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Résolument ouverte, notre invitation à s’interroger sur les dérives et évolutions du droit pénal a permis l’expression de réflexions juridiques aussi inspirées qu’inspirantes. Le matériel que nous rassemblons ici est riche, et il nous est impossible, il va sans dire, d’en faire la synthèse dans les quelques pages qui suivent. Là n’est pas notre objectif, d’ailleurs. Au mieux souhaitons-nous lier certains textes entre eux pour qu’émergent des thèmes d’analyse communs ; à défaut tablons-nous sur notre enthousiasme pour susciter l’intérêt du lecteur.

Parmi les thèmes que nous suggérions, celui de l’éclatement du droit pénal et de la multiplication des ordres normatifs a nourri plusieurs réflexions. Quoique l’État continue à jouer un rôle prédominant dans la production des règles de droit de nature répressive, le champ du pénal n’est pas à l’abri des mouvances postmodernes : ici comme ailleurs, les sources du droit se multiplient et la norme juridique se fragmente. De nombreux acteurs sociaux revendiquent désormais l’utilisation du pouvoir répressif au nom du bien commun, voire au nom de la préservation des droits fondamentaux de l’humanité. L’autorité de l’État, autrefois seul et incontestable législateur, est ébranlée de l’intérieur comme de l’extérieur. La production et la gestion interne du droit pénal échappent au monopole étatique de plusieurs manières : des acteurs nouveaux se frayent une place entre l’État et l’accusé, forçant la prise en considération d’intérêts particuliers ; des groupes instrumentalisent la norme criminelle à des fins politiques plus particulières que collectives ; certains pans législatifs sont opérationnalisés par des agences spécialisées (l’Autorité des marchés financiers, par exemple). À ces phénomènes, que nous pourrions lier à une certaine politisation du droit pénal, s’ajoute celui de l’internationalisation qui restreint encore davantage l’autonomie autrefois totale du législateur national. Bref, l’État n’est plus le seul à dicter les règles du jeu pénal.

Nous nous questionnions sur la prolifération normative réglementaire et émettions des craintes à l’égard de son potentiel répressif, dans un contexte de souplesse procédurale étranger à la rigidité du processus criminel, caractérisé par le respect rigoureux des droits des personnes accusées. Anne-Marie Boisvert, Hélène Dumont et Alexandre Stylios ont pris la balle au bond en déconstruisant, de manière beaucoup plus fondamentale, la distinction communément admise entre le droit pénal réglementaire et le droit criminel. De nos jours encore, soulignent-ils, « l’organisation d’une loterie sans autorisation provinciale, la possession de bombes fétides ou le fait de dire la bonne aventure contre rémunération constituent des crimes dans le vrai sens du mot, alors que le fait de provoquer intentionnellement une catastrophe environnementale ou le fait d’influencer le cours ou la valeur d’un titre par des pratiques déloyales, abusives ou frauduleuses constituent des infractions réglementaires » (p. 477-478). Cette imagerie juridique est d’autant plus forte qu’elle se déploie sur un argumentaire solide, les auteurs critiquant chacune des différences « de principe » qui opposeraient infractions réglementaires et criminelles. Au-delà de ces cloisonnements artificiels, écrivent-ils, « c’est l’effet de la loi en regard des droits individuels qui devrait fonder l’analyse […] Plus une loi de nature pénale portera atteinte aux droits des individus de par la sévérité de sa peine, plus les garanties procédurales devraient être étendues » (p. 488-489). En cela, ces auteurs nous replongent au coeur du projet juridique contemporain en nous rappelant l’impérieuse nécessité, dans un contexte d’éclatement normatif, de se concentrer sur les droits fondamentaux des citoyens[1]. À défaut, ces derniers risquent de souffrir d’un « excès de justice ».

Pareille démarche intellectuelle s’incarne nécessairement dans une expérience humaine et appelle à une lecture transversale du droit, dans toutes ses manifestations. Partir de l’expérience du justiciable pour échapper aux limites de la pensée positiviste, qui chercherait la vérité juridique dans la loi et dans elle seule, mais également retracer la façon dont le vécu, le senti et l’imaginaire imprègnent la réception de la loi pénale par les acteurs qui la forgent. C’est à cette fascinante tâche que s’attellent André Jodouin et Marie-Ève Sylvestre. S’interrogeant sur le peu de changements réels opérés par la réforme sur la détermination de la peine, ces auteurs appréhendent la « machine à fabriquer des peines » dans une optique plus large que celle qui est offerte par les textes de loi, afin de prendre en considération l’existence d’un système parallèle qui fait la part belle aux négociations et aux pratiques informelles et où l’expérience, les valeurs et les opinions politiques des acteurs du système pénal occupent une place prépondérante. Ainsi, au-delà du contenu normatif du droit, les professeurs Jodouin et Sylvestre nous convient à l’étude d’un enchevêtrement de règles beaucoup plus complexes, constitué « des motivations humaines et des relations sociales et professionnelles des hommes et des femmes qui jouent un rôle dans le drame pénal » (p. 583), de même que « des effets d’un système avec ses contraintes, ses impératifs, ses intérêts et ses règles de survie » (p. 583). Une vision éclatée du droit pénal qui tiendrait compte de l’expérience humaine de tous les acteurs du système pénal et reconnaîtrait le potentiel normatif des valeurs des uns et des autres ? À tout le moins faudrait-il, plaident ces auteurs, traiter ouvertement des considérations sociales, politiques et idéologiques sur lesquelles s’érigent les normes et les processus qui fondent l’action répressive de l’État.

Le législateur « n’est certes pas l’entité neutre et impartiale présentée par plusieurs juristes », affirment les professeurs Jodouin et Sylvestre (p. 558). Le texte de loi pénale, longtemps considéré comme lieu d’expression de la volonté générale ou, du moins, lieu d’affirmation de l’intérêt général, se fait désormais le vecteur de tendances éclatées. La loi pénale contemporaine trahit souvent l’existence de mouvances contraires ; elle ressent ces tensions et consent parfois à les apaiser à la faveur d’équilibres arrêtés de manière précaire. Ainsi, Bertrand de Lamy voit dans la loi pénale d’aujourd’hui l’« exutoire » des tensions sociales destiné à rassurer l’opinion publique, et souligne le « règne de l’émotion sur la sphère pénale » (p. 592). L’actualité quotidienne dicterait, en quelque sorte, le menu législatif. Voilà qui n’est pas sans révéler un contraste : alors que le droit répressif a pour mission de préserver contre les émotions intempestives et mouvementées (la colère, la vengeance, pour ne nommer que celles-là), voici que la loi pénale succombe elle-même aux dangers des émotions mal maîtrisées, aux humeurs, à l’emportement en quelque sorte. La loi pénale tient, de plus en plus, du pur réflexe.

Comme en écho, Lucie Lemonde dénonce la résurgence de considérations purement morales en droit criminel et s’inquiète du projet de loi sur l’homicide foetal, qui, à terme, menace le droit à l’avortement des femmes. L’utilisation de la répression doit tendre à une certaine neutralité et se restreindre aux comportements qui nuisent à l’ensemble du corps social, indépendamment des vues des uns et des autres en matière de moralité. Lorsque l’État utilise le droit criminel pour prendre position dans un débat qui déchire la société canadienne, il détourne l’appareil répressif de ses objectifs réels et légitimes. Une telle politisation du droit criminel est certainement critiquable dans un régime de droits et libertés constitutionnalisés, qui devrait, en toute logique, porter le moins possible atteinte à la sphère d’autonomie individuelle de chacune.

C’est dans le même esprit que Julie Desrosiers et Dominique Bernier s’interrogent sur la hausse de l’âge du consentement sexuel. Certes, concèdent-elles d’entrée de jeu, il est possible de remettre en question la moralité des contacts sexuels librement consentis entre adultes et adolescents. Cependant, faut-il les interdire, avec toutes les conséquences qui en découlent (sentence minimale d’emprisonnement, stigmatisation, casier criminel, criminalisation de la sexualité adolescente) ? La hausse de l’âge de consentement sexuel, présentée comme une mesure de protection des jeunes (au même titre que l’homicide foetal protégerait le foetus), est donnée en réponse à une problématique sociale complexe et multidimensionnelle. Elle permet peut-être au législateur d’affirmer une action politique à court terme, mais elle ne peut que décevoir : forcément réactive, la sanction ne protégera pas le foetus déjà mort, pas plus qu’elle n’effacera la relation déjà consommée entre l’adulte et la personne mineure. Ce genre d’initiative législative, qui gonfle encore l’appareil répressif, s’inscrit parfaitement dans le cadre tracé par ce que d’aucuns ont nommé le « populisme pénal ».

Et pourtant, cette loi fraîchement adoptée, qu’elle réponde aux pressions d’une opinion publique indignée ou qu’elle concrétise une promesse électorale, est là pour rester. S’il faut s’inquiéter de cette surenchère répressive, c’est que la vie d’une infraction est particulièrement longue… Marie-Pierre Robert nous le montre vivement en rappelant les circonstances de l’adoption, au xixe siècle, des crimes de bigamie et de polygamie. Mises en vigueur en 1890 sous l’impulsion du droit américain, ces infractions avaient ouvertement pour objet de « lutter contre les mormons et leurs pratiques religieuses » (p. 684). Or, malgré la constitutionnalisation de la liberté de religion, ces crimes religieux figurent aujourd’hui encore au Code criminel. Sans nous prononcer ici sur leur à-propos, force nous est de constater que l’affirmation de valeurs religieuses, lorsqu’elle est promue par toute la puissance de l’appareil répressif mis au service de l’État, affiche une transcendance qui ne peut que s’effriter douloureusement sur l’éclatement normatif actuel.

L’appropriation du droit pénal par différents segments de la société n’est toutefois pas à décrier sans aucune nuance. Elle témoigne également de la vitalité de la société civile et d’une certaine démocratisation du droit dans un contexte social pluriel. Les revendications des victimes sont certainement politiques. Certes, elles peuvent être récupérées « pour justifier l’accroissement de mesures répressives ou le renforcement de forces policières », selon les professeurs Jodouin et Sylvestre (p. 569). Cela tient évidemment au fait que ce sont généralement des groupes d’intérêt qui tentent d’influer sur le développement législatif et jurisprudentiel, en reléguant l’expérience individuelle au second plan. Au-delà de cette récupération parfois critiquable, la prise en considération nouvelle des voix des victimes ébranle les postulats juridiques traditionnels et tend à réduire progressivement les distinctions entre la sanction et la réparation. Ces secousses, que nous pourrions qualifier de systémiques, s’adressent à l’ensemble du système et à sa capacité réelle à entendre les voix de ceux et de celles qui ont vécu les événements, souvent traumatiques, que constituent les « faits en litige ». Comme le remarque Alain-Guy Tachou Sipowo dans son étude de la participation des victimes à la répression des crimes internationaux, « la pureté du système accusatoire, dans lequel le Procureur est seul porteur des intérêts des victimes, est corrompue alors que se formalisent les mécanismes de constitution de la partie civile » (p. 733). La neutralité nécessaire à un exercice pondéré du droit répressif risque-t-elle de s’effriter dans la prise en considération d’intérêts particuliers ? Il y a là matière à réflexion, a fortiori si nous admettons que la légitimité actuelle du système répressif repose, à tout le moins en partie, sur le sentiment de justice des victimes à l’issue des poursuites.

Marquons ici une pause afin de noter la constance du thème de l’éclatement et de la politisation du droit pénal à travers les textes de ce numéro spécial, tout comme celui, peut-être moins affirmé mais tout aussi présent, de la réaffirmation des droits et libertés constitutionnels de la personne humaine. Écrivant sur le droit postmoderne, des auteures ont déjà remarqué « une dualisation, entre des normes micro-juridiques conformes au modèle post-moderne toujours plus nombreuses et des règles macro-juridiques illustrant la persistance du droit ». Selon elles, ces règles macro-, méta- ou supra-, souvent constitutionnalisées, formeraient en quelque sorte « le rempart contre le délitement des principes généraux de l’ordre juridique étatique (à commencer par les droits de l’homme) auquel conduirait une extension trop importante de la première catégorie[2] ». Pour éviter une lente érosion de ses principes fondateurs, la norme pénale devrait donc se construire et s’articuler en fonction des droits consacrés par la Charte canadienne des droits et libertés[3]. Nous sommes redevables à Louis LeBel de nous rappeler les fondements philosophiques de la responsabilité pénale, basée, au premier chef, sur l’autonomie et la liberté de la personne humaine. Seule la personne libre d’agir peut subir l’odieux de la condamnation pénale, avec toutes les conséquences qui en découlent. Avec sagesse, le juge LeBel conclut que le droit répressif, qu’il s’agisse de la détermination de la peine ou du statut des jeunes contrevenants, « [engage] profondément nos conceptions de la personne humaine, de sa place dans la société et de la nature de sa liberté » (p. 748). Hugues Parent et Louis Morrissette dévoilent à leur tour les liens intimes qui se tissent entre la responsabilité pénale et la liberté d’action individuelle. Dans un texte où s’allient savamment connaissances juridiques et médicales, ces auteurs s’appliquent à une étude exhaustive des causes physiques, psychiques et neuropsychiques pouvant nier la capacité d’apprécier les risques inhérents à une conduite criminellement négligente.

Si les droits et libertés consacrés par la Charte peuvent participer de la cohérence d’ensemble de la législation pénale, ils ne peuvent toutefois la pallier. Tous les juristes portent l’idéal d’un texte de loi clair et concis, qui indiquerait au justiciable ce qui est interdit et baliserait les limites de l’action répressive. Cette nécessité est encore plus criante lorsqu’elle s’adresse à l’encadrement des forces de l’ordre. Et pourtant, depuis l’avènement de la Charte, ce sont les tribunaux qui définissent, au gré des situations factuelles qui leur sont soumises, les pouvoirs de détention des policiers. Alexandre Boucher, François Lacasse et Thierry Nadon analysent minutieusement la jurisprudence récente ayant donné lieu à la création d’un pouvoir de détention pour enquête en common law, tout en souhaitant ardemment, bien entendu, que le législateur précise davantage les limites de l’action policière.

Rempart contre l’arbitraire, la loi pénale est une nécessité. Aussi instinctive puisse-t-elle parfois paraître, elle ne saurait dispenser le juriste de s’interroger sur ses perspectives actuelles ni d’en étudier les caractéristiques de manière à revoir ses fonctions essentielles. Nul ne saurait se contenter de discourir sur la place actuelle consentie à la répression, sur le fractionnement des normes ou sur l’apport des groupes de pression, sans revenir à la source formelle du droit répressif lui-même : le texte de loi et les enjeux contemporains qu’il suscite. Ainsi passe-t-on imperceptiblement de l’identité du droit pénal contemporain à celle de la loi pénale. D’une certaine manière, le présent numéro pose la question des mots pour sévir. Quelle place sied encore au texte de loi alors que le droit pénal se voit imprégner d’influences normatives multiples ? La production législative actuelle cadre-t-elle avec les objectifs que se donne le droit pénal ? Quelle forme d’écriture pénale se trouve la mieux à même de favoriser les nouveaux desseins du droit répressif ? Le texte lui-même est-il source de dérives, dans sa facture, dans sa dépendance envers des normes non écrites, dans la structuration de la pensée législative ?

La loi pénale contemporaine est souvent sujet de dénonciation. Son peu de lisibilité lui est reproché avec une constance qui inquiète. Plusieurs procédés législatifs contemporains font l’objet de griefs en raison de leur compatibilité douteuse avec la finalité même d’un texte pénal. Qu’il suffise de songer à la technique de l’incrimination par renvoi qui « complique l’accessibilité intellectuelle à l’interdit pénal », pour citer de nouveau le professeur de Lamy (p. 593). La technique des incriminations en cascade, déployée notamment en droit pénal français de l’environnement, met également à mal les exigences de lisibilité et de clarté chères au principe de la légalité. À cette lacune organisationnelle de la loi s’ajoute un autre écueil qui découle du procédé infractionnel lui-même. Dans une étude éloquente, Véronique Jaworski déplore la préférence du droit français de l’environnement pour les infractions d’ordre réglementaire au détriment des infractions autonomes. Ces dernières, c’est-à-dire celles « dont les éléments constitutifs sont entièrement prévus par la loi, sans aucune dépendance à des prescriptions administratives » (p. 904), sont passablement rares. Or, les infractions réglementaires reposent, quant à elles, sur des « normes administratives qui, dans la plupart des cas, sont insuffisantes pour lutter contre les pollutions et nuisances de même que pour prévenir les atteintes à l’environnement » (p. 907). Les exemples qu’égrène l’auteure ne manquent pas de convaincre. Elle évoque la menace souvent purement « virtuelle » du dispositif répressif environnemental français.

À une typologie infractionnelle malavisée s’ajoute le phénomène de la codification à droit constant et ses imperfections. Cette technique ne favorise guère les évolutions nécessaires au droit pénal contemporain. Nous pourrions citer à cet égard les conclusions de notre collègue Jaworski pour qui « [un] défaut de maîtrise et d’efficacité dans la conception même du dispositif juridique se retrouve en toute logique à l’étape de la mise en oeuvre de ce droit, tant au stade préliminaire de la procédure pénale, au moment des contrôles et des constats d’infractions, qu’à l’issue du procès, à l’occasion du prononcé de la sanction » (p. 912). Qu’importe, du reste, que l’évolution du droit pénal soit freinée par une codification à droit constant ou qu’elle soit abandonnée au pouvoir correctif de la jurisprudence. L’article de Simon Roy au sujet des vicissitudes de l’erreur de droit en matière pénale lui permet de tirer des conclusions qui transcendent son sujet d’étude. Il relate tout d’abord les exceptions façonnées graduellement par les tribunaux canadiens afin de tempérer les conséquences de l’irrecevabilité de la défense d’erreur de droit. Comme l’expose ensuite le professeur Roy, l’exercice demeure inachevé et porteur d’un effet pervers : une série d’exceptions d’origine jurisprudentielle destinées à atténuer la rigueur excessive d’une règle législative a souvent pour effet paradoxal de perpétuer un principe général globalement insatisfaisant. Il y a d’ailleurs lieu à généralisation à notre avis : une réforme « à tempérament », par touches successives (comme la méthode de common law en est friande), convient bien peu en matière pénale lorsque le principe en cause se révèle lui-même dépassé et, partant, injuste.

Si certains procédés législatifs, voire jurisprudentiels, peuvent être inadaptés pour rendre compte de la complexité du droit pénal et en favoriser l’évolution, force est de s’interroger aussi sur les avatars du principe de la légalité. D’une part, la complexification du droit et la fragmentation des normes posent avec une acuité renouvelée la question de la prévisibilité du droit pénal. D’autre part, les mutations actuelles du droit soulèvent la question de l’hypothétique « décrochage des principes fondateurs du droit pénal[4] ». L’article du professeur de Lamy constitue une réflexion d’ensemble sur le sort, l’évolution et les aléas du principe de la légalité. Cependant, son étude ne s’en tient pas à ce seul thème. Elle constitue tout autant une réflexion sur la polymorphie de la loi pénale, prise d’assaut tant par les groupes de pression pour la définir que par les inculpés pour la voir fléchir. Son article comporte en outre des passages intéressants sur la communautarisation « silencieuse » du droit pénal. Le pénaliste nord-américain y découvre l’oscillation entre le pouvoir régalien et l’émergence d’une immixtion relative en matière pénale de la part du législateur communautaire. Fort habilement, ce texte se veut autant une réflexion sur l’auteur de la loi pénale que sur le principe même de la légalité dont la plasticité est très bien rendue, de pair avec les aléas que suscite pareille souplesse.

Des similitudes se dessinent entre son étude et celle du professeur Roy. L’un et l’autre conviennent de l’évolution du principe de la légalité à la faveur du concept de risque. Le professeur de Lamy expose le glissement en ces termes (p. 603) : « Le principe légaliste passe ainsi d’une exigence de connaissance, à une notion de risque : on reproche au justiciable de ne pas s’être suffisamment renseigné ni méfié des textes potentiellement applicables à la situation qu’il rencontre. » Le professeur Roy évoque une idée analogue dans son examen des causes de l’irrecevabilité de principe de la défense d’erreur de droit au Canada : « le justiciable qui fait appel aux services d’un juriste doit assumer le risque inhérent d’erreur, car le juriste, contrairement au justiciable, a seulement l’obligation de prendre des mesures raisonnables pour s’enquérir de la norme légale » (p. 817). Deux paradoxes se font jour en droit canadien. D’une part, le profane se voit assujetti à une norme supérieure à celle qui est réservée à l’expert. D’autre part, le respect d’un devoir, celui de se renseigner sur la signification de la norme pénale, peut se solder — étonnamment — par une sanction. Il en va ainsi lorsque le conseil juridique se révèle malencontreusement inexact. L’origine de la méprise peut même être d’origine jurisprudentielle… L’un des mérites de l’étude du professeur Roy est de s’attacher aux conséquences d’une erreur attribuable à une décision judiciaire. Sa conclusion est implacable : « le droit canadien refuse d’accorder une quelconque valeur à l’erreur de droit attribuable au jugement » (p. 819). Le paradoxe est à son comble lorsqu’un justiciable, acquitté pour une conduite donnée, se voit poursuivre, quelques années plus tard, pour avoir persévéré dans sa conduite. Il lui est interdit de faire valoir la décision dont il avait fait l’objet pour justifier de sa conduite ultérieure. Sa croyance en la licéité de son comportement ne lui est d’aucun secours. La légitimité de la sanction pénale est en cause, de conclure naturellement le professeur Roy. Les fondements du principe de la légalité aussi, serions-nous tentés d’ajouter. Les assises propres au principe de la légalité nous paraissent déjouées. Selon l’expression consacrée en droit canadien, les dispositions législatives sont tenues de délimiter une « sphère de risque » de manière à prévenir de façon appropriée le citoyen à propos de la norme à laquelle il est assujetti. Où est la « sphère de risque » lorsqu’un individu est inculpé pour avoir poursuivi une activité pour laquelle il avait eu droit à un acquittement ? Pourquoi d’ailleurs s’intéresser autant aux qualités expressives de la loi si le justiciable peut se voir sanctionné pour une conduite identique à celle qui lui a valu naguère un acquittement ? Une telle dérive nous semble attentatoire à l’essence du principe de la légalité. L’existence de la sanction témoigne de la flétrissure du droit.

D’une dérive à l’autre… aurions-nous envie de dire à la lecture de l’étude de Pierre Issalys. Celui-ci s’intéresse au phénomène de la « sursanction » et à sa transposition maladroite dans la loi. Son étude porte sur la sanction supplémentaire que prévoit la législation canadienne en matière d’assurance-emploi. À la sanction pénale ou à la sanction administrative peut dorénavant s’ajouter la majoration de la norme d’admissibilité à des prestations d’assurance-emploi lors d’une demande ultérieure. En somme, à l’arsenal des peines administratives ou pénales peut s’ajouter la perte éventuelle du droit à des prestations (p. 883) : « Conservant à la base le principe du non-cumul des sanctions pénales et des sanctions administratives, le nouveau dispositif le dément ensuite, puisqu’il prolonge l’un et l’autre type de sanction par une sursanction de nature administrative. »

L’inflation de la sanction ne pouvait apparemment se passer de la rédéfinition du vocabulaire juridique. Le législateur semble, de fait, s’être astreint à un impératif d’inventivité pour assurer l’amplification de la peine. « Avis de violation », « perpétration » d’« acte délictueux », « infliger une pénalité », voilà autant d’emprunts au vocabulaire classique de la loi pénale retenus, en l’occurrence, pour traduire l’alourdissement d’une sanction administrative. Les mots sont traditionnels, mais leur signification fortement trompeuse. Sans que le législateur ait le souci didactique de l’expliquer, une « violation » désigne une contravention déjà sanctionnée sur le plan administratif ou pénal de manière à permettre l’imposition d’une sursanction. Les aléas et la confusion d’un tel vocabulaire ressortent particulièrement de l’étude du professeur Issalys qui parle de l’approche oblique du législateur à l’égard de la sursanction administrative : « le texte législatif, par son approche oblique, entretient l’équivoque » (p. 875). L’analyse de notre collègue démontre bien les aléas interprétatifs liés aux « choix rédactionnels » du législateur. Cette terminologie législative au sens problématique traduit une certaine dérive du vocabulaire. Or, l’un des intérêts indiscutables de l’étude du professeur Issalys est de démasquer les mots. Les emprunts terminologiques au droit pénal ne sauraient en effet occulter la spécificité de la sanction administrative par rapport à la sanction proprement pénale. Avec minutie, le professeur Issalys s’emploie à démontrer le particularisme de chacune d’elles. Il insiste pareillement sur la place relative qu’il convient de réserver à la dissuasion dans un contexte administratif. Son analyse fouillée contribue à restituer des critères de distinction et des orientations judicieuses lors même que « l’arsenal des sanctions s’accroît dans un espace sanctionnel où la frontière entre sanctions pénale et non pénale tend à s’effacer[5] ». Ce n’est pas là le moindre des mérites de son étude.

Le poids relatif qu’il convient d’accorder à la dissuasion dans les nouveaux domaines de répression n’est pas sans évoquer, sous certains aspects du moins, l’étude de Paule Halley et Ariane Gagnon-Rocque. Leur analyse méticuleuse de l’arsenal législatif environnemental canadien permet, entre autres, de mesurer la part réservée à la dissuasion dans le contexte de la mise en oeuvre des sanctions environnementales. Pareil examen est porteur, car il fait éclater au grand jour une autre forme de dysfonctionnement de la législation pénale contemporaine attribuable au manque de coordination entre les voies législative et administrative. Ces auteures insistent avec force conviction sur le décalage entre les politiques publiques d’application de la loi et les objectifs affichés par le législateur.

Ce faisant, le texte de loi se voit dépouillé — de façon quasi dérobée — de l’une de ces finalités premières : la fonction dissuasive du droit pénal de l’environnement (dont l’importance singulière est pourtant réitérée avec constance par la jurisprudence) se voit délaissée en pratique. La professeure Halley et Me Gagnon-Rocque font ressortir un hiatus qui nous semble emporter pour conséquence l’affaiblissement de l’autorité de la loi. La nature dissuasive d’une loi pénale procédant notamment du taux de poursuite, le texte de loi voit sa force de persuasion s’atténuer d’autant. Les politiques publiques actuelles de mise en oeuvre de la législation se détournent des mécanismes de sanction prévus dans la loi et contribuent à l’invraisemblance d’une poursuite pénale. Comme le soulignent ces auteures, « [la] probabilité de poursuites judiciaires est directement corrélée par le faible taux de détection des infractions environnementales ainsi que par le rôle limité qui leur est accordé par les politiques d’application de la loi » (p. 940).

Ces arrimages manqués pourraient être l’un des avatars de la contractualisation relative du droit pénal. Là encore, le phénomène n’a rien d’irréversible, et il semble d’ailleurs s’opposer à l’inventivité déployée récemment par le législateur pour prévoir, en matière environnementale, des peines adaptées à la diversité des objectifs pénologiques exigés dans le secteur écologique. Des sanctions inédites parsèment désormais la législation pénale environnementale. Songeons, en droit canadien, aux peines monétaires affectées à un groupe voué à la protection de l’environnement, à un établissement d’enseignement pour créer des bourses d’études en matière environnementale ou pour financer la recherche sur la substance en jeu ; le droit français, de son côté, a créé la procédure de l’ajournement de peine avec injonction de faire. La lecture conjuguée des articles des auteures Jaworski, Halley et Gagnon-Rocque révèle des similitudes éloquentes. Toutes trois observent le caractère novateur des sanctions prévues dans la législation française comme canadienne, mais elles n’en repèrent pas moins la force dissuasive déclinante de la loi consacrée par l’usage imparfait qui en est fait.

L’effritement de l’autorité de la loi et l’incapacité du texte législatif à traduire l’entièreté du droit pénal ne parviennent pourtant pas à occulter l’importance du thème de la conception législative : la question de la fragmentation des normes pose indubitablement celle de leur imbrication. L’hybridation des droits devient ainsi l’un des thèmes dominants du droit pénal contemporain. Les études des professeurs Fannie Lafontaine et Jean Pradel abordent cette question de belle manière.

Ainsi, le texte de Fannie Lafontaine analyse la difficile question des chassés-croisés conceptuels autorisés dans la législation canadienne dans le domaine de la répression de certains crimes internationaux. Le législateur canadien a opéré des choix notionnels audacieux à l’égard des crimes de masse (crimes de guerre, génocide, crimes contre l’humanité). Autant il s’en remet à la définition des infractions qu’offre le droit international, autant il préconise le panachage des moyens de défense (l’inculpé dispose des moyens de défense classiques du droit canadien et de ceux qui sont prévus en droit international), tandis qu’il s’en tient au seul droit national canadien à l’égard des modes de complicité et de perpétration des infractions. En clair, l’incrimination est fonction du droit international, la recevabilité des moyens de défense emprunte au droit interne et au droit international, alors que les modalités de perpétration de l’infraction sont déterminées par le seul droit interne. Ce choix législatif intrigue et soulève d’emblée la question de l’adéquation des concepts du droit interne au regard de la nature collective de la perpétration des crimes internationaux. Se pose, entre autres, la question de la plasticité des formes de participation prévues par le Code criminel au regard de la responsabilité collective : les modes de complicité traditionnels du droit canadien sont-ils adaptés à la morphologie de la responsabilité collective ? Peuvent-ils rendre compte de manière appropriée de la spécificité avec laquelle se perpètrent souvent les crimes internationaux ? L’étude pénétrante de la professeure Lafontaine jette un regard inédit sur ce thème et contribue d’autant au dialogue entre l’ordre juridique interne et l’ordre juridique international.

Le thème de l’interpénétration des droits oblige à s’interroger sur le « degré » d’identité nationale de la loi pénale. Quelle part réserver au pluralisme juridique dans le cas de la répression de la criminalité transfrontalière ? Le lecteur devinera le vif intérêt de l’étude de Jean Pradel consacrée aux tendances en matière d’européanisation du droit pénal. L’un des mérites insignes de son analyse est de différencier le degré d’uniformisation souhaitable en fonction des catégories traditionnelles du droit pénal. Le droit pénal général, le droit pénal spécial, la procédure pénale et le droit des peines sont autant de divisions coutumières qui appellent des solutions différenciées aux phénomènes d’intégration. Du reste, les implications d’une uniformisation des normes pénales ne sauraient être occultées (p. 1030) : « L’harmonisation doit concilier les impératifs de la coopération et la sauvegarde des identités juridiques nationales. C’est dire qu’elle se conçoit mieux et est plus forte en droit pénal matériel qu’en procédure, assez rebelle à un nivellement poussé. » Cette approche nuancée et modulée emporte d’autant mieux l’adhésion. La loi pénale doit souvent conserver une part d’identité propre et l’harmonisation, se contenter de la formulation de principes directeurs. Nous savons gré au professeur Pradel d’avoir tracé, dans une grande fresque, les enjeux ainsi que les confins de l’européanisation du droit pénal.

Nous achevons ce prologue sur l’amusant constat qu’il est probablement aussi imparfait que la loi pénale elle-même : trop long, trop dense et tout à la fois éclaté. Notre espoir est qu’il puisse mettre en relief ce qui nous a paru traverser plusieurs des réflexions ici rassemblées. La fragmentation de la norme pénale diluerait à la fois sa puissance et sa spécificité, tout en malmenant le principe fondamental de la légalité. Le phénomène de politisation du droit, s’il permettait une certaine démocratisation, serait source de tensions et de contradictions internes. L’émiettement du droit irait de pair avec la formalisation d’un encadrement juridique à grande échelle, fondé sur les droits fondamentaux de la personne humaine. Dérives et évolutions, le thème du numéro est d’une actualité promise à de beaux jours encore.

En terminant, nous aimerions rendre hommage au juge Louis LeBel, membre du Comité scientifique de la revue Les Cahiers de droit, à qui revient l’idée première d’un numéro consacré au droit pénal.