Article body

LE MOUVEMENT D’ÉMIGRATION vers les États-Unis qui touche les Maritimes de la Confédération à la Grande Dépression occupe une place centrale dans l’histoire économique et sociale de la région. Grâce aux travaux pionniers de Alan Brookes, William Reeves et Patricia Thornton, nous avons acquis une meilleure connaissance de la nature et de l’intensité de ce phénomène pendant la seconde moitié du 19e siècle.[1] Toutefois, l’interprétation des causes et des conséquences de ce mouvement migratoire est loin d’être chose réglée. Pour les uns, ces départs massifs sont le résultat des ratés et des inégalités du développement économique régional. Pour les autres, la ponction régulière d’une part significative de la population active pourrait avoir constitué un frein majeur à la croissance des provinces des Maritimes, privant ces dernières de forces vives qui auraient appuyé le développement de la région après la Confédération. Loin de s’apaiser, le mouvement d’émigration se poursuit avec vigueur dans les Maritimes pendant les trois premières décennies du 20e siècle. Il atteint même un sommet sans précédent durant les années 1920. Les historiens ont associé ce sursaut aux difficultés économiques qui frappent la région à la fin de la Première Guerre mondiale. Celles-ci se préparaient déjà de longue date, et provoquent une vive réaction de la part des élites politiques régionales.[2]

Si les aspects généraux de cette conjoncture sont bien connus, nous savons encore fort peu de choses des caractéristiques spatiales et socio-démographiques du mouvement d’émigration des Maritimes vers les États-Unis au début du 20e siècle. Cela tient en partie au fait que les données publiées offrent peu de prise pour une telle évaluation. En effet, les données du Bureau fédéral de la statistique et les recensements sont d’une utilité limitée lorsqu’il s’agit de mesurer les départs vers les États-Unis: trop souvent, il est impossible de distinguer les migrants originaires des Maritimes qui traversent la frontière de ceux qui ont pu s’installer ailleurs au Canada. Par ailleurs, les statistiques publiées par les autorités américaines ne sont guère plus parlantes, car elles ne donnent généralement pas la province d’origine des migrants canadiens. Pour obtenir une meilleure base de connaissance des origines et du profil des migrants, il fallait disposer d’une source qui permette de saisir tant les dimensions nationales et régionales du mouvement que les détails plus fins — et plus riches — des trajectoires personnelles et familiales. L’exploitation quantitative et qualitative des données tirées de l’Index to Canadian Border Entries to the USA[3] — une source mise récemment à la disposition des chercheurs — permet de réaliser ce type d’enquête.[4]

Selon toute vraisemblance, l’Index a été créé au début des années 1920, au moment de l’entrée en vigueur des nouvelles lois de l’immigration de 1921 et de 1924. Il s’agit en fait de la transcription sur fiche des informations contenues dans les manifestes (listes de passagers) qui étaient produits et déposés dans les postes frontaliers et dans les bureaux d’immigration des grandes villes canadiennes et américaines.[5] Instrument de référence administratif, l’Index permettait aux fonctionnaires de retracer rapidement la date et les circonstances de l’entrée d’une personne sur le territoire américain.[6]

Les informations portées sur les fiches d’immigrant sont d’une très grande richesse pour qui s’intéresse aux questions migratoires (Figure Un). L’essentiel des renseignements socio-démographiques, professionnels et même anthropométriques sont présents dans ces documents: âge, sexe, état civil, profession, langue, nationalité, origine ethnique, taille, poids, couleurs des cheveux et des yeux, etc. On y trouve les lieux de naissance, de départ (dernier lieu de résidence) et de destination des migrants, en plus de précieuses informations sur les personnes qui les accompagnent et qui leur servent de référence. D’autres indications de nature plus administratives complètent les fiches: date et lieu d’arrivée en sol américain, somme d’argent en poche, mode et titre de transport, raison et durée du séjour aux États-Unis, etc.

Figure 1

Figure Un : Exemple de fiche d’immigrant

Source: "Index to Canadian Border Entries to the U.S.A.", Records of the Immigration and Naturalization Service, Record Group 85, série de microfilms RG M1461, National Archives of the United States of America.

-> See the list of figures

Si l’on excepte l’utilisation ponctuelle que les généalogistes ont pu faire de l’Index, personne n’a jusqu’à présent exploité cette source dans le but d’obtenir une représentation globale du mouvement migratoire. Fort de l’expérience d’un premier sondage, limité à une vingtaine de bobines de microfilms et aux seuls migrants canadiens-français,[7] nous avons procédé à l’élaboration d’un nouvel échantillon qui s’est étendu sur l’ensemble des deux séries. La base de données de 42 600 enregistrements ainsi obtenue permet d’étudier, avec une variété de points de vue — pancanadien, provincial, régional, local et individuel — les caractéristiques et les itinéraires des migrants qui traversent la frontière canado-américaine de 1895 à 1952.[8]

S’agissant de fournir de nouvelles données sur le mouvement d’émigration des Maritimes, nous avons extrait de notre base de données toutes les fiches des Canadiens qui résidaient dans les provinces du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse et de l’Île-du-Prince-Édouard au moment de leur départ à destination des États-Unis.[9] Nous avons écarté de cette première sélection les fiches aux données incomplètes ou illisibles, inutilisables pour l’analyse. Bien que notre échantillon couvre plus d’un demi-siècle, il a fallu restreindre notre période d’observation aux années 1906-1930. En effet, l’enregistrement des Canadiens à la frontière américaine ne devient systématique et fiable qu’à partir des années 1905-1906.[10] Par ailleurs, la fermeture de cette même frontière aux Canadiens à partir de 1930 fait chuter dramatiquement le nombre de migrants, et par conséquent, le nombre de fiches de notre échantillon.

La présente analyse repose sur un groupe de 2 711 migrants originaires des Maritimes. Ceux-ci représentent 17,1 pour cent de l’ensemble des Canadiens présents dans notre échantillon pour la période 1906-1930. Selon toute vraisemblance, le corpus de données que nous utilisons présente des garanties suffisantes de représentativité. D’une part, nous n’avons décelé aucun biais majeur qui aurait pu affecter l’enregistrement des migrants en provenance des Maritimes (l’omission d’un poste frontalier, par exemple). D’autre part, la distribution des migrants reflète assez fidèlement la population moyenne de chaque province pour les années 1901-1931: Nouvelle-Écosse, 1 374 (50,7 pour cent); Nouveau-Brunswick, 1 059 (39,1 pour cent); Île-du-Prince-Édouard, 278 (10,2 pour cent). Notre échantillon reproduit aussi avec justesse la part de la population d’origine française de chaque province: 13,1 pour cent en Nouvelle-Écosse, 27,3 pour cent au Nouveau-Brunswick et de 14,4 pour cent dans l’Île-du-Prince-Édouard.[11]

Véritable constante de l’histoire des Maritimes pendant la seconde moitié du 19e siècle, le mouvement d’émigration vers les États-Unis ne ralentit pas pendant les 30 premières années du 20e siècle. Les chiffres disponibles montrent que, même dans un contexte de relative prospérité, les provinces maritimes contribuent de façon significative au mouvement d’émigration des Canadiens aux États-Unis. Utilisant les données tirées de sources diverses, Ernest Forbes évalue à 93 000 le nombre de personnes qui ont quitté pendant la période 1911-1920. Le volume des départs atteint de 120 000 à 150 000 personnes pour la décennie suivante, ce qui en fait la période d’émigration la plus importante de l’histoire des Maritimes.[12]

Parce que les données de notre échantillon portent sur l’ensemble du Canada, elles nous permettent à la fois de préciser et de mettre en perspective la chronologie du mouvement d’émigration des Maritimes vers les États-Unis (Figure Deux). Avant 1918, le mouvement des sorties de la région ne suit pas, ou fort peu, la progression ascendante des départs de Canadiens aux États-Unis. Cette situation est particulièrement flagrante pendant la Première Guerre mondiale. L’arrêt de l’immigration européenne durant cette période ouvre toutes grandes les portes du marché du travail américain aux Canadiens. Toutefois, les résidents des provinces maritimes ne semblent pas répondre avec empressement à cette conjoncture favorable. La période de prospérité économique qui résulte de l’économie de guerre contribue à retenir sur place la population urbaine et rurale de la région. L’année 1919 marque le début d’un meilleur synchronisme entre la courbe des départs de la région et celle de l’ensemble du Canada. Toutes deux présentent le même point culminant en 1923, le moment fort du mouvement de l’émigration canadienne aux États-Unis pendant la première moitié du 20e siècle. Ce parallélisme ne dure toutefois pas. Le décrochage rapide du nombre de départs qui s’amorce au pays à partir de 1926 tarde à se manifester dans les Maritimes: la courbe de la région ne fléchit que très lentement, et ce jusqu’à la fermeture de la frontière américaine en 1930.

La contribution significative des Maritimes au mouvement d’émigration des Canadiens vers les États-Unis pendant les années 1920 ressort avec encore plus de netteté lorsqu’on calcule la part des migrants de la région dans l’ensemble des départs canadiens (Figure Trois). Avant 1918, cette proportion est toujours inférieure au poids de la population de la région dans la Confédération (16,6 pour cent en 1901 et 13,0 pour cent en 1911). Il en va tout autrement pendant les années 1920, les ressortissants des Maritimes comptant pour une proportion sans cesse croissante des migrants canadiens. Ainsi, pour la période de 1920 à 1924, un Canadien sur cinq (19,7 pour cent) passant la frontière américaine quittait les Maritimes. Cette proportion grimpe à 28,3 pour cent pour les années 1925-1929.

Figure 2

Figure Deux : Mouvement annuel des départs, ensemble des Canadiens et Canadiens originaires des Maritimes, 1906-1930

Source: Bruno Ramirez, Extrait de la base de données informatisée 49th Parallel [échantillon (1:80) tiré de l’Index to Canadian Border Entries to the USA : fiches d’immigrant concernant les migrants canadiens à destination des États-Unis dont le dernier lieu de résidence était situé dans les provinces du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse et de l’Île-du-Prince-Édouard, 1906-1930], Département d’histoire, Université de Montréal, 1993-1999, disponible sur demande auprès des auteurs. Nous référerons désormais à ce corpus de données sous le nom de Fichier Maritimes.

-> See the list of figures

L’émigration est une réalité qui frappe toutes les régions des Maritimes pendant ces années. Pour pouvoir juger de l’étendue du mouvement, nous avons comparé la proportion de migrants et le poids démographique de chacun des comtés des trois provinces (Tableau Un). Les écarts, le plus souvent assez faibles, que l’on observe entre les deux séries de données pour les deux périodes ne permettent pas de dégager de zones épargnées ou très affectées. La seule exception notable vient des cinq comtés du Nouveau-Brunswick qui longent la frontière américaine (Carleton, Charlotte, Madawaska, Victoria et York). En effet, ces derniers représentent un peu moins de 30 pour cent de la population de la province, mais livrent cependant plus de la moitié des migrants du Nouveau-Brunswick avant 1918. Il faut voir là bien plus que le simple jeu de la proximité géographique. Cette partie de la province se présente comme un bel exemple de région transfrontalière, c’est-à-dire une région qui se dessine par l’espace de relations, par le réseau d’échanges — souvent quotidiens — qui existent entre les résidents de part et d’autre de la frontière.

Figure 3

Figure Trois : Part des Canadiens originaires des Maritimes dans l’ensemble des départs canadiens, 1905-1930

Source : Fichier Maritimes.

-> See the list of figures

Table 1

Tableau Un : Lieux de résidence (comtés) des migrants des Maritimes et population moyenne des comtés par sous-période, 1906-1930

Tableau Un : Lieux de résidence (comtés) des migrants des Maritimes et population moyenne des comtés par sous-période, 1906-1930
Source : Fichier Maritimes; Recensements du Canada, 1901, 1911, 1921 et 1931.

-> See the list of tables

Les destinations choisies par les migrants du Nouveau-Brunswick confirment l’existence de cet espace de relations (Tableau Deux). Les migrants originaires des cinq comtés frontaliers vont s’installer, dans une proportion de 60 pour cent, dans l’état du Maine. Ils se dirigent le plus souvent vers les villes et les villages qui sont près de la frontière (Calais, Houlton, Fort Kent, Fort Fairfield, etc.). De plus, ce même groupe de migrants représente les trois quarts de tous les ressortissants des Maritimes qui choisissent le Maine comme point d’arrivée (402 individus sur 538).

Ce type de champ migratoire, bien qu’exceptionnel par son degré de concentration, est loin d’être unique dans les Maritimes. De manière générale, nous retrouvons les grandes liaisons qui ont été établies au 19e siècle (Tableau Trois). Pour trois migrants sur quatre, les états de la Nouvelle-Angleterre demeurent les destinations privilégiées. Le Massachusetts arrive en tête de liste pour la Nouvelle-Écosse et pour l’Île-du-Prince-Édouard. La grande région de Boston, plus que tout autre, accueille les migrants originaires de ces provinces. Par exemple, 22 des 29 migrants qui quittent la ville de Yarmouth (Nouvelle-Écosse) vont s’installer dans le Massachusetts, dont sept à Boston et cinq dans la seule ville de Somerville. La petite ville d’Athol (Massachusetts) reçoit neuf migrants, dont six sont des Acadiens des comtés du nord du Nouveau-Brunswick (Restigouche et Gloucester). Si les réseaux anciens sont maintenus en action ou sont réactivés pendant les années 1920, de nouvelles destinations apparaissent, notamment dans les états de New York et du Michigan. Par exemple, la quasi-totalité (23 sur 24) des déplacements vers Buffalo (New York) se produisent après la Première Guerre mondiale. La grande majorité de ces migrants (21 sur 24) partent des villes industrielles de la Nouvelle-Écosse que sont Sydney, Halifax, New Glasgow et Stellarton. Tous les 65 migrants, sauf un, qui se rendent à Detroit (Michigan) — la destination la plus importante dans notre échantillon, après New York — se déplacent après 1918. Encore une fois, ils partent majoritairement des mêmes villes de la Nouvelle-Écosse.

Table 2

Tableau Deux : Destinations des migrants du Nouveau-Brunswick selon le comté de départ, 1906-1930

Tableau Deux : Destinations des migrants du Nouveau-Brunswick selon le comté de départ, 1906-1930
Source : Fichier Maritimes.

-> See the list of tables

Il reste beaucoup de travail à faire pour identifier tous ces réseaux invisibles qui existent entre certaines régions et certains lieux de migration — anciens et nouveaux centres industriels. Cet exercice, long et complexe, nous ramène inévitablement à interroger les acteurs de ce mouvement migratoire. Parce qu’ils ne disposaient pas de sources nominatives, qui donnent les informations socio-démographiques et professionnelles essentielles à l’établissement d’un portrait des migrants, les historiens ne pouvaient faire plus que de livrer certains paramètres généraux du mouvement d’émigration (structure d’âges, région et moment de départ). Grâce aux données de notre échantillon, nous pouvons produire un profil plus élaboré du groupe de personnes qui ont quitté les Maritimes pendant les années 1906-1930. Nous pouvons aussi donner certains éléments de réponse à des questions que les chercheurs n’avaient pu exposer jusqu’à présent. S’agit-il, par exemple, de migrations familiales ou de déplacements isolés? Est-ce que ce mouvement met en cause des migrants qui n’avaient jamais été aux États-Unis ou, au contraire, des individus et des familles ayant déjà vécu cette expérience? Quelles informations sur le recrutement des migrants pouvons-nous tirer de l’examen des mentions socio-professionnelles?

Table 3

Tableau Trois : Principales destinations américaines des migrants des Maritimes, par période, 1906-1930

Tableau Trois : Principales destinations américaines des migrants des Maritimes, par période, 1906-1930
Source : Fichier Maritimes.

-> See the list of tables

Le profil démographique des migrants des Maritimes que nous avons établi pour les années 1906-1930 ressemble, dans ses grandes lignes, à celui qui a été fait pour le 19e siècle.[13] Rappelons ici deux caractéristiques essentielles: la prédominance du groupe des jeunes et le déséquilibre des effectifs suivant le sexe en faveur des femmes. Afin de restreindre le nombre et la taille des tableaux, nous avons classé les migrants en quatre catégories, selon l’âge et l’état matrimonial: les enfants de 0 à 14 ans inclusivement; les jeunes célibataires de 15 à 29 ans; les adultes célibataires âgés de 30 ans et plus; et les adultes mariés ou veufs (15 ans et plus). Les cas où l’âge ou état matrimonial manquaient ont été mis à l’écart.

La répartition des migrants en fonction de ces catégories se conforme aux traits que nous venons d’évoquer (Tableau Quatre). D’une part, les jeunes célibataires de 15 à 29 ans forment le contingent le plus important des migrants de notre échantillon: dans chaque province, ils totalisent de 42 à 50 pour cent des effectifs. La catégorie des individus mariés ou veufs suit avec un peu moins de 30 pour cent du total des migrants de chaque province. D’autre part, la prédominance des femmes sur les hommes est partout manifeste, comme le démontre le rapport de masculinité présenté au Tableau Quatre. Les femmes mariées et les veuves sont plus nombreuses que les hommes du même état civil. C’est aussi le cas des jeunes femmes célibataires (15 ans et plus) de la Nouvelle-Écosse et de l’Île-du-Prince-Édouard, qui surpassent en nombre les effectifs masculins.

Le profil démographique particulier des migrants du Nouveau-Brunswick appelle un commentaire. Nous remarquons une forte représentation masculine pour l’ensemble de la province, particulièrement marquée dans la catégorie des célibataires, tous âges confondus. De plus, la proportion de célibataires dans le groupe des migrants est moins élevée que dans les deux autres provinces. Il est probable que la surreprésentation masculine s’explique par la préférence marquée des migrants de la province pour la destination du Maine, le marché du travail de cet état américain offrant de nombreuses possibilités pour les jeunes hommes dans les chantiers forestiers, les scieries ou les divers travaux de construction. Dans le cas de la Nouvelle-Écosse et de l’Île-du-Prince-Édouard, ce sont plutôt les jeunes femmes qui iront chercher du travail dans les états de la Nouvelle-Angleterre.

Table 4

Tableau Quatre : Migrants des Maritimes par grandes catégories d’âge et d’état civil, 1906-1930

Tableau Quatre : Migrants des Maritimes par grandes catégories d’âge et d’état civil, 1906-1930
Source: Fichier Maritimes.

-> See the list of tables

Le poids respectif de chacune des catégories de migrants varie sensiblement entre les périodes de 1906 à 1918 et de 1919 à 1930. Le principal changement s’observe sur le plan de la part occupée par les célibataires. Celle-ci tend à s’accroître pendant les années 1920, sauf chez les migrants de l’Île-du-Prince-Édouard. Par exemple, les migrants célibataires de la Nouvelle-Écosse forment 46 pour cent des effectifs totaux de la province pendant la période 1906-1918, mais ils comptent pour 56,5 pour cent des migrants pendant les années 1919-1930. Dans le cas du Nouveau-Brunswick, la proportion passe de 41 à 51 pour cent d’une période à une autre. Cette progression se fait au détriment du groupe des enfants, dont la part recule sensiblement en Nouvelle-Écosse et au Nouveau-Brunswick. Le fait qu’une partie de plus en plus importante des migrants pendant les années 1920 soit composée de jeunes célibataires n’est pas sans rappeler ce qui a déjà été décrit dans l’historiographie du mouvement d’émigration des Maritimes pour le 19e siècle: la migration de jeunes hommes et, surtout, de jeunes femmes, qui vont chercher un revenu d’appoint pour leur famille sur le marché du travail américain. Les conditions pénibles des années 1920 inciteraient donc les familles à recourir une fois de plus, et de façon intensive, à cette stratégie.

Table 5

Tableau Cinq : Visite antérieure aux États-Unis, migrants âgés de 15 ans et plus, 1906-1930

Tableau Cinq : Visite antérieure aux États-Unis, migrants âgés de 15 ans et plus, 1906-1930
Source : Fichier Maritimes.

-> See the list of tables

La relative jeunesse des migrants des années 1920 se reflète dans la proportion d’individus qui vont pour la première fois aux États-Unis (Tableau Cinq), en particulier pour ce qui est de ceux qui proviennent de la Nouvelle-Écosse et de l’Îledu-Prince-Édouard. Dans le premier cas, alors que près de la moitié des migrants de la période 1906-1918 avaient déjà vécu aux États-Unis, c’est moins du quart des migrants des années 1920 qui déclarent avoir fait un tel séjour. Il en va de même pour les migrants de l’Île-du-Prince-Édouard. Parce que la composition par sexe et âge des migrants du Nouveau-Brunswick est différente — plus d’hommes, davantage de personnes mariées — les écarts que nous observons entre les périodes sont moins prononcés. En somme, les années 1920 voient en la migration d’un important contingent d’individus qui tentent leur chance pour la première fois sur le marché du travail américain.

La majorité des migrants originaires des Maritimes voyageaient seuls (Tableau Six). En effet, un peu moins du tiers des migrants — un peu plus au Nouveau-Brunswick — déclarent être accompagnés. Ces proportions varient toutefois considérablement suivant les catégories de migrants. Les enfants (0 à 14 ans) voyagent généralement avec un de leurs parents, ou encore un frère ou une sœur plus âgé (toujours 90 pour cent et plus des cas). Les individus mariés ou veufs se partagent différemment. Pour ce qui est de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick, ils sont près de la moitié à voyager en compagnie de membres de leur famille. Il s’agit le plus souvent de leur conjoint ou de leurs enfants, ainsi que plus rarement, d’un parent ou d’un ami. Les données établissent enfin que les migrants célibataires voyagent généralement seuls (de 80 à 90 pour cent), en particulier chez les hommes.

Table 6

Tableau Six : Migrants voyageant avec une ou plusieurs personnes, 1906-1930

Tableau Six : Migrants voyageant avec une ou plusieurs personnes, 1906-1930
Source: Fichier Maritimes.

-> See the list of tables

Même si la majorité des déplacements se font en l’absence de compagnons de voyage, il faut se garder de conclure que la migration s’effectue sans la mise en œuvre d’un réseau de soutien. En utilisant comme indicateur la mention des personnes citées comme référence aux États-Unis, on est en mesure de démontrer la prédominance de la filière familiale. En effet, la vaste majorité des migrants donnent généralement le nom de membres de leur famille à titre de référence, et ce, tant dans les lieux de départ qu’à destination (Tableau Sept). Les membres de la famille d’origine (père, mère, frère, sœur) et de la famille conjugale (conjoint, fils ou fille) représentent un peu moins de la moitié des personnes citées à titre de répondants aux États-Unis. En retenant l’ensemble plus élargi des parents (consanguins et affins, par exemple, oncle, belle-sœur, etc.), la proportion de migrants qui vont rejoindre des membres de leur parenté grimpe au-delà des deux tiers. Parmi les autres types de réponse, un nombre appréciable de migrants vont mentionner le nom d’un ami ou encore le nom d’une institution (hôpital, couvent, établissement d’enseignement, etc.).

Table 7

Tableau Sept : Répondants (personne citée comme référence) aux États-Unis, 1906-1930

Tableau Sept : Répondants (personne citée comme référence) aux États-Unis, 1906-1930
Source: Fichier Maritimes.

-> See the list of tables

Nous examinons finalement les caractéristiques socio-professionnelles des migrants âgés de 15 ans et plus. Il s’agit avant tout de vérifier si certains groupes sociaux sont davantage représentés parmi les migrants, ou si, au contraire, le recrutement des migrants s’effectue dans toutes les couches de la société des Maritimes. La distribution des migrants suivant les grandes catégories socioprofessionnelles (Tableau Huit) se conforme à l’image proposée par les travaux antérieurs sur la question.[14] Notons d’abord la forte proportion de femmes qui ne déclarent aucune occupation ou qui se présentent comme ménagère ("Housewife" et ses variations) ou étudiante. Pour chaque province, plus de 90 pour cent des femmes mariées et des veuves tombent dans cette catégorie, de même que 45 pour cent des femmes célibataires. Dans ce dernier cas, la proportion serait moindre si les nombreuses étudiantes-infirmières ("Nurse student", par exemple) étaient placées dans le groupe des personnes actives.

Le groupe le plus important, en nombre absolu et relatif, est celui des ouvrières non qualifiées. Elles totalisent plus de 22 pour cent des effectifs, soit 61 pour cent des femmes qui déclarent un métier. Ce groupe est dominé par les femmes se disant domestiques ("servant"). Elles forment toujours près de 20 pour cent de l’ensemble des femmes migrantes selon la province, et de 45 à 57 pour cent des femmes avec une mention socio-professionnelle. Le Tableau Huit montre aussi qu’une proportion non négligeable de femmes (de 11 à 15 pour cent) déclarent un métier qualifié ou encore une profession. Dans le premier cas, nous trouvons surtout des travailleuses du domaine du vêtement. Les femmes du groupe des cols blancs se répartissent dans le vaste secteur des services, dans des emplois auxquels elles sont étroitement associées, soit dans la santé (infirmière), l’enseignement, les communications (opératrice de téléphone et de télégraphe) et le soutien aux entreprises (travail de bureau). Dans l’ensemble, cependant, nous devons noter la faiblesse des mentions relatives aux métiers du secteur industriel. À cet égard, il serait intéressant d’effectuer une comparaison avec la situation des migrantes originaires du Québec. Mais de façon plus générale, cet écart entre les femmes qui déclarent un emploi peu qualifié et celles qui mentionnent un métier ou une profession ne peut manquer d’attirer l’attention. Il s’agit là d’un clivage très important qui reflète sans doute les origines sociales différentes des migrantes, mais qui suggère aussi des modalités d’insertion très différentes sur le marché du travail américain.[15]

Table 8

Tableau Huit : Répartition des migrants (âgés de 15 ans et plus) par grandes catégories socio-professionnelles, 1906-1930

Tableau Huit : Répartition des migrants (âgés de 15 ans et plus) par grandes catégories socio-professionnelles, 1906-1930
Source: Fichier Maritimes.

-> See the list of tables

La distribution des migrants masculins montre plus de diversité. La majorité des migrants est composée d’ouvriers semi et non qualifiés, soit 58,7 pour cent de l’ensemble des hommes du Nouveau-Brunswick, 41 pour cent de ceux de la Nouvelle-Écosse et 56 pour cent de ceux de l’Île-du-Prince-Édouard. Cependant, la composition même de ce groupe de travailleurs, aussi bien que les parts des autres groupes professionnels, fait en sorte que les profils provinciaux sont très distincts. Ainsi, le caractère rural ou peu industrialisé de l’Île-du-Prince-Édouard se reflète dans la composition des migrants qui en sont originaires: à elles seules, les catégories des cultivateurs et des journaliers ruraux comptent pour 37 pour cent de l’ensemble des hommes quittant l’île, soit le double de la proportion des deux autres provinces. À l’opposé, les migrants de la Nouvelle-Écosse regroupent davantage d’ouvriers spécialisés et de cols blancs dans leurs rangs, soit respectivement 28 pour cent et 7 pour cent. Parmi eux, il est significatif de noter la contribution importante de certaines professions aux effectifs de migrants de cette province: 47 des 55 pêcheurs (85 pour cent) de notre échantillon des Maritimes sont de la Nouvelle-Écosse, de même que 29 des 51 menuisiers, 10 des 11 vendeurs et 19 des 20 mineurs. Le profil des migrants du Nouveau-Brunswick semble aussi se mouler sur la structure d’emploi de la province. Notons que plus du tiers des effectifs masculins est constitué de journaliers.

Par cet article, nous voulions, à l’aide d’une source particulièrement riche, jeter un nouvel éclairage sur le mouvement d’émigration des Maritimes vers les États-Unis pendant les 30 premières années du 20e siècle. Il reste encore beaucoup de travail et un bon nombre de questions auxquelles nous n’avons pu répondre, même avec les documents que nous avons utilisés. Il serait possible de mener une étude plus ciblée sur les migrants des Maritimes en utilisant cette fois les manifestes (listes des passagers). Dans la mesure où ces documents sont organisés par poste frontalier et par ordre chronologique, il serait envisageable de constituer des échantillons plus spécifiques (par période notamment) qui pourraient permettre, par exemple, de mieux cerner la réalité des migrations familiales.

Le mouvement d’émigration des Maritimes vers les États-Unis s’inscrit, sous plusieurs aspects, en continuité avec les tendances observées pendant la seconde moitié du 19e siècle. C’est le cas notamment en ce qui a trait aux champs migratoires et à la composition socio-démographique du groupe des migrants. Plus des trois-quarts des migrants de cette région continuent de se diriger vers la Nouvelle-Angleterre, vers les "Boston States", qui conservent ainsi leur statut de principale aire de migration. Quant au profil des migrants, nous avons pu retrouver plusieurs traits du mouvement du 19e siècle, notamment la présence majoritaire des femmes et des célibataires. Sur ce plan, nous avons relevé de nombreux aspects qui distinguent les migrants du Nouveau-Brunswick de ceux des autres provinces. Nous avons pu montrer que la vaste majorité des déplacements s’inscrivaient dans un cadre familial.

Mais ce qui frappe surtout dans les résultats que nous proposons, c’est la sévérité avec laquelle le mouvement d’émigration frappe la région. Tel qu’enregistré par la source consultée, la fin de la Première Guerre mondiale marque le début d’une accélération rapide du mouvement migratoire. Loin de se résorber après 1926, comme dans le reste du pays, l’émigration des Maritimes se maintient à un niveau élevé jusqu’à la fermeture de la frontière américaine au début de la Grande Dépression.