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Par « influences croisées » il faut comprendre les liens organiques, fonctionnels, intellectuels et jurisprudentiels qui unissent les juridictions nationales aux juridictions internationales. Celles-ci comprennent non seulement les cours et tribunaux institués par un traité ou une décision du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU) mais aussi les organes créés par des conventions, chargés de contrôler leur application. Ainsi en est-il du Comité des droits de l’Homme des Nations Unies qui contrôle l’application du Pacte international sur les droits civils et politiques[1].

Ce sujet peut paraître déséquilibré : en effet, force est de constater que l’influence se fait beaucoup plus souvent dans le sens des juridictions internationales vers les juridictions nationales que dans l’autre sens.

En outre, on observe de manière croissante une influence réciproque des juridictions internationales.

Ce sera notre plan et peut-être que, à l’issue de cet exercice, nous pourrons esquisser quelques conclusions qui nous donneront les clés de ces influences.

1 L’influence des juridictions nationales sur les juridictions internationales

Historiquement, les juridictions nationales ont à l’évidence précédé les juridictions internationales. Elles ont servi de modèle lorsque les juridictions internationales ont été instituées.

Ainsi (ceci est une remarque, pas une analyse scientifique) : la Cour européenne des droits de l’Homme trouve son inspiration dans la common law, pour sa mise en oeuvre. Les juridictions pénales internationales ont adopté des schémas accusatoires, sauf pour le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) qui, au stade de la chambre préliminaire, a conjugué système accusatoire et « juge d’instruction » à la mode romano-germanique.

Certaines juridictions internationales n’hésitent pas, pour conforter leurs interprétations du droit, à faire appel aux décisions des juridictions nationales.

Ainsi, le TPIY n’a pas hésité dans l’affaire Tadić[2] à se référer aux jurisprudences des cours étrangères, notamment allemande, britannique et hollandaise, pour établir la responsabilité des États sur des opérations militaires exercées à l’étranger et que ces États contrôlent. Il s’agissait de constater des crimes de guerre.

De même, dans l’affaire Furundžija, le TPIY se réfère à la notion de complicité telle que conçue par différents États pour réprimer les actes de torture[3].

Par ailleurs, la Cour internationale de justice dont le Statut[4] prévoit expressément (art. 38) qu’elle doit régler les différends entre États en appliquant notamment les décisions judiciaires et la doctrine des juristes des différentes nations, s’acquitte de sa mission dans le droit fil de cette disposition de son statut institutionnel.

On note à cet égard l’arrêt République démocratique du Congo c. Belgique du 14 février 2002[5], où la Cour internationale de justice se prononce sur l’immunité du ministre des Affaires étrangères du Congo : « [après avoir] examiné avec soin la pratique des États, y compris […] les quelques décisions rendues par de hautes juridictions nationales, telles la Chambre des lords ou la Cour de cassation française, [la Cour] n’est pas parvenue à déduire de cette pratique l’existence, en droit international coutumier, d’une exception quelconque à la règle consacrant l’immunité de juridiction pénale[6] ».

Dans un autre domaine, la Cour de justice de l’Union européenne étudie les droits comparés des États membres pour rechercher des notions juridiques communes entre ces dernières.

2 L’influence des juridictions internationales sur les juridictions nationales

Certaines juridictions nationales se dérobent à cette influence.

Ainsi, la Cour suprême des États-Unis, dans l’affaire LaGrand[7], a refusé d’appliquer les décisions de la Cour internationale de justice rappelant le respect des obligations consulaires des États-Unis au titre de la Convention de Vienne sur les relations consulaires[8].

Ce n’est pas le cas de la Cour de cassation française qui, notamment dans l’affaire de l’Érika[9], a fait une référence directe à la coutume internationale.

Ce n’est pas le cas non plus de la Chambre des Lords dans l’affaire Pinochet[10] qui s’est référée à la décision du TPIY du 10 décembre 1998[11] attribuant à l’interdiction de la torture le caractère d’une règle de jus cogens.

Ce type d’influence ne cesse de croître.

Je vais en citer d’autres qui concernent le Canada ou d’autres plus surprenantes qui constituent une innovation dans certaines parties du monde ; les dernières, enfin, seront évoquées en raison de l’intérêt du sujet.

Dans l’affaire R. v. Keegstra[12], la Cour suprême du Canada examinait si l’article pertinent du Code criminel[13] canadien réprimant des comportements de haine raciale était compatible avec l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[14]. Se référant à la décision du Comité des droits de l’Homme dans l’affaire Taylor et Western Guard Party c. Canada[15], la Cour suprême a considéré que l’article 19, lu conjointement avec l’article 20, autorisait une limite raisonnable prévue par la loi et justifiée dans une société démocratique[16] telle que prévue par le Code criminel canadien.

De l’autre côté du monde, on trouve à Hong Kong plusieurs décisions qui se réfèrent explicitement aux décisions du Comité des droits de l’Homme des Nations Unies.

Fait plus surprenant, une juridiction japonaise[17] s’est référée à la décision du Comité des droits de l’Homme (Gueye c. France[18]) pour apprécier la constitutionnalité d’une loi sur la compensation des blessures subies par les forces étrangères incorporées dans l’armée japonaise.

En Afrique, on trouve des décisions qui nous intéressent au Zimbawe, en Mauritanie et en Tanzanie.

La Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud multiplie les références aux décisions des cours et organes internationaux. On peut citer son arrêt du 9 octobre 1998 : National Coalition for Gay and Lesbian Equality v. Minister of Justice[19]. S’appuyant sur la décision du Comité des droits de l’Homme de 1994, soit l’affaire Toonen c. Australie[20], la Cour a considéré que la répression du crime de sodomie reconnue par la common law était contraire à l’article 17 du Pacte et inconstitutionnelle.

L’Amérique latine, notamment l’Argentine, s’appuie souvent sur des décisions internationales. Dans l’affaire Nardelli,Pietro Antonio (5 novembre 1996)[21], en citant les cas Kindler c. Canada[22] et Ng c. Canada[23] décidés par le Comité des droits de l’Homme des Nations Unies, la Cour suprême a refusé l’extradition d’un ressortissant italien, réclamé par l’Italie, qui, selon la justice argentine, n’offrait pas toutes les garanties judiciaires prévues par l’article 14 du Pacte.

3 L’influence réciproque des juridictions internationales

Les exemples sont très nombreux, je vous propose de choisir les plus marquants.

Dans son avis du 9 juillet 2004[24], relatif au mur construit en Cisjordanie, la Cour internationale de justice s’interroge sur les articles 1 (2) et 12 du Pacte international sur les droits civils et politiques[25]. Elle s’appuie sur la jurisprudence du Comité des droits de l’Homme pour considérer que la juridiction d’un État s’étend sur un territoire occupé et que le Pacte y est en conséquence applicable. De même, dans cet avis, la Cour constate la violation par Israël de l’article 12 du Pacte international sur les droits civils et politiques en se référant à l’observation générale du Comité des droits de l’Homme sur cet article du Pacte[26].

La Cour interaméricaine des droits de l’Homme, qui siège à San José du Costa Rica, a fait référence, le 25 novembre 2000 dans l’affaire Bámaca Velásquez[27], à la décision du Comité des droits de l’Homme, l’affaire Quinteros c. Uruguay[28], liant de manière indissociable la disparition et la torture.

Cette même juridiction, dans l’affaire Benavides c. Pérou du 18 août 2000[29], a suivi la décision du Comité des droits de l’Homme dans l’affaire Estrella c. Uruguay[30] pour développer la notion de torture psychologique.

Toujours, la Cour interaméricaine, statuant sur la liberté d’expression dans l’affaire Herrera-Ulloa c. Costa Rica[31] du 2 juillet 2004, a fait appel à une décision du Comité des droits de l’Homme, l’affaire Aduayom et autres c. Togo[32], pour établir le caractère essentiel de la liberté d’expression telle que définie et organisée par l’article 19 du Pacte sur les droits civils et politiques comme fondement de toute société démocratique.

Voici des exemples se rattachant à la Cour européenne des droits de l’Homme.

Se référant à la jurisprudence du Comité des droits de l’Homme, statuant dans l’affaire Öcalan c. Turquie[33], le 12 mai 2005, la Cour de Strasbourg a considéré que le droit à la vie était violé lorsqu’une condamnation à mort était prononcée dans le cadre d’un procès inéquitable.

Dans l’affaire Py c. France[34] du 11 janvier 2005, la Cour européenne des droits de l’Homme vise la décision du Comité des droits de l’Homme[35] qui a considéré que la composition limitée et sélectionnée du corps électoral qui participe au référendum de la Nouvelle-Calédonie n’était pas une atteinte aux droits politiques des requérants.

Enfin, la Cour européenne des droits de l’Homme a pris la même décision que la Cour interaméricaine (Bámaca Velásquez c. Guatemala[36]) et que le Comité des droits de l’Homme (Quinteros c. Uruguay[37]) pour affirmer dans l’affaire Kurt c. Turquie[38] le caractère indissociable de la torture et des disparitions.

Conclusions

Quelles conclusions peut-on tirer de ce déséquilibre entre les influences ? Les juridictions nationales appliquent de plus en plus les avis internationaux et s’appuient sur les directives des juridictions internationales ainsi que des organes qui contrôlent l’application des traités, mais l’inverse peine à s’imposer.

La première explication : la compétence restreinte au cadre national des juridictions d’un État.

La seconde explication : le retard après les réticences formulées pour prendre en compte le droit d’abord et ensuite les décisions de la justice internationale.

Et, enfin, et je dirai surtout, le manque d’imagination créatrice : le droit international présente l’avantage d’être un droit particulièrement évolutif et les juridictions nationales sont frileuses. Elles utilisent le droit international pour tirer leur propre droit national vers le haut. Elles ne participent pas à l’évolution du droit international lui-même : elles manquent d’audace.

C’est un peu ce qu’il faut lire en filigrane dans la décision Yerodia[39] du 14 février 2002 de la Cour internationale de justice lorsqu’elle énonce qu’elle ne trouve aucun élément dans les décisions des juridictions nationales pour modifier ses vues.

Dans la pratique des juridictions nationales, des occasions pourraient être saisies, et malheureusement ce sont souvent des occasions manquées.

Par exemple, en France, l’exécution des peines a été judiciarisée par la loi de 2002[40]. Cette situation est assez exceptionnelle en Europe où l’exécution des peines relève plutôt du domaine administratif. La conséquence naturelle de la judiciarisation aurait dû naturellement entraîner l’application des articles 14 du Pacte et 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme[41]. Au lieu de cela, les juridictions françaises se crispent, se livrent à une interprétation étroite de la notion d’accusation en matière pénale et considèrent que ces juridictions échappent aux exigences du Pacte et de la Convention européenne, alors que la Cour de Strasbourg et le Comité des droits de l’Homme n’ont pas hésité à assimiler les sanctions administratives, notamment les sanctions disciplinaires à des infractions pénales.

Je pense que, si les juridictions nationales appliquaient la Convention européenne au contentieux de l’exécution des peines (réduction de peine, libération conditionnelle), la Cour européenne ne viendrait pas dire le contraire et le droit des droits de l’Homme ferait un grand pas.