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Les glaciers de montagne fondent[1]. Ce constat est scientifiquement établi[2] et reconnu par les experts[3]. Cette fonte se chiffre en millions de m3 supplémentaires d’eau douce qui se déversent dans les cours d’eau issus des glaciers ou nourris par ceux-ci[4]. À l’échelle planétaire, cette augmentation n’est pas négligeable. Avec 24 millions de km3, la cryosphère[5] représente 68,7 p. 100 des ressources mondiales en eau douce[6], soit 24 millions de km3. En dehors des inlandsis, les glaciers de montagne représentent 110 000 km3 d’eau douce[7]. En rapprochant ce nombre des 42 600 km3 que constitue le débit total des cours d’eau[8], il est aisé de comprendre l’importance des glaciers de montagne comme source d’eau douce et de stockage de celle-ci.

Ainsi, environ 60 p. 100 du débit annuel total de l’Indus est issu des eaux de fonte du glacier Siachen dans l’Himalaya. Or, avec la fonte accélérée de ce glacier, l’Indus pourrait voir son débit chuter de 20 p. 100, et ce, malgré une augmentation des précipitations de 25 p. 100[9]. Sachant que les trois quarts des exploitations agricoles du Pakistan dépendent de l’Indus, l’impact d’une telle diminution sur les populations sera énorme. Les prévisions estiment que 60 millions d’individus seront ainsi sujets à des problèmes d’approvisionnement en eau et de sécurité alimentaire au Pakistan et en Inde. Le Brahmapoutre et le Gange, dans une moindre mesure, seront également placés devant ces problèmes. Ainsi, l’Inde et le Pakistan risquent de voir leurs conflits resurgirent de plus belle, et leur traité des eaux de l’Indus être remis en question, alors qu’il s’agit du seul domaine où ils ont développé des relations constantes[10].

« Le problème de la gestion des ressources hydrauliques se pose d’une manière particulière lorsque ces ressources ont un caractère international[11]. » La fonte plus importante et plus rapide des glaciers laisse en suspens la question de l’utilisation de ces eaux supplémentaires, question qui prend un relief particulier lorsque les glaciers risquent de disparaître[12], les eaux de fonte étant destinées à disparaître également[13]. Les eaux souterraines et les nappes phréatiques de montagne[14] sont aussi touchées : si elles profitent de l’augmentation actuelle de la fonte, elles sont destinées à être moins alimentées à plus ou moins long terme et, avec la disparition des glaciers, à ne plus l’être et à disparaître[15].

S’interroger sur l’utilisation des eaux de fonte des glaciers revient à se demander si celles-ci doivent être considérées comme des éléments constitutifs des cours d’eau internationaux et à préciser le type de souveraineté qui s’exerce sur elles. Toute réponse nécessite de prendre en considération le phénomène naturel que constitue le glacier sous ses deux aspects, solide (glace) et liquide (eau de fonte). L’étude du droit international débouche sur une double constatation : d’une part, un glacier fait partie d’un cours d’eau international lorsque ses eaux de fonte le nourrissent (section 1) et, d’autre part, l’utilisation de ses eaux devrait normalement respecter le caractère de « ressource partagée » du cours d’eau (section 2).

1 Le glacier, élément du cours d’eau international grâce à ses eaux de fonte

« Amas considérable de glace qu’on ne rencontre que dans les hautes vallées des montagnes[16] » et « formé par l’accumulation d’épaisses couches de neige dont la masse est animée de mouvements lents[17] », un glacier se constitue à partir de la neige et se caractérise essentiellement par son mouvement. Malgré les apparences, les glaciers ne constituent pas des ensembles rigides : ils se déforment sous l’effet de leur propre poids[18], comme une coulée de lave le long des pentes d’un volcan[19].

Éléments importants du cycle de l’eau, les glaciers constituent à la fois des ressources en eau disponibles à un moment donné à travers leurs eaux de fonte, et des réserves naturelles d’eau, sous forme de glace, qui ont vocation à se libérer lorsque les températures augmentent. Leurs eaux de fonte, ou torrents émissaires, peuvent alors s’écouler pour constituer ou nourrir un cours d’eau. Pour peu que ce dernier soit amené à cheminer sur le territoire d’au moins deux États, ou à leur servir de frontière, ce lien physique constitue l’acte clé (1.1) qui permet de reconnaître dans le glacier un élément de la définition juridique du cours d’eau international (1.2).

1.1 L’existence d’un lien physique entre le glacier et le cours d’eau international

Formés par l’accumulation de la neige, les glaciers sont le résultat des effets de la température et de la pression qui transforment cette neige en glace. En montagne, les chutes de neige sont en général très abondantes. Une partie fond au printemps, mais si l’altitude est suffisante, la neige peut se tasser et évoluer pour former de la glace.

Les eaux issues d’un régime glaciaire sont caractérisées par des oscillations saisonnières importantes liées aux variations d’intensité de la fonte des glaces : elle est maximale en été et minimale en hiver. Le débit des cours d’eau internationaux augmente donc surtout au printemps et pendant le dégel, en été.

Le réchauffement climatique explique la déglaciation et le rétrécissement des surfaces enneigées et glacées[20]. Les conséquences prévisibles de la tendance à la déglaciation seraient le passage d’un régime à connotation glaciaire vers un régime à connotation nivale : le pic des hautes eaux estivales serait atténué, et la période de hautes eaux serait plus précoce, se décalant vers le printemps, peut-être même à la fin de l’hiver. Cette tendance, caractéristique du passage d’un régime glaciaire à un régime nival, est classique dans l’ensemble des secteurs en cours de déglaciation. Cette modification pose bien sûr un problème pour la gestion des ressources en eau. Les hautes eaux estivales étaient centrées sur la saison végétative : elles étaient jusque-là mises à profit pour être réparties dans l’espace par irrigation gravitaire. Si cette ressource estivale se tarit, ou si du moins le pic de hautes eaux devient plus précoce, il faudra alors prévoir un stockage de l’eau dans le temps, en plus de sa répartition dans l’espace.

En général, il existe de fortes interactions entre les cours d’eau internationaux d’origine nivale et glaciaire et les glaciers. Ces mécanismes importants doivent être pris en considération parce qu’ils jouent un rôle déterminant dans le soutien des écosystèmes. En raison de l’étroite relation qui existe entre les cours d’eau internationaux et les glaciers, ces ressources doivent être traitées comme une ressource intégrée et non de façon séparée.

À cet égard, nombreux sont les cours d’eau internationaux qui dépendent, dans des proportions non négligeables, des eaux de fonte de glaciers. Ainsi, en Asie centrale, l’Amu-Darya, le Syr-Daria et l’Ili en dépendent pour 5 à 40 p. 100 de leur débit dans les plaines, ce nombre pouvant monter jusqu’à 70 p. 100 dans leur bassin supérieur[21]. Les grands cours d’eau internationaux de l’Asie de l’Est ou du Sud, tels que le Huanghe[22], le Yangzijiang, le Brahmapoutre, l’Indus ou le Gange peuvent dépendre jusqu’à 40 p. 100 des eaux de fonte des glaciers de l’Himalaya pour la stabilité de leur débit pendant la saison sèche[23], ce taux pouvant aller jusqu’à 90 p. 100 pour l’Indus dans son bassin supérieur[24]. En Amérique du Sud, cette proportion peut également varier de 73 à 90 p. 100 selon le cours d’eau et la saison[25].

Dans le cas de ces cours d’eau internationaux qui bénéficient d’une bonne liaison hydraulique avec des glaciers[26], la diminution du ruissellement des glaciers au cours des prochaines décennies aura un impact considérable sur ces réseaux, car ce sont les glaciers qui soutiennent les débits de base des cours d’eau pendant les derniers mois de l’été ou de la saison sèche.

Les glaciers ont donc une grande importance comme réservoirs d’eau et éléments d’un cours d’eau international. À côté des conséquences qualitative, quantitative et temporelle de la fonte des glaciers[27], celle-ci aura des répercussions, notamment sur le développement de l’agriculture et de l’irrigation, sur les risques d’inondation et de sécheresse ainsi que sur la production hydroélectrique. Certes, à court terme, les eaux de fonte plus abondantes permettront l’extension des terres irriguées et une utilisation plus conséquente. Cependant, l’augmentation de la productivité se fera aux dépens des réserves de glace, et donc des stocks d’eau disponibles pour l’avenir. À long terme, la fonte des glaciers marquera le signal d’une perte de productivité agricole croissante du fait de la diminution des eaux de fonte issues de glaciers moribonds ou profondément diminués[28]. Cette perte durable sera d’autant plus sensible que les agricultures touchées sont fortement dépendantes des eaux de fonte glaciaires[29].

1.2 L’affirmation de l’unité juridique du glacier, de ses eaux de fonte et du cours d’eau international

En raison des relations étroites entre les glaciers et les cours d’eau nourris de leurs eaux de fonte, ces ressources doivent être traitées comme une ressource intégrée, comme une partie intégrante d’un concept plus large, à savoir le bassin hydrographique, ou bassin de drainage international[30]. Cette référence renvoie aux travaux de l’Association de droit international et aux Règles d’Helsinki[31] dans lesquelles est pris en considération l’ensemble de la zone géographique que constitue le bassin versant[32]. Dans cette approche, les glaciers appartiennent aux bassins de drainage internationaux, qu’ils se situent dans des États riverains du bassin ou non[33]. Cette approche devait être reprise par la Recommandation 436 (1965) de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe[34], puis par le Groupe d’experts spécialisés dans les aspects juridiques et institutionnels de la mise en valeur des ressources en eau internationales[35].

La Commission de droit international, durant ses travaux relatifs aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation[36], a repris cette approche holistique, sans en adopter la terminologie. En effet, la Convention des Nations Unies relative aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation du 21 mai 1997[37] a retenu l’expression « cours d’eau international » définie comme un « système d’eaux de surface et d’eaux souterraines constituant, du fait de leurs relations physiques, un ensemble unitaire et aboutissant normalement à un point d’arrivée commun[38] » « dont les parties se trouvent dans des États différents[39] ». Dans son commentaire sur le projet de convention[40], la Commission de droit international a précisé que le cours d’eau est entendu comme « un système hydrologique composé d’un certain nombre d’éléments où l’eau s’écoule, que ce soit à la surface ou dans le sous-sol. Ces éléments comprennent les rivières, les lacs, les aquifères, les glaciers, les réservoirs et les canaux. Du moment que ces éléments sont reliés entre eux, ils font partie du cours d’eau[41]. »

Cette approche a été constante durant les travaux de la Commission. Dès 1980, une note indiquait qu’un « système de cours d’eau international », expression de travail retenue à titre provisoire, était « formé d’éléments hydrographiques tels que fleuves et rivières, lacs, canaux, glaciers et eaux souterraines constituant du fait de leur relation physique un ensemble unitaire ; toute utilisation qui a un effet sur les eaux d’une partie du système peut donc avoir un effet sur les eaux d’une autre partie[42] ». Aussi, le premier projet d’article considérait que le cours d’eau international « est constitué d’éléments parmi lesquels figurent ou peuvent figurer non seulement des fleuves et des rivières, mais d’autres éléments tels que des affluents, des lacs, des canaux, des glaciers et des eaux souterraines qui, du fait de la relation physique qui existe entre eux, forment un ensemble unitaire[43] ». Cette note a été constamment reprise dans les rapports successifs de la Commission de droit international, de même que le commentaire relatif à la définition des termes[44].

Certes, la Convention de 1997 n’est toujours pas entrée en vigueur[45]. Néanmoins, la Cour internationale de justice a reconnu son caractère codificateur en indiquant que ses règles s’imposent en l’absence de tout traité, réaffirmant implicitement l’existence de ses principes dans le droit international coutumier[46]. À cet égard, l’opposition explicite d’un seul État à l’inclusion des glaciers dans la définition du cours d’eau international[47] et l’absence de ratification de la Convention de 1997 de la part des États d’amont des cours d’eau internationaux[48] ne sauraient interdire l’inclusion des glaciers dans la définition des cours d’eau internationaux[49].

Ainsi, les glaciers qui traversent une ou plusieurs frontières ont, à n’en pas douter, un caractère international. Pour les glaciers situés dans leur totalité sur le territoire d’un seul État, ils ont un caractère national, sauf s’il existe un lien entre leurs eaux de fonte et un cours d’eau international au sens de la Convention de 1997.

La fonte des glaciers de montagne a donc des conséquences sur les cours d’eau internationaux qu’ils peuvent nourrir. Si le lien physique entre glaciers, eaux de fonte et cours d’eau a rendu inéluctable l’appartenance des glaciers aux cours d’eau, il devrait également leur conférer une nature identique de « ressource partagée ».

2 Le caractère « partagé » du glacier lié à un cours d’eau international

« L’organisation des surfaces, qu’elles soient terrestres ou maritimes, est une fonction essentielle du droit international. Leur rattachement aux assises territoriales de l’État suscite des problèmes qui sont ou d’attribution, ou de délimitation, ou de répartition[50]. » En général, le statut d’une ressource est déterminé par celui de son « support », à savoir son assise terrestre. Cette remarque à la fois évidente et banale n’exclut pas que divers problèmes juridiques naissent à propos ou du fait de ce rattachement à la terre.

S’agissant d’un glacier de montagne et de ses eaux de fonte, ils demeurent juridiquement ce qu’ils sont physiquement, c’est-à-dire de l’eau, à l’état solide ou liquide. Cependant, sont-ils pour autant complètement assimilables à la terre sur laquelle ils reposent ?

Une réponse négative s’impose[51], car leur nature juridique est la même que celle du cours d’eau qu’ils nourrissent[52]. De ce fait, comme toute ressource hydraulique internationale, ils ne peuvent être soumis à la seule souveraineté permanente des États sur leurs ressources (2.1), mais ils doivent faire l’objet d’une prise en considération conforme à leur caractère de « ressource partagée » (2.2).

2.1 L’inadéquation de l’application de la souveraineté permanente des États sur leurs ressources aux glaciers internationaux ou liés à un cours d’eau international

Le droit international public est sous-tendu par l’idée de souveraineté territoriale[53]. Celle-ci s’exprime par excellence à travers le principe de la « souveraineté permanente sur les ressources naturelles » selon lequel tout État est le seul habilité à exploiter ses ressources naturelles sur son territoire[54]. S’agissant des glaciers de montagne, une telle affirmation n’est valable que si un glacier est exclusivement national, c’est-à-dire sis sur le territoire d’un seul État et sans lien avec un élément d’un cours d’eau international.

Les glaciers internationaux, quant à eux, ne peuvent pas être soumis à cette souveraineté permanente, car elle ne saurait constituer une solution satisfaisante en raison de l’écoulement des glaciers internationaux d’un État d’amont vers un État d’aval[55]. Si tel était le cas, et si les technologies le permettaient comme avec les ressources minérales classiques, n’importe quel État du glacier pourrait extraire la glace de la partie des glaciers présents sur son territoire pour la convoyer ailleurs, l’utiliser ou la transformer selon ses besoins. Or, avec le mouvement glaciaire, toute ablation significative d’une partie d’un glacier a des répercussions sur les autres États du glacier. Si l’utilisation systématique des glaciers n’est pas déjà réalisable, ce caractère « transmissible » des glaces des glaciers est cependant déjà pris en considération en matière de lutte et de protection contre la pollution[56]. En effet, il est impossible de concevoir qu’un État utilise un glacier comme il le fait de son territoire, en y stockant des déchets par exemple : ceux-ci finiraient par traverser les frontières et émigreraient « clandestinement » chez les États d’aval du glacier.

Quant aux glaciers dont les torrents émissaires nourrissent des cours d’eau internationaux, les États ont défendu l’idée qu’ils sont libres d’en disposer totalement à leur guise[57] en vertu de leur souveraineté permanente sur leurs ressources naturelles[58]. Ainsi, chaque État peut décider en toute indépendance du sort des ressources naturelles qui se trouvent sur son territoire et des activités économiques qui s’y exercent ; autrement dit, chaque État utilise « ses » glaciers sans se préoccuper des autres États. Cette approche est conforme à la théorie de la souveraineté absolue[59] qui, en ce qui concerne les cours d’eau internationaux, signifie qu’un État peut stocker ou détourner les eaux qui traversent son territoire de leur cours naturel ou bien encore les vendre en partie ou en totalité. Favorable aux États d’amont, et malgré quelques tentatives d’utilisation par certains États[60], cette doctrine est unanimement réfutée[61], que ce soit par les textes[62], la jurisprudence[63] ou la pratique[64].

Or, la souveraineté des États s’applique à leurs ressources nationales propres et non aux ressources qui traversent plusieurs États. Pour les États qui refusent cette idée, les glaciers ne feraient pas partie des eaux de surface, car seules ces dernières échappent à la souveraineté permanente des États[65]. Cette interprétation de la souveraineté permanente des États sur leurs ressources naturelles révèle une incompréhension du phénomène des glaciers. En effet, les eaux de fonte des glaciers ne sont-elles pas des eaux de surface ? De même, comment faut-il considérer les glaciers, composés d’eau gelée, qui s’écoulent en surface et libèrent des eaux de fonte ?

Ces interrogations renvoient à la pertinence ou non qu’il y a à distinguer entre les éléments permanents des cours d’eau (rivières, affluents et eaux souterraines) et leurs éléments facultatifs (lacs, réservoirs, canaux et glaciers)[66]. À cet égard, les glaciers pouvant contribuer, ne serait-ce que dans une infime mesure, à la formation des cours d’eau internationaux, faut-il se demander à partir de quelle quantité d’eau apportée à un cours d’eau international un glacier en constitue un élément[67] ?

Actuellement, à l’exemple du concept de la gestion intégrée des ressources en eau (GIRE)[68], la prise en considération des glaciers et de leurs eaux de fonte est devenue incontournable[69]. Leur intégration seule permet d’appréhender la réalité hydrologique des cours d’eau internationaux. Seule une approche holistique des glaciers et de leurs ressources hydrauliques permet de gérer de façon optimale les ressources en eau des cours d’eau internationaux en prenant la véritable mesure des besoins et des possibilités des ressources de chaque État du cours dans son cadre naturel, à savoir le cycle de l’eau. Il s’agit donc d’opérer une nouvelle évolution dans la compréhension du cours d’eau international, à savoir la reconnaissance et la prise en considération de sa réelle dimension hydrologique factuelle[70].

Ainsi, il convient de reconnaître que l’essence d’une telle ressource est une « solidarité objective des codétenteurs de la ressource […] due à l’unité physique, et dans bien des cas, écologique, de cette dernière[71] ». Dans un contexte de réchauffement climatique, et à moins que leurs liens physiques ne soient si ténus qu’ils puissent être ignorés, les glaciers et les cours d’eau internationaux qu’ils nourrissent doivent être soumis au même régime juridique[72]. La nature même des glaciers et de leurs eaux de fonte oblige à limiter l’expression des souverainetés qui s’exercent sur eux et découlent de leur caractère partagé.

2.2 L’exigence d’une souveraineté repensée du glacier du fait de son caractère « partagé »

Si les glaciers sont des éléments constitutifs, aussi bien physiquement que juridiquement, des cours d’eau internationaux qu’ils nourrissent, leur prise en considération dans l’utilisation des cours d’eau internationaux est absente de la pratique internationale[73]. C’est donc la jurisprudence internationale qui permet de déterminer le type de souveraineté qui peut s’exercer sur les glaciers de montagne et leurs eaux de fonte, à savoir celui qui s’exerce sur les « ressources partagées » que sont les cours d’eau internationaux.

En effet, la Cour internationale de justice a expressément employé cette expression pour qualifier les cours d’eau internationaux et leurs utilisations :

[La] Tchécoslovaquie, en prenant unilatéralement le contrôle d’une ressource partagée, et en privant ainsi la Hongrie de son droit à une part équitable et raisonnable des ressources naturelles du Danube — avec les effets continus que le détournement de ses eaux déploie sur l’écologie de la région riveraine du Szigetköz — n’a pas respecté la proportionnalité exigée par le droit international[74].

La Cour internationale de justice a ainsi lié leur caractère partagé au droit à une part équitable et raisonnable[75] et au principe de l’utilisation non dommageable du territoire[76]. Bien que ces principes limitatifs de la souveraineté des États rappellent la notion de souveraineté territoriale limitée[77], la Cour a choisi d’aller plus loin et de mettre en place une souveraineté encadrée qui s’impose également aux utilisations des glaciers et de leurs eaux de fonte.

En particulier, la Cour fait du droit à une part équitable et raisonnable un droit fondamental de l’État[78]. Si les implications du caractère « fondamental » de ce droit ne sont pas claires[79], il signifie tout de même avec certitude que nul État ne peut perdre son droit à une part équitable, même s’il s’est rendu coupable d’une violation du droit international[80] ou s’il refuse de participer à des engagements conventionnels[81]. En cas de violation d’un traité relatif à une utilisation conjointe des ressources d’un cours d’eau international, l’État lésé peut décider la suspension ou l’extinction de celui-ci[82], ou les deux à la fois mais il n’a pas le droit de « s’approprier » l’utilisation de la quasi-totalité des ressources du cours et ses bénéfices, car il violerait ainsi le principe d’égalité[83]. Par contre, l’utilisation d’une part équitable des ressources d’un cours d’eau international par l’État lésé est possible[84] et ne nécessite pas le consentement des autres États, même si cette utilisation constitue une diversion[85].

Cependant, lorsqu’un consentement a été donné concernant un projet d’utilisation des ressources du cours d’eau international, les États concernés ont le devoir de le respecter, ou à tout le moins d’en respecter l’esprit[86], sauf accord contraire[87]. Seul un consentement exprès[88], ou un nouvel accord, peut permettre un changement fondamental dans l’utilisation prévue des ressources[89]. De même, seul un consentement exprès peut exprimer la renonciation d’un État à sa part équitable des ressources d’un cours d’eau international ; cependant, on voit mal quel État renoncerait à sa part au profit d’un autre État, sans en retirer un avantage substantiel ou une compensation appropriée.

Le principe de l’utilisation non dommageable du territoire[90], quant à lui, signifie qu’aucun État ne peut modifier les conditions naturelles de son propre territoire aux dépens des conditions naturelles des territoires des autres États. Un État n’est donc pas autorisé, en droit, à entraver ou à détourner un cours d’eau international s’il en résulte un préjudice pour les autres États[91]. Ainsi, le caractère partagé des glaciers et de leurs eaux de fonte leur interdit d’utiliser la totalité du surplus des eaux de fonte pour irriguer leur territoire[92] ou de vendre ce surplus aux États d’aval[93].

Les glaciers de montagne qui nourrissent des cours d’eau internationaux de leurs eaux de fonte ne dépendent donc pas du pouvoir arbitraire des États où ils s’écoulent et l’appropriation de la totalité, ou à tout le moins de la majorité, des avantages d’un glacier et de ses eaux de fonte par un État ne doit pas être possible. Si l’État d’aval d’un cours d’eau international nourri par un glacier essayait de stocker les quantités d’eau de fonte supplémentaires dues à la déglaciation pour son usage exclusif futur, les autres États du cours seraient en droit d’en demander l’arrêt, voire un dédommagement ou une compensation. De même, si ce stockage intervenait au profit de l’ensemble des États d’amont du cours, l’État d’aval serait à même d’attendre une participation, financière ou matérielle, de la part des autres États à ses efforts. En l’absence d’accord, l’État d’aval ne pourrait stocker que « sa part » des eaux surnuméraires.

Conclusion

La nature particulière de la ressource constituée par les glaciers et leurs eaux de fonte justifie leur qualification de « ressource partagée » et le régime d’utilisation qui s’y attache. Cette notion renvoie à une catégorie de ressource fractionnée politiquement, mais qui ne peut l’être physiquement en raison de sa nature mouvante et indivise[94]. L’essence d’une telle ressource s’inscrit donc dans la logique du droit international où existe un principe selon lequel la « communauté d’intérêts sur un fleuve navigable devient la base d’une communauté de droit, dont les traits essentiels sont la parfaite égalité de tous les États riverains dans l’usage de tout le parcours du fleuve et l’exclusion de tout privilège d’un riverain quelconque par rapport aux autres[95] », c’est-à-dire une « forme limitée d’intérêt commun[96] ». Appliquée aux glaciers de montagne dont les eaux de fonte nourrissent des cours d’eau internationaux, cette notion impose le respect des principes généraux du droit régissant l’utilisation de ces cours d’eau, à savoir leur utilisation équitable et le devoir de ne pas utiliser leurs eaux au détriment d’autrui[97]. Les États sont donc libres d’en disposer à leur convenance, au mieux de leurs intérêts, nonobstant le respect du droit à une part équitable des autres États du cours.

Cette notion n’élimine pas la souveraineté de l’État sur les eaux des glaciers quand celles-ci se trouvent sur son territoire, mais elle lui interdit l’exclusivité d’utilisation et l’appropriation unilatérale, de même qu’elle lui interdit de causer des dommages significatifs[98]. Elle limite les effets de la souveraineté[99] et en aménage les conséquences. Ce n’est pas le glacier qui doit être partagé par les États mais son utilisation, par l’exercice de leur souveraineté sur une partie du cours d’eau international qu’il nourrit. Dans cette logique, tout État du cours d’eau est responsable et comptable des utilisations qu’il a des glaciers et de leurs eaux quand ceux-ci sont liés à des cours d’eau internationaux.

Dans un contexte de fonte accélérée et de disparition des glaciers, l’encadrement de la souveraineté qui peut s’exercer sur eux permet en particulier de proposer des pistes de réflexion concernant la responsabilité des États dans la lutte pour la protection et la préservation de ces glaciers. L’importance des eaux de fonte des glaciers de montagne pour de nombreux cours d’eau internationaux impose de rappeler que, aussi bien physiquement que juridiquement, « [l]es États riverains constituent une communauté fluviale[100] » qu’il leur appartient de faire fructifier ou non.