Article body

LES ANNÉES 1960 SONT un chantier de recherche investi de plus en plus par les historiens. On estime que le temps est venu de poser un regard critique sur cette décennie et d’esquisser des pistes d’interprétation. Les chercheurs débattent de la nature des changements survenus au cours de ces années. Ils se demandent si un esprit soixante-huitard s’est manifesté à l’extérieur de la France, s’il est possible de mesurer les changements survenus – c’est du moins l’un des objectifs poursuivis par les auteurs qui ont collaboré à New World Coming – et, enfin, comment le Canada a vécu l’expérience des années 1960. Pour reprendre les propos de Luc Ferry et Alain Renaut1, l’esprit du temps dans les années 1960, fondé sur les idées de transformation, d’ordre nouveau et de changement de structure, a-t-il eu un effet sur le Canada et le monde?[1]

Les ouvrages de Bryan D. Palmer – Canada’s 1960s: The Ironies of Identity in a Rebellious Era (Toronto: University of Toronto Press, 2009) – et de Karen Dubinsky et ses collaborateurs – New World Coming: The Sixties and the Shaping of Global Consciousness (Toronto: Between the Lines, 2009) – portent sur les idées de gauche comme force de transformation sociale. Ils s’intéressent aussi, même si ce n’est pas au cœur de leur démarche, aux résistances suscitées, souvent présentées comme des forces conservatrices. Ce conservatisme provient parfois des mouvements et organismes sociaux eux-mêmes. C’est le cas du mouvement des grèves sauvages déclenchées par des jeunes désireux d’obtenir de meilleures conditions de travail, mais aussi de contester une direction syndicale qui, selon eux, est soucieuse de préserver un ordre social et économique jugé désuet. Ce conservatisme se manifeste aussi dans le mouvement étudiant. En effet, les conditions d’étude et l’avenir professionnel préoccupent davantage les nombreux étudiants que les injustices sociales, les inégalités économiques, l’impérialisme, l’exploitation et le racisme.

Quelle est la contribution de ces ouvrages au débat sur la périodisation des années 1960? Dans le cas de l’ouvrage New World Coming, les 42 textes portent sur les années 1960, sans trop s’interroger sur le début et la fin de cette décennie. Dans son ouvrage, Palmer associe l’esprit du temps à la période 1960-1969. Il affirme que l’esprit du temps se termine avec la fin de la décennie, comme le démontre l’effritement du mouvement étudiant ou encore l’essoufflement du mouvement indépendantiste québécois.

Les points de comparaison entre ces ouvrages sont peu nombreux, compte tenu de leur nature fort différente. En fait, il est toujours difficile d’effectuer la recension d’un ouvrage collectif, particulièrement dans le cas de New World Coming. Dans ce dernier cas, les textes, d’abord présentés sous la forme de communications et d’interventions lors du colloque international sur les années 1960 tenu à l’Université Queen’s, à Kingston, en 2007, portent sur divers aspects des années 1960. Comme son titre l’indique, il s’agit d’embrasser le caractère mondial des années 1960. Par contre, Tina Mai Chen indique, dans l’épilogue de l’ouvrage, que la plupart des textes du recueil portent sur l’Amérique du Nord. Il n’y a que quelques textes sur l’Amérique latine et très peu sur l’Asie. Avec son constat, Chen ne formule toutefois pas un reproche aux organisateurs du colloque, ni à ceux qui ont réuni les textes dans l’ouvrage collectif. Au contraire, ce constat devient le prétexte pour s’interroger sur le caractère « universel » des années 1960. Donc, New World Coming a une saveur nordaméricaine.

Dans la courte introduction du recueil, les auteurs donnent le ton à leur approche. Ils veulent démontrer que le phénomène des années 1960 est global dans son action, dans ses sources de réflexion et sa détermination à passer à l’action, dans sa dissémination et ses conséquences pour les communautés, groupes et sociétés concernés. Les articles sélectionnés sont présentés dans quatre catégories : 1) Nation, Decolonization, Liberation, 2) Cultural Citizenship, 3) Mobilizing Bodies, 4) Legacies of the Sixties. Outre la volonté de capturer, au moyen de ces textes, le caractère éclaté et dans certains cas transformateur des années 1960, je salue la diversité de la nature des textes publiés. Ainsi, il y a des témoignages d’acteurs de l’époque, des analyses savantes, une entrevue avec un acteur du Red Power Movement et des tentatives de prospective, bien que cet aspect soit un peu sous-développé. Il faut signaler le fait que les articles du recueil sont courts, ce qui facilitera leur utilisation dans les salles de classe et les séminaires.

La diversité des sujets abordés dans ce recueil incite à nous demander dans quelle mesure les phénomènes étudiés se sont manifestés dans les autres sociétés. Bien que la problématique insiste sur le caractère transnational, plusieurs des articles adoptent un cadre national. Même si plusieurs auteurs insistent sur les liens et les influences internationaux sur les communautés locales et les sociétés nationales, peu d’auteurs ont adopté une approche comparative pour ainsi démontrer le caractère transnational des années 1960.

Au risque de choquer et de profondément décevoir les auteurs ignorés par cette recension, je pense ici aux excellents textes de Sean Purdy, de Jaime Veve et de Tity de Vries, pour ne nommer que ceux-là. Je signale malgré tout certains textes, notamment ceux qui portent sur le Canada. Le texte d’Ian McKay est en partie un témoignage raisonné sur sa jeunesse à Sarnia et une analyse de cette décennie. Sur ce dernier aspect, McKay insiste sur le caractère libérateur comme clé pour comprendre le phénomène des années 1960. Pour sa part, Gary Kinsman rappelle que la lutte de la Gendarmerie royale du Canada contre les homosexuels se poursuit dans les années 1960. Les homosexuels ne sont toutefois pas des victimes passives. Au contraire, certains d’entre eux développent des stratégies de résistance par rapport à cette répression. Colin McCullough pose un regard innovateur sur les missions de paix canadiennes. S’intéressant au cas du Congo, il démontre que les médias véhiculent des préjugés à l’égard de ce pays, présenté comme un endroit exotique, dangereux pour les femmes et où il importe d’empêcher les communistes de prendre le pouvoir. Kristin Ireland présente les résultats d’une recherche fascinante sur les individus qui demandent à l’État de les appuyer dans leur démarche pour changer de sexe. Ces gens se heurtent à l’interprétation de leur condition par les médecins, à qui il appartient de décider qui a droit à un tel traitement médical. Pour sa part, Lara Campbell pose un regard novateur sur les individus qui fuient les États-Unis et s’établissent au Canada. En s’intéressant aux immigrantes américaines, Campbell rappelle le rôle crucial de ces femmes dans la résistance à la guerre du Vietnam et dans la construction de communautés. Enfin, David Austin démontre le caractère transnational des années 1960 et, surtout, le rôle des ressortissants des Antilles dans le travail de conscientisation et de propagation de l’esprit transformateur associé aux années 1960 dans leur société d’accueil.

Quel est le bilan? Je soupçonne que les auteurs du recueil veulent démonter qu’il est difficile de présenter les années 1960 comme une série de manifestations qui se sont déroulées de manière similaire un peu partout dans le monde. L’esprit des années 1960 n’est pas un tout uniforme dont la construction idéologique repose sur les notions de contestation, de remise en cause, de tensions et de rendez-vous manqués avec un projet de société différent du libéralisme économique. Les années 1960 et l’esprit qui leur est associé se sont manifestés de multiples manières. Par conséquent, il faut utiliser plusieurs lunettes interprétatives pour comprendre comment l’esprit de cette époque a influencé les sociétés. D’ailleurs, il aurait été utile d’utiliser la dernière partie du livre pour y inclure davantage d’essais sur l’héritage de l’esprit des années 1960 pour les communautés, les groupes et les sociétés.

Si New World Coming offre de multiples perspectives sur les années 1960 et démontre la difficulté de synthétiser cette décennie, Palmer offre une tentative d’interprétation de ce qu’était la décennie 1960 au Canada. C’est un lieu commun d’affirmer que les années 1960 ont marqué le Canada. Par ailleurs, peu de chercheurs ont dépassé ce lieu commun pour préciser la nature des changements qui ont transformé le Canada, pour en analyser les causes, les conséquences et l’héritage. Dans le cas de Palmer, il privilégie la piste de la transformation de l’identité. Pour lui, les années 1960 enterrent la vieille identité britannique, fondée sur la célébration et l’exaltation des liens avec la mère patrie, la monarchie, le protestantisme, le conservatisme politique et amènent l’émergence d’une nouvelle identité dont les contours se préciseront toutefois au cours des décennies subséquentes. Ainsi, Palmer fait des années 1960 un laboratoire dans lequel différents projets de société, qu’il s’agisse des projets de société indépendantiste québécois, amérindien ou de la nouvelle gauche, s’affrontent et s’entrechoquent. Parmi ces projets de société, celui inspiré par les idéaux de la gauche connaît une popularité, du moins si l’on se fie aux débats qu’ils engendrent et aux multiples réactions provenant de divers secteurs sociaux de l’époque. Les années 1960 deviennent la clé pour comprendre le Canada contemporain, puisque c’est au cours de cette décennie que la nouvelle identité émerge. Dans sa conclusion, Palmer rappelle que les années 1960 enterrent l’ancienne identité. Par ailleurs, la nouvelle identité naît plutôt difficilement, et nous sommes encore encombrés par les débats des années 1960 qui ne sont pas résolus. Un des éléments de cette nouvelle identité est le bilinguisme officiel, ce qui ne fait cependant pas l’objet d’une analyse particulière dans l’ouvrage.

Palmer présente cette décennie tumultueuse dans un ouvrage divisé en quatre parties et dix chapitres. Les cinq premiers chapitres s’intéressent à l’action d’individus. Les premier et deuxième chapitres traitent de John G. Diefenbaker et de l’action de son gouvernement dans deux domaines particuliers : les politiques économique et étrangère. Ainsi, dans le premier chapitre, Palmer aborde le thème du développement économique et revoit les débats suscités par la dévaluation du dollar canadien en 1962. Les partis de l’opposition tirent profit de cette dévaluation, ce qui explique la débâcle du Parti conservateur, comme le révèlent les résultats de l’élection fédérale de 1962. À ce sujet, il aurait été utile de traiter de l’aspect québécois de la campagne électorale en s’intéressant au Crédit social et à son dirigeant, Réal Caouette. Le deuxième chapitre porte sur le rôle du Canada dans la communauté internationale dans le contexte de la guerre froide et de la dépendance économique à l’égard des États-Unis. Palmer s’intéresse aux débats sur la politique étrangère canadienne, notamment à l’égard du géant américain. Le dossier des avions Arrow et la présence de missiles nucléaires au Canada alimentent les débats politiques du moment. Ils posent également la question des rapports de dépendance du Canada à l’égard du géant américain, qui interpellent l’identité et la conception du nous canadien. Le troisième chapitre mentionne, notamment, l’affaire Munsinger tandis que le quatrième aborde le combat de boxe entre George Chuvalo, et Mohammed Ali. Ce quatrième chapitre devient le prétexte pour explorer la problématique des rapports entre les États-Unis et le Canada, mais surtout la problématique des rapports ethniques. Le cinquième chapitre porte sur deux hommes et leurs rapports avec les médias. Marshall McLuhan a décortiqué le langage des médias alors que Pierre Elliott Trudeau a su l’utiliser pour créer son image de politicien cool, de fraîcheur, de jeunesse et d’un individu en harmonie avec l’esprit du temps.

Trois des cinq derniers chapitres concernent la génération des années 1960, c’està-dire les jeunes, inspirés par l’idéologie de la nouvelle gauche et qui s’activent dans divers mouvements sociaux. Ces jeunes provoquent de nombreuses grèves sauvages dans le milieu du travail, s’agitent sur les campus, épousent le féminisme et le nationalisme de gauche qui se manifeste notamment dans les efforts du mouvement Waffle au sein du Nouveau Parti démocratique. Palmer se fait critique à l’égard de cette jeune génération. Dans le cas des travailleurs impliqués dans des grèves sauvages, il relève que ces jeunes luttent contre le capital et la direction syndicale, perçue comme conservatrice et soucieuse de protéger les rapports entre le capital, le travail et l’État providence. Si ces jeunes travailleurs, bouillants et militants, s’étaient alliés aux jeunes des universités, le projet de contestation sociale aurait fait de nombreux gains. Tandis que les médias de l’époque présentent ces jeunes comme faisant partie d’une génération tumultueuse et unanime dans ses revendications, son projet de société et ses rêves, Palmer reconnaît que ce n’était pas le cas. Ce sont souvent des minorités, certes bruyantes et mobilisées, qui s’agitent au sein de cette génération. Comme il l’écrit dans son chapitre sur la nouvelle gauche et son influence idéologique sur les mouvements étudiants, le quotidien et ce que Palmer qualifie de « mundane, material needs » (p. 305) préoccupent davantage les étudiants.

Dans son chapitre sur le Québec, Palmer ne s’attarde pas aux personnages marquants de la Révolution tranquille et il ne commente pas longuement le débat historiographique sur les origines et la nature de cette révolution. La première partie de son chapitre traite de l’action syndicale et de celle des intellectuels sous le régime duplessiste; puis, en 1960, les « floodgates opened » (p. 320), ce qui amène une transformation du Québec. Par la suite, le chapitre s’intéresse surtout aux notions de décolonisation et d’exploitation qui résonnent dans les écrits de Miron et de Vallières et inspirent des gens à l’action, notamment le Front de libération du Québec (FLQ). Le lecteur suit le développement du FLQ, mais aussi les efforts de répression auxquels est confronté le mouvement. Par ailleurs, il aurait été utile d’analyser la parole et l’action citoyennes. Les années 1960 amènent une mobilisation sur la question linguistique, mais aussi sur les rapports entre le Québec francophone et les communautés francophones des autres provinces et la reconfiguration de la symbolique identitaire. L’État québécois joue un rôle déterminant dans ce mouvement de réaménagement de la symbolique identitaire, mais ce processus se déroule également dans la société civile, comme en atteste la réorganisation des organismes sociaux et des syndicats. Il y a un important changement identitaire, comme en témoignent l’émergence et la dissémination du concept de Québécois. Enfin, l’ouvrage ne traite pas de l’agitation francophone hors Québec, notamment chez les Acadiens, qui articulent également un discours influencé par les notions d’exploitation et de subordination, ni des efforts de conscientisation qui teintent les revendications identitaires.

Le dernier chapitre analyse la situation amérindienne. L’auteur se demande comment l’esprit du temps dans les années 1960 a influé sur la perception que les Amérindiens ont d’eux-mêmes, sur leurs rapports avec les autres et l’État, sur leur capacité d’organiser leurs revendications et de les ancrer dans le discours de la décolonisation. Comme l’affirme Palmer, les années 1960 constituent une période de « self-discovery » et les Amérindiens développent de « new paths of opposition, demand, and protest » (p. 378). Le chapitre offre une description saisissante des conditions sociales et économiques des Amérindiens, des politiques étatiques pour encourager les Amérindiens à quitter les réserves, et de la redécouverte du « problème » amérindien avec le rapport Hawthorn et le livre blanc du gouvernement fédéral. Palmer souligne que le mouvement du Red Power n’est pas un mouvement instantané. L’activisme amérindien existait bien avant les années 1960, comme le démontrent les efforts de regroupement politique. Le Red Power alimente toutefois le militantisme amérindien, qui devient plus agressif dans ses actions et ses revendications, et contribue aussi à la reformulation de l’identité amérindienne. Par ailleurs, les mécanismes habituels de dialogue entre l’État fédéral et les communautés amérindiennes jouent à nouveau un rôle crucial dans la gestion de la question amérindienne dans les années 1970. Palmer souligne que la réalité autochtone a fait l’objet d’innombrables études depuis les années 1970. Cette réalité est toutefois liée à l’identité canadienne, surtout lorsque cette identité fait l’objet d’une reconfiguration symbolique, comme à l’époque des accords du lac Meech. L’opposition d’Elijah Harper démontre qu’on ne peut ignorer les Amérindiens lorsqu’on tente de transformer l’ordre constitutionnel, qui reflète également l’identité.

Si le fait français, limité surtout au Québec, fait l’objet d’une analyse qui privilégie l’action de la gauche et, notamment, du Front de libération du Québec dans l’ouvrage de Palmer, il est absent dans le recueil collectif. Qu’en est-il des provinces de l’Atlantique? Sont-elles incluses dans ces deux ouvrages? Elles ne sont pas au centre des analyses des articles réunis dans l’ouvrage collectif, et elles sont mentionnées occasionnellement dans l’ouvrage de Palmer.

Lorsque le lecteur clôt ces ouvrages, il s’interroge sur la manière dont l’esprit des années 1960 s’est manifesté. Si la piste de l’identité est à retenir, il faut également s’interroger sur les forces d’opposition auxquelles ont été confrontés les acteurs prônant le changement social. Comme le démontre la production scientifique sur les mouvements sociaux et la régulation sociale, il est bon d’analyser les causes des succès, mais aussi des faiblesses des groupes qui ont porté l’esprit du temps. Parfois, leurs insuccès s’expliquent par des facteurs internes. Par ailleurs, il faut également porter une attention aux forces qui s’opposent aux initiateurs de changement. Comme on le sait, l’État élabore une panoplie de stratégies et de programmes destinés à analyser ce qui se passait, mais aussi à coopter certains groupes et à s’opposer aux acteurs prônant le changement social. En outre, si les années 1960 sont un laboratoire pour comprendre nos sociétés actuelles, on ne peut les analyser sans jeter un regard sur les décennies précédentes. En terminant, lors de la campagne électorale pour la présidence française en avril 2007, le candidat Nicolas Sarkozy demandait d’en finir avec mai 1968, de tourner la page et de liquider son héritage. Ces deux ouvrages démontrent qu’il est beaucoup trop tôt pour en finir avec cette décennie, car on commence, du moins au Canada, à en faire un objet de recherche et d’analyse.