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Vingt ans après la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Morgentaler[1], les attaques relativement au libre choix des femmes en matière d’avortement sont toujours présentes. Dans un numéro spécial de la revue À babord ! sur l’avortement, les responsables du dossier affirment que le développement, au Canada, de réseaux catholiques et évangélistes y important les tactiques états-uniennes confirme que la menace n’est pas une ombre vague et lointaine, mais qu’elle est bien réelle et locale[2]. Au moment de la dissolution du Parlement canadien et de l’annonce de la tenue d’élections fédérales en septembre 2008, quatre projets de loi privés touchant d’une façon ou d’une autre le droit à l’avortement étaient sur la table. Ces projets de loi se situent à l’intérieur d’une stratégie orchestrée par les opposants à l’avortement qui a essentiellement pour objet de faire reconnaître en droit canadien un droit à la vie et à la sécurité physique aux foetus, ce qui ouvrirait ainsi la porte à une opposition avec les droits des femmes enceintes et à une remise en question progressive du droit à l’avortement.

Après un bref survol de l’histoire récente de la criminalisation de l’avortement au Canada, nous présenterons ces projets de loi privés, principalement le projet de loi no C-484 sur l’homicide foetal[3], pour en saisir les conséquences sur le droit canadien et sur l’autonomie des femmes pendant leur grossesse. Suivra une discussion sur l’instrumentalisation du droit pénal pour imposer des convictions morales ou sur ce que la professeure Hélène Dumont appelait déjà, dans un article de fond sur l’abolition du crime d’avortement paru en 1980, « l’utilisation inflationniste du droit criminel par les États » à des fins de contrôle social de questions d’ordre éthique[4]. Enfin, nous terminerons par une réflexion autour de l’intérêt de l’État dans la protection des foetus.

1 Un peu d’histoire

En 1969, le gouvernement libéral modifie le Code criminel[5] afin de décriminaliser les avortements dits « thérapeutiques ». Aux termes de l’article 251 (aujourd’hui l’article 287), l’avortement est un crime passible de deux ans d’emprisonnement pour la femme et de prison à vie pour la personne qui le procure, sauf s’il est pratiqué dans un hôpital accrédité, à la suite de la recommandation d’un comité d’avortement thérapeutique selon lequel la poursuite de la grossesse met la vie ou la santé de la mère en danger.

En 1977, le rapport Badgley[6] montre clairement que l’accès à l’avortement au Canada est inégal, incertain et arbitraire. Plusieurs hôpitaux ne mettent tout simplement pas sur pied de comités thérapeutiques ou, quand il y en a, plusieurs sont contrôlés par des médecins opposés à l’avortement. De plus, l’interprétation des termes « mettr[e] en danger la vie ou la santé[7] » des femmes varie énormément d’une région à l’autre du pays.

Avec l’avènement de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982[8], la constitutionnalité de l’article 251 est attaquée de toutes parts. Un opposant notoire à l’avortement, Joseph Borowski, tente de faire reconnaître que la possibilité d’avortement thérapeutique porte atteinte au droit du foetus à la vie. Selon ses prétentions, le mot « chacun » de l’expression « [c]hacun a droit à la vie » de l’article 7 de la Charte englobe le foetus. Le Dr Morgentaler, pour sa part, soutient que le même article 251 viole le droit des femmes à la sécurité et à la liberté garanti dans l’article 7.

En 1987, dans l’affaire Borowski, la Cour d’appel de la Saskatchewan statue que le terme « chacun » ou everyone de l’article 7 n’inclut pas le foetus et que, en droit canadien, le foetus n’est pas un être humain[9]. L’enfant ne devient un être humain doué de droits que s’il est sorti vivant du sein de sa mère.

En 1988, dans l’arrêt Morgentaler[10], la Cour suprême invalide l’article 251 parce qu’il porte atteinte aux droits constitutionnels des femmes. La Cour suprême, à la majorité, statue que le fait d’interdire à une femme, sous peine d’emprisonnement, le droit d’interrompre une grossesse au moyen d’une procédure arbitraire non respectueuse des principes de la justice fondamentale est une grave atteinte à sa sécurité physique et psychologique. Enlever à une femme le droit de décider d’une question ayant un tel impact sur sa vie est une violation de son autonomie et de sa dignité. La juge Wilson est d’avis que le droit à la liberté de l’article 7 confère aux femmes le droit de choisir d’interrompre une grossesse non désirée et que les femmes enceintes ne doivent pas être traitées par l’État comme un moyen pour atteindre une fin.

Après la publication de cette décision, le gouvernement conservateur de Brian Mulroney dépose, le 3 novembre 1989, le projet de loi no C-43 intitulé Loi concernant l’avortement qui impose la criminalisation de l’avortement, sauf si un médecin est d’avis que la vie ou la santé de la femme est en danger[11]. Ce projet de loi est adopté par la Chambre des communes en troisième lecture par un vote de 140 voix contre 131. Il fait alors l’objet d’un vote libre au Sénat. Des 86 sénateurs présents, 43 votent en faveur, alors que 43 votent contre. Le projet est défait puisqu’en vertu du Règlement du sénat du Canada, en cas de partage égal des voix, la motion est rejetée[12].

Le 16 novembre 1989, la Cour suprême dépose ses motifs dans l’affaire Tremblay c. Daigle[13]. Les tribunaux québécois avaient accordé une injonction, à la demande de Jean-Guy Tremblay, interdisant à Chantal Daigle de se faire avorter au nom du droit à la vie du foetus. La Cour suprême renverse cette décision en affirmant que, en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne[14] et du Code civildu Québec[15], le foetus ne jouit pas du droit à la vie, droit reconnu uniquement à un être humain, soit un enfant sorti vivant du sein de sa mère. La Cour suprême ajoute que seule la femme enceinte a le pouvoir de décider si sa grossesse sera menée à terme et que le père n’a aucun intérêt sur le foetus.

Devant les défaites judiciaires et le rejet du projet de loi no C-43, la stratégie des membres du « caucus pour la vie[16] » à la Chambre des communes consiste à déposer systématiquement des projets de loi privés en vue de rétablir des restrictions à l’autonomie des femmes enceintes et la reconnaissance de la vie humaine dès la conception[17].

2 Les projets de loi privés

2.1 Le projet de loi no C-338

Le projet de loi no C-338, intitulé Loi modifiant le Code criminel (procurer un avortement après vingt semaines de gestation), est présenté en 2006 par Paul Steckle, député libéral ontarien[18]. Ce projet propose de créer une infraction pour quiconque procure un avortement à une femme qui en est à plus de vingt semaines de gestation. L’avortement y est défini comme étant « la mort d’un enfant qui est survenue avant qu’il [ne] soit complètement sorti du sein de sa mère[19] ». Le projet ne contient aucune exception pour les grossesses survenues à la suite d’un viol ou dans un cas d’inceste, ni dans les cas où la santé psychologique des femmes est en danger, ni dans les cas d’anomalies foetales. Les seules exceptions prévues sont les cas où l’avortement est nécessaire « pour sauver la femme dont la vie est mise en danger par un trouble, une maladie ou une blessure physiques » ou « pour prévenir une morbidité physique grave, de nature pathologique, de la femme[20] ».

Selon la Coalition pour le droit à l’avortement au Canada, ce projet se pose comme une solution à un « problème » qui n’existe pas en réalité puisque les avortements tardifs sont très rares au Canada :

Environ 90 % des avortements au Canada ont lieu avant 12 [semaines] et environ 97 % avant 16 semaines. Seulement 0.3 % de tous les avortements ont lieu après 20 semaines de gestation et dans presque tous les cas, c’est pour cause de problèmes de santé foetale ou maternelle graves. Il apparaît clairement que ce projet de loi a été créé pour des raisons cyniques — en tant que pied dans la porte pour faire passer ensuite d’autres restrictions sur le droit à l’avortement[21].

Il peut en effet arriver qu’une interruption de grossesse soit nécessaire après la vingtième semaine de grossesse, comme dans l’affaire Vo c. France[22] qui a donné lieu à un arrêt de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme en 2004. Deux femmes portant le même nom se trouvent dans une salle d’attente d’un hôpital de Lyon. L’une vient pour se faire retirer un stérilet, l’autre pour une visite médicale du sixième mois de sa grossesse. À la suite d’une erreur sur la personne, un médecin tente de retirer le stérilet à la femme enceinte. Ce faisant, il perce la poche des eaux, ce qui entraîne ainsi une importante perte du liquide amniotique. Une semaine plus tard, la femme passe un examen de vérification de l’évolution de sa grossesse : les médecins constatent que le liquide amniotique ne s’est pas reconstitué et que la grossesse ne peut plus se poursuivre. Une interruption thérapeutique de la grossesse doit alors être effectuée.

2.2 Le projet de loi no C-537

Le projet de loi no C-537, intitulé Loi modifiant le Code criminel (protection du droit de conscience des professionnels de la santé), est présenté pour la troisième fois en avril 2008 par Maurice Vellacott, député conservateur de la Saskatchewan[23]. Ce projet de loi veut créer une infraction criminelle pour tout employeur qui refuse d’engager ou qui congédie un professionnel de la santé « réticent ou jugé réticent à participer, directement ou en tant que conseiller, à un acte médical qui est contraire à un précepte de sa religion ou à sa croyance au caractère inviolable de la vie humaine[24] ». Le projet no C-537 touche également les éducateurs et les associations professionnelles. À la limite, il pourrait forcer les établissements médicaux et même les cliniques d’avortement à engager du personnel refusant de pratiquer des avortements ou de prescrire des médicaments contraceptifs.

La vie humaine y est définie comme comprenant « toutes les étapes du développement de l’organisme humain depuis la fécondation ou la création[25] ». Pour sa part, le terme « précepte » est défini de façon particulièrement sectaire, soit une « [d]octrine religieuse selon laquelle la vie humaine est inviolable ou commandement d’une religion qui interdit de mettre délibérément fin à la vie humaine ou d’exposer, sans nécessité absolue, une personne à un plus grand péril de mort[26] ».

Selon la Coalition pour le droit à l’avortement au Canada, une telle loi n’est pas nécessaire pour protéger la liberté de conscience des praticiens puisque la plupart des codes de déontologie permettent déjà aux professionnels de la santé de refuser d’accomplir un acte médical à condition qu’ils en informent leur patient et qu’ils le dirigent vers un autre pourvoyeur de soins[27].

Le Barreau du Québec se prononce aussi contre ce projet de loi qui, comme le projet de loi no C-484 qui sera étudié ci-après, accorde au foetus une personnalité juridique. Pour le Barreau, cette nouvelle définition de la vie humaine contredit, de toute évidence, la définition du terme « enfant » de l’article 223 (1) du Code criminel et la jurisprudence majoritaire actuelle. Dans une lettre adressée au député Vellacott, le bâtonnier Gérald R. Tremblay écrit ceci : « La multiplication de mesures en apparence isolées, comme le projet de loi en l’espèce, qui intègrent le développement intra-utérin dans la définition de “vie humaine” pourrait contribuer à la fragilisation des acquis en matière de droits des personnes et pourrait même favoriser l’émergence du concept de la personnalité juridique du foetus[28]. » Dans cette lettre, le Barreau s’interroge aussi sur la constitutionnalité générale du projet de loi no C-537 en ces termes :

Les modifications proposées ont pour effet notamment de réglementer les relations de travail. Nous soumettons que de telles modifications ne doivent pas être incorporées au Code criminel dont l’objectif principal est de légiférer en matière de crime. De plus, nous nous interrogeons sur l’aspect constitutionnel de ces initiatives législatives. Les domaines de l’éducation, de la réglementation professionnelle et des relations de travail au Québec ne sont-ils pas de la compétence de la province en vertu des textes constitutionnels ?

2.3 Le projet de loi no C-543

Le projet de loi no C-543, intitulé Loi modifiant le Code criminel (mauvais traitement d’une femme enceinte), est déposé en mai 2008 par Brent St-Denis, député libéral ontarien, en réaction au projet de loi no C-484[29]. Il propose de modifier l’article 718.2 (a) du Code criminel pour ajouter à la liste des facteurs aggravants justifiant l’imposition d’une peine plus sévère le fait que la femme était enceinte au moment du mauvais traitement dont elle a été victime.

Pour le Barreau du Québec, ce projet est inutile puisque les tribunaux tiennent déjà compte du fait que la victime était enceinte au moment de l’agression et que les dispositions actuelles du Code criminel sont suffisantes pour atteindre l’objectif de punir plus sévèrement l’agression commise à l’endroit d’une femme enceinte[30].

La Coalition pour le droit à l’avortement au Canada affirme elle aussi que ce projet de loi n’est pas nécessaire, mais elle estime qu’il est de loin moins menaçant pour le droit à l’avortement que le projet de loi no C-484 puisqu’il n’accorde pas directement de statut juridique au foetus[31]. Cette position ne fait pas l’unanimité chez les groupes prochoix. Ainsi, la Fédération québécoise pour le planning des naissances s’inquiète du fait que ce projet de loi accorde plus de valeur à une victime enceinte qu’à une qui ne l’est pas et que, en conséquence, cela ouvre une brèche à la reconnaissance de droits au foetus. Selon la Fédération québécoise pour le planning des naissances, aucun groupe luttant contre la violence faite aux femmes n’a réclamé une telle modification[32].

2.4 Le projet de loi no C-484

Le projet de loi no C-484, intitulé Loi sur les enfants non encore nés victimes d’actes criminels, est soumis en première lecture à la Chambre des communes en novembre 2007 par Ken Epp, député conservateur d’Edmonton[33]. Il est adopté en mars 2008 en deuxième lecture à 147 voix contre 132. L’adoption de ce projet en deuxième lecture entraîne une mobilisation importante au Canada, surtout au Québec. Des groupes de femmes, des organismes de régulation des naissances et des groupes pour la liberté de choix unissent leurs efforts pour produire des analyses et des mémoires ainsi que pour organiser des campagnes de lettres aux députés, des soirées d’information et des manifestations. Au Québec, l’Association des médecins spécialistes[34] est une des premières à dénoncer ce projet. Le 17 avril 2008, l’Assemblée nationale adopte à l’unanimité une motion rejetant le projet[35]. Le projet meurt au feuilleton lors de la dissolution du Parlement en septembre 2008, mais il serait tout à fait plausible de le voir repris éventuellement par un autre député du « caucus pour la vie ».

Le projet de loi no C-484 propose de créer une nouvelle infraction consistant à blesser ou à causer « la mort d’un enfant, pendant sa naissance ou à toute étape de son développement intra-utérin[36] » lors de la perpétration d’une infraction à l’égard de la mère. Le nouvel article 238.1 du Code criminel, tel qu’il est proposé dans ce projet, spécifie à l’alinéa 5 que « [n]e constitue pas un moyen de défense contre une accusation fondée sur le présent article le fait que l’enfant n’est pas un être humain ». Il y a là une grave contradiction. D’une part, l’actuel article 223 (1) du Code criminel dispose qu’un enfant devient un être humain « lorsqu’il est complètement sorti, vivant, du sein de sa mère ». D’autre part, selon l’article 222 (1) de ce code, l’homicide est le fait de causer la mort d’un « être humain ». En prévoyant que causer la mort d’un foetus est un homicide, le projet de loi no C-484 affirme que le foetus est un être humain, mais il énonce, en même temps, que le fait que le foetus n’est pas un être humain n’est pas une défense à une accusation de meurtre d’un foetus. Cette contradiction confine à l’inconséquence.

À l’heure actuelle, une personne peut se défendre d’une accusation de meurtre d’un « enfant non né » en alléguant que le foetus n’est pas un être humain. Ainsi, des sages-femmes ont été acquittées d’accusations d’homicide sur un enfant mort-né[37]. Dans cette affaire, la Cour suprême a conclu que le foetus n’est pas une « personne » ni un « être humain » au sens du Code criminel et qu’il ne peut pas faire l’objet d’un acte criminel. Comme nous l’avons vu, selon le projet de loi no C-484, un « enfant non encore né » peut être victime d’actes criminels. Si ce projet avait été en vigueur, les sages-femmes auraient pu être trouvées coupables puisque celui-ci prévoit justement qu’une personne ne peut invoquer le fait que le foetus n’est pas un être humain pour se défendre contre une accusation de violence contre un « enfant non encore né ».

Cette dérive risque d’ébranler profondément tout le corpus juridique canadien établi au cours des ans, à savoir qu’un foetus n’est pas un être humain et n’a pas de personnalité juridique. Si le législateur accepte de statuer le contraire, les droits constitutionnels des femmes seront alors mis en opposition avec les prétendus droits du foetus. Aux États-Unis, où des lois analogues à celle qui a été proposée au Canada existent depuis plusieurs années, Ronald Reagan a bien exprimé cette contradiction en 1984 en se demandant pourquoi, quand une femme met fin aux jours de son enfant non encore né, il est question d’avortement, alors que si c’est quelqu’un d’autre qui le fait, cela devient un meurtre. Il s’exprime ainsi :

Also there is a strange dichotomy in this whole position about our court’s ruling that abortion is not the taking of a human life […] some time ago, [California] signed a law that said that any man who so abuses a pregnant woman that he causes the death of her unborn child shall be charged with murder. Now isn’t it strange that that same woman could have taken the life of her unborn child and it was abortion and not murder but if somebody else does it, that’s murder. And it recognizes, it used the term death of the unborn child. So this has been my feeling about abortion, that we have a problem now to determine. And all the evidence so far comes down on the side of the unborn child being a living human being[38].

Pour sa part, le député Epp s’est évertué à dire que ce projet de loi n’avait pas pour objet de remettre en question le droit à l’avortement et il a invité les députés de la Chambre des communes à « voter en fonction de ce que dit le projet de loi, au lieu de ce qu’il ne dit pas[39] ». Quoi qu’en pensent ses défenseurs, il faut convenir que l’essence même de ce projet de loi est de donner une personnalité juridique au foetus, ce que certains députés ont admis publiquement. Accorder un tel statut juridique au foetus est susceptible d’avoir des conséquences non seulement sur le droit à l’avortement mais aussi sur l’autonomie des femmes pendant leur grossesse.

Soulignons que très peu de pays d’Europe ont érigé en infraction spécifique l’homicide foetal. L’arrêt Vo c. France[40] concerne cette affaire dont il a été question précédemment où un médecin ayant commis une erreur médicale a dû pratiquer une interruption de grossesse. Celui-ci sera acquitté d’une accusation d’atteinte involontaire à la vie d’un foetus au motif qu’aucun texte ne définit l’embryon comme un être humain ni ne précise son statut juridique. La femme sur qui a été pratiquée cette interruption de grossesse a prétendu devant la Cour européenne des droits de l’homme que cette absence de possibilité d’accusation en France violait l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme[41] qui garantit le droit de toute personne à la vie. Au paragraphe 41 de la décision, la Cour rappelle ce qui suit :

Dans la majorité des États membres du Conseil de l’Europe, l’incrimination d’homicide involontaire ne s’applique pas au foetus. Cependant, trois pays ont fait le choix d’incriminations spécifiques. En Italie, l’article 17 de la loi du 22 mai 1978 relative à l’avortement prévoit un emprisonnement de trois mois à deux ans à l’encontre de celui qui cause une interruption de grossesse par imprudence. En Espagne, l’article 157 du code pénal prévoit une incrimination concernant les dommages causés à un foetus et l’article 146 punit l’avortement provoqué par une « imprudence grave ». En Turquie, l’article 456 du code pénal prévoit que celui qui cause involontairement un préjudice à quiconque sera puni d’une peine de six mois à un an d’emprisonnement ; si la victime est une femme enceinte et que le préjudice a provoqué une naissance prématurée, le code pénal prévoit une peine de deux à cinq ans d’emprisonnement[42].

2.4.1 Un projet de loi qui mène à la recriminalisation de l’avortement

La reconnaissance du droit à la vie des « enfants non encore nés » a toujours été le principal cheval de bataille des militants contre le droit à l’avortement. Le projet de loi no C-484 fait référence au foetus en employant le terme « enfant » à treize reprises dans le seul article 238.1. Quand ce projet de loi désigne la femme qui le porte, le texte contient le terme « mère » plutôt que « femme enceinte ». Cette terminologie fait écho à celle du mouvement antichoix. Cette approche est très présente dans le discours du député Epp quand il expose son projet de loi à la Chambre des communes, ainsi qu’en font preuve les expressions choisies pour parler du foetus puis de la femme enceinte : « la mort de l’enfant non encore né », « leur enfant à naître », « son bébé à naître », « [le] fait de blesser une mère », « cette joie est enlevée à la famille, à la mère », « mère d’une fillette »[43].

Dans sa dénonciation du projet de loi, le Barreau du Québec s’interroge sur les conséquences de la terminologie privilégiée par le promoteur de ce projet de loi. Le bâtonnier souligne ceci :

En effet, alors que le terme foetus est utilisé communément lorsque l’on réfère à un « enfant non encore né », le projet de loi emploie l’expression « enfant » qui dans le sens commun est utilisé pour désigner une personne née et bien vivante. Il nous semble que l’utilisation de cette terminologie crée une situation de confusion sur l’existence légale ou non du « foetus » de manière distincte, ce qui pourrait engendrer une incertitude importante quant à la possibilité de criminaliser l’interruption volontaire d’une grossesse[44].

Donner au foetus une personnalité distincte de celle de la femme enceinte ouvre la porte à la reprise de la bataille judiciaire des militants antichoix pour que soit reconnu un droit constitutionnel du foetus à la vie et, partant, que l’avortement viole ce droit. C’est en opposant le droit à la vie des foetus à la décision d’interrompre une grossesse non désirée que le mouvement antichoix entend obtenir la criminalisation de l’avortement. Il est raisonnable de croire que, si le foetus devait recevoir une personnalité juridique, cela mènerait à une remise en question des droits fondamentaux des femmes protégés par la Charte et, de ce fait, à une réinterprétation des dispositions constitutionnelles et à un renversement possible de l’arrêt Morgentaler[45].

2.4.1.1 L’exception concernant l’interruption légale de la grossesse

Les défenseurs du projet de loi no C-484 affirment que ce dernier ne remet pas en cause le droit à l’avortement étant donné l’exception qui concerne l’« interruption légale de la grossesse » prévue dans l’article 238.1 (7) dudit projet[46]. Quelle est donc la signification des termes « interruption légale de la grossesse » ? Depuis la décriminalisation de l’avortement en 1988, toute interruption de grossesse est forcément « légale ». L’introduction de cette notion laisse présager une intention de limiter le recours à l’avortement en le rendant possible dans certaines circonstances « légales » seulement.

Le Barreau du Québec abonde dans ce sens et s’inquiète de la terminologie employée soit une « interruption légale de la grossesse » :

Selon nous, cette expression n’a pas de connotation juridique puisque dans l’arrêt Morgentaler, la Cour suprême du Canada a déclaré inopérants les articles du Code criminel qui criminalisaient l’avortement sans établir de balises juridiques quant à la durée du droit d’interrompre sa grossesse. En d’autres termes, la portée de l’exception est incertaine puisque l’avortement fondé sur le choix de la mère pourrait donner lieu à des accusations criminelles, selon que l’évolution future de la notion d’interruption légale de grossesse sera plus ou moins restrictive.

À titre d’exemple, le Sénat étudie à l’heure actuelle un projet de loi dont l’objectif est de criminaliser l’interruption de grossesse effectuée après 20 semaines de gestation. Par ailleurs, puisque le terme « légal », comme le terme « illégal », peut renvoyer à des dispositions législatives provinciales (relativement aux hôpitaux, à la santé ou à la pratique de la médecine par exemple), il ne serait pas impossible que le droit à l’avortement et son caractère criminel varient d’une province à une autre avec les conséquences que cela puisse occasionner pour la résidente d’une province plus restrictive qui pourrait devoir se rendre dans une autre province pour y obtenir un avortement[47].

La présence de cette exception dans le projet de loi no C-484 n’est aucunement rassurante. Les dangers que recèle ce projet de loi sont amplement illustrés par la situation qui règne aux États-Unis où 38 États et le gouvernement fédéral ont adopté des lois qui érigent en infraction l’homicide foetal. Plusieurs d’entre elles contiennent une exception semblable relativement à l’interruption légale de grossesse. L’American Civil Liberties Union déclare ceci :

An exemption specifying « legal abortions » is not adequate, because a narrow interpretation of what constitutes a « legal » abortion could restrict the performance of abortions to physicians only, and put mid-level health care practitioners, or women who self-abort, in jeopardy of being prosecuted for murder. Prosecutions for self-abortion occur even in the absence of fetal protection laws and provide cruel examples of what might result from such legislation. In the past three years alone, women in Florida, Tennessee, and Illinois faced criminal charges after desperate attempts at aborting themselves. In State v. Ashley, Florida authorities are pursuing a manslaughter charge against a 19-year-old single mother who shot herself in the stomach after learning she could not obtain Medicaid funds for an abortion[48].

De plus, certains ont tenté de faire invalider l’exception concernant les avortements « légaux » contenue dans la loi Unborn Victims of Violence Act[49], adoptée par le Parlement fédéral, en invoquant la contradiction entre les droits du foetus et les droits des femmes[50].

Dans le projet de loi no C-484, les droits des femmes en matière de libre choix ne tiennent qu’à un fil puisqu’ils ne sont protégés que par une disposition d’exception dans une loi qui, autrement, reconnaît explicitement les droits des foetus.

2.4.2 Un projet de loi qui porte atteinte à l’autonomie des femmes

L’octroi d’une personnalité juridique au foetus est aussi susceptible d’avoir des répercussions importantes sur l’autonomie des femmes pendant leur grossesse. Les diverses lois de protection de la jeunesse édictent une obligation de signaler la situation d’un enfant dont la sécurité ou le développement est compromis. Faudra-t-il dénoncer les femmes qui consomment de l’alcool ou de la drogue pendant leur grossesse ? Une femme enceinte pourrait-elle alors être internée parce qu’elle met en danger la sécurité du foetus ? Pourrait-elle être poursuivie si, pendant sa grossesse, elle adopte un mode de vie dangereux pour la santé ou la vie du foetus ou simplement si elle s’éloigne des « standards » reconnus à ce moment ?

En 1997, dans l’arrêt Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg[51], la Cour suprême a refusé d’accorder une ordonnance de détention contre une femme enceinte toxicomane, ordonnance que réclamaient les services à l’enfance, au nom de la protection des intérêts du foetus, pour le motif suivant :

Avant la naissance, la mère et l’enfant qu’elle porte ne font qu’un en ce sens que [traduction] « [l]a vie du foetus est intimement liée à celle de la femme enceinte et ne peut être considérée séparément » : Paton c. United Kingdom (1980), 3 E.H.R.R. 408 (Comm.), à la p. 415, appliqué dans Re F (in utero), précité. Ce n’est qu’après la naissance que le foetus acquiert une personnalité distincte. Par conséquent, le droit a toujours considéré que la mère et l’enfant qu’elle porte ne formaient qu’une seule et même personne. Intenter une poursuite contre une femme enceinte au nom du foetus, c’est poser en principe une anomalie puisqu’une partie d’une entité juridique et physique agirait en justice contre elle-même[52].

La juge McLachlin se réfère dans ce passage à la décision de la Cour d’appel de l’Angleterre, In re F. (in utero)[53], dans laquelle les juges en sont arrivés à la même conclusion. Selon la juge May, « in the case of an unborn child the only orders to protect him or her which the court could make would be with regard to the mother herself […] All of these would be restrictive of the mother’s liberty[54]. »

La juge en chef cite avec approbation l’opinion du juge en chef Hoyt de la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick dans l’affaire Dobson[55], lorsqu’il évoque « la possibilité que les mères soient poursuivies par leurs enfants pour le choix d’un mode de vie ou l’exercice d’activités préjudiciables à l’enfant à naître, comme fumer, boire de l’alcool et prendre ou refuser de prendre des médicaments, de telle sorte que les femmes enceintes ne seraient plus maîtresses de leur propre corps et ne pourraient plus agir en toute autonomie[56]. »

À ces raisons, s’ajoute un problème supplémentaire que la Cour suprême expose de la façon suivante :

À ces obstacles s’ajouterait le fait que la détermination de ce qui est susceptible d’infliger un préjudice grave et irréparable au foetus – le critère applicable en matière d’injonction – est une tâche difficile à laquelle se consacrent inlassablement les chercheurs dans le domaine médical. Être au fait des plus récentes recherches et de leurs conséquences pourrait faire la différence entre l’internement et la liberté, entre la condamnation à des dommages-intérêts et l’irresponsabilité. Les femmes enceintes les plus susceptibles d’être pénalisées par cette exigence liée à la « connaissance » appartiendraient aux groupes socio-économiques défavorisés. Les femmes analphabètes, peu instruites ou appartenant à des groupes minoritaires seraient les plus susceptibles de contrevenir à la loi en manquant à la nouvelle obligation qui leur serait faite, et de s’exposer ainsi à une injonction et à une éventuelle condamnation à des dommages-intérêts[57].

Il est aussi possible que, comme dans certains États américains, les médecins soient tenus de passer outre le secret professionnel et de dénoncer les femmes enceintes n’adoptant pas un comportement opportun pour le foetus[58]. Cette situation serait susceptible d’inciter certaines femmes enceintes parmi les plus à risque à cacher leur grossesse le plus longtemps possible ou à éviter de faire appel aux services sociaux et médicaux requis de peur d’être dénoncées.

Un auteur s’étant penché sur la question de la protection du droit d’un enfant de ne pas naître avec des problèmes de santé dus au comportement de la femme pendant la grossesse et commentant cette décision de la Cour suprême conclut que, selon toute vraisemblance, « le recours à une législation préventive autoritaire ou punitive n’est pas approprié. Les citoyens pourraient avec raison considérer ce type de loi comme l’archétype de la chausse-trappe dont le législateur doit absolument se garder, parce qu’une telle loi engendrerait un mal plus grand que celui qui doit être combattu[59]. »

Il faut également se demander quels seraient les impacts de l’octroi d’un statut juridique au foetus en matière de responsabilité civile. Cette question de la responsabilité délictuelle d’une femme enceinte à l’endroit du foetus a été analysée par la Cour suprême dans l’affaire Dobson[60]. Selon la Cour suprême, une femme ne peut pas être poursuivie pour des actes commis pendant la grossesse ou des omissions. Nul ne peut imposer à une femme enceinte une « obligation de diligence » envers le foetus qu’elle porte puisqu’il s’agit d’une seule et même personne : « L’imposition d’une telle obligation entraînerait des atteintes très graves et inacceptables au droit des femmes à l’intégrité physique, à la vie privée et à l’autonomie[61]. » La Cour suprême soulève plusieurs questions importantes :

S’il fallait tenir la mère responsable de la négligence dont elle fait preuve avant la naissance, les décisions les plus banales de la vie quotidienne de la femme enceinte pourraient faire l’objet d’un examen par les tribunaux.

Sa responsabilité délictuelle doit-elle être engagée pour le motif qu’elle n’a pas suivi un régime alimentaire permettant de fournir au foetus les éléments les plus nutritifs ? Doit-elle être tenue de s’abstenir de fumer et de consommer des boissons alcoolisées ? Doit-elle être tenue responsable de ne pas avoir protégé le foetus qu’elle porte en se livrant à des exercices violents ou en ayant des rapports sexuels non protégés ? Doit-elle procéder à des contrôles de sécurité fréquents de son lieu d’habitation afin d’éviter de chuter et de causer un préjudice au foetus ? Si les femmes enceintes se voyaient imposer une telle obligation de diligence en matière de responsabilité délictuelle, rien ne limiterait sur le plan de la logique ni sur celui des principes le genre d’actions qui pourraient être intentées[62].

2.4.2.1 L’exclusion relative aux actes commis par la mère de l’enfant

L’exclusion prévue dans le paragraphe (7) (c) du nouvel article 238.1 du projet de loi no C-484[63] pour « un acte ou une omission commis par la mère de l’enfant » n’est pas suffisante pour se prémunir contre de telles conséquences. Dans un premier temps, il est permis de douter que cette « immunité », établie dans le contexte d’éventuelles poursuites criminelles, soit transférable en droit civil. D’autre part, plusieurs remettent en question la portée même de cette « immunité » en droit criminel étant donné que les lois américaines contenant des clauses semblables n’ont pas empêché des femmes enceintes d’y être accusées, poursuivies et emprisonnées pour avoir supposément mis en danger leur foetus.

Aux États-Unis, trois formes principales d’intrusion étatique pendant la grossesse ont été mises en évidence par les auteures qui étudient la question : ordonnance judiciaire de subir une césarienne en cas de refus d’une femme de suivre les conseils du médecin, accusations criminelles contre des femmes toxicomanes et imposition d’obligation de diligence et internement[64]. Des femmes enceintes refusant une transfusion sanguine ou une césarienne pour des motifs religieux y ont été forcées au nom de l’« unborn child’s right to live[65] ». Dans une affaire fortement médiatisée, la Cour d’appel du district de Columbia a ordonné, au nom des intérêts du foetus, qu’une césarienne soit pratiquée sur une femme en phase terminale malgré son non-consentement et même sachant que cette opération risquait de réduire ses jours[66]. Les deux ont trouvé la mort lors de l’intervention.

Lynn Paltrow rapporte qu’en 2000 plus de 200 femmes ont été poursuivies pour avoir « mis en danger » leur foetus (child endangerment/abuse) ou pour avoir « procuré de la drogue » au foetus par le truchement du cordon ombilical (illegal drug delivery to a minor)[67]. Elle souligne que les femmes visées par ces poursuites étaient majoritairement issues de minorités raciales et de milieux pauvres, ou encore étaient toxicomanes ou autrement défavorisées.

Bien que, dans la plupart des cas, les accusations aient été ultimement rejetées, elles l’ont été parfois après de longues années d’emprisonnement en attente de procès. Les femmes enceintes touchées ont subi un grave préjudice et ont été fortement stigmatisées par la mise en accusation, l’arrestation et parfois la détention préventive. Certaines, ignorant leurs droits, ont plaidé coupable et ont purgé des peines de prison. En Caroline du Sud, les accusations ont été retenues et une femme a été condamnée à huit ans de prison. Pour la Cour d’appel de cet État :

South Carolina law has long recognized that viable fetuses are persons holding certain legal rights and privileges […] More recently […] we held it would be « grossly inconsistent […] to construe a viable fetus as a “person” for the purposes of imposing civil liability while refusing to give it a similar classification in the criminal context. » […] Similarly, we do not see any rational basis for finding a viable fetus not a « person » in the present context. Indeed, it would be absurd to recognize the viable fetus as a person for purposes of homicide laws and wrongful death statutes but not for purposes of statutes proscribing child abuse[68].

Notons avant de clore ce chapitre, où il a beaucoup été question de la situation aux États-Unis, qu’un vent de changement est peut-être en train de souffler sur ce pays. Alors que le premier geste de George W. Bush, au lendemain de son assermentation en 2001, avait été d’adopter le Global Gag Rule, soit la « loi du bâillon mondial », interdisant tout financement public, dans le contexte de l’aide au développement, à des organisations non gouvernementales de régulation des naissances qui informent, pratiquent ou facilitent l’avortement, ou encore qui militent pour sa légalisation, le premier geste du président Obama a été d’abroger la même loi. De plus, il est connu que, le jour de l’élection présidentielle, deux référendums touchant à l’avortement se sont tenus simultanément. Le premier, au Colorado, portait sur un amendement constitutionnel décrétant qu’un embryon est juridiquement une personne dès la fécondation de l’ovule par un spermatozoïde. Le second, au Dakota du Sud, portait sur une loi interdisant toute forme d’avortement. Les deux référendums ont été perdus.

3 Le droit pénal et la promotion de la moralité

En 1980, la professeure Hélène Dumont dénonçait « l’utilisation inflationniste du droit criminel par les États[69] » à des fins de contrôle social et de promotion d’une moralité particulière et des valeurs associées à cette moralité. Pour la professeure, le droit, dans une société pluraliste, ne doit pas imposer les convictions morales d’un groupe à toute la société[70]. Elle rejoint en cela l’ancienne Commission de réforme du droit du Canada, selon laquelle l’objet du droit pénal n’est pas de sanctionner une conviction morale :

L’objet du droit pénal n’est pas non plus l’imposition d’une morale. Bien que le droit pénal cherche à réprimer les actions mauvaises, l’immoralité de celles-ci n’est qu’une condition nécessaire et non une condition suffisante. D’abord, on ne peut faire qu’un tiers agisse de façon morale. En tout cas […] l’État et ses institutions juridiques ne sont pas aptes à s’occuper de la moralité. De plus, tous les comportements individuels ne ressortissent pas au droit. L’État n’a pas sa place dans certaines activités de la nation. Son rôle doit se limiter à celles qui causent du tort à autrui et à la société elle-même[71].

La professeure Dumont résume les critères justifiant un État d’utiliser le droit criminel pour contrôler un comportement. Le droit criminel est un moyen approprié s’il peut être appliqué uniformément à tous les contrevenants, si les autres moyens moins draconiens sont inefficaces, si la répression est nécessaire pour protéger la société et si les objectifs de la peine, soit la prévention et la dissuasion, peuvent être atteints par ce moyen. Appliquant cette grille d’analyse au crime d’avortement, elle montre qu’aucun des critères n’est rempli. La criminalisation de l’avortement n’a aucun effet dissuasif, le taux d’avortement demeure très haut dans les pays où les lois sont partiellement ou totalement prohibitives. Le droit criminel n’est pas appliqué uniformément, il n’y a généralement que peu ou pas de poursuites judiciaires. D’autres moyens s’avèrent beaucoup plus efficaces pour réduire le taux d’avortement, dont des services de régulation des naissances bien organisés ou encore l’éducation sexuelle à l’école. Les études démontrent que la libéralisation de l’avortement réduit à long terme sa fréquence[72].

La professeure Dumont estime donc que l’avortement ne devrait pas faire l’objet de répression criminelle, car, pour interdire une activité dans le contexte du droit criminel, il ne suffit pas que celle-ci soit immorale aux yeux d’une partie de la population. Citant Glanville Williams[73], elle écrit ceci : « Si la loi doit protéger le foetus, elle devrait le faire à partir de justifications reliées au bien-être des êtres humains existants[74]. »

En d’autres mots, la criminalisation de l’avortement constitue un détournement du système pénal de sa fonction véritable. Premièrement, comme pour plusieurs personnes, l’avortement est associé à l’immoralité sexuelle, sa criminalisation équivaut à la répression d’un style de vie, ce qui n’est pas l’objet du droit pénal. Deuxièmement, la criminalisation de l’avortement est l’expression d’une attitude sexiste et discriminatoire envers les femmes. Enfin, la criminalisation de l’avortement crée plus de mal que de bien à cause des conséquences désastreuses des avortements clandestins, notamment les séquelles émotives, la stérilité, la mutilation, et la mort parfois[75].

La professeure Dumont conclut en disant que, puisque le débat sur l’avortement divise profondément la société canadienne, quand le législateur criminalise cette pratique, il prend position dans le débat : « Le fait que le droit criminel soit utilisé pour masquer une réalité sociale diversifiée ne peut qu’accentuer les conflits entre des groupes opposés. En effet, lorsqu’un gouvernement attribue les armes et les instruments du droit criminel à un groupe, il met tout son poids derrière l’un des deux camps, dans un conflit où il devrait se retirer[76]. »

Dans l’affaire Morgentaler, la juge Wilson cite avec approbation cette célèbre phrase de John Stuart Mill : « Chacun est le véritable gardien de sa propre santé, tant physique que mentale et spirituelle. L’humanité a plus à gagner à laisser chacun vivre comme cela lui semble bon, qu’à forcer chacun à vivre comme cela semble bon aux autres[77]. » Et la juge ajoute ceci : « La liberté dans une société libre et démocratique n’oblige pas l’État à approuver les décisions personnelles de ses citoyens ; elle l’oblige cependant à les respecter[78]. »

Le questionnement sur le rôle du droit pénal en matière de sexualité est toujours d’actualité. Il divise même les juges de la Cour suprême, comme en fait foi la décision rendue en 2005 dans l’affaire des clubs échangistes[79]. Les tribunaux ont élaboré au cours du temps une norme pour déterminer si un comportement constituait de l’indécence ou si une publication était obscène. Il s’agissait de « la norme de tolérance de la société canadienne contemporaine[80] ».

Dans l’affaire R. c. Labaye, la juge en chef écrit pour la majorité :

[A]u fil du temps, les tribunaux en sont venus progressivement à reconnaître que les valeurs morales et les goûts étaient subjectifs et arbitraires, qu’ils n’étaient pas fonctionnels dans le contexte criminel, et qu’une grande tolérance des moeurs et pratiques minoritaires était essentielle au bon fonctionnement d’une société diversifiée. Cela a mené à l’adoption d’une norme juridique fondée sur un préjudice objectivement vérifiable plutôt que sur une désapprobation subjective[81].

Pour la majorité de la Cour suprême, en dépit de son apparente objectivité, la norme de la tolérance sociétale est demeurée très subjective dans son application. Il faut donc, selon ces juges, la remplacer par la théorie du préjudice :

Faire reposer l’indécence criminelle sur le préjudice représente un progrès important dans ce domaine compliqué du droit. Le préjudice ou le risque appréciable de préjudice est plus facile à prouver qu’une norme sociale. De plus, l’exigence d’un risque de préjudice incompatible avec le bon fonctionnement de la société met ce domaine du droit au diapason avec la vaste majorité des infractions criminelles, qui reposent sur la nécessité de protéger la société contre divers préjudices[82].

Pour les juges dissidents Bastarache et LeBel, l’existence d’un préjudice à autrui n’est pas « la seule raison légitime qui puisse justifier l’utilisation de la force de l’État contre un membre de la société[83] ». S’appuyant sur l’arrêt Malmo-Levine[84], où la Cour suprême fait mention de plusieurs infractions qui ne causent pas de préjudice à autrui, telles que la cruauté envers les animaux, la bestialité, le duel opposant deux adultes consentants, l’inceste entre adultes consentants ou la possession de cannabis, le juge LeBel écrit ceci : « Les infractions du Code criminel trouvent donc leur fondement dans des principes et valeurs autres que la notion de préjudice. En l’espèce, il s’agit de la moralité sociale. On comprend dès lors qu’accorder une trop grande importance au critère du préjudice empêchera de mettre en oeuvre les principes moraux qui font consensus au sein de la société[85]. »

Quoi qu’il en soit de cette dissidence, c’est aujourd’hui le critère du préjudice qui s’applique. Un auteur affirme qu’il y a lieu de s’en réjouir, car cette nouvelle théorie a l’avantage « de s’élever au-dessus de l’interminable débat subjectif concernant la nature des rapports que doivent entretenir le droit et la moralité[86] ». Pour lui, la criminalisation d’actes à connotation morale ne doit pas s’effectuer sur la base d’un « moralisme [subjectif] oppressif n’ayant plus sa place depuis l’instauration d’un régime de droits et libertés constitutionnalisés[87] ».

Alors, quand le député Epp invite les membres de la Chambre des communes à appuyer son projet de loi sur l’homicide foetal « parce que c’est la bonne chose à faire[88] », il les invite à accomplir un geste d’ordre moral « n’ayant plus sa place dans un régime de droits et libertés constitutionnalisés ».

4 L’intérêt de l’État dans la protection du foetus

Dans l’affaire Morgentaler, bien qu’ils aient pris la peine de souligner qu’ils n’avaient pas, en l’espèce, à se prononcer sur les « droits du foetus » en tant que valeur constitutionnelle indépendante, tous les juges ont estimé que l’État avait un intérêt dans la protection des intérêts du foetus. À plusieurs reprises par la suite, la Cour suprême a rappelé que si, dans l’état actuel du droit canadien, le foetus n’est pas un être humain et n’a pas de personnalité juridique, il pourrait toutefois en être autrement. Par exemple, dans l’affaire Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg, la Cour suprême s’exprime ainsi : « Si le Parlement ou les législatures souhaitent légiférer pour conférer des droits à l’enfant à naître ou pour le protéger, il leur est loisible de le faire, moyennant le respect de la Constitution du Canada[89]. »

Les passages comme celui-ci sont les favoris des militants pour les droits du foetus qui les invoquent afin de justifier leur position en matière d’avortement et de reconnaissance du statut d’être humain aux foetus[90]. Aux États-Unis, les militants antichoix s’appuient sur un passage semblable du jugement Roe v. Wade :

With respect to the State’s important and legitimate interest in potential life, the « compelling » point is at viability. This is so because the fetus then presumably has the capability of meaningful life outside the mother’s womb […] If the State is interested in protecting [the potential] fetal life after viability, it may go so far as to proscribe abortion during that period, except when it is necessary to preserve the life or health of the mother[91].

Il ressort pourtant clairement de ce passage que, dans tous les cas, la vie et la santé des femmes doivent primer l’intérêt dans une vie potentielle[92]. Selon Janet Gallagher, le terme « santé » a été interprété par cette même cour comme incluant « any psychological, familial, or emotive factors that may affect a woman’s well-being[93] ».

Puisqu’une intervention de l’État ne peut avoir lieu que dans le respect des droits constitutionnels des personnes existantes, soit le droit à la vie, à la santé et à la liberté des femmes, et comme le foetus n’a pas de personnalité distincte indépendante de celle de la femme qui le porte, l’État ne devrait avoir d’autres intérêts que la protection de la femme enceinte. Comme l’écrit Gallagher, « [n]o state interest described by fetal rights advocates has enough force to override a woman’s fundamental rights of privacy, bodily integrity, and self determination[94] ».

Accepter l’argument des militants des droits du foetus comme l’emportant sur les droits constitutionnels des femmes dès leur point de « viabilité » est décrit par Gallagher comme équivalant à ordonner à l’État « to appropriate the woman’s body and life to the affirmative service of the fetus. The pregnant woman, no longer treated as the virtual chattel of her husband, instead becomes the subject of the state, which is allegedly acting on behalf of her unborn child[95]. »

La criminalisation de l’avortement, ou toute autre forme d’intervention répressive, n’est pas une solution pour atteindre un objectif de protection du foetus. Ainsi que le disait la Commission royale sur les nouvelles techniques de reproduction dans la version définitive de son rapport intitulé Un virage à prendre en douceur[96] :

[D]u point de vue des femmes, considérer les intérêts du foetus séparément de ceux de la mère risque de créer des conflits susceptibles d’avoir des conséquences néfastes sur son autonomie et son intégrité physique, ainsi que sur ses relations avec son partenaire et avec son médecin. L’intervention judiciaire exacerbe inévitablement les situations de crise et de conflits plutôt que de les prévenir par le soutien et les soins nécessaires. En outre, elle fait fi des fondements des droits de la personne, c’est-à-dire son droit à l’intégrité physique, à l’égalité, à l’intimité et à la dignité.

L’intérêt de l’État dans la protection du foetus consiste donc à protéger les femmes enceintes qui désirent mener leur grossesse à terme et à leur fournir les services sociaux et médicaux nécessaires, à donner aux autres un accès rapide à l’avortement et à permettre que soient réalisés en toute sécurité des avortements tardifs dans les cas où la vie d’une femme est en danger ou en cas de malformations foetales. En somme, comme l’a écrit une auteure, « [t]he way to help fetuses is conceptually simple – help women[97] ».