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Les littératures francophones font une telle place à la figure de l’enfant depuis les années 1940[1] qu’Alain Mabanckou postule que « chaque auteur africain a écrit son Enfant noir » (Laye, L’Enfant noir : 8). Le rôle social de l’enfant, sa position d’individu en formation[2], ses interactions dans une communauté et un contexte donnés qu’il ne comprend pas toujours se doublent dans de nombreux récits francophones contemporains d’une dimension métafictionnelle qui met à mal l’illusion référentielle. « La métatextualité [y] appelle l’attention du lecteur sur le fonctionnement de l’artifice de la fiction[3] » (Lepaludier 2003b : § 5), et des auteurs et autrices font ainsi apparaître la fictionnalité de l’enfant représenté, sa nature d’« être de papier », de différentes façons, qu’énumère ainsi Laurent Lepaludier :

Lorsque les conventions de la mimésis, de l’organisation temporelle et de la représentation de l’espace, de la logique de l’intrigue, de la cohérence des personnages, pour n’en citer que quelques-unes, sont mises à mal, le lecteur perçoit le texte comme fabrication de manière aiguë. La déstabilisation des conventions s’opère au moyen de techniques de rupture.

2003a : §29

Ainsi, dans Le Nez qui voque de l’écrivain québécois Réjean Ducharme (1967), le narrateur, qui se dit enfant, boit l’encre qu’il utilise pour rédiger son journal intime afin d’avoir « les tripes écrites » (202). Beaucoup plus récemment, dans Allah n’est pas obligé (2000), Ahmadou Kourouma représente un narrateur-enfant s’exprimant à l’aide de quatre dictionnaires, qui semble effectuer à l’intérieur de la fiction le travail de l’auteur écrivant une oeuvre : « Ces dictionnaires me servent à chercher les gros mots[4], à vérifier les gros mots et surtout à les expliquer. Il faut expliquer parce que mon blablabla est à lire par toutes sortes de gens » (9). Le fait que l’enfant emploie le terme « lire » alors qu’il s’adresse à son interlocuteur oralement dévoile la dimension spéculaire du passage, Kourouma proposant ici un « miroir interne réfléchissant l’ensemble du récit » (Dällenbach 1977 : 52, en italique dans le texte). Dans ces exemples, l’écrivain francophone utilise l’enfant pour penser, à travers lui, la création, et a fortiori sa propre création. Il fait de ce dernier son reflet, c’est-à-dire une « mise en abyme de l’énonciation » (Dällenbach 1977 : 100) ayant pour but de dévoiler les arcanes de la création de l’oeuvre.

La trilogie Une enfance créole de Patrick Chamoiseau (1996 ; 1994 ; 2005) et le roman Demain j’aurai vingt ans d’Alain Mabanckou (2010) sont des exemples pertinents pour mieux comprendre comment la mobilisation du personnage-enfant peut servir des fins métafictionnelles dans les champs littéraires antillais et africains francophones. Les deux oeuvres étudient la trajectoire de l’enfant, respectivement dans les sociétés martiniquaise et congolaise, en jouant sur la tension entre dévoilement de l’« artifice de la fiction » (Lepaludier 2003b : § 5) et « geste autobiographique » (Doubrovsky 1988 : 5). L’enfant devient, non pas un reflet fidèle de l’auteur, mais une mise en scène participant plutôt d’un travail sur sa posture[5].

Chamoiseau comme Mabanckou pratiquent de manière générale une écriture autoréférentielle, « représent[ant] […] le “pourquoi écrire” et [inscrivant] dans la texture même du texte la problématique de l’écriture. » (Gauvin 2019 : 5) Pour ne citer que quelques travaux, Lydie Moudileno étudie la figure du conteur dans Solibo Magnifique (Chamoiseau 1988) ainsi que l’éthique de l’écriture qu’il représente (1997), tandis que Bernadette Cailler qualifie Un dimanche au cachot (Chamoiseau 2007) de « métafiction historiographique » (2011 : 57) et que Gabrielle Barbeau Bergeron y envisage « le cachot comme métaphore de l’écriture » (2020 : 54). Olga Hel-Bongo analyse quant à elle le métatexte dans plusieurs romans et essais de l’auteur (2019). Concernant l’oeuvre de Mabanckou, la critique a surtout centré ses travaux sur la figure de l’écrivain et son rapport à l’intertextualité (Chavoz 2020 ; Mangeon 2016). Lise Gauvin a d’ailleurs analysé celle-ci dans les oeuvres des deux auteurs, sans néanmoins s’attarder sur le personnage-enfant (Gauvin 2019).

Chamoiseau et Mabanckou ont tous deux écrit plus d’une oeuvre autour de la thématique de l’enfance. Patrick Chamoiseau y a consacré sa trilogie, parue dans la collection « Haute enfance » des éditions Gallimard et dont l’écriture – et la réflexion – s’étire sur une quinzaine d’années[6]. Alain Mabanckou a quant à lui publié plusieurs romans (Petit Piment ; Les Cigognes sont immortelles) et nouvelles (« Ma Soeur-Étoile » ; « Le Coq solitaire ») ainsi qu’un récit autobiographique (Lumières de Pointe-Noire) autour de cette thématique, dont la plupart résonnent avec, développent ou proposent une suite à des éléments présents dans Demain j’aurai vingt ans[7]. Il a également dirigé un recueil collectif de nouvelles consacré à ce thème (Enfances : nouvelles).

La perspective d’attribuer à l’enfant une fonction métafictionnelle s’avère originale, puisqu’elle implique de superposer deux temporalités. De fait, le personnage-enfant est à la fois constitué à partir de souvenirs passés et actualisé dans le présent, de la narration et de l’écriture. Il s’agit bien dans les deux cas, comme l’annonçait déjà Chamoiseau en compagnie de Jean Bernabé et de Raphaël Confiant dans Éloge de la créolité, de tenter d’adopter « ce regard d’enfance, questionneur de tout, qui n’a pas encore ses postulats et qui interroge même les évidences » (2010 [1993] : 24), en même temps que de s’approcher au plus près de sa propre enfance. La relation entre l’auteur et le personnage devient ainsi dialogique : l’écrivain crée l’enfant par l’écriture de la même façon que l’enfant (pré)figure la poétique de l’auteur.

Le titre de la trilogie Une enfance créole indique déjà une forme de distanciation de Chamoiseau à l’égard de son enfance, comme l’indique notamment la narration des récits à la troisième personne. Néanmoins, le premier volume est précédé d’un prologue de l’auteur mettant en place un pacte autobiographique explicite (Chamoiseau, Antan d’enfance : 12). Chacun des tomes est donc lu au moins en partie comme le récit des souvenirs d’enfance de l’auteur. Antan d’enfance décrit les premières découvertes de celui que le narrateur nomme le « négrillon », alors qu’il se trouve encore à l’abri du monde extérieur, dans l’appartement familial. Chemin-d’école est centré sur son entrée à l’école primaire et sur la désillusion que suscite cette expérience. À bout d’enfance, enfin, consacre la fin de l’enfance et le début de l’adolescence, avec ses premiers deuils et sentiments amoureux. Si les trois opus seront convoqués dans cet article, nous privilégierons l’analyse détaillée de Chemin-d’école, qui raconte notamment les premières expériences de lecture et d’écriture de l’enfant, qui font écho à la poétique de l’auteur.

Demain j’aurais vingt ans d’Alain Mabanckou ne semble pas, à première vue, autobiographique, puisqu’il n’y a pas d’identité explicitement avouée entre l’auteur et son personnage-enfant, prénommé Michel. Néanmoins, dans son essai Huit leçons sur l’Afrique, Mabanckou qualifie ce roman de « livre de souvenirs narré par [s]on double âgé de dix ans » (2020 : 120), dédoublement marqué dans l’oeuvre par des procédés métatextuels, comme nous allons le voir. Michel, enfant dont l’âge exact n’est pas précisé dans le roman, termine sa dernière année d’apprentissage à l’école primaire à Pointe-Noire dans les années 1970. Il raconte à une personne indéterminée son quotidien, à travers une énonciation oralisée à la syntaxe maladroite. Dans le même temps, il est accusé par les autres personnages de détenir des pouvoirs magiques lui ayant permis de voler la clé du ventre de sa mère afin que celle-ci n’ait plus d’enfants, ce qu’il démentira jusqu’à la fin du récit.

Ces deux oeuvres définissent le personnage-enfant comme un être mystérieux et ancré dans la fiction. Dans Une enfance créole, la narration à la troisième personne construit la fiction d’un enfant qui échappe à l’autobiographie de son auteur pour rejoindre l’expérience d’une collectivité. Dans Demain j’aurai vingt ans, l’enfant est défini comme un être ambigu, oscillant entre naïveté enfantine et sorcellerie fantastique. Ce faisant, ces textes, basés sur des souvenirs et une vision sociale de l’enfance, participent aussi à dévoiler l’artificialité de celle-ci, ce qui ouvre la voie à sa dimension métafictionnelle. Cette dernière est également visible dans la mise en abyme de la fonction de l’écrivain, les deux enfants faisant figure d’auteurs et de lecteurs. C’est pourquoi nous envisageons l’enfant à la fois comme un reflet déformé, un « miroir convexe » (Dällenbach 1977 : 22) récupérant des éléments de la biographie de l’auteur, ainsi qu’une passion pour la littérature, mais conservant un pied dans l’irréel, le fantasme et l’altérité, et comme un porte-parole ambivalent de ce dernier. Après avoir étudié les gestes et tensions autobiographiques qui président à l’écriture de ces oeuvres, nous verrons que l’enfant, lecteur et écrivain, développe un art poétique. Cela nous permettra, à la lumière d’autres textes des auteurs et de l’étude des procédés métatextuels, de montrer comment la posture de l’enfant reflète celle de l’écrivain.

1. Le personnage-enfant, ou l’auteur mis en scène

Chemin-d’école et Demain j’aurai vingt ans comportent en leur sein des éléments autobiographiques, ce qui pourrait a priori constituer un argument en faveur de l’hypothèse selon laquelle l’enfant serait un reflet de l’auteur dans l’oeuvre. Mais ces oeuvres figurent aussi l’artificialité de l’enfance représentée et préparent la fonction métafictionnelle du personnage-enfant. Le pacte autobiographique élaboré par Chamoiseau dans le paratexte de Antan d’enfance est particulièrement représentatif de l’oscillation entre démarche autobiographique et tentation de la fiction : « Antan d’enfance et Chemin-d’école : ces textes s’achèvent donc par un raide incendie. Ils disent de mon enfance, la magie, le regard libre, le regard autre, les effets qui ont structuré mon imaginaire, modelé ma sensibilité, et qui grouillent aujourd’hui dans mes ruses d’écriture » (12, en italique dans le texte). Dans cet extrait autométatextuel externe, puisqu’il s’agit d’un « passage B portant sur un texte, extrait ou passage A d’un même individu, par antériorité, postérité ou simultanéité […] extérieur au texte en question » (Bisanswa 2006 : 84-85), Chamoiseau admet une identité autobiographique entre l’auteur et le personnage-enfant de sa trilogie. Il la renforce en confiant pour les couvertures des premier et troisième tomes des photographies personnelles de lui enfant et de sa mère (Thérésine-Augustine 2019 : 132). Néanmoins, il marque aussi son attrait pour une écriture ancrée dans la fiction par la présence d’un lexique de la création. Il montre ainsi que le récit de son enfance est aussi celui d’un façonnement littéraire, qui oscille entre fidélité au réel et fantasme. L’enfance, dans ce cadre, est présentée à la fois comme source et comme sujet des « ruses d’écriture. »

De fait, l’intégralité de l’oeuvre expose son caractère fabriqué, artificiel, et dévoile sa fictionnalité. L’énonciation, pour commencer, complexifie le rapport entre l’auteur et le personnage-enfant. Le narrateur parle (quoique rarement) à la première personne et désigne le personnage-enfant à la troisième personne par le biais du terme générique « le négrillon ». Cela le mènera à qualifier lui-même sa trilogie de « demi-fiction » (Chamoiseau, À bout d’enfance : 43, en italique dans le texte) dans le dernier tome. Ce procédé rend ambiguë l’identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage, pourtant indispensable au « pacte autobiographique » selon Philippe Lejeune (1996 : 15). La mise à mal de la référentialité de l’enfant ouvre la voie à sa fonction métafictionnelle, puisque son artificialité est dévoilée. Mais la fiction semble, surtout dans ce dernier opus, avoir pour rôle de penser les limites de la démarche autobiographique. Le narrateur, dans des commentaires souvent distincts du récit par leur retrait typographique et leur mise en italique, constate l’impossibilité de la fidélité au réel : « Négrillon ho ! il faut tant de mémoires pour fonder une mémoire, et tant de fiction pour en affermir une… » (Chamoiseau, À bout d’enfance : 58, en italique dans le texte). La fiction se révèle nécessaire, et le lexique de ces passages dévoile son omniprésence dans l’ensemble du récit : « conte de vie » (Chamoiseau, À bout d’enfance 26, en italique dans le texte), « conte » (43, en italique dans le texte), « demi-fiction » (43, en italique dans le texte), « mensonges » (105, en italique dans le texte), « reconstructions que l’on sait fausses mais qui dessinent du vrai !… La cordelette est fausse, mais le collier est juste… » (105, en italique dans le texte), « cette fausseté que je m’invente » (172, en italique dans le texte), « construction » (172, en italique dans le texte), « fable » (172, en italique dans le texte), « inventant » (195, en italique dans le texte), « inventeur » (195, en italique dans le texte) « l’imagination divague entre mensonges et demi-vérités » (227). En définitive, ces extraits démontrent le lien dessiné entre fiction et vérité : la fiction se fait « à demi », elle est un « conte de vie » et aboutit au « vrai » et au « juste ». L’intérêt n’est plus de faire le récit fidèle de son enfance, mais plutôt de retrouver les émotions qui l’imprègnent, et dont l’absence a marqué la disparition, dans le but de renouer le dialogue entre le présent et le passé, de remplacer les souvenirs disparus par des souvenirs inventés : « … Voilà cette fin de pacte : le saisir [le négrillon] au point diffus où il dut s’effacer, et le reconstituer pour toujours dans la matière même de ce lent effacement… » (Chamoiseau, À bout d’enfance : 44, en italique dans le texte). La démarche de Chamoiseau rapproche À bout d’enfance de l’autofiction telle que la définit Philippe Gasparini, c’est-à-dire une « autobiographie postanalytique » et critique qui « ne se constitue plus contre (versus) l’autobiographie. Elle la problématise, elle la dialectise, elle développe ses potentialités » (2016 : §15). Dans le cas de Chamoiseau, la dimension critique de l’autobiographie est rendue possible, surtout dans À bout d’enfance, par le dialogue entre texte et métatexte.

Ce dernier tome figure dans le même temps une autonomisation fictive du personnage-enfant. Par exemple : « … Je te vois, mon négrillon, observant, observant,bougeant peu, parlant peu, attentif sans paraître, yeux vifs sous la paupière, l’oreille fine sous la pose indolente… » (Chamoiseau, À bout d’enfance : 92, en italique dans le texte). Ce phénomène marque bien l’enchantement que constituent les souvenirs d’enfance pour le narrateur : celui-ci se mire, se dédouble et rêve de son passé, et ce faisant le reconstruit illusoirement, mettant en scène l’autonomisation de son personnage. Par l’usage du commentaire en italique et des points de suspension, Chamoiseau, de son propre aveu, « annule le temps et les étages » (Chamoiseau, Chemin-d’école : 56) : sont mis sur le même plan énonciatif le présent de l’écriture et le passé du souvenir, pour effacer fictivement la distance séparant l’adulte se souvenant et l’enfant vivant et témoigner du dédoublement du personnage. La locution verbale « c’est décidé » montre bien, en définitive, la présence démiurgique du créateur sur son récit.

Thérésa Thérésine-Augustine postule que cette fictionnalisation du sujet dans l’autobiographie antillaise constitue le signe d’une « écriture empêchée du Moi[8] » (2020 : 289-320), le « je » y étant indissociable du « nous de la collectivité. Chamoiseau nous semble, par un jeu fictionnel, déjouer les cadres imposés pour effectuer une prise de pouvoir sur son autobiographie par l’écriture. Le personnage-enfant devient un « il » disjoint du je écrivant qui, de ce fait, peut se permettre de récrire sa vie comme il écrirait un roman. La formule « je te vois » nous semble bien constituer l’expression d’un « je » omnipotent, qui affirme un pouvoir sur son écriture, sur son enfance mais aussi sur son h(H)istoire, puisque la distanciation établie lui permet d’écrire, non seulement son enfance, mais aussi « une enfance créole », voire universelle, si l’on en croit la dédicace de Chemin-d’école, dans laquelle Chamoiseau s’adresse aux anciens écoliers

des Antilles, de la Guyane, de Nouvelle-Calédonie, de la Réunion, de l’île Maurice, de Rodrigues et autres Mascareignes, de Corse, de Bretagne, de Normandie, d’Alsace, du Pays basque, de Provence, d’Afrique, des quatre coins de l’Orient, de toutes terreurs nationales, de tous confins étatiques, de toutes périphéries d’empires ou de fédérations

Chamoiseau Chemin-d’école : 13

Ces jeux avec l’autobiographie font bien du négrillon une mise en scène de l’enfance.

Demain j’aurai vingt ans, quant à lui, porte bel et bien le sous-titre « roman » et ne démontre pas, à première vue, de correspondance entre l’auteur et le narrateur. Néanmoins, un lecteur attentif notera que Mabanckou a insufflé nombre d’éléments de sa propre vie dans le roman. Les parents de Michel, notamment, ont les mêmes noms et les mêmes professions que ceux de Mabanckou : « Maman Pauline » vend des bananes au marché et « Papa Roger » est réceptionniste d’hôtel. L’auteur rend d’ailleurs ce lien explicite dans le paratexte, en dédiant son roman à ses parents disparus : « Pour ma mère Pauline Kengué –  morte en 1995/Pour mon père Roger Kimangou – mort en 2004 » (Mabanckou Demain j’aurai vingt ans : 9, en italique dans le texte).

Ce faisant, il place cette analogie sous les yeux du lecteur au seuil même du roman, l’invitant à associer l’auteur et son personnage, ainsi qu’à chercher d’autres signes de ce rapprochement dans le texte. Ce dernier pourra donc, après quelques recherches (et après la lecture du récit autobiographique Lumières de Pointe-Noire), découvrir que le personnage de « Tonton René » renvoie à l’oncle de l’auteur. En outre, Michel, comme Mabanckou, n’a pas connu son père biologique, et tous deux grandissent à Pointe-Noire, au Congo-Brazzaville, dans les années 1970. L’âge de Michel n’est jamais précisé, mais le roman se déroule en 1979, quand l’auteur avait treize ans. Ces indices autobiographiques permettent d’envisager Michel comme un miroir déformé de Mabanckou, partageant certains éléments concrets de sa généalogie, mais se distinguant par son nom et, a priori, par des événements du roman.

De fait, le personnage-enfant apparaît en partie comme une reconstruction et une réécriture du mythe de l’abiku, ou « enfant-né-pour-mourir », présent en Afrique et en Orient. L’abiku est un enfant mort-né qui se réincarne sans cesse dans l’enfant suivant et l’amène à mourir à son tour, soit à la naissance, soit plus tard. Agnès Lainé le décrit comme « un enfant qui ne veut pas rester parmi les vivants » (1990 : 3) : « Pour les sociétés du sud du Bénin, il aurait même conclu, avec les autres abikus, une sorte de pacte, d’alliance secrète, qui l’oblige à revenir auprès d’eux dès lors que ce pourquoi il est venu provisoirement sur terre est accompli » (1990 : 4). Si un abiku ne meurt pas, sa vie est semée d’embûches, car « les autres abiku ne lui pardonneront pas de les avoir oubliés et d’avoir trahi son serment » (1990 : 4). Michel illustre ce mythe sous plusieurs aspects : tout d’abord, il est le troisième enfant mis au monde par sa mère – comme Mabanckou – mais le seul à avoir survécu à sa naissance. Michel entretient d’ailleurs un rapport avec ses deux grandes soeurs mortes-nées, qu’il rebaptise sa « Soeur-Étoile » et sa « Soeur-Sans-Nom » et avec lesquelles il communique par l’intermédiaire de prières à plusieurs reprises dans le roman (Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 227 ; 290). Qui plus est, Michel est, dès le début du roman, associé à la mort et à l’au-delà. Lorsqu’il est sous sa moustiquaire, il s’imagine en cadavre, figurant parfaitement cette proximité entre l’enfant et la mort :

J’ai tout dit à papa Roger. Oui, j’ai dit que je ressemble à un petit cadavre lorsque je suis dans ma moustiquaire, qu’un jour, si on ne fait pas attention, je vais mourir pour de vrai là-dedans et qu’on ne me reverra plus sur cette Terre car je serai déjà parti là-haut pour rejoindre mes deux grandes soeurs que je n’ai pas connues parce qu’elles étaient trop pressées d’aller directement au Ciel.

Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 19-20

Mabanckou raconte dans des entretiens qu’à cause de son statut d’enfant unique, il était parfois considéré comme un abiku par son entourage (Broué 2022). Il faudrait une étude poussée de l’autobiographie de l’auteur pour vérifier ces informations, mais qu’elles soient fondées ou non, on voit bien que l’écrivain se plaît à fausser les pistes, à cultiver l’ambiguïté de son autobiographie pour asseoir sa posture. Greffant au récit de sa vie des éléments de fiction (des on-dit réels ou imaginaires), il auréole de même son roman d’éléments y suggérant une parenté avec sa vie.

Ce doute est figuré dans l’oeuvre, à travers l’apparition d’une hésitation fantastique au sujet des frontières entre réel et imaginaire, qui met en scène le jeu de l’auteur. Ainsi, Michel est perçu par les autres personnages comme un sorcier ayant volé la clé du ventre de sa mère, empêchant celle-ci de tomber à nouveau enceinte. Le meilleur ami de Michel, Lounès, rapporte à ce dernier les paroles de féticheurs que seraient allés consulter ses parents : « D’après ces fétiches, tu es un enfant le jour et une grande personne la nuit, avec des cheveux blancs, et quand il fait noir tu sors de ton lit pour aller retrouver d’autres vieux qui n’aiment pas ta mère et qui complotent contre elle » (Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 305). Le doute provient du fait que Michel proclame son innocence tout au long de l’oeuvre (« Et toi tu crois ça ? Ce féticheur est un menteur ! » [Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 305]), tandis que les autres sont convaincus qu’il possède la clé du ventre de sa mère, comme Lounès : « – J’ai pas de clé, moi. / – Tu l’as puisque c’est toi qui as fermé le ventre de ta mère le jour de ta naissance. » (Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 306) Le personnage-enfant, tout comme son identification à l’auteur qui était sous-entendue dans le paratexte, devient problématique : d’un côté, il correspond à l’image de l’enfant naïf s’exprimant dans le français maladroit des enfants qui ne maîtrisent pas encore toutes les règles du discours ; de l’autre, il est perçu comme un enfant « vieux » disposant de pouvoirs magiques depuis sa naissance. Son identité devient donc conflictuelle et énigmatique pour le lecteur.

Le roman tisse ainsi un réseau suggérant seulement l’aspect surnaturel de l’enfant, auquel Michel participe : même s’il nie être un sorcier, il se met à la recherche de cette clé, en demandant l’aide d’un mendiant, Petit-Piment, qui « parle avec les gens qu’on ne voit pas » (Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 322). Ce dernier finit par lui donner deux clés : Michel en offre une à sa mère et une autre à la fillette dont il est amoureux, Caroline :

— Maman, j’ai quelque chose pour toi…

Je sors la clé et la lui montre, elle la prend vite et se met à pleurer très fort. […] Je suis désormais soulagé, et j’espère qu’un enfant arrivera dans notre maison. De préférence une fille.

Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 376

Le lecteur ne sait pas si cette clé est magique ou non et si Michel accomplit son geste pour satisfaire aux injonctions sociales de son entourage, ou s’il admet au contraire son identité de sorcier. Le surnaturel est seulement suggéré, et l’ambivalence concernant l’enfance de Michel est préservée.

Chamoiseau et Mabanckou semblent tous deux faire de leur personnage-enfant des « miroirs convexes » et des mises en scène d’eux-mêmes, en entremêlant dans leur oeuvre des gestes autobiographiques (pacte autobiographique, intégrations d’éléments de la vie de l’auteur) et une fictionnalisation de l’enfance représentée. Chamoiseau élabore la fiction de son enfance principalement dans son énonciation et dans des passages métatextuels revenant sur sa poétique, ces deux stratégies permettant au « je » de transformer le récit de son enfance. Mabanckou, quant à lui, insère dans son roman des éléments de sa vie suggérant des ressemblances entre lui-même et son personnage fictif, mais dans le même temps, il fait douter de l’identité de son personnage. Dans les deux cas, l’enfant semble tout à la fois laisser apparaître sa construction et l’idéalisation dont elle fait l’objet. Ce jeu entre autobiographie et fiction prépare la fonction métafictionnelle de l’enfant.

2. Lecteur et écrivain : l’art poétique de l’enfant

Selon Laurent Lepaludier, l’un des éléments permettant de reconnaître un passage métatextuel est la présence d’« analogies entre des éléments du récit et des aspects de l’acte de communication littéraire » (2003a : §18). Dans Chemin-d’école comme dans Demain j’aurai vingt ans, le personnage-enfant est tout à la fois un lecteur et un écrivain en miniature. Cette fonction permet d’une part de renforcer sa fonction de mise en scène de l’écrivain, d’autre part d’élaborer une réflexion sur le rapport de l’auteur à la littérature. À ce titre, la découverte de la lecture et de l’écriture constitue un topos du récit d’enfance : souvent même, l’enfant apparaît comme un prodige, sachant lire et écrire à un âge précoce (Stendhal, Vie de Henry Brûlard ; Sarraute, Enfance). Chemin-d’école et Demain j’aurai vingt ans présentent une perspective originale, puisque l’enfant de Chamoiseau ne sait pas encore lire, tandis que celui de Mabanckou lit mal. Ils deviennent ainsi les réceptacles de conceptions singulières de la lecture et de l’écriture, qu’il s’agira de définir en envisageant l’enfant comme une mise en abyme de l’art poétique de son auteur. Plus encore, les deux oeuvres semblent figurer un itinéraire de la lecture à l’écriture, d’une conception à une pratique du récit.

2.1 Écouter, créer, signifier dans Chemin-d’école

Le « négrillon » de Chamoiseau vient tout juste d’entrer à l’école primaire, où « on le précipit[e] face à la lecture et à l’écriture alors qu’il ne savait rien de lui-même, ni de la vie » (Chamoiseau, Chemin-d’école : 185-6). Lecture et écriture ne sont donc pas perçues de manière positive, du moins dans le cadre scolaire. De fait, le négrillon va développer un rapport personnel et singulier à ces activités qui permettent de réfléchir à l’art de raconter. Il ne sait pas encore lire, et ne peut donc qu’écouter les récits qui lui sont racontés oralement par les deux conteurs de l’oeuvre : le Maître d’école et Gros-Lombric. Ces derniers constituent des modèles opposés, incarnant deux systèmes de valeurs antagonistes. Le Maître d’école est un représentant de l’assimilationnisme de l’école française, refusant que les enfants parlent créole et bridant leur imagination : « le Maître l’avait rendu muet d’autant plus muet que maintenant il soupirait à chaque heure : Ô cette engeance crréole n’a rrien à dirre !… » (Chamoiseau, Chemin-d’école : 91, en italique dans le texte) Gros-Lombric est le voisin de table du négrillon et l’opposant du Maître d’école, honni de celui-ci parce qu’il maîtrise mal le français et est trop « créole » à son goût. Malgré ses réussites en mathématiques,

le Maître le regardait d’un air soupçonneux car cette excellence ne collait pas avec le reste, avec son allure-la-campagne, sa peau noire-noire-noire, ses cheveux grainés, son nez plat, son accent créole, son ignorance totale du vocabulaire français, ses retards permanents, ses sueurs, rien rien ne collait.

Chamoiseau, Chemin-d’école : 110

Le rejet du Maître martiniquais assimilé à la culture et à l’idéologie françaises apparaît bien dans l’accumulation des caractéristiques physiques de Gros-Lombric attisant son mépris, notamment la triple répétition de l’adjectif « noire ». Gros-Lombric incarne ce que le Maître considère comme des « manières-de-vieux-nègre, manières qui en fait relevaient de la culture créole » (Chamoiseau, Chemin-d’école : 111).

Bien que les deux personnages s’opposent, ils constituent chacun, paradoxalement, un modèle de l’art de raconter pour le négrillon :

Le Maître n’ignorait pas le monde de la Merveille. Sa parole évoquait des druides, des fées Viviane Morgane Alcide Mélusine Urgèle Urgande Holda…, des citrouilles-carrosses, un enchanteur crié Merlin. Il nous effrayait avec d’horribles dames Carabosse, des feux follets, des gnomes, des farfadets, des lutins, des loups-garous ; il nous nimbait de puissance avec des baguettes magiques […]. Gros-Lombric, lui, à l’ombre des robinets, dans les bougonnements interdits du créole, nous évoquait des zombis, des Chouval-trois-pattes, des Manman Dlo, des Volantes, des Soucougnans, des Cercueils-arrêteurs, des Dormeuses, des Mains-Noires, des Gardes-corps, des Vieux-livres, des Chiens-montés […]. La Merveille de Gros-Lombric – effrayante, mi, silencieuse oui ! – se nouait à nos boyaux et nous incitait à nous méfier du monde. Celle du Maître, flamboyante, nous renversait l’esprit et nous déportait en ivresse pélagique – loin dépassé.

Chamoiseau, Chemin-d’école : 179-180, en italique dans le texte

Si les référents culturels utilisés par le Maître et par Gros-Lombric sont différents (européens pour le premier, antillais pour le second), si la langue employée n’est pas la même (le français pour le Maître, « les bougonnements interdits du créole » pour Gros-Lombric), leurs histoires évoquent en creux le monde de la « Merveille », du conte fantastique et de la fable. Sont ainsi brisées les oppositions traditionnelles et essentialistes entre littérature orale antillaise et littérature écrite européenne, entre la magie de la culture créole et la rationalité de la culture européenne : dans les deux cas, le récit est ancré dans l’imaginaire et dans son oralité originelle. Dans les deux cas, également, le talent du conteur se mesure à son effet sur son auditoire. Les histoires du Maître comme celles de Gros-Lombric suscitent des réactions physiques impressionnantes, comme le montrent les métaphores « se nouait à nos boyaux », « nous renversait l’esprit » et « nous déportait en ivresse pélagique ». Chemin-d’école ne figure donc pas une initiation à la lecture en tant que telle : plutôt une initiation aux histoires, au récit en tant qu’il peut être écrit comme oral[9]. Chamoiseau se présente ainsi comme l’homme de la rencontre et du dialogue entre deux manières de raconter.

De fait, le négrillon, bien avant de se mettre à l’écriture – même si celle-ci fait sans aucun doute partie des activités scolaires, va développer un art de raconter. Sa mère, Man Ninotte, se pose en enseignante et en auditoire de choix :

Mentir à Man Ninotte n’était pas vice possible. Il fallait juste déployer un grand arroi imaginaire pour chatouiller son admiration. Voir son petit se bien débattre avec les artifices de son cerveau était plaisir pour elle : en cas de réussite, elle ne lui reprochait pièce mensonge. Finale de compte : on ne ment que quand on raconte mal.

J’ai cette tradition-là.

Chamoiseau, Chemin-d’école : 149

L’art de raconter, qui prend sa source hors de l’école, est auréolé de fiction et constitue, fait observer Alain Schaeffer, une « feintise ludique partagée » (Schaeffer 1999 : 145-164), c’est-à-dire un art de raconter des faits imaginaires qui n’appartiennent à aucun régime de vérité et considérés comme tels par l’énonciateur et le récepteur. Ici, un mensonge réussi n’est plus un mensonge, il appartient désormais à une autre sphère du discours : celui du récit réussi, comme le montre la présence du verbe « raconter » dans la vérité générale, qui apparaît comme une leçon : « Finale de compte : on ne ment que quand on raconte mal ». Man Ninotte apprend bien au négrillon, en définitive, à faire de la littérature.

Pour autant, les livres ne sont pas absents de Chemin-d’école : « Man Ninotte les conservait dans une boîte à laquelle le négrillon avait accès » (Chamoiseau, Chemin-d’école : 197). Ils sont d’abord un prétexte à la reproduction des modèles mentionnés plus haut : « Avoir un livre en main, imiter les gestes du Maître, le respect, la lenteur, les ouvrir au délicat, les soutenir avec ferveur, prendre la mine gourmée au-dessus de la première phrase, feuilleter avec l’air de chercher quelque chose d’essentiel, s’arrêter pour méditer on ne sait quoi » (Chamoiseau, Chemin-d’école : 198). Le négrillon « joue » à imiter l’apparence savante du Maître d’école, comme le montre le lexique : « imiter », « prendre la mine gourmée », « avec l’air », le négrillon confondant ironiquement le savoir et la pompe.

Cet intérêt apparemment ludique témoigne également d’une fétichisation de l’objet-livre : « Le livre, pour lui, était objet fantasmagorique » (Chamoiseau, Chemin-d’école : 198). Rangés dans « une caisse de pommes de terre » (Chamoiseau, Chemin-d’école : 199), rongés par les souris et salis par les ravets, « le papier […] jauni, un peu durci » (Chamoiseau, Chemin-d’école : 200), les livres de son foyer témoignent de leur modestie et de l’aura de mystère qui les entoure. Ils apparaissent surtout comme des supports de l’imagination, permettant la création. Le négrillon ne sait pas lire, il fait semblant de lire :

Le négrillon recomposait les livres à partir des images. Il imaginait des histoires et s’efforçait de les retrouver dans les textes imprimés toujours indéchiffrables. Bientôt, il n’eut pièce besoin de questionner quiconque. Il construisait ses propres récits, les diffusait dans les lettres incompréhensibles et les suivait obscurément de phrase en phrase, comme cela, jusqu’à la fin. Il apprit à amplifier un événement pour qu’il corresponde au nombre de lignes d’une page. Il sut s’élancer d’une image jusqu’à atteindre une autre en s’y adaptant bien. On eut l’impression qu’il faisait mine de lire ; en fait, il lisait vraiment ce que sa délirante imagination y projetait à chaque fois. Le petit jeu du départ (macaquerie destinée à le grandir aux yeux des autres) devint une nécessité plaisante qui nourrissait les aventures de son esprit.

Chamoiseau, Chemin-d’école : 200-201

La lecture apparaît donc comme un jeu de l’imagination : le personnage-enfant projette ses propres récits intérieurs sur l’objet-livre, qui fait figure de support vide à remplir d’histoires et de fantasmes personnels. Le lexique de la fiction (« imaginait », « construisait », « récits », « diffusait », « amplifier », « délirante imagination », « projetait », « jeu », « macaquerie », « plaisante », « aventures de son esprit ») montre que le négrillon devient acteur de la construction des récits que néanmoins il « li[t] vraiment ». Lecture et invention sont ici entremêlées. Ensuite, ce passage témoigne déjà d’une fascination du négrillon pour l’écriture. Ses récits s’alignent au format de la page du livre, traduisant sa volonté de mouler ses histoires dans la matrice de ce format scriptural. Le livre devient un palimpseste, et les lignes d’écriture imaginaires se greffent par-dessus le texte initial, sans le faire disparaître.

Cette fascination pour l’art de l’écrit est constante dans Chemin-d’école : le négrillon est attiré par le pouvoir des mots, perçus comme des instances merveilleuses et étranges. Découvrant la craie, il se met à « gribouill [er] » (Chamoiseau, Chemin-d’école : 26), d’abord sur une ardoise, puis sur les murs de son appartement et de son immeuble. Mais ces griffonnages ne lui suffisent pas, car ils ne constituent pas des signes. Contrairement à ses propres oeuvres, ce qu’écrivaient ses frères et soeurs aînés

semblait être déchiffrable. Cela pouvait se dire. Ses gribouillages lui inspiraient des sons, des sentiments, des sensations qu’il exprimait comme ça venait. Mais ce n’était jamais les mêmes : leurs significations dépendaient de son humeur du jour et de l’ambiance du monde. Par contre, ce que traçaient les Grands semblait porteur d’un sens intangible.

Chamoiseau, Chemin-d’école : 29-30, en italique dans le texte

Le lecteur constate bien une opposition entre les « gribouillages » informes du négrillon, sans signifié ni référent fixe, et ce qu’écrivent les « Grands », dont le sens est figé une fois pour toutes. L’écriture des Grands constitue de fait un instrument de communication universel, que tout le monde peut « décoder », tandis que le négrillon « écrit » pour lui seul. Le signe verbal, comprenant signifiant, signifié et référent, devient un idéal à atteindre, auquel le négrillon confère un pouvoir surnaturel. De fait, lorsque son frère Jojo-l’algébrique lui écrit son nom avec un « rictus sorcier » (Chamoiseau, Chemin-d’école : 31), l’enfant « se vo[it] là, emprisonné tout entier dans un tracé de craie. On p[eut] de ce fait l’effacer du monde !… » (Chamoiseau, Chemin-d’école : 31, en italique dans le texte) C’est ce constat qui le pousse à se mettre à l’écriture, de façon à « emprisonner des morceaux de la réalité dans ses tracés de craie » (Chamoiseau, Chemin-d’école : 31).

L’écriture apparaît bien comme un enjeu fondamental de perception et de reconfiguration du réel. Contrôler le mot écrit et oral revient, en quelque sorte, à asseoir un pouvoir sur le réel. La création, ainsi, aide à supporter l’école primaire. À la fin de l’oeuvre, « le négrillon, penché sur son cahier, encr[e] sans trop savoir une tracée de survie… » (Chamoiseau, Chemin-d’école : 202). Le néologisme créé à partir du nom encre et la paronomase suggérée entre encrer et ancrer invitent le lecteur à voir cet « encrage », cette écriture, comme un ancrage pour l’enfant.

2.2. L’enfant herméneute dans Demain j’aurai vingt ans

Michel noue également un rapport particulier aux livres et aux histoires. Comme chez Chamoiseau, le livre est appréhendé sous le signe du secret et du mystère, puisque l’enfant n’a pas le droit de toucher à la bibliothèque de son père (Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 107), dans laquelle il s’introduit donc en secret. L’attrait des livres met encore de l’avant l’objet et non son contenu. Ainsi, lorsque son oncle lui offre Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande de Friedrich Engels, Michel est déçu de ne pas y trouver de photographies (Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 139). Lorsqu’il découvre le recueil Une saison en enfer de Rimbaud, il est d’abord attiré par l’emplacement et l’aspect de l’ouvrage : « Si je l’ai pris, c’est parce qu’il était au-dessus des autres et était le plus petit de tous. Sur la couverture il y a l’image d’un jeune homme blanc. […] Son sourire me pousse moi aussi à sourire, même si ce n’est qu’une image qui est en face de moi, pas une personne en vrai » (Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 155). Ce passage induit une relation affective et sensible au livre.

Le recueil de Rimbaud prend une importance centrale dans la vie de Michel, non pour sa matière, que l’enfant se borne à « feuillete[r] » (Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 157), mais pour la relation qu’il noue avec le poète. Quelques passages suscitent tout de même son attention, et il devient alors exégète de l’oeuvre de Rimbaud. Il souligne notamment ce passage : « J’ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue » (Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 158, en italique dans le texte). Il tente d’interpréter l’expression « la main à plume » :

c’est peut-être la main d’un sorcier blanc qui se déguise la nuit en oiseau pour prendre les enfants et les emmener en enfer pendant une saison. Oui, c’est peut-être ça puisque, un peu plus haut, le jeune homme parle de ses ancêtres qui sont des Gaulois et que ces Gaulois étaient de vrais bandits, ils étaient « les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d’herbes les plus ineptes de leur temps ». C’est bizarre car nos ancêtres à nous aussi étaient comme ça. Ils sont peut-être les parents lointains de ces Gaulois. Je comprends maintenant pourquoi mon père m’a dit un jour qu’à son époque, à l’école, on leur faisait répéter que nos ancêtres étaient des Gaulois.

Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 158, en italique dans le texte

De manière ludique, Mabanckou recrée la naïveté de l’enfant qui, ignorant le contexte historique et littéraire de l’oeuvre, invente sa propre interprétation anachronique à partir de ses référents socio-culturels (la mention du sorcier ou celle des Gaulois, qui renvoie à l’enseignement colonial). L’interprétation est, comme chez Chamoiseau, déjà réinvention du texte lu, puisque l’enfant imagine la signification davantage qu’il ne l’interprète – ce qui permet par ailleurs à l’auteur de critiquer à demi-mots l’éducation coloniale et la colonisation, que Mabanckou n’a pas vécu mais sur laquelle il jette un regard critique.

Surtout, l’enfant investit affectivement l’auteur et prend naïvement sa photographie pour une réalité : retenant uniquement son prénom, « Arthur », il fait progressivement de Rimbaud son confident et s’imagine développer avec lui une relation amicale[10]. La deuxième fois qu’il prend l’ouvrage, il remarque à propos du portrait du poète : « On dirait qu’il me sourit un peu plus aujourd’hui et qu’il est content de me revoir. Je l’ai laissé trop longtemps seul. Quand je regarde sa photo, c’est comme un ami que je retrouve » (Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 204). Le lecteur peut noter dans ce discours la modalité hypothétique (« on dirait que », « comme », « j’ai envie de »), qui marque une volonté qui n’aboutit pas dans la réalité. Néanmoins, va s’instaurer avec Rimbaud une relation perçue comme intime qui devient routinière et finit par être actualisée fantasmatiquement. Lors d’une rencontre ultérieure, Michel déclare cette fois : « Arthur me sourit » (Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 307). Il lui parle aussi des soupçons de sorcellerie pesant sur lui : « Je dis encore à Arthur que je n’ai pas de clé, que ce n’est pas moi qui ai fermé le ventre de ma mère » (Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 307).

De plus, Michel a « l’impression qu’Arthur [lui] répond : Michel, calme-toi, laisse-les parler et accepte que c’est toi qui as fermé le ventre de ta mère, accepte que tu as la clé avec toi » (Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 308). C’est à la suite de ce « conseil » que Michel se mettra réellement à chercher la clé du ventre de sa mère. Le livre apparaît ici comme un objet, au sens psychanalytique du terme[11], permettant à l’enfant de projeter des constructions fantasmatiques. Le dialogue avec Rimbaud est à envisager sur le mode du monologue, puisque Michel se fabrique un portrait de l’auteur, imagine son propos et le matérialise en personne aidante et compréhensive : « Après, tu pourras t’en aller en Égypte[12]. Je te donnerai quelques adresses de mes amis dans ce pays, tu ne seras pas seul là-bas » (Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 308).

Néanmoins, l’aura de mystère entourant le poète persiste et l’enfant réalise le leurre de l’image, qui ne peut se confondre avec la personne. Lorsque Michel pose des questions à Rimbaud sur les expressions de son recueil qu’il tentait de lire plus haut (« Arthur, c’est quoi la “main à plume” ? »), le poète cesse de répondre, indiquant qu’il est bien une construction fantasmagorique de l’enfant, qui ne perce pas l’hermétisme de son oeuvre : « Il ne va plus me répondre. Il ne sourit plus. Sur la couverture du livre il n’est plus qu’une image alors que tout à l’heure il était presque un être humain comme moi et je pouvais entendre son coeur qui battait » (Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 308). L’absence de réponse de l’auteur, signe d’un blocage de l’imagination de l’enfant, incapable de résoudre ses questions, aboutit à une ré-objectivation de celui-ci. Rimbaud cesse d’être un « alter ego[13] », un double du personnage-enfant (« un être humain comme moi ») pour redevenir une simple image désincarnée et inanimée. L’enfant échoue à s’identifier au poète.

Néanmoins, sa relation avec lui va mener Michel à faire évoluer sa propre pratique littéraire. En effet, avant de découvrir son recueil, Michel écrit un poème, dont la valeur littéraire est mise en doute par Lounès, qui l’évalue sévèrement : « Michel, c’est pas un poème que tu as écrit ! C’est bien, mais c’est pas ça. Dans un poème il faut que ça sonne pareil à la fin des lignes. D’ailleurs je vais te réciter un vrai poème et écoute bien comment à la fin des lignes on entend les mêmes sons » (Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 127). Et de lui réciter un extrait du poème « À ma fille Adèle » de Victor Hugo. À ce stade, Victor Hugo est d’ailleurs la seule référence littéraire de Michel, qui apprend ses poèmes à l’école. L’enfant range son texte dans sa poche, déçu. Or, en découvrant Rimbaud, il se rend compte que l’écriture en vers n’est pas systématique : « On dit derrière la couverture du livre que c’est un livre de poèmes, or il n’y a pas de lignes qui sont séparées et qui sonnent pareil à la fin comme dans le poème que Lounès m’avait récité. Est-ce que ça signifie que je ne suis pas obligé de suivre ce que Lounès m’a raconté ? » (Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 158). Son cheminement le mène donc à offrir tout de même celui-ci à son amoureuse Caroline, la soeur de Lounès, à la fin du roman :

Je sors de ma poche un petit papier que je lui remets. Elle le déplie et découvre le poème que je lui ai écrit depuis longtemps. Ses lèvres remuent, ses yeux deviennent humides. Mais elle ne me dit pas ce qu’il y a dans sa tête. Moi je sais qu’elle aime ce poème même s’il n’est pas comme le poème de Victor Hugo que son frère m’avait une fois récité.

Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 379

Le lecteur assiste bien au « devenir-poème » du texte de l’enfant. Michel, au terme de son itinéraire romanesque, est capable d’apprécier la valeur littéraire de son oeuvre et de développer sa vision de la littérature. En présentant sa création à deux lecteurs distincts, l’écrivain s’offre à un public, donc à la critique, tout en ne se laissant remettre en question, revendiquant la singularité de son écriture. Il apprend ainsi que l’oeuvre littéraire ne se définit peut-être pas tant par sa forme que par l’émotion qu’elle suscite chez le lecteur et par la subversion des canons qu’elle établit. Les interprétations distinctes du poème de Michel par Caroline et Lounès, comme celles des passages du recueil de Rimbaud par Michel, montrent bien l’ouverture et la polysémie du texte littéraire.

Dans les deux cas, les mises en abyme de l’énonciation développent un art poétique dans lequel lecture et écriture, écoute et production de récits, sont intimement liées. Chez Chamoiseau, le récit se construit dans cette relation. Chez Mabanckou, l’écriture naît de l’élargissement des horizons d’attente et de la subversion. Dans les deux cas, la lecture et l’écriture font office de prétexte pour réfléchir au signe linguistique. Le mot est objet de fascination, de réflexion et devient le support de l’invention : il s’agit d’aller plus loin que le signe, de le transformer par l’imagination. Ce rapport au récit et à la création de l’enfant renforce l’analogie possible entre l’auteur et son personnage.

3. Télescopages et écriture mimétique : l’auteur dans l’enfant

Le lecteur peut percevoir en l’enfant un double de l’écrivain dans l’oeuvre et se demander si les conceptions de la lecture et de l’écriture développées sont le reflet d’idées réelles, qui seraient mises en scène. Les récits étudiés illustrent cette hypothèse puisque, malgré les particularités enfantines de ces deux arts poétiques (le fait que les enfants ne lisent pas, se focalisent sur l’objet-livre et proposent des interprétations fautives), des jeux métatextuels mettent en lumière le télescopage possible entre l’auteur et le personnage-enfant, ainsi que le mimétisme entre la vision de l’enfant et certains aspects de l’écriture de l’oeuvre. L’auteur fait bien du personnage-enfant un porte-parole de sa poétique.

3.1. Les croisements entre l’enfant et l’adulte dans Une enfance créole

Contrairement à À bout d’enfance, où les passages impliquant le je de la situation d’énonciation sont le plus souvent distingués typographiquement, dans Chemin-d’école, le narrateur peut intervenir à la première personne dans le corps du texte, pour établir un pont entre le passé du souvenir et l’écriture du récit[14]. Ces liens mettent en avant la manière dont l’accession à l’écriture a été déterminée par l’expérience de l’école néocoloniale. Ainsi, des signes établissent une filiation entre la pratique du négrillon et celle de Chamoiseau. Après que le narrateur a expliqué en quoi les histoires du Maître d’école et de Gros-Lombric ont tant les unes que les autres un effet sur le négrillon, dans le passage cité plus haut, il intervient à la première personne et au présent dans le texte :

Je t’accorde, cher Maître, l’élévation du livre en moi. À force de vénération, tu me les as rendus animés à jamais. Tu les maniais au délicat. Tu les ouvrais avec respect. Tu les refermais comme des sacramentaires. Tu les rangeais comme des bijoux. Tu les emportais chaque soir comme les trésors d’un rituel sans âge dont tu aurais été l’ultime hiérophante.

Je te sais gré, Gros-Lombric, de ta parole souterraine, tu t’enfuyais par là, tu te réfugiais là, tu résistais là, tu l’habitais d’une minutie immodérée, et cette griffe-en-terre lui conférait une force latente – je n’en percevrai la déflagration qu’une charge d’années plus tard malgré l’oubli de ta figure et du son de ta voix. (Tu n’étais pas conteur, tu étais toutes-mémoires.)

Chamoiseau, Chemin-d’école : 180-181

Le passage du passé de l’histoire racontée au présent de l’écriture crée d’emblée une rupture et signale l’intervention du narrateur, de même que l’usage de la première et de la deuxième personnes. Le narrateur actualise l’influence du Maître et de Gros-Lombric dans le présent de la situation d’énonciation. Le parallélisme de construction entre les deux formules débutant les paragraphes (« Je t’accorde »/« Je te sais gré ») traduit sa reconnaissance envers les deux figures, malgré les rapports différents qui le lient à l’une et à l’autre[15]. Le Maître tyrannique et le camarade d’infortune proposent deux visions et enseignements complémentaires du livre : le livre-fétiche, ritualisé et sacré, et la parole « souterraine » de la mémoire, la « vénération » et le « secret », le sérieux (« respect ») et le jeu des détours, la subtilité et la charge, le refuge familier (« chaque soir ») et la révolte contre l’ordre établi Chamoiseau rend ici hommage aux personnages tout en envisageant la littérature comme une discipline de la distinction et de la rencontre.

Ces deux perceptions coïncident avec celles que nous notions précédemment, développées par le négrillon durant l’intégralité de l’oeuvre, et qui proviennent de ces figures tutélaires : en touchant les livres, le négrillon veut d’abord imiter le Maître. D’un autre côté, la « tracée de survie » (Chamoiseau, Chemin-d’école : 202) du négrillon à la fin du roman constitue un acte de résistance contre l’école et ce qu’elle représente en termes d’assimilation et de perte d’identité. Ce faisant, il se situe aussi dans la lignée de Gros-Lombric. En employant la première personne, le narrateur revendique l’identité avec le personnage-enfant qu’il introduisait dans le paratexte du premier tome ; ou plutôt, il admet une filiation entre l’enfant passé et l’écrivain présent. Les mises en scène de l’enfant « lisant » et écrivant semblent donc bien faire de lui une exemplification, destinée à représenter la figure de l’écrivain dans sa construction. L’enfant, s’il n’apparaît pas concrètement comme un double de l’auteur, le préfigure.

Mais le récit figure aussi le gouffre qui sépare l’enfant et l’adulte écrivant. À la fin de l’oeuvre, le narrateur note : « À mesure-à mesure, la petite langue créole de sa tête fut investie d’une chiquetaille de langue française, de mots, de phrases… Cela ne devait plus s’arrêter… » (Chamoiseau, Chemin-d’école : 201) Les points de suspension semblent à la fois marquer une continuité entre l’enfant du passé et l’adulte du présent et révéler l’immensité des souvenirs existants mais impossibles à retrouver. Chamoiseau veut montrer l’enchantement de l’enfance, qu’il lit comme la source de sa création, mais également les manques que sa réécriture manifeste et qu’il faut combler par la fiction. En écrivant Chemin-d’école, il entend revenir au plus près de l’origine de sa poétique (ses apprentissages d’enfance), mais ce faisant, il en marque aussi la dimension illusoire, puisque la réécriture est toujours transformation du passé. Cet énoncé préfigure ainsi le début du troisième opus : « … Enfance, douloureuse émerveille, où es-tu ? » (Chamoiseau, À bout d’enfance : 21, en italique dans le texte). L’oeuvre conclut sur ce mélange de proximité et de distance entre le narrateur et son enfance : « même à bout d’enfance, l’enfant est là… » (Chamoiseau, À bout d’enfance : 299, en italique dans le texte). Le glissement, dans cette construction quasi chiasmique[16], du terme d’« enfance » à « enfant » montre bien à la fois la parenté et la distinction à effectuer entre l’enfance passée et l’enfant présent, qui subsiste en tant que souvenir mais n’est pas assimilable à l’identité du narrateur.

Par son écriture, Chamoiseau s’emploie à réduire fictivement cette distance pour être au plus près des visions et des sensations de l’enfant, dans une démarche qui se veut mimétique et qui entend recréer dans la narration les atmosphères idéalisées de son enfance. Par exemple, voulant recréer la volupté du négrillon découvrant des livres, il mise sur la description du suspense et du mystère que le négrillon a ressenti :

ils semblaient provenir, presque intacts, d’un autre âge. Le négrillon avait parfois l’impression qu’ils avaient glissé des mondes fabuleux dont leurs images attestaient l’existence. Quand on en soulevait un, il s’accrochait aux autres par des fils d’araignée. Et quand on les ouvrait, quand on les ouvrait, le papier dérangé exhalait comme une haleine ancienne, oh, quand on les ouvrait

Pour atteindre la boîte, il fallait s’engager dans le noir déserté, sous les vêtements de la penderie, le coeur battant. C’était sortir d’une grotte le coffre d’un trésor…

Chamoiseau, Chemin-d’école : 200, en italique dans le texte

Ce passage montre la mise en scène entourant l’objet-livre par le biais d’une parodie de récit d’aventures : les images des fils d’araignée, de l’« haleine ancienne » des livres et du trésor caché dans une grotte sont des topoï du récit d’aventures des auteurs cités quelques pages plus tôt et dont les récits se trouvent dans cette boîte : Jules Verne, Daniel Defoe, Alexandre Dumas, Lewis Carroll, la Comtesse de Ségur et R.L. Stevenson (Chamoiseau, Chemin-d’école : 197). Puisque l’enfant ne sait pas lire, la présence d’un locuteur adulte transparaît dans ce passage : ces images, ainsi que l’énonciation, sont le signe d’une théâtralisation et d’un jeu sur les intertextes, comme si le narrateur voulait reproduire à l’échelle du texte le suspense typique du récit d’aventures, mais aussi superposer aux sensations passées sa connaissance présente des textes découverts. La répétition de l’expression « quand on les ouvrait » trois fois, dont une fois en italique, crée un effet d’attente autant qu’il témoigne d’un « plaisir du texte » (Barthes 1973) : plaisir de voir, de toucher et d’être au contact de ces oeuvres, mais également plaisir de recréer cette jouissance qu’ils procurent ; plaisir, en somme, d’incarner l’émotion suscitée par le livre dans l’écriture même.

De la même manière, l’esthétique « créolisée » de Chamoiseau suggère et commente l’entrelacement des récits français et créoles que l’enfant intègre petit à petit dans le texte. L’écriture de l’auteur constitue une mise en abyme du code, et plus précisément une mise en abyme transcendantale, qui réfléchit dans le texte ce qui « l’origine, le finalise, le fonde, l’unifie et en fixe les conditions a priori de possibilité » (Dällenbach 1977 : 131). Elle apparaît ainsi comme le résultat de l’imbrication et du dépassement des différents référents et modèles dans l’enfance du négrillon. Cet entremêlement se traduit notamment dans les trois oeuvres par le fait que l’écriture porte les marques du créole, par le lexique (le texte est parsemé de termes comme « maîtres-pièces », « chiens-toutous », « ababa »…), mais aussi la syntaxe, le rythme et la musicalité. Cette écriture témoigne également d’un pied-de-nez par rapport à la hiérarchisation des langues établie par l’institution scolaire, le français établissant sa domination sur le créole. Ainsi, évoquant les jeux de billes de la cour de récréation dans Chemin-d’école, le narrateur se reprend : « J’ai dit “bille”. En fait, on disait “mab” » (Chamoiseau, Chemin-d’école : 139). Il utilisera ensuite le mot créole (« mab ») dans son récit. Après avoir employé le terme français qui répond au code, Chamoiseau le traduit en créole en usant de l’imparfait, qui marque une rupture temporelle et culturelle. Prenant sa revanche sur les frontières bien étanches du temps de son enfance, il satisfait les deux désirs et entrelace les langues, les mettant en dialogue. Ce faisant, il crée son propre discours, remodèle les codes, les joue l’un contre l’autre, l’un avec l’autre, les fait dialoguer, les met à l’oeuvre, c’est-à-dire à l’épreuve, et les fait éclater dans une écriture métisse mettant à bas l’assimilationnisme scolaire. Cette pratique fait songer à celle élaborée dans Écrire en pays dominé. En effet, l’auteur y ploie les textes d’auteurs renommés selon son désir. Ainsi, « citant » Victor Hugo, il écrit : « Tonnerre de rhétorique et de sonorités… Plaisirs de haute gueulée… » (Chamoiseau, Écrire en pays dominé : 30), rappelant par les termes « tonnerres » et « haute » l’esthétique sublime, et par le nom « rhétorique » l’alexandrin célèbre du poème « Réponse à un acte d’accusation » : « Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe » (Les Contemplations : 53). D’après Olga Hel-Bongo, ce faisant, Chamoiseau procède à une « habile construction de soi en intellectuel total » (2014 : 272), remodelant et métissant le champ littéraire selon sa volonté.

3.1. Réfléchir sa pratique littéraire dans Demain j’aurai vingt ans

Mabanckou utilise quant à lui le paratexte pour marquer les télescopages entre lui et son personnage-enfant. En effet, avec Demain j’aurai vingt ans, il « écrit [peut-être] son Enfant noir » (Laye, L’Enfant noir : 8), mais le titre de l’oeuvre est aussi tiré d’un poème de Tchicaya U Tam’si, issu du recueil Mauvais sang, placé en exergue du roman (Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 11). Or, l’extrait du recueil de Rimbaud que Michel tente d’interpréter est aussi tiré d’un poème intitulé « Mauvais sang » :

Une saison en enfer, c’est le titre du petit livre que je feuillette. Il y a dedans un autre titre que j’aime bien : Mauvais sang. C’est on dirait une façon de parler de chez nous. En lingala, mauvais sang signifie makila mabé. Or quand maman Pauline dit en lingala que quelqu’un a le mauvais sang ça veut dire qu’il est mal né, qu’il n’a pas de chance, qu’il est foutu, que même les oiseaux qui passent dans le ciel font caca sur lui.

Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 157, en italique dans le texte

Un écho apparaît entre le paratexte et le titre du poème de Rimbaud dont Michel tente de déchiffrer les vers. La lecture de de Michel constitue, au niveau diégétique, le résultat d’une ignorance enfantine, mais à un autre niveau, le lecteur peut y percevoir un jeu de l’auteur. Mabanckou utilise la naïveté du personnage pour repenser les frontières nationales de l’Histoire littéraire. Par cette mention du titre du deuxième poème d’Une saison en enfer, il suggère « l’influence […] évidente » (Delas 2009 : 70) de l’oeuvre poétique de Rimbaud sur celle de l’écrivain congolais Tchicaya U Tam’si, ainsi que l’influence de l’art africain sur l’oeuvre de Rimbaud et de ses contemporains.

L’expression « mauvais sang » est donc envisagée comme la rencontre des conceptions des deux poètes. U Tam’si, enlevé par son père qui a abandonné sa mère pour épouser une femme « évoluée », mais aussi pourvu d’un handicap physique qui le fait boîter, y voit « la fatalité, le noir destin, l’enfance maudite » (Delas et Leroux 2015 : §8). Michel lui confère un sens social similaire : « ça veut dire qu’il est mal né, qu’il n’a pas de chance, qu’il est foutu, que même les oiseaux qui passent dans le ciel font caca sur lui » (Delas et Leroux 2015 : §8). Dans son poème, Rimbaud envisage l’expression du point de vue de la généalogie, puisque ses « ancêtres gaulois » lui paraissent « les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d’herbes les plus ineptes de leur temps » (Une saison en enfer : 13). Mais il utilise aussi l’expression dans un sens plus symbolique, pour affirmer qu’il est « maudit » (Rimbaud, Une saison en enfer : 19). En outre, Nicole Asquith montre bien que le poème « Mauvais sang » étudie spécifiquement la situation du poète dans le contexte postrévolutionnaire français (2008). Rimbaud s’y décrit comme un marginal et s’y identifie aux Africains, perçus comme les représentants des méprisés : « Je suis une bête, un nègre » (Une saison en enfer : 23). Cela peut expliquer la réappropriation du poème dans le roman de Mabanckou. En superposant les sens que les deux poètes donnent à l’expression, Mabanckou entend faire dialoguer les deux auteurs, jouant ainsi des anachronismes, des référents et du métatexte pour joindre à l’expression de Rimbaud celle de Tchicaya U Tam’si. Dans le même temps, il utilise la référence à Rimbaud pour construire, comme ce poète, l’ethos d’un écrivain maudit, des marges – ce que dément par ailleurs la course aux prix à laquelle il participe ainsi que la fréquence de ses apparitions publiques.

Par ailleurs, le poème sans rimes qu’écrit Michel, à l’encontre du canon poétique représenté par Victor Hugo dans le contexte scolaire, est aussi une mise en abyme directe du titre Demain j’aurai vingt ans, rythmé par l’anaphore « Quand je serai grand » (Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans : 123-124), sémantiquement proche. Par le biais de son personnage, Mabanckou affiche son propre rejet d’une écriture normative – ce que faisait déjà Hugo à son époque contre le classicisme, lui permettant d’écrire son roman à l’aide d’une syntaxe oralisée mimant l’expression du personnage-enfant[17].

Le rejet du canon et les interprétations déformées, aux allures d’anamorphose[18], sont légion dans les romans de Mabanckou. De fait, African Psycho fait référence à American Psycho de l’auteur américain Bret Easton Ellis, narrant l’histoire d’un tueur en série à Manhattan. Le roman de Mabanckou raconte les tentatives du narrateur de devenir un tueur en série dans une ville africaine. L’apparence d’imitation ou d’interprétation se fait sur deux plans : l’interprétation du roman de Bret Easton Ellis par Mabanckou et, au niveau diégétique, la capacité du narrateur à imiter les actes d’un tueur en série légendaire, le « grand maître Angoualima ». Aux deux niveaux, l’imitation du modèle semble à première vue ratée. Le narrateur ne parvient pas à devenir tueur en série : un autre personnage assassinera sa cible à sa place. À la fin du roman, le fantôme d’Angoualima lui dira qu’il ne sera jamais un meurtrier et le rejettera : Tu n’es pas mon élève et ne viens plus me voir, c’est fini ! » (Mabanckou, African Psycho : 188-189, en italique dans le texte). Selon lui, le narrateur aurait péché par excès d’imitation : « Je t’ai dit d’arrêter de répéter Grand Maître comme un perroquet ! […] Tu n’as pas de personnalité, c’est ça ton problème, Tête rectangulaire ! » (Mabanckou, African Psycho : 189, en italique dans le texte). L’imitation pure ne peut être que pauvre, fade et sans attrait, et donc vouée à l’échec.

De même, dans Verre-Cassé, le narrateur éponyme intègre dans son discours des citations tirées de la littérature mondiale. Mais ces dernières sont détournées de leur contexte : les « jeunes filles en fleur » de Proust deviennent des prostituées (Mabanckou, Verre-Cassé : 121), la « Cantatrice chauve » de Ionesco devient une vendeuse ambulante de plats préparés (Mabanckou, Verre-Cassé : 123), et Voyage au bout de la nuit ainsi que Mort à crédit ne sont plus les célèbres romans de Louis-Ferdinand Céline mais le nom du bar dans lequel le narrateur passe tout son temps : Le Crédit a voyagé. Les références littéraires citées se voient déplacées et investies de significations nouvelles. Ainsi, comme L’Escargot Entêté, le propriétaire de ce bar, Mabanckou « n’aime pas les formules toutes faites » (Mabanckou, Verre-Cassé : 11) : l’imitation est toujours une subversion, subversion qui dévoile l’originalité du créateur. Grégoire Nabokomayo, le narrateur d’African Psycho, n’est pas un tueur en série, mais un menteur d’après Angoualima : « Tu n’es qu’un menteur, c’est ça ta vraie profession ! […] » (Mabanckou, African Psycho : 188, en italique dans le texte). Le menteur est celui qui raconte des histoires, qui falsifie, qui transforme, comme Verre-Cassé, Grégoire et Michel, qui réinventent les oeuvres qu’ils lisent. Ces imitations et interprétations « ratées » répétées de récit en récit, disent quelque chose du rapport de l’écrivain à sa création, une création proposant des interprétations originales et personnelles des oeuvres lues. L’incorporation de références repose bien sur un principe de subversion. L’auteur qui pastiche des textes antérieurs confère à ceux-ci un sens nouveau, voulant créer ce que Mabanckou, avec d’autres auteurs, nomme une « littérature-monde » (Rouaud et Le Bris 2007), à partir d’oeuvres de tous horizons. L’originalité du personnage-enfant est que cette prise de position peut passer pour une naïveté, mais aussi que l’oeuvre peut reconstituer et proposer, via l’itinéraire de l’enfant, les étapes de cette leçon d’interprétation.

4. En guise de conclusion

Ainsi, comme Pygmalion, Chamoiseau et Mabanckou semblent vouloir créer une Galatée à leur image. Ce faisant, ils construisent en réalité une figure dans laquelle ils pourront investir un idéal de l’enfance et de l’écriture. L’enfant, ancré dans la fiction, devient ainsi un porte-parole de l’auteur. Il constitue une mise en scène, permettant de figurer une vision sublimée de l’écrivain dans les traits de son personnage. Il apparaît également comme la transcription d’un art poétique, représentant une conception particulière de la création littéraire reposant sur un renversement : l’enfant, désabusé par l’enseignement scolaire, prend possession du langage, devient créateur de contenus, affiche donc un pouvoir sur les mots et sur le monde lui permettant de court-circuiter les idéologies. Les passages métatextuels montrent bien, par des télescopages, que derrière l’enfant se tient l’auteur, qui affiche sa présence dans le texte et qui, par mimétisme, produit par son écriture ce qu’il décrit chez l’enfant. L’enfance se trouve bien chargée de fantasmes et laisse, éventuellement, transparaître son caractère construit et illusoire, son artifice, comme le remarque bien Chamoiseau : « … Enfance, douloureuse émerveille, où es-tu ? Mon négrillon, où donc t’es-tu serré ? À quand, en quel calendrier, l’instant exact de ta disparition ?… » (À bout d’enfance : 21, en italique dans le texte). C’est pourquoi l’enfance n’est jamais acquise : elle est toujours à chercher, à trouver, dans et par l’écriture.