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QUOIQUE L’HISTORIOGRAPHIE DE LA NOUVELLE-FRANCE soit riche en publications sur les élites coloniales, entre autres celles des colonies françaises du golfe du Saint-Laurent (Plaisance, Île Royale, Acadie et Gaspésie), un certain nombre d’acteurs secondaires attendent toujours leurs historiens[1]. L’une des familles moins connues des historiens est celle des Morin. En dépit de leur absence des livres d’histoire, le parcours de certains de ses membres est révélateur des stratégies de promotion sociale de l’époque. On pense surtout à l’importance du mariage, du commerce et du fonctionnement de l’État dans l’Ancien Régime en tant qu’outils favorisant la mobilité sociale si chère aux coloniaux ambitieux. Dans le cas qui nous intéresse, s’ajoutent la mobilité géographique des Morin et leur capacité d’adaptation aux contraintes géopolitiques du 18e siècle. En outre, l’étude de ce parcours familial relativise la fameuse coupure de 1763 censée mettre un terme au Régime français dans le golfe du Saint-Laurent.

Bien que la famille Morin ne fasse pas véritablement partie de l’élite coloniale prédominante, ses membres démontrent indubitablement que les liens de parenté et les stratégies économiques étaient essentiels à l’avancement socioéconomique des familles ambitieuses de l’Atlantique français. Ne nous y trompons pas, cette famille est ambitieuse et sa persévérance à demeurer dans l’Atlantique Nord jusqu’aux années 1780 le démontre bien. L’approche méthodologique privilégiée pour mieux cerner le cheminement des Morin se déploie en quatre volets  : les mariages stratégiques, les relations commerciales, les migrations et la continuité d’une présence dans l’Atlantique français après 1763.

Ce texte aspire à tracer le parcours d’une famille de petits notables, qui tentait de se tailler une place enviable dans la société coloniale française du Canada atlantique du 18e siècle. Une des particularités de cette famille est que son histoire, comme celle d’un bon nombre de ses compatriotes d’alors, couvre trois époques de la présence française dans la région, soit de Plaisance à Saint-Pierre et Miquelon[2]. La famille qui m’intéresse est celle de Claude Morin dit Langevin et de ses fils, plus particulièrement Antoine. L’expression « petits notables » traduit en quelque sorte notre hypothèse de départ, soit que cette famille, bien qu’elle préconise les mêmes stratégies que l’élite et la fréquente assidument, ne sera jamais en mesure de se hisser au sommet de la hiérarchie coloniale, qui comprend les principaux marchands occupant des postes prestigieux dans l’administration civile. La famille Morin serait donc une famille d’un échelon inférieur, quoique jouissant d’une position enviable en affaires et de par ses fonctions royales.

Après m’être penché sur la carrière de négociant-aubergiste du père (Claude) à Plaisance et à Louisbourg, j’explore celle d’Antoine à Louisbourg et à Saint-Pierre et Miquelon. Alors que Claude semble limiter son engagement envers le roi à la milice[3], Antoine franchit certaines étapes un peu plus importantes à cet égard. En campant le parcours de ces deux entrepreneurs dans l’historiographie de l’Atlantique français du 18e siècle, il est permis de penser qu’ils connaissent plutôt de belles carrières et qu’ils savent exploiter les paramètres dictant l’atteinte du succès économique et social dans les colonies.

D’ailleurs, l’étude des pratiques marchandes a donné lieu à l’élaboration d’une riche historiographie occupant une niche privilégiée de l’histoire de l’Atlantique. Indubitablement, le commerce constitue alors le moteur de l’expansion européenne et du monde atlantique. De plus, les études récentes, dans la continuité de celle de J.F. Bosher[4], placent toujours le rôle de la famille à l’avant-plan des paramètres du succès dans le commerce international d’Ancien Régime[5].

Bien que mon étude porte surtout sur Claude et Antoine, une brève analyse des mariages et des parcours de deux autres fils, soit Jean-Baptiste et Claude-Joseph, confirme que la famille aspire à un avenir prometteur pour tous ses membres, y compris les filles. En effet, ces dernières contractent elles aussi des mariages[6] plutôt avantageux socialement et financièrement. Mon étude vise aussi à mieux faire comprendre les rouages du monde de l’Atlantique français, où des colons (habitants- pêcheurs), des administrateurs et des marchands migrent d’une colonie insulaire à une autre. Ce phénomène évolue au fur et à mesure que l’influence française diminue en Amérique du Nord durant la deuxième moitié du 18e siècle. Cette famille aspire elle aussi à profiter des avantages découlant de l’émergence d’une véritable communauté marchande d’hommes et, à l’occasion, de femmes formant une élite de notables, dont le réseau commercial et familial s’étend souvent à l’ensemble de l’Atlantique français[7].

Enfin, ce qui caractérise la dernière partie de mon étude est l’analyse des démarches d’Antoine, de sa fille et de ses sœurs pour solliciter des promotions et ensuite une pension auprès des instances royales une fois sa carrière terminée[8]. Cette dernière section s’inscrit également dans la perspective voulant que l’étude du Régime français dans le golfe du Saint-Laurent doive se prolonger après 1763.

Claude Morin et des mariages bien orchestrés

Durant le Régime français, comme il a été mentionné plus haut, les stratégies matrimoniales sont essentielles. Elles déterminent comment s’effectuent des choix de vie fondamentaux pour l’avenir des descendants, et les membres de la famille Morin ne font pas exception. En 1696, Claude Morin, de Chinon, en France, émigre à Plaisance, à l’île de Terre-Neuve[9]. C’est à Plaisance que, le 15 janvier 1713, il passe un contrat de mariage avec Madeleine Lamoureux dit Rochefort, fille de Jean Rochefort, alors major de milice et marchand-bourgeois. En dépit d’une différence d’âge de près de 20 ans, le couple donne naissance à 12 enfants au cours de son union. Claude ne décède qu’à près de 80 ans à Louisbourg le 2 janvier 1755, alors que Madeleine meurt le 24 ou le 25 mai 1774 à Saint-Pierre et Miquelon, elle aussi vers 80 ans. À noter que les parents de Madeleine, Marie-Madeleine Pichot et Abraham Pichot, sont très engagés dans le commerce colonial de Plaisance[10]. Claude est déjà un personnage en vue dans la colonie; tout comme son beau-père, il est membre de la milice à titre d’aide-major. Ses activités sont multiples, soit celles de boulanger, de cabaretier-aubergiste, en plus d’être qualifié de marchand-bourgeois et de négociant dans plusieurs documents notariés.

Quitte à me répéter, je rappelle que l’une des grandes constantes de l’historiographie du Régime français est l’intérêt manifesté envers les stratégies matrimoniales. Parmi les questions fondamentales que cette historiographie explore est celle des alliances, en se souciant de relever les avantages socioéconomiques qui en découlent. Le mariage est la condition essentielle de l’organisation sociale d’Ancien Régime. Grâce à cette institution, les deux conjoints et leurs enfants constituent ce que Josette Brun appelle « une nouvelle unité de production et de consommation[11] ». Dans la présente section, j’aborde non seulement les unions des enfants de Claude, mais également le contenu de son contrat de mariage et de ceux de trois de ses enfants, soit Madeleine II (sa mère s’appelle aussi Madeleine) en 1753, Catherine en 1758 et Claude-Joseph en 1773 à Saint-Pierre et Miquelon. Rappelons que le contrat de mariage implique la mise en commun des «  biens meubles apportés[12] » par les futurs conjoints, ainsi que des biens meubles et immeubles que le couple va acquérir ou hériter durant son union[13] .

Selon le contrat de Claude et de Madeleine Lamoureux Rochefort, la dot est de 1 000 livres, à laquelle s’ajoute une somme de 2 000 livres apportée par la future épouse[14]. N’oublions pas la dot est alors « constituée des biens ou argent apportés dans la communauté par la future épouse[15] ». Après son mariage à Plaisance, le couple Morin s’établit à l’Île Royale en 1714, puis les enfants ne tardent pas à arriver. Ceux-ci commencent à se marier vers le milieu du siècle, d’abord Madeleine II en 1753 qui épouse Louis Lagroix, natif de Québec. Les cinq sœurs et les quatre frères de Madeleine sont présents au mariage. À l’époque, le frère de Madeleine II, Jean-Baptiste (de Fonfay), est déjà garde-magasin[16] du roi et notaire royal. Du côté de l’époux, on note la présence d’un négociant et celle de la conjointe d’un capitaine de navire. Les futurs époux déclarent avoir «  en argent, lettres de change, marchandises ou effets mobiliers » l’équivalent de 90 000 livres, dont 30 000 entrent en communauté avec la future conjointe. Le douaire préfix en faveur de la future épouse se chiffre à 3  000 livres; quant au préciput réciproque entre les futurs conjoints, il est de 1  000 livres[17]. À noter que les préciputs mentionnés dans les contrats sont «  protégés par une clause expresse en cas de renonciation à la communauté[18] ». Dans une telle situation, l’épouse devenue veuve reprend tout ce qui lui a été légué par succession, donation ou autrement. Cela inclut les 3 000 livres de douaire et les 1 000 livres de préciput susmentionnés[19].

Quelques années plus tard, en 1758, c’est au tour de Catherine de contracter un mariage également notoire car elle épouse Jean Lessenne, capitaine de navire et fils du défunt marchand François. Quelques témoins attirent l’attention. D’abord, du côté de l’époux, on remarque un conseiller du roi et président du Conseil supérieur de même que Jacques Laborde, conseiller du roi et supérieur général. Ensuite, du côté de l’épouse, on note ses frères Antoine, qualifié de négociant, et Claude-Joseph, Louis Lagroix et, bien entendu, des sœurs de Catherine, soit Marie-Anne, Marguerite et Louise. D’autres témoins sont des personnes connues à Louisbourg, dont Charles Laborde fils et le négociant Michel Daccarrette. Dans ce cas-ci, le douaire préfix est de 1 000 livres et le préciput de 3 000 livres[20] .

Enfin, en 1773, à Saint-Pierre, Claude-Joseph Morin épouse Marie-Françoise Lebuffe. Conformément à ce qui a déjà été énoncé plus haut, les futurs ne sont pas responsables l’un envers l’autre des dettes contractées avant la célébration du mariage. Si de telles dettes se manifestent, elles doivent être payées à même les biens de celui ou de celle qui les a contactées. Les époux deviennent donc « uns et communs » de toutes acquisitions meubles et immeubles survenant pendant la durée de la communauté. La future apporte 1 000 livres que le futur reconnaît avoir reçues, et la dot en faveur de la future se chiffre à 2 000 livres. Quant au préciput « égal et réciproque », il est de 1 000 livres « à prendre par le survivant en deniers comptants ou en meubles suivant la prise de l’inventaire[21] ».

À défaut de disposer des contrats de mariage de tous les enfants de la famille de Claude Morin dit Langevin, un retour aux travaux de Stephen White permet d’en apprendre un peu plus sur les liens avantageux tissés par les unions et même les baptêmes. D’abord, le mari de Madeleine, Louis Lagroix, est un négociant résidant à Louisbourg mais natif de Québec[22]. Il est donc permis de croire qu’il entretient, avec des correspondants de la capitale de la Nouvelle-France, des liens d’affaires dont son beau-père et ses beaux-frères peuvent tirer avantage. On sait aussi qu’un de ces derniers, Jean-Baptiste (de Fonfay) Morin, exerce les fonctions royales de garde- magasin et de notaire royal. Son frère Antoine[23], troisième de famille, dont je parle amplement plus loin, épouse Catherine Laborde, fille de Jean, à Québec en janvier 1749, soit peu avant son retour à l’Île Royale. Le troisième fils, Claude-Joseph, né en 1724, dont j’ai déjà parlé, a le privilège d’avoir pour parrain le marchand- bourgeois Joseph Lartigue, qui exerce les fonctions de conseiller au Conseil supérieur de l’Île Royale. À noter que les trois frères Lartigue, soit Dominique, Joseph et Pierre, sont tous actifs dans le commerce à Plaisance et ont eu maintes occasions de connaître Claude Morin avant le déménagement à l’Île Royale[24].

Quant à Marguerite Morin, née en 1726, elle peut, tout comme Claude-Joseph, se targuer d’avoir un parrain prestigieux en la personne du marchand-bourgeois Michel Daccarrette[25]. Sa sœur Louise, elle, épouse Louis Jouet, natif de La Rochelle et capitaine de navire. Le parrain de Guillaume Morin, lui, n’est pas moins connu; il s’agit de Guillaume Delort, lui aussi conseiller au Conseil supérieur à Louisbourg[26]. Enfin, la plus jeune de la famille, Marie-Josèphe, a elle aussi un marchand-négociant comme parrain, soit Jean-Baptiste Morel, et sa marraine est l’épouse d’André Carrerot, conseiller au Conseil supérieur.

À la lumière des liens tissés par le biais des baptêmes et des mariages de ses enfants, il devient facile de constater que Claude Morin réussit à se construire un réseau d’influences somme toute intéressant. Il a ainsi accès à la fois aux grands du commerce et du pouvoir civil dans la colonie. Cette proximité joue sûrement de manière favorable dans ses activités financières, dans les nominations de ses fils à des charges royales au sein de l’administration coloniale et peut-être même lorsqu’il se présente devant la justice[27] . Toutefois, ces liens privilégiés ne mettent pas Claude complètement à l’abri des contrecoups de certains litiges auxquels il se trouve mêlé, et ce, autant à Louisbourg qu’à Plaisance.

Claude Morin, hommes d’affaires et de litiges dans ses relations commerciales!

La baie de Plaisance, à Terre-Neuve, est fréquentée par les pêcheurs basques dès 1564 et, vers la fin du 16e siècle, plus de 50 morutiers basques y jettent l’ancre chaque année[28]. Mais ce n’est qu’à compter des années 1640 que la France songe sérieusement à y établir une présence permanente, imitant ainsi l’Angleterre, qui installe alors des colons sur la côte nord-est de Terre-Neuve. Il faut cependant attendre jusqu’en 1662 pour que s’organise une véritable expédition composée de colons et d’une petite garnison. Ces colons deviennent peu à peu ce qu’on appelle ensuite des habitants-pêcheurs. En 1687, la côte française compte près de 21 lieux de pêche, dont au moins une dizaine abritent quelques habitants permanents et saisonniers. La capitale, Plaisance, possède sa propre petite société coloniale comprenant le gouverneur, des officiers d’épée et de plume, des commis et une garnison. Cette dernière veille sur la sécurité d’une modeste population d’habitants- pêcheurs et de quelques milliers de pêcheurs-engagés métropolitains durant la saison de pêche d’été, soit de mai à septembre.

De ces habitants-pêcheurs émerge progressivement une petite élite de notables qui pratiquent également le commerce et la course, en plus de cumuler certaines charges royales[29]. Les plus dynamiques d’entre eux adhèrent même au réseau commercial de l’Amérique française avec Québec, l’Acadie et les Antilles. Les plus connus sont Charles Mahier, Jean de Jaldaye, les Delasson, les Lartigue, les Carrerot et les Daccarrette. La population de Plaisance demeure toutefois minuscule, passant de 73 personnes en 1670 à guère plus de 265 en 1710[30]. Selon le greffe de Plaisance, 29 habitants sont qualifiés de marchands résidents entre 1700 et 1714 et un bon nombre migrent à l’Île Royale en 1713[31].

C’est donc dans cette société terre-neuvienne que Claude Morin amorce sa carrière d’hommes d’affaires, avant de la poursuivre à Louisbourg à compter de 1714. Les documents examinés permettent d’en apprendre davantage sur les rouages commerciaux dans lesquels évolue Claude, dont un grand nombre de litiges entre lui et d’autres entrepreneurs. La première trace de son passage à Plaisance date de juin 1705, lorsqu’il loue de Catherine Carrerot, épouse d’Antoine Lamontagne, une maison et un jardin à raison de 150 livres. Carrerot se réserve néanmoins l’usage d’une chambre. À noter que l’entente se concrétise en présence de deux marchands de Plaisance, soit Dominique Dadaupe et Pierre Lamotte[32]. On ignore pendant combien de temps Morin se contente d’être locataire, mais une chose est certaine, il devient propriétaire en septembre 1711, lorsqu’il achète une maison du tailleur d’habits André Dechaume pour 200 livres. Morin est alors qualifié de marchand- habitant. Encore là, Dominique Dadaupe est témoin, cette fois avec Pierre Lelarge[33].

Comme l’historiographie l’a amplement démontré auparavant, les marchands du 18e siècle connaissent bien les litiges, les contestations et les protêts de toutes sortes. Jacques Mathieu illustre parfaitement le cas classique des contestations de lettres de change. Les marchands demandant le paiement de marchandises de cette façon doivent s’assurer que la lettre « ne serait pas retournée à protêt, ce qui avait pour conséquence d’attirer un mauvais crédit, sans compter les retards et les frais de justice[34] ». D’ailleurs, à Plaisance même, la société de Lasson le jeune et de Daccarrette prend de telles mesures à 24 reprises pour se faire rembourser des dettes entre 1705 et 1713. En contrepartie, de 1709 à 1714, ces deux marchands font l’objet d’au moins 10 poursuites[35].

Il n’est donc pas surprenant que Claude Morin ait lui aussi à vivre ce genre de situations. Ainsi, de 1711 à 1714, il fait l’objet de trois protêts déposés contre lui par le marchand Guillaume Delort. Mais en réalité, Morin partage le sort de quatre autres habitants de Plaisance confrontés aux mêmes obligations, soit Pierre Lelarge, Dominique Dadaupe, le sieur de Bellefeuille et René Peré. À leur quatre, ils doivent un montant total de 135 quintaux de morue à Daniel Japie (?), représenté à Plaisance par Guillaume Delort[36]. Morin semble avoir reçu un premier avertissement à cet égard dès 1711[37].

Le même Delort revient à la charge en 1714, cette fois à titre de représentant de Pierre Zadoy (?), qui réclame un remboursement de 211 livres de Morin. Delort et Morin sont alors tous deux qualifiés de marchands-habitants. Dans cette affaire, un des endosseurs de Morin est Georges de Lasson le jeune, lui aussi habitant-marchand de la colonie. Le billet que devait rembourser Morin était expiré[38]. Enfin, en 1713, survient un litige entre associés lorsque Pierre Alain de Lamotte dépose un protêt contre Morin et son beau-père, le sieur Jean Lamoureux dit Rochefort. Il semble que Lamotte soit alors insatisfait de la manière dont les relations d’affaires se déroulent dans l’exploitation du vaisseau la Madeleine. Ainsi, Morin tarde à déposer au greffe les documents exigés à la suite de la décision de Marc-Antoine LaForest, commissaire-ordonnateur, écrivain ordinaire de la Marine et bailli à Plaisance. En principe, ces documents doivent apporter un éclairage sur le fait que des marchandises de la cargaison de ce navire ont été saisies lors d’un voyage à Québec[39]. En dépit de ce contentieux, la relation entre Lamotte et Morin se poursuit à l’Île Royale.

En vertu du traité d’Utrecht de 1713, la France cède Terre-Neuve, l’Acadie et la baie d’Hudson à l’Angleterre, mais ne renonce pas à maintenir sa présence militaire et commerciale dans le golfe du Saint-Laurent. En 1712 déjà, Pontchartrain souhaite que Louisbourg devienne un entrepôt entre le Canada et les Antilles[40]. Ce qui est jusque-là connu comme le Cap-Breton devient l’Île Royale avec sa capitale, Louisbourg. Effectivement, l’Île Royale se révèle comme la plaque tournante militaire et commerciale privilégiée de la France en Amérique du Nord. En plus de la pêche, le cabotage permet de faire fructifier des échanges commerciaux avec Québec, l’Acadie, les Antilles, la France et même la Nouvelle-Angleterre[41] . Les anciens habitants-pêcheurs et marchands de Plaisance qui s’installent à Louisbourg bénéficient de circonstances favorables. Des membres de ces familles occupent rapidement l’avant-plan des principales fortunes marchandes de la colonie, dont les Daccarrette, les Lartigue, la famille Rodrigue, Antoine Paris, les Delort, etc. Les grands marchands de l’Île Royale entretiennent des relations commerciales étroites avec au moins 32 marchands de Québec en 1727[42] . En 1737, leur nombre atteint la cinquantaine. Quelques-uns se hissent au sommet de cette confrérie entrepreneuriale, dont la famille Daccarrette avec ses 34 chaloupes de pêche en 1726. Les marchands ayant le plus de succès deviennent très influents dans la colonie et monopolisent les charges publiques au Conseil supérieur à Louisbourg. En 1755, au moins 66 marchands sont actifs dans cette ville coloniale[43] . Les Morin, eux, n’apparaissent pas au sein de cette hiérarchie sélecte mais plutôt comme des notables de second ordre.

Le même système commercial existant ailleurs dans le monde colonial se perpétue à l’Île Royale, soit le démarrage d’un « circuit complexe de correspondants s’échangeant des informations, s’occupant de la vente des produits de leurs correspondants, répondant aux commandes, etc.[44] ». De toutes les colonies françaises d’Amérique, Greer estime que c’est à l’Île Royale que les marchands et les habitants exercent la plus grande influence sur le gouvernement[45]. Cela ne veut pas dire pour autant qu’administrateurs et négociants s’opposent. Au contraire, « les deux groupes partagent des intérêts communs, les officiels participent aux entreprises de pêche et de commerce[46] ». La centaine d’habitants-pêcheurs de la colonie pratiquent leurs activités dans une industrie dont la valeur de la production annuelle se chiffre au- delà d’un million de livres[47].

C’est donc dans cette société que Claude Morin et sa famille tentent un nouveau départ. En plus de ses fils Jean-Baptiste et Antoine, il est alors père de deux filles, soit Marguerite et Josette. Les données des recensements de Plaisance et de l’Île Royale permettent de constater qu’à titre d’employeur Claude Morin n’est jamais au haut de l’échelle. Ainsi, en 1711 à Plaisance, il n’a qu’un seul pêcheur à son service et, une fois à Louisbourg, le nombre de ses engagés se chiffre à six en 1716, à deux l’année suivante, encore à deux en 1719, à trois en 1724; il emploie quatre domestiques en 1726 et deux en 1734. Il semble plutôt opter pour l’occupation d’aubergiste à compter de 1724, en plus d’autres activités économiques dont celles de boulanger et d’habitant-marchand en 1726[48].

À partir de 1723 à Louisbourg, le titre d’aubergiste apparaît de manière plus fréquente dans les documents de l’administration coloniale et, selon le recensement de 1724, quelques individus sont aussi qualifiés de cabaretiers. Ainsi, entre 1713 et 1758, Proulx estime qu’au moins 90 personnes portent le titre d’aubergiste ou de cabaretier à un moment ou à un autre[49]. Il semble que la carrière d’aubergiste de Claude Morin s’étende de 1722 à 1744.

Quoiqu’il ne soit pas possible d’établir avec justesse le statut de Morin parmi la communauté d’affaires de Louisbourg, les documents disponibles laissent croire qu’il est très actif. Par exemple, on sait que, dès 1716, il est en société avec son beau-père, Jean Lamoureux dit Rochefort, dans l’exploitation du bateau la Madeleine, peut-être le même bâtiment que Morin possédait déjà à Plaisance? Tout comme Morin, Jean Lamoureux dit Rochefort est lui-aussi actif dans la milice, mais à titre de major alors que Morin détient le rang d’aide-major. Les deux associés engagent alors François Chevalier pour commander leur vaisseau dans le cadre d’un voyage à Québec « et autres îles où bon leur semblera, ou pour faire la pêche à la morue ». Le contrat est effectif du premier mai à la fin d’octobre, à raison de 70 livres par mois, et permet à Chevalier de bénéficier d’un « tonneau de fret en allant et en revenant dud Québec[50] ». Cela signifie que Chevalier peut utiliser cet espace pour sa propre cargaison.

En se basant sur les volumineuses archives judiciaires existantes pour l’Île Royale, il est permis de croire que les habitants de Louisbourg font appel à la justice plus souvent que le citoyen ordinaire actuel. Selon Kenneth Donovan, « [i]f Louisbourg citizens were prepared to drag their neighbours into court for the least offence, justice must have been relatively inexpensive[51] ». Tout comme à Plaisance, Morin est impliqué dans de fréquents litiges à l’Île Royale, surtout entre 1717 et 1732, alors qu’une dizaine de cas concernent des sommes d’argent variables. Après le règlement de ces litiges, Morin doit verser un montant total de 8 774 livres à ses opposants. Toutefois, du moins avant 1745, on ne peut pas dire qu’il fait face à des inconnus puisque les migrants de Plaisance dominent le Conseil supérieur en détenant quatre des cinq postes de conseillers[52]. Dès l’automne de 1717, Morin, à l’instar de bien des négociants de l’époque, doit jouer serré pour tenter de retarder le versement d’un montant total de 561 livres pour remboursement de billets aux sieurs de La Boularderie et Dudemène Pineau. Dans les deux cas, c’est Pierre Alain de Lamotte qui est porteur de ces billets et c’est accompagné du greffier Lambert Micoin qu’il va exiger un remboursement chez Morin. Ce dernier formule essentiellement le même argument pour les deux protêts, soit qu’il « attendait d’un jour à l’autre le sieur Rogé et qu’aussitôt qu’il sera arrivé il payera lad somme  ». Mais Lamotte et Micoin interprètent sa réponse comme un refus de payer. À noter que deux témoins assistent à ces démarches, soit le maître canonnier Joseph Lefebvre et le « marchand habitant » Michel Daccarrette[53] . La présence de ce dernier peut être interprétée comme une confirmation du statut d’homme d’affaires de Morin à Louisbourg et de sa proximité du pouvoir financier et administratif. Dans les deux cas, Morin a l’option de rembourser en morue, en argent ou en marchandises.

Morin fait montre d’une stratégie beaucoup plus discutable dans l’affaire l’opposant à Charles Dauteuil. Ce dernier est alors ancré à Louisbourg avec son navire pour vente de la cargaison. Morin s’est préalablement engagé à acheter de Dauteuil six quarts de farine à 30 livres chaque, et six quintaux de pain à 15 livres le quintal. Ce sont du moins les chiffres figurant à un compte du 22 juin 1719. Mais en août, voilà que Morin tente de négocier ce montant à la baisse en invoquant le fait qu’il doit plutôt payer le prix moyen des effets vendus par Dauteuil durant son séjour à Louisbourg. On constate ici que Morin doit être bien renseigné sur les prix exigés auprès d’autres clients, dont Pierre Alain de Lamotte avec qui il semble transiger régulièrement. Mais Dauteuil a finalement gain de cause en obtenant que Morin lui verse la somme prévue, soit 270 livres[54].

L’année suivante, en 1720, Morin est en société avec Jean Monjeaud pour l’exploitation d’un navire. Ce dernier est capitaine en charge d’un vaisseau du roi. Là aussi, le bâtiment se nomme la Madeleine qui jauge 18 tonneaux. En juin, le fondé de procuration[55] de Monjeaud, Claude Joseph Demaret, entreprend des démarches « pour terminer le procès » entre Morin et Monjeaud devant l’amirauté. Pour y arriver, il faut d’abord solder tous les comptes des anciens associés. Ensuite, Monjeaud accepte de céder « toutes les parts et portions » qu’il détient sur le navire pour 400 livres. Morin accepte l’offre et paie en monnaie sonnante[56]. Il s’agit là d’une conclusion favorable à ce dernier puisque, en mai, Monjeaud exigeait plutôt 1 000 livres pour régler l’affaire[57].

Au début des années 1730, comme il l’a fait auparavant, Morin tente encore de retarder le paiement d’un billet de 139 livres au négociant François Prévost. Pour justifier le délai demandé, Morin explique qu’il a prêté un canot à un dénommé Misel pour son navire. Mais Misel aurait par la suite « fait échouer ce canot en très mauvais état en février sur la grave de cette ville  ». Morin ne veut donc pas rembourser Prévost avant d’avoir été dédommagé par Misel de la perte du canot en question. Mais encore une fois, le Conseil supérieur de Louisbourg rejette l’argument de Morin et le condamne à verser la somme demandée sans délai. En revanche, le Conseil encourage Morin à « poursuivre ses prétentions contre Misel par devant le lieutenant-général de l’amirauté pour lui être fait droit[58] ».

L’affaire financière la plus complexe impliquant Claude Morin est certes celle découlant d’une association existant entre les défunts Pierre Alain de Lamotte I et Jean Morin, « prétendu cousin » de Claude. Après le décès de Pierre Alain I et de Jean, des problèmes de succession mettent François Alain Lamotte et Claude dans l’embarras. De leur vivant, Pierre Alain de Lamotte I et Jean Morin sont en quelque sorte liés professionnellement puisque le deuxième est commis du premier. Pierre Alain I semble alors placer toute sa confiance en Jean. En effet, selon son testament, il « lui confie tous ses biens » et le désigne même comme « tuteur d’un pupille », soit Pierre Alain II. Quant à Claude Morin, son cousin Jean l’aurait nommé héritier bénéficiaire. Après le décès de Pierre Alain I, François Alain et Claude Morin deviennent respectivement tuteur et subrogé tuteur. Il semble cependant que François Alain et Claude ne gèrent pas convenablement la succession de Pierre Alain I. C’est pourquoi le Conseil supérieur de Louisbourg décide de s’interposer, en séquestrant les biens de la succession. Les arguments du Conseil pour expliquer cette décision sont formulés dans deux arrêts en 1725[59].

Une première mise au point formulée par le Conseil supérieur est que, selon le testament de Pierre Alain I, son pupille Pierre Alain II ne reçoit que les biens se trouvant à Louisbourg. Les autres biens sont destinés aux héritiers collatéraux en France et se chiffrent à 25 000 livres, dont le Conseil est en possession. Ce dernier a pris la responsabilité de payer les dettes du défunt à partir de la succession, et ce, autant à l’Île Royale qu’en France. Une deuxième mise au point révèle que, selon l’opinion du Conseil, Claude Morin n’a pas encore « prouvé sa parenté » avec « son prétendu cousin » Jean Morin. Finalement, la troisième mise au point constitue en quelque sorte une accusation contre François Alain et Claude Morin d’avoir tenté de s’approprier une bonne partie de la succession et de « donner ensuite à l’enfant et pour comptant toutes les dettes les plus véreuses ». C’est à cette conclusion qu’en arrive le Conseil après avoir mandaté monsieur Demery fils pour examiner les registres de comptes en présence du tuteur et du subrogé tuteur.

Claude Morin ressent les effets de la décision du Conseil dès l’année suivante. En effet, à l’automne de  1726, il se dit incapable de payer un billet de 376 livres à Charles LeRoy « parce qu’il n’est pas en possession des livres de sa succession, qui sont déposées au greffe par arrêt du Conseil supérieur[60] ». Il semble donc que Morin n’ait pas été en mesure de convaincre le Conseil qu’il est l’héritier légitime de la succession de son « prétendu » cousin Jean! Ou peut-être est-ce le contraire, étant donné qu’il y a une deuxième composante rattachée à cette affaire de succession. En effet, il faut dresser un bilan des comptes relativement aux affaires ayant eu cours entre les défunts Pierre Alain I et Jean Morin de leur vivant. Il en revient donc aux héritiers de fermer le dossier des affaires financières. À la lecture des deux documents notariés rédigés le 9 décembre 1726, on en arrive à la conclusion qu’une fois les comptes soldés Claude Morin doit verser 5 988 livres à Pierre Alain de Lamotte II[61].

Sans doute dans l’espoir de se refaire financièrement, Claude Morin déploie des efforts pour collecter des dettes non remboursées envers son défunt cousin Jean. Par exemple, le 5 octobre de cette même année 1726, il réclame à Robert Gosselin, habitant de la Baleine, à l’Île Royale, l’équivalent de «  22 quintaux de morue marchande contenue en son billet du 14 juin 1723  ». Il effectue cette démarche «  en qualité d’héritier bénéficiaire » de feu Jean Morin. Gosselin, pour sa part, émet un prétexte plutôt commun dans une colonie comme l’Île Royale pour retarder le paiement, soit « une très mauvaise pêche et il demande un délai jusqu’à l’année prochaine (1727) ». En plus de la morue et des intérêts accumulés, il doit également verser 13 livres pour payer le jugement[62]. Un peu plus tard, en novembre, Claude obtient également gain de cause contre Jacques Cadoux, représentant le sieur Mandret, de Bordeaux, pour le remboursement d’une somme de 171 livres[63]. Bien que Claude décède en 1755, il est encore visible dans les archives notariales et judiciaires de Louisbourg. D’abord, dans une requête non datée, il demande au Conseil supérieur d’ordonner à son voisin le sieur Lucas de «  rehausser et crépir la cheminée de sa maison et recouvrir sa toiture conformément au règlement de police, pour éviter le danger d’incendie[64] ».

On connaît peu de choses sur la fin de vie de Claude Morin. Toutefois, en 1755, il semble être à La Rochelle lorsqu’il engage le domestique Jean Chausset pour trois ans à 40 livres par année. Ce dernier, natif de la paroisse de Surgères en Aunis, n’est âgé que de 14 ans. Claude est toujours désigné comme négociant de Louisbourg et se trouve à bord du navire L’Heureux, en partance pour l’Île Royale[65]. On sait également qu’il figure à deux reprises à titre d’estimateur lors des inventaires après décès de deux autres marchands de l’Île Royale, soit J.-G. Preville et René Herpin[66].

Au moins trois fils de la famille Morin ont laissé des traces archivistiques permettant de dresser un bref profil de leur carrière. D’abord, Jean-Baptiste entre au service du commissaire-ordonnateur de Louisbourg en 1737 et sert à titre de commis aux ordres d’André Carrerot[67] jusqu’à la première chute de la forteresse, en 1745. Comme plusieurs autres déplacés de Louisbourg à Rochefort, dont son frère Antoine, il tente de rester près du pouvoir[68]. C’est ainsi qu’il devient employé par l’administration de l’arsenal. De retour à l’Île Royale en 1749, il prend du galon en devenant notaire royal et greffier du Conseil supérieur, poste qu’il occupe jusqu’en 1753. Jean-Baptiste et Antoine Morin se sont apparemment fait quelques ennemis en affaires, car ils sont accusés de « vendre au gouvernement les marchandises de leurs amis[69] ». Les Morin, à l’image de Cadet[70] au Canada, agissent donc aussi à titre de munitionnaires entre 1737 et 1757[71]. Il demeure cependant difficile de prouver que leurs méthodes s’avèrent plus douteuses que celles en usage à l’époque chez d’autres commerçants de l’Atlantique français. À nouveau, en 1753, des marchands de Saint- Malo prétendent que les Morin et leurs associés Jean Laborde et Nicolas Larcher vendent « illégalement à des marchands britanniques » et coupent « ainsi des prix aux dépends des marchands français[72] ».

Du côté d’Antoine, sa carrière de fonctionnaire royal semble débuter pour de bon en septembre 1744, lorsque François Bigot, ordonnateur à l’Île Royale, l’embauche au bureau de contrôle sous les ordres du contrôleur Antoine Sabatier[73]. L’année suivante, après la première chute de Louisbourg que nous avons évoquée plus tôt, Antoine se retrouve à Rochefort, où il exerce ses fonctions[74] . En 1746, toujours rattaché au bureau du commissaire-ordonnateur Sabatier, il poursuit son travail sur les dossiers financiers de l’Île Royale. Morin semble alors affecté à la gestion de l’escadre du duc d’Anville, dont il est chargé de gérer la caisse de l’Île Royale et d’assurer la comptabilité. En 1747, Fresort remplace Sabatier à titre de contrôleur et Morin doit « rendre les contrôles des comptes du trésorier ». L’année suivante, par ordre de la couronne, il s’embarque à Rochefort sous les ordres de François Bigot, devenu intendant du Canada, et se voit confier la tâche d’écrivain de la Marine en Nouvelle-France. Il demeure au moins un an à Québec, sous les ordres du contrôleur Jean-Michel Bréard[75].

En juillet de l’année suivante, en 1749, Morin repasse à Louisbourg pour travailler sous les ordres de Jacques Prévost de La Croix, commissaire- ordonnateur[76]. Il exerce ses fonctions au bureau des troupes et des classes et s’occupe de gérer la boulangerie du roi. Ses responsabilités s’accroissent en 1753, lorsque la gestion de l’hôpital royal s’ajoute à celle de la boulangerie. Cette année- là, en l’absence de son frère Jean-Baptiste passé en France, il assume aussi les fonctions de garde-magasin du roi jusqu’en juin 1754. Il demeure en poste jusqu’en 1758, soit au moment de la perte définitive de l’Île Royale. C’est alors qu’il s’installe dans un bureau de l’État à La Rochelle pour mettre de l’ordre dans les comptes de l’Île Royale[77].

Antoine Morin : le commerçant à Louisbourg, 1749-1757

Comme nous l’avons largement évoqué auparavant dans ce texte, plusieurs hommes d’affaires coloniaux allient les fonctions royales et les activités économiques. Cette section se penche donc sur les activités, surtout commerciales, d’Antoine à l’Île Royale. Elle illustre fort bien qu’Antoine est lui aussi en mesure de concilier service de l’État et commerce pour accroître ses revenus et son prestige social. Comme à peu près tous les marchands ou négociants-fonctionnaires du Régime français, y compris ceux de l’Île Royale, Antoine Morin fréquente régulièrement le notariat de Louisbourg. Il revient dans plusieurs actes notariés à titre de procurateur général ou d’exécuteur testamentaire, sans oublier les ententes de location de maisons et de dépendances, les ventes de goélettes ou de terrains et, enfin, à titre d’associé dans une « tuerie » de loups marins aux îles de la Madeleine. En tout, on parle d’une quinzaine de documents dont le dépouillement nous renseigne passablement sur les activités commerciales de Morin.

D’abord, parmi ses activités commerciales, Morin agit comme représentant d’autres négociants, par exemple comme procurateur général de Josué Mauger en 1749[78] . Il n’y a rien de bien surprenant à cela puisque, à l’époque, l’acte de procuration est essentiel à la bonne marche des affaires[79]. Pour espérer jeter les bases solides d’un réseau d’échanges fiable, il est fondamental d’avoir un représentant dans les ports coloniaux de l’Atlantique et même en France[80]. La relation d’affaires avec Mauger est révélatrice, en ce qu’elle illustre fort bien l’ouverture commerciale des marchands et des négociants de l’Île Royale envers ceux d’origine anglaise. Dans ce cas-ci, Josué Mauger, négociant anglais de passage à Louisbourg en novembre 1749, choisit Morin pour son procurateur général. Ce dernier s’occupe ainsi de régler les affaires de Mauger avec des particuliers de l’Île Royale. Il semble bien que l’on parle ici de comptes en souffrance ou de recouvrement de dettes. Il gère aussi les navires et autres affaires de Mauger : s’entendre avec des créanciers et des débiteurs, recevoir des sommes d’argent, remettre des quittances ou des décharges. En cas de refus de paiement, Morin doit se préparer à plaider devant un juge, à faire exécuter des sentences ou des arrêts de même qu’à nommer ou à révoquer d’autres procurateurs[81].

Morin agit aussi un peu à titre de procurateur en 1755 lorsqu’il représente Pierre Degoutin, officier dans les troupes de la Marine, qui loue pour un an sa maison, cour et jardins « faisant face à la rue Dorléans » à Louisbourg, au marchand Jean-Pierre de Grégoire pour 700 livres. Entre autres responsabilités, Morin doit noter toute «  amélioration  » apportée à la propriété et s’assurer qu’elle sera aux frais de Grégoire. Ce dernier ne doit s’attendre à aucun dédommagement à la fin du bail[82].

Une autre fonction pouvant jouer un rôle important dans la bonne marche de certaines activités commerciales est celle d’exécuteur testamentaire, que Morin exerce à quelques occasions[83]. Cette fonction représente sans doute l’une des responsabilités qui découlent de la volonté des négociants de se rendre mutuellement service. Morin le fait en 1753 et en 1757 pour Jean Maurin et Mathurin Cendret. Ainsi, dans le cas de Maurin, Morin doit assumer les responsabilités de « reddition de comptes du défunt », décédé à Saint-Domingue. C’est Jacques Lapeyre, arrivé à Louisbourg sur la goélette La Parfaite, qui est l’autre «  exécuteur des effets alors existants en ladite île Saint-Domingue, appartenant à feu Maurin[84] ». Ce dernier semble en fait être associé avec Lapeyre dans la goélette La Parfaite. Le temps est donc venu pour les deux exécuteurs testamentaires de régler les affaires pendantes du défunt à l’Île Royale. On souhaite bien entendu éviter les « procès et contestations » qui peuvent toujours survenir lors de telles démarches. C’est sans doute pourquoi les deux hommes s’en remettent à des arbitres, soit Nicolas Larcher[85] et Jean Hiriart, deux négociants de Louisbourg. Ce sont finalement eux qui ont à régler toute contestation relativement aux comptes à payer ou à collecter[86].

C’est aussi à titre d’exécuteur testamentaire que Morin vend un terrain de l’îlot 22 à Louisbourg, cette fois selon les volontés du défunt Pierre-Jérôme Boucher[87], de son vivant ingénieur du roi et chevalier de Saint-Louis. Cette vente se fait au nom de Marie Catherine Dubois, veuve de Boucher, à Michel du Moncel, négociant, pour 6 000 livres. Feu Boucher a obtenu ce terrain le 20 novembre 1726 par commission, sur ordre de l’ancien gouverneur de Brouillan[88]. On parle ici d’une propriété de 9 360 pieds carrés, sur laquelle est sise une maison en « pierre et maçonnerie[89] ».

Dans le cas du défunt Mathurin Cendret, Morin se veut plus expéditif. À noter que Cendret était chirurgien major sur le vaisseau du roi Duc de Bourgogne. Ses dernières heures s’écoulent chez la veuve Julien Fizel, où le défunt a le temps de faire un testament le 6 juillet 1757. À titre d’exécuteur testamentaire, Morin veut bien s’occuper de la sépulture, « y étant engagé par les raisons que la religion et les mœurs inspirent ». Mais il se désengage de « l’exécution du testament », bref de la régie et de l’administration des biens du défunt, en invoquant le manque de temps attribuable à «  ses nombreuses affaires  ». Il abandonne la succession «  à qui il appartiendra[90] ».

Dès 1749, Morin est passablement actif dans ses activités commerciales. Cette année-là, à l’automne, « deux lettres de change lui ont été tirées » par un négociant de Québec. Le montant semble substantiel car, en mars, il emprunte 6 212 livres d’Antoine Lartigue, greffier de l’amirauté de Louisbourg, pour « payer en partie » ces deux lettres de change. Il s’engage aussi à rembourser Lartigue en juillet. Il semble toutefois que ce prêt n’ait pas été obtenu sans « la prière et considération » de Jacques Prévost, écuyer, contrôleur du roi, commissaire de la Marine et ordonnateur. Prévost s’est ainsi « rendu caution » pour Morin envers Lartigue[91]. Il est possible que ce prêt ait également aidé Morin à participer à un voyage d’approvisionnement du fort Chedaik (Shediac, dans le sud-est du Nouveau- Brunswick), en collaboration avec Lagroix, Boullot et Antoine Rodrigue[92]. À cette occasion, les provisions tirées des magasins du roi à Louisbourg sont embarquées sur la goélette l’Aimable Jeanne[93].

En bon entrepreneur qu’il est, Morin loue et vend des terrains et des goélettes, au même titre que d’autres marchands de sa génération dans l’Atlantique français. En 1752, il s’entend avec la veuve Catherine Dinan sur le bail d’une habitation située « à la fourche de deux ruisseaux qui forment le Ruisseau de Genier ». La veuve a encore avec elle ses enfants Michel et François Mouret. L’entente est valide pour cinq ans, entrant en vigueur 1er octobre 1752 et s’étendant jusqu’en septembre 1757. Morin doit toutefois faire construire tous les logements nécessaires, y compris les granges et autres lieux dédiés à la garde des bestiaux. Qui plus est, il doit fournir à la famille des rations du roi durant les trois premières années du bail, et ce, sans pouvoir en réclamer le remboursement. Il s’occupera aussi de nourrir les animaux. À partir du moment où l’habitation sera en mesure de générer des « profits », ils seront partagés entre Morin et Dinan. Pareillement, Dinan devra alors faire ce qu’il faut pour pourvoir à la subsistance de son petit cheptel. La famille Dinan doit aussi s’engager à faire la récolte du foin, mais avec l’aide d’une main-d’œuvre fournie par Morin. Tout excédent de foin, surpassant les besoins du cheptel de Dinan, reviendra à Morin[94]. Les volailles seront aussi partagées entre le « bailleur » et le « preneur », y compris les coûts de nourriture. Morin accepte de fournir la moitié du grain pour les volailles, en attendant que l’habitation en produise. Il doit également fournir, à ses frais, les outils servant à « labourer et défricher » les terres de l’exploitation durant toute la durée du bail. Il semble que Dinan, pour sa part, s’engage à mettre la terre de l’habitation en état d’être labourée. En cas d’embauche d’engagés, les gages et la nourriture seront à frais partagés entre Morin et Dinan. Finalement, la veuve peut exploiter un jardin longeant le ruisseau qui coule sur la propriété, dont elle conservera entièrement « l’usufruit[95] ».

En septembre 1751, Morin achète un terrain situé à la «  branche de deux ruisseaux qui composent la rivière qui tombe au Barachois ». Cette propriété a une histoire. À l’origine, ce terrain est concédé par les « gouverneur et ordonnateur » de la colonie au sieur Debourville, lieutenant du roi, qui le défriche et y bâtit des cabanes et un magasin. La propriété est ensuite vendue par lui et son épouse, dame Marianne Rousseau de Villegoin, au sieur Jean-Baptiste Morel le 20 novembre 1744. Morin dit bien connaître la propriété au moment de l’acheter de Bernard Paris[96], porteur de procuration de Morel, négociant de Louisbourg, et de son épouse, Marie-Reine Paris. Bernard Paris est capitaine du Saint-Sébastien et représente Morel, devenu résident de La Rochelle. La procuration rédigée par les notaires royaux Desbarres et Guillemot, de La Rochelle, est datée du 4 mai 1751. Le terrain mesure 1 200 toises de front sur 1 500 de profondeur et Morin l’obtient pour 1 200 livres, payables en deux versements au cours de l’année 1752[97].

Comme la majorité des négociants de Louisbourg, Antoine Morin s’intéresse au cabotage et n’hésite pas à vendre ou à acheter des petits navires destinés à naviguer le long des côtes et peut-être même plus loin. En septembre 1750, Morin vend la Catherine, de 60 tonneaux, à Jean Provost, négociant de Saint-Domingue, au prix de 9  500 livres. L’entente comprend bien entendu «  tous les agrès et apparaux, ustensiles » et même un canot[98]. Deux ans plus tard, en 1752, il vend maintenant le Saint-Joseph, de 80 tonneaux, à Pierre Rodrigue, également négociant de Louisbourg, pour 6 500 livres[99]. Mais dès 1753, pour 1 500 livres, Morin achète un autre navire du même nom (25 tonneaux) de Charles Lasigne, procurateur d’Antoine Pascaud à La Rochelle[100].

En fait, Morin connaît bien Pascaud, avec qui il est associé dans une entreprise de chasse aux loups marins aux îles de la Madeleine en 1751 et en 1752. Morin embauche alors Joseph Arsenault, de Malpèque, et Jacques Haché dit Gallant, de Tracadie, deux Acadiens de l’Île Saint-Jean, pour « faire la tuerie des vaches marines et loups marins sur la concession accordée au dit Sieur Pascaud  ». Les deux Acadiens doivent fournir deux bateaux pour transporter sur les lieux de chasse les chaudrons, chaudières, barriques, vivres et ouvriers, bref tout ce qui est alors nécessaire à ce genre d’entreprise. Si les engagés ne peuvent commencer leurs activités aux îles à l’automne de 1751, ils doivent le faire à Malpèque et se rendre ensuite aux îles au printemps de 1752. Arsenault et Haché-Gallant doivent recruter de 12 à 15 hommes, qu’ils logent à leurs frais sur les lieux de travail. De son côté, en plus de 10 barriques de biscuits, Morin fournit les chaudrons, les barriques, un quintal de poudre à fusil, 150 livres de balles de plomb, deux barriques de mélasse, six haches anglaises et 25 couteaux à trancher. Il peut aussi décider de payer un homme pour « veiller sur le bien et intérêt de Pascaud afin que rien ne soit détourné de ladite tuerie  ». S’ajoute à cela l’embauche d’un tonnelier pour «  rabattre et raccommoder les barriques et autres futailles », qui est rémunéré au trois quarts par Morin et l’autre quart par Arsenault. En ce qui a trait au partage des revenus, « les huiles, dents (défenses) et peaux sont divisées en égales portions », soit la moitié à Arsenault et l’autre à Pascaud, représenté par Morin. Pascaud et Morin détiennent le privilège d’achat au prix en vigueur à Louisbourg, ou encore ils conviennent d’un prix ensemble. L’entente est valide pour trois ans, soit jusqu’en 1755[101].

En l’absence de livres de comptes permettant d’en connaître davantage sur les transactions de Claude et d’Antoine Morin, il demeure plutôt difficile de se prononcer sur leur seuil de rentabilité. Néanmoins, la durabilité de leurs activités constitue un indicateur positif de la santé de leur commerce[102]. De plus, à la lecture des noms des personnes qu’ils fréquentent socialement et administrativement et avec lesquelles ils font affaire, on constate facilement qu’ils fraient avec l’élite négociante et administrative de la colonie. Toutefois, les archives ne permettent pas de savoir si Antoine Morin continue d’être aussi actif en affaires à Saint-Pierre et Miquelon qu’à l’Île Royale à compter de 1764. Il est donc fort possible que la chute de Louisbourg, en 1758, ait bel et bien mis fin à ses activités commerciales. On sait qu’il figure sur une liste d’habitants détenteurs d’un établissement à Saint-Pierre, mais il ne subsiste pas pour autant de traces d’activités de pêche ou de commerce de sa part au greffe de Saint-Pierre durant son séjour dans l’archipel. Il n’est cependant pas exclu qu’à l’instar d’un bon nombre d’habitants de Saint-Pierre il se contente de louer sa grave au lieu de l’exploiter lui-même.

Migration et continuité d’une présence dans l’Atlantique français après 1763

À noter qu’un de ses frères accompagne Antoine dans l’archipel, soit Claude- Joseph. Selon son dossier personnel[103], il s’est « rendu utile au service du roi » à l’Île Royale pendant et après le premier siège en 1745, en aidant ses deux frères aînés dans leurs fonctions. Ce n’est toutefois qu’à compter de 1757 qu’il reçoit des appointements «  fixes  » à titre de responsable de trouver des places dans des hôpitaux pour les malades de l’escadre commandée par Emmanuel-Auguste de Cahideuc, comte Dubois de Lamotte. Il semble toutefois que les labeurs découlant de cette responsabilité « le réduisirent à la dernière extrémité ». Lors du siège de 1758, il est également assigné à répondre aux besoins de l’artillerie.

Comme le révèle l’historiographie d’Ancien Régime, les archives des ministères, dont celui de la Marine, foisonnent de lettres de recommandation en faveur de protégés en quête d’une promotion ou d’une pension royale. Sans favoritisme et sans liens d’amitié, bien malin celui qui pouvait espérer obtenir un brevet, une promotion ou encore une pension. Dans une sorte de « hiérarchie des soutiens », on note les ministres, les grands commis, la noblesse, les officiers supérieurs de la Marine et des colonies et, enfin, les administrateurs subalternes[104]. C’est à ce palier inférieur qu’Antoine Morin trouve ses appuis dans ses requêtes de promotion et de pension auprès de la Marine. Les travaux de Mouhot sur le sort des réfugiés acadiens dans les ports français permettent de contextualiser le passage d’Antoine Morin et de son frère dans l’archipel. Dans les ports de France, les officiers civils et militaires en provenance du Canada, de Louisbourg et de l’Île Saint-Jean, y compris leurs familles, attendent la fin de la guerre avant d’être réaffectés ailleurs pour reprendre du service. Les officiers civils sont «  réaffectés un peu plus rapidement, surtout outre-mer ». Ces deux groupes ne reçoivent pas de secours mais plutôt une demi- solde[105]. À noter que les travaux d’Hodson illustrent eux aussi la capacité des réfugiés acadiens de négocier le maintien de leur solde, mais aussi d’avoir leur mot à dire dans le sort que leur réserve la couronne et ses projets de colonisation après 1763 dans l’Atlantique français[106].

À partir du moment où il arrive dans l’archipel, Antoine Morin poursuit deux objectifs de sollicitation auprès de ses supérieurs, soit l’obtention de promotions et ensuite d’une pension. Dans ces démarches, il met de l’avant à la fois ses années de service auprès de l’administration coloniale ainsi que sa situation financière précaire due au fait qu’il a la charge de sa fille et de deux de ses tantes. Morin ne fait pourtant qu’imiter les nombreux officiers militaires ou de plume qui sollicitent continuellement des promotions ou des pensions à la couronne. L’historiographie comprend d’ailleurs maints exemples d’actions menées en ce sens[107]. Bien qu’il y ait moyen d’en énumérer plusieurs, on n’a qu’à penser à la situation des Français du Canada retournant en France après la guerre de Sept Ans. Par exemple, la garnison de Louisbourg se retrouve à Rochefort, où les hommes qui la composent, dépossédés de leurs biens par la défaite, ne touchent aucune compensation particulière quoiqu’ils conservent leur pleine solde. Il n’en demeure pas moins que la majorité d’entre eux est fortement endettée[108]. Finalement, en 1783, le roi augmente les pensions versées à d’anciens résidents de l’Amérique du Nord, surtout des «  officiers d’épée, d’administration et de justice[109] ». D’après Josette Brun, les autorités de la Nouvelle-France se montrent souvent sensibles au bien-être des « veuves et serviteurs de l’État en leur accordant une aide financière[110] ».

En novembre 1764, Jacques-François Barbel, commissaire-ordonnateur de la Marine à Saint-Pierre et Miquelon (1758-1788), choisit Antoine Morin pour le poste de contrôleur de la Marine dans l’archipel et « en rend de très bons témoignages ». Il demande pour Morin un salaire de 1  200 livres (appointements), en plus d’un logement et du bois pour chauffer son bureau[111]. Dans une correspondance de mars 1765, Étienne-François, duc de Choiseul, confirme la nomination de Morin et son salaire, mais refuse de lui fournir le logement et le bois de chauffage[112]. Son frère Claude-Joseph, lui, possède un établissement, est nommé garde-magasin de la Marine en 1774 et le demeure jusqu’au 15 septembre 1778, au moment de la prise de l’archipel par les Anglais. Il perd alors son habitation de pêche, y compris sa maison et la majeure partie de ses effets. En décembre 1778, il semble être à La Rochelle et souhaite obtenir « en retraite une pension convenable et le grade de sous- commissaire des colonies[113] ».

Dès 1766, François-Gabriel d’Angeac[114] et Alexandre-René Beaudéduit (commissaire-ordonnateur de la Marine), servant tous deux dans l’archipel, appuient la demande d’Antoine Morin, qui sollicite à la fois les brevets de sous-commissaire, de contrôleur et d’écrivain de la Marine[115] . Beaudéduit revient à la charge en mars 1770, avec sensiblement les mêmes demandes. Cette fois, il fait valoir les 26 ans de service d’Antoine et demande aussi des faveurs pour Sébastien-Louis Bertin, alors commis aux expéditions[116]. Ces demandes sont partiellement exaucées lorsque Antoine obtient son brevet de sous-commissaire de la Marine et des classes, en plus de demeurer contrôleur[117].

Le contenu du dossier personnel d’Antoine Morin à titre de serviteur de l’État couvre la période s’étalant de 1764 à 1784, soit les 20 dernières années de sa vie. On y trouve plusieurs pièces de correspondance, dont la majorité s’avère être des lettres qu’il achemine au ministre de la Marine et à ses subalternes. Certains personnages haut placés sont ainsi bien informés des requêtes d’Antoine, dont Étienne François, duc de Choiseul, Charles-Eugène Gabriel de La Croix, marquis de Castries, Jacques Necker ou encore Antoine de Sartine. Au terme de sa vie, Antoine aurait ainsi consacré près d’une quarantaine d’années au service royal à titre d’activité d’appoint à ses occupations commerciales, du moins durant son séjour à l’Île Royale. Durant sa résidence dans l’archipel, c’est à coups de suppliques et de sollicitations incessantes qu’il réussit à obtenir d’abord des charges royales : ordonnateur en 1764, sous-commissaire de la Marine et des classes en 1770 et, enfin, contrôleur de la Marine en 1783. Son salaire annuel, lui, passe progressivement de 1 200 à 1 800 livres; en 1785, année de sa mort, il reçoit enfin une pension se chiffrant à 1 500 livres. Sa fille Louise, à la suite de demandes répétées auprès de la Marine, obtient finalement la continuité de la pension de son défunt père pour elle et deux de ses tantes, Marguerite et Josette. Le montant de leur pension se limite d’abord à 250 livres, avant d’être bonifié à 550 livres.

À l’image de ses contemporains, les requêtes rédigées par Antoine respectent un modèle assez conventionnel : quelques flatteries envers le ministre, des complaintes relatant les misères et les épreuves vécues au cours de cette longue carrière dévouée au service royal, des demandes de promotion et d’augmentation de salaire et, en fin de carrière, l’espoir d’obtenir une pension viable. À noter que les requêtes d’Antoine incluent souvent celles de son frère Claude-Joseph. En outre, sans doute fidèle au modèle stratégique qu’il connaît, la correspondance de Morin est souvent précédée ou accompagnée de lettres favorables en provenance d’administrateurs en poste à Saint-Pierre et Miquelon, soit Jacques-François Barbel, François-Gabriel d’Angeac, Alexandre-René Beaudéduit ou encore le baron de l’Espérance. Ici et là dans toute cette correspondance, d’autres personnages sont mentionnés, dont Sébastien-Louis Bertin (commis aux expéditions dans l’archipel) ou encore le sieur Boucher (coursier à Saint-Pierre pour la Marine).

Conclusion

Le parcours de la famille Morin, surtout du père, Claude, et de son fil Antoine, illustre bien les stratégies des familles de Plaisance et de l’Île Royale, qui sont en mesure de se rapprocher des pouvoirs administratifs et financiers pour en tirer le plus d’avantages possible. Plutôt actifs en affaires et dans l’administration à l’Île Royale, Antoine et Claude-Joseph deviennent moins visibles à Saint-Pierre et Miquelon. Bien entendu, ils s’accrochent à leurs fonctions royales, qui leur fournissent un petit pécule et laissent présager l’espoir d’une pension de retraite de la couronne. Mes recherches en cours sur la population de Saint-Pierre confirment qu’ils possèdent chacun une habitation de pêche. Cependant, je ne suis pas en mesure d’affirmer s’ils l’exploitent ou se contentent plutôt de collecter des revenus de location. En fin de vie, devant en plus pourvoir à la subsistance d’une fille et de deux sœurs, on peut comprendre qu’Antoine persiste dans ses sollicitations auprès du ministère de la Marine pour bonifier sa pension et en obtenir une pour son frère Claude-Joseph.

Quoique les membres de la famille de Claude Morin soient plutôt des acteurs de second plan dans la bourgeoisie d’affaires de Plaisance et de l’Île Royale, il n’en demeure pas moins que leurs parcours collent au scénario tracé par l’historiographie de la Nouvelle-France. N’ont-ils pas contribué eux aussi à assurer la continuité de la présence économique, sociale et administrative française dans la région après 1763? N’ont-ils pas mis à profit des stratégies et la bienveillance royale pour assurer la survivance des membres de leurs familles face à des migrations forcées[118] ?

Ma recherche a mis de l’avant les liens existants entre les mariages stratégiques, les relations d’affaires et le cumul des postes publics de l’élite commerciale dans l’Atlantique français d’Ancien Régime. Même si la famille Morin n’est sans doute pas la seule à maintenir le cap en dépit des défis géopolitiques forçant des migrations à la suite de conflits impériaux, elle constitue un cas d’espèce incontournable. Le déploiement des stratégies mises en lumière dans la présente étude permet ainsi à cette famille d’asseoir sa continuité dans l’Atlantique français, et ce, même après 1763.

NICOLAS LANDRY