicats semblent de plus en plus en décalage avec la réalité émergente. C’est comme si ces droits, aux contours indéfinis, pouvaient facilement faire l’objet de discours généreux, mais ne réussissaient pas à s’articuler dans la réalité des conventions collectives et de leur application.

À l’instant crucial de la conclusion d’une convention collective, les efforts consentis pour protéger les droits de la personne paraissent souvent s’émousser devant l’implacable « réalité », source, s’il en est, de choix et d’orientations où le poids de la majorité finit toujours par jouer un rôle prépondérant dans la balance. Or, ce sont ces « choix », pas toujours compatibles avec les droits individuels de certains salariés, qui feront subséquemment l’objet de contestations.

Manifestement, cette approche doit être totalement revue. Les syndicats doivent développer ou, selon le cas, raffiner une nouvelle vision où les droits de la personne s’inscrivent directement dans la trame de la vie et de l’action syndicale. Loin d’être antinomiques, ces deux dimensions, convergentes quant à la finalité de la défense de la valeur d’égalité des salariés[23], peuvent, en synergie, optimiser la protection de l’une et de l’autre. Pour atteindre un tel objectif, les droits de la personne ne doivent plus être vus ou perçus comme des « limites » à l’action syndicale, mais plutôt comme éléments essentiels et indissociables d’un monde du travail ouvert où les syndicats ont encore un rôle à jouer.

Pour y arriver, les syndicats — et ceci vaut également pour les employeurs — doivent remettre en question, entre autres aspects, la vision « verticale » de l’organisation du travail afin d’y substituer une toute nouvelle approche, cette fois « horizontale » qui est essentiellement fondée sur des principes d’égalité[24]. Si la trame de fond est inversée, cela ne signifie pas que les conventions collectives doivent dorénavant exclure tout élément de verticalité. L’expérience acquise au fil des mois et des années dans un travail ou la durée du service au sein d’une entreprise continuent, en effet, de représenter des jalons qui, en raison de leur nature objective, permettent de différencier entre elles des personnes salariées. Toutefois, ces éléments — qui peuvent permettre l’élaboration de conditions de travail adaptées pour chacun des groupes — ne doivent pas servir d’assise à un possible traitement discriminatoire à l’égard de certains salariés.

La ligne peut semble ténue, et j’admets qu’elle l’est. J’estime néanmoins que si la perspective d’analyse est modifiée, que si, dès le départ, les droits et avantages consentis aux uns et aux autres sont modulés en tenant compte du respect des droits de la personne plutôt que d’être greffés plus ou moins habilement à un schéma normatif peu accueillant, de grands pas vers l’égalité peuvent être franchis[25]. La Cour suprême du Canada a d’ailleurs souligné l’« important rôle » que les syndicats peuvent jouer lors de la négociation de certains textes de conventions collectives ayant trait aux clauses de cessation d’emploi et à leur compatibilité avec l’obligation d’accommodement[26]. Si le résultat de cette négociation n’est pas « déterminant », la Cour a indiqué que ces clauses « constituent plutôt une indication claire des parties sur la question de l’accommodement raisonnable[27] » et qu’il « s’agit en conséquence d’un facteurimportant que l’arbitre doit prendre en considération en cas de dépôt d’un grief[28] ».

Les droits de la personne ne sont donc pas des normes absolues, dissociées de toute résonnance avec le monde réel du travail. Au contraire, la Cour suprême du Canada a reconnu qu’il revient aux parties à une convention collective de préciser la portée concrète de ces droits, et ce, évidemment, tout en respectant le cadre général de droits de nature prépondérante que le texte d’une convention ne peut limiter[29].

L’analyse des arrêts Centre universitaire de santé McGill et Hydro-Québec c. Syndicat des employé-e-s de techniques professionnelles et de bureau d’Hydro-Québec, section locale 2000[30] illustre d’ailleurs ce qui peut être désigné comme un axe de « contractualisation » des droits de la personne en milieu de travail syndiqué. Certes, ces droits sont fondamentaux, mais la Cour indique, alors qu’elle traitait de l’obligation d’accommodement à l’égard d’un salarié victime d’un handicap, que cela « n’a cependant pas pour objet de dénaturer l’essence du contrat de travail, soit l’obligation de fournir, contre rémunération, une prestation de travail[31] ».

En somme, les bases fondamentales du droit du travail ne sont pas remises en question, mais l’« espace créatif » des normes conventionnelles a perdu de son élasticité et doit se conformer à une grille d’analyse où les droits fondamentaux occupent une place significative. D’où l’importance, à mon avis, d’adopter, dès que possible, une approche d’élaboration des normes plus en phase avec cette réalité.

Pour y arriver, nous savons tous que de profonds changements de culture s’imposent[32]. Il faut que les syndicats et les employeurs, trop souvent engoncés dans un système priorisant une vision collective des rapports du travail, intègrent la nouvelle donne incontournable qu’est le « salarié-personne ». Ce salarié qui, en raison de ses différences, de ses croyances, de sa vie privée, etc., est en droit d’exiger de la part de tous les intervenants à sa relation d’emploi le respect de ses droits fondamentaux.

2.2 Par une réelle ouverture à la pluralité

Mais au-delà de cette considération de base, il me semble que les syndicats doivent adopter — ou continuer de le faire lorsque celles-ci sont déjà engagées — une série de stratégies visant à maximiser les canaux de communication avec tous les salariés, y incluant ceux qui semblent les moins attirés ou impliqués dans la vie syndicale.

Permettre, si c’est un besoin manifesté, l’expression des groupes « identitaires » existant au sein de l’organisation syndicale peut constituer, par exemple, une piste, à envisager[33]. Certains pourraient craindre que l’existence de tels groupes risque d’accentuer encore plus l’éclatement de la base syndicale. Pour ma part, je crois que le fait que de tels groupes puissent à la fois exister et intervenir peut contribuer à faire tomber certaines barrières, souvent invisibles, qui ont trop souvent pour effet de marginaliser la différence. De plus, ces groupes, une fois reconnus, peuvent devenir un canal structuré de communication et de meilleure compréhension inter salariés, option de loin favorable à une connaissance approximative découlant d’échanges insuffisants.

Les organisations syndicales, aussi respectueuses soient-elles de la démocratie, devraient également s’interroger sur le développement ou la consolidation de règles permettant à des salariés représentant les jeunes, les personnes handicapées, etc., de pouvoir accéder plus facilement à leurs instances décisionnelles. D’une certaine façon, comme c’est le cas pour toutes les organisations modernes, les syndicats ne devraient pas hésiter, si ce n’est déjà fait, à revoir leurs règles de gouvernance afin de s’assurer que partout — et surtout là où les orientations et décisions sont prises — la pluralité de la main-d’oeuvre, la diversité des opinions et des besoins sont vraiment prises en considération.

Loin de trahir la démocratie, ces nouvelles approches permettent plutôt d’en assurer l’efficience. Le fait de mieux comprendre et intégrer les préoccupations des uns, d’expliquer les positions des autres, de faire ressortir les avantages et dangers de telle formule ou interprétation a non seulement pour effet d’écarter le reproche de manque de transparence qui est formulé à l’occasion par les tribunaux à l’égard de syndicats[34], mais permettrait, selon moi, une prise de décisions marquée par une sensibilité accrue à un environnement juridique plus ouvert à la pluralité des sources qu’à la seule consécration de textes négociés par les parties à une convention collective.

En fait, on le constate, c’est toute la perspective horizontale, développée antérieurement[35], qui peut profiter de telles stratégies d’ouverture et d’élargissement des organisations syndicales. À terme, c’est la qualité intrinsèque des conventions collectives et celle de leur application qui en sortiront également gagnantes.

Conclusion : Un monopole de représentation ouvert et engagé

Le monopole de représentation syndicale demeure, j’en suis persuadé, un moyen fondamental permettant la défense efficace des droits des salariés. Toutefois, comme toute autre composante de notre société, ce monopole ne peut être en marge des courants individualistes et « chartistes » qui traversent actuellement tant de débats et d’actions.

Face à une société qui ne cesse de se complexifier, devant une main-d’oeuvre plurielle, diversifiée, toute en réseaux sociaux, mais simultanément revendicatrice soutenue de droits individuels, les syndicats ne doivent pas hésiter à innover et à occuper pleinement le rôle de leadership qui leur revient naturellement en milieu accrédité. À ce titre, les droits de la personne doivent s’intégrer pleinement, telle une toile de fond, à tous les volets de la vie syndicale, aux négociations de conventions collectives et à l’application de celles-ci. Plutôt que d’adopter une stratégie « minimaliste » afin d’éviter les inévitables chocs de valeurs, les syndicats doivent saisir l’actuelle période de redéfinition afin d’y jouer un rôle de premier plan. Il n’y a aucune raison pour que la défense des droits à l’égalité et à la dignité des salariés passe aux mains de la Commission des droits de la personne. Cette avenue, présentée par certains syndicats comme une « option » devant être reconnue aux salariés[36], envoie non seulement un message ambigu de dissociation des syndicats à l’égard des personnes salariées qui allèguent être l’objet de discrimination, mais cette voie s’est avérée, jusqu’ici, beaucoup plus un vecteur de contestation de certaines actions syndicales qu’une manifestation d’une quelconque sensibilité à l’égard de leur rôle représentatif[37].

La nouvelle approche que je préconise exige, j’en conviens, d’importants compromis, des renonciations parfois douloureuses aux façons de faire d’autrefois, implique de nouveaux partages de pouvoir au sein des organisations. Ces conditions, si elles supposent toutes des efforts certains d’adaptation, constituent, à mon avis, autant d’éléments qui, conjugués, permettront au monopole de représentation syndicale de traverser les turbulences de notre époque tout en y apportant une contribution significative.