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LE NOM DE BAPTÊME EST SANS aucun doute l’élément du système de dénomination le plus chargé d’enjeux et de significations.[1] S’il permet de nommer et en ce sens tend à individualiser, il classe également la personne dans un ensemble, lui désignant un rang dans la fratrie et le lignage.[2] Le prénom est également l’expression d’un rituel religieux marquant la naissance spirituelle de celui ou de celle qui le reçoit par le baptême, lui permettant ainsi de faire son entrée dans la communauté des chrétiens. Et ce nom de baptême n’est pas attribué par hasard. Certes, il est un principe aléatoire puisqu’il est laissé au libre choix des parents. Mais cette liberté recouvre une multitude de normes, de règles implicites qui orientent ce choix et impliquent d’autres préoccupations que celles de désigner un individu dans sa singularité.[3]

Les nouveaux établissements qui se forment en Acadie dans le dernier quart du 17e siècle engendrent le processus de colonisation du territoire. La reprise de l’administration de la colonie par la couronne de France en 1670, conjuguée au mouvement migratoire de la fin du 17e et du début du 18e siècle, vont bouleverser la perception que l’on peut avoir de cette entité coloniale. Port-Royal, seul établissement de quelque importance, n’avait au début de la décennie 1670 qu’environ 350 habitants, les autres établissements n’étant que de simples postes de pêche. Au tournant du siècle, Port-Royal ne sera plus que le deuxième établissement pour ce qui est du nombre d’habitants (derrière les Mines), et 30 ans plus tard n’occupera plus que le troisième rang (derrière les Mines et Beaubassin).

Figure 1

Graphique Un : Croissance de la population acadienne et représentatitvité en % de celle de Port-Royal, 1671-1755

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L’étude de la prénomination à Port-Royal[4] dans la période pré-déportation ne peut donc occulter la prise en compte de ce mouvement d’expansion, mouvement majeur, sur lequel nous aurons à revenir. On ne peut également la concevoir que dans une approche comparative. Ainsi, l’émergence de cette société coloniale et ses caractéristiques ne peut être perçue qu’au regard des diverses influences que les pionniers de l’Acadie ont emmenées avec eux de leur mère patrie: la France.[5] Cette étude ne peut se passer également d’une vision comparative avec cette autre colonie française en construction sur les rives du Saint-Laurent: la Nouvelle-France.[6] Influences et divergences nous permettront de mettre en perspective le système de prénomination que nous pourrons observer à Port-Royal, et d’en décrire l’originalité. L’étude de la prénomination dans la communauté acadienne de Port-Royal est un objet sensible qui nous permettra de tenter de percevoir s’il existe une continuité de comportement — en d’autres mots, si la communauté acadienne avant la déportation peut être perçue comme le prolongement, la prolongation de la société française. Stocks de prénoms usités, évolution dans le temps et modes d’attribution seront donc les grands axes descriptifs nous permettant d’entrevoir s’il y a émergence d’un système propre à la communauté acadienne de Port-Royal avant sa dispersion.

Dans la France d’Ancien Régime, la prénomination, quelle que soit la région considérée, présente à peu près les mêmes caractéristiques: d’une part, un stock de prénoms à la fois stable et large, mais qui tend à se réduire aux 17e-18e siècles avec la prolifération des noms composés; d’autre part, un petit groupe de prénoms dominants[7] qui sont portés par plus de la moitié de la population. Ainsi au 16e siècle à Perpignan, capitale du Roussillon, 45 pour cent des hommes se prénomment Jean et 20 pour cent Antoine, tandis que la moitié des femmes se prénomment Anne ou Jeanne. Dans ce même lieu au 17e siècle, c’est Joseph qui devient le prénom masculin le plus porté (50 pour cent) et Marie le prénom féminin par excellence (60 pour cent). Toutes les régions n’offrent tout de même pas une si forte concentration. Prenons pour exemple deux paroisses d’Aunis-Saintonge aux 17e et 18e siècles.[8] Jean y est largement concurrencé par Pierre, chacun de ces prénoms oscillant entre 20 et 25 pour cent. Côté féminin, Marie représente de 20 à 30 pour cent du stock au 17e, puis près de 40 pour cent au 18e siècle. Mais dans cette région, des prénoms tels que Marguerite et Anne résistent fortement et représentent toujours plus de dix pour cent des cas jusqu’au milieu du 18e siècle. À Port-Royal, le stock des prénoms relevé pour le 17e siècle est somme toute classique. Il offre un parallèle tout à fait commun avec la structure de la prénomination telle qu’on peut la rencontrer en maintes régions françaises. Mais les données touchant Port-Royal appellent plusieurs commentaires. Ici aussi, bien entendu, les prénoms de tradition séculaire affirment leur poids dominant. Cependant, il est tout aussi évident que le stock des prénoms relevés pour le 17e siècle est tributaire du corpus des prénoms des premiers colons installés, et de la continuité de leur lignée. En ce sens, un prénom comme Claude a pris une place importante, qui ira un temps croissante.[9] Surtout, il nous faut retenir le nombre important de prénoms masculins et la faiblesse relative de la place occupée par les prénoms dominants (représentativité de 47 pour cent pour les cinq premiers prénoms).[10] Cette dernière constatation diffère si l’on observe la prénomination féminine. La concentration y est importante au 17e siècle et les cinq premiers prénoms ont une représentation proche de 70 pour cent, pourcentage que l’on retrouve pour l’Aunis-Saintonge (voir Tableaux Un et Deux).[11] Autre fait essentiel mais qui ne doit pas surprendre, la faiblesse des prénoms relevant de l’Ancien Testament. Ces prénoms ne représentent que 2,4 pour cent du stock masculin (surtout Abraham) et 0,4 pour cent du stock féminin.[12] Que ressortir de cet ensemble si ce n’est l’hétérogénéité de la prénomination masculine favorisée par le développement de cette population dans un milieu particulier. Dans une première phase, qui ne durera pas, si les prénoms féminins reflètent une structure classique, la prénomination masculine tend à la singularité. Le choix du prénom ne reflète pas seulement l’appartenance à un foyer, une famille, mais bien plus au développement, à la croissance, au potentiel d’une lignée.

Table 1

Tableau Un : Prénoms dominants et importants au Bois-Plage-en-Ré, 1650-1699 (en %)

Tableau Un : Prénoms dominants et importants au Bois-Plage-en-Ré, 1650-1699 (en %)

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Table 2

Tableau Deux : Prénoms dominants et importants à Fouras (1650-99 / 1700-50)

Tableau Deux : Prénoms dominants et importants à Fouras (1650-99 / 1700-50)

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Table 3

Tableau Trois : Prénoms dominants et importants à Port-Royal, 1650-1755 (en %)

Tableau Trois : Prénoms dominants et importants à Port-Royal, 1650-1755 (en %)

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Si nous avons pu mettre en évidence la faible concentration des prénoms masculins en Acadie au 17e siècle, avec le 18e siècle tout change. La population acadienne connaît une très forte croissance, passant d’environ 500 habitants en 1670 à de 13 à 15 000 vers 1755.[13] Port-Royal, petit village au 17e siècle, a maintenant fonction de ville même si sa population ne dépassa jamais les 2000 habitants. Nous avons donc une population véritablement assise sur un territoire et nous pourrions y percevoir de réelles stratégies familiales et matrimoniales. La part des cinq premiers prénoms masculins, qui n’était que de 48 pour cent pour la période 1650-1699, passe maintenant à 58,4 pour cent. La concentration est évidente et se rapproche de la réalité perçue sur la côte d’Aunis-Saintonge. Si Jean et Pierre dominaient précédemment, apparaissent de nouveaux prénoms qui vont s’imposer. Surtout, il faut relever l’importante place occupée par Joseph, qui nous renvoit bien ici l’image du père nourricier du Christ. L’émergence de ce prénom est récente. Si les premiers prénoms chrétiens avaient été choisis parmi les saints de l’Eglise primitive, la période qui s’étend du début du 16e siècle à la fin du 17e siècle va puiser au-delà: elle recourt aux saints de la famille du Christ, ajoutant ainsi un nouvel étage à ceux qui précèdent. En France, ce sont les noms d’ascendants du Christ qui, du début du 16e au milieu du 17e, connaissent une progression importante quoique différente pour chacun d’eux, et avant tout Joseph, Marie et Anne. Autre prénom masculin qui prend de l’ampleur, dans une moindre mesure cependant, Jean-Baptiste. La prénomination masculine acadienne suit en cela un mouvement amorcé au siècle précédent en Nouvelle-France, où ce prénom était déjà donné entre 1621 et 1699 à 7,4 pour cent des garçons.[14] La prénomination féminine évolue également et le phénomène premier à retenir converge avec ce que nous avons pu observer du stock des prénoms masculins. Ainsi Marie-Josèphe (forme féminine, véritable prénom et non prénom-double avec 15 pour cent des cas enregistrés dans la première moitié du 18e siècle) présente les mêmes caractéristiques que Joseph et peut être interprétée d’une manière similaire. Autre phénomène important, que nous avons déjà entrevu, le développement des prénoms composés ayant Marie pour base. Marie-Josèphe et Marie (comme prénom simple et prénom base) représentent maintenant plus du tiers du stock, contre un peu plus du quart au 17e siècle. Comme pour l’Aunis-Saintonge, nous voyons apparaître un déplacement de la prénomination entre Anne et Jeanne. Ces deux prénoms représentaient 21,3 pour cent de la prénomination entre 1650 et 1699. Leur fréquence est maintenant de 22,7 pour cent, et tombe à 9,6 pour cent après 1755. Certes, ces prénoms n’ont pas disparu, mais ils ont été emportés rapidement par le nouveau modèle du prénom composé. Encore que Anne résiste puisque ce prénom prend un temps la forme de prénom-base pour trois pour cent du stock et obtient donc une fréquence totale de plus de dix pour cent des cas.

Le 18e siècle offre donc au premier regard l’image du développement du nombre des prénoms usités. Cependant, une observation détaillée nous amène à une tout autre conclusion. En effet, le nombre de prénoms simples tend à baisser (moins dix pour cent aussi bien en Aunis-Saintonge qu’à Port-Royal) au cours du premier demi-siècle (voir Tableau Quatre). À vrai dire, ce sont les multiples combinaisons rendues possibles par le développement des prénoms composés qui nous renvoit l’image d’un accroissement du nombre de prénoms.

Table 4

Tableau Quatre : Évolution en pourcentage du rapport prénoms simples / prénoms composés à Port-Royal, 1650-1755

Tableau Quatre : Évolution en pourcentage du rapport prénoms simples / prénoms composés à Port-Royal, 1650-1755

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Ce phénomène important qu’est le développement des prénoms composés, doubles essentiellement, est sensible à Port-Royal. Une fois de plus, relevons que le poids des conventions et la pression familiale y est certainement moins forte et favorise donc l’émergence de cette individualisation de la prénomination qu’est la forme composée. De plus, ajoutons que la très forte natalité, qui permet à la population acadienne de doubler tous les 20 ans, accroît et renforce ce processus.[15] Ainsi le pourcentage que représentent les prénoms multiples (doubles essentiellement) y est de quatre pour cent pour la période 1650-1699. Pour la période suivante, 1700-1755, l’évolution est importante: environ un sixième des garçons et surtout un tiers des filles reçoivent maintenant un prénom double. Comparativement, l’évolution est beaucoup plus lente en France. Pour reprendre notre exemple concernant l’Aunis-Saintonge, il faut réellement attendre le début des années 1730 pour que le phénomène y prenne une ampleur perceptible. Et cette évolution sera lente et inégale. Ainsi, si entre 1700 et 1749 les prénoms composés féminins représentent déjà 21,2 pour cent de l’ensemble au Bois-Plage-en-Ré, leur proportion est près de trois fois moins élevée à Fouras (7,3 pour cent). Cet écart important se retrouve pour la période 1750-1790, les données sont alors respectivement de 44,1 pour cent contre 29 pour cent. Ces différences s’offrent à notre regard, dans une moindre mesure cependant, en ce qui concerne la prénomination masculine: pour les deux périodes envisagées, la fréquence des prénoms composés est de 4,7 pour cent puis 19 pour cent à Fouras, contre 10,7 pour cent et 27,9 pour cent au Bois-Plage-en-Ré. Cet exemple est assez représentatif des diverses tendances françaises. Mis à part quelques régions septentrionales qui font exception, il faut la plupart du temps attendre la seconde moitié du 18e siècle pour voir poindre de manière importante la forme de prénomination double. Nous sommes ici bien loin des taux observés en Nouvelle-France: chez les enfants issus de mariages fondés entre 1700 et 1729, 70 pour cent des filles et près de la moitié des garçons portent un prénom double.[16] Qu’est-ce à dire au juste? En quelque sorte que cette individualisation de la prénomination est un phénomène plus rapide dans cet espace colonial qu’en France même. Que ce processus qui est également un phénomène de mode s’y propage plus rapidement, en particulier du fait que les contacts entre les diverses strates de la société y sont plus réels et implicites.[17] Ce processus très net est, comme nous l’avons déjà remarqué, également conditionné en Nouvelle-France et en Acadie par l’essor démographique. Le choix d’un stock de prénoms établi, pour individualiser son emploi, il n’y a guère d’autres possibilités que de jouer sur des combinaisons entre les différents prénoms simples.[18]

Si la prénomination à Port-Royal se distingue par la diffusion relativement rapide du phénomène des prénoms multiples, il reste tout de même qu’elle se caractérise avant tout par l’émergence des prénoms issus de la sainte Famille. À cet égard, le parallèle avec le modèle établi en Nouvelle-France est tout à fait évident. Dans cette autre colonie, Joseph et Jean-Baptiste sont les prénoms qui ont le plus marqué la prénomination masculine (voir Tableau Six). Tous deux sont des parents du Christ et ont une signification religieuse importante. Mais la prénomination en Nouvelle-France, comme nous venons de le percevoir, offre un modèle dont l’évolution est plus rapide en ce qui concerne le phénomène des prénoms multiples. Nous pouvons ainsi retrouver en Nouvelle-France les trois phénomènes majeurs qui marquent la prénomination à Port-Royal: l’émergence de Jean-Baptiste, Joseph et Marie-Josèphe en tant que prénoms dominants ou importants. Insistons en premier lieu sur la montée foudroyante de Marie-Josèphe qui est un phénomène typiquement canadien! Ce prénom, rare en Nouvelle-France avant 1680, semble peu répandu en France puisque aucune recherche ne le relève. De plus, l’ascension de Marie-Josèphe, qui atteint le sommet des palmarès d’Acadie et de Nouvelle-France, est plus marquée que celle des autres prénoms régionaux français.[20] Quant à son pendant masculin, Joseph, nous le voyons en revanche apparaître en France, mais de façon bien inégale. Ainsi, alors qu’on remarque sa quasi-absence à Chartres et en bas-pays cognaçais au 18e siècle, son avance prudente en Limousin, il désigne 1,3 pour cent des garçons en Normandie, 6,5 pour cent de ceux de Lormont en Gironde[21] et 11 pour cent de ceux de Provence.[22] Il se place quatrième en Anjou,[23] deuxième à Fréjus,[24] premier en Haute-Provence.[25]

Table 5

Tableau Cinq : Prénoms féminins en Haute-Provence, en Nouvelle-France et à Port-Royal (en %)[19]

Tableau Cinq : Prénoms féminins en Haute-Provence, en Nouvelle-France et à Port-Royal (en %)19

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Table 6

Tableau Six : Prénoms masculins en Haute-Provence, en Nouvelle-France et à Port-Royal (en %)

Tableau Six : Prénoms masculins en Haute-Provence, en Nouvelle-France et à Port-Royal (en %)

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Ainsi, si Joseph ou encore Jean-Baptiste existent en diverses régions de France, c’est le plus souvent séparément et de façon moins prépondérante qu’en Nouvelle-France. Il n’y a que la Haute-Provence qui offre des caractéristiques semblables à la Nouvelle-France puisqu’elle place Joseph et Jean-Baptiste en première et deuxième position au 18e siècle. C’est donc une région méridionale, d’où peu de pionniers sont issus, qui s’apparente le plus à la Nouvelle-France. Comme l’exprime si bien Geneviève Ribordy, "ni les montagnes ni les océans n’interrompent la diffusion de certaines tendances".[26]

En France, pour retrouver un corpus semblable à celui de Port-Royal,[27] il faut donc se tourner vers le Sud, vers ce modèle de la Haute-Provence décrit par Alain Collomp.[28] Le lien entre la Haute-Provence et Port-Royal est d’autant plus intéressant qu’il renvoit dans le premier cas à un mode d’organisation bien particulier de la société. Ainsi la société de Haute-Provence aux 17e et 18e siècles se caractérise-t-elle par un modèle bâti autour de la famille autoritaire, ou famille-souche? Dans ce modèle familial, le couple du père et de la mère vit sous un toit commun avec le couple du fils et de la bru et les enfants de ce couple jeune, et l’héritage est partagé inégalement entre les divers enfants du couple plus âgé. Hormis ce couple vivant dans la "maison", le reste de la progéniture du patriarche est en partie exclu de l’héritage et s’en va émigrer; ou bien une partie des puînés part pour épouser dans le village voisin (cas de l’exogamie des filles dotées); ou encore l’émigrant quitte le pays pour s’enrôler.[29] Le parallèle dans les stocks de prénoms, surtout masculins, entre la Haute-Provence et Port-Royal, pourrait nous amener à penser qu’en ce dernier lieu, l’émergence d’un système particulier de prénomination correspondrait à l’émergence d’un même modèle familial. Ainsi Joseph, image du père nourricier, serait bien l’élément essentiel que nous pourrions percevoir par l’étude de la prénomination masculine. Illustration d’une société patriarcale où l’ensemble des travaux collectifs obligatoires pour l’entretien des marais assurent la prééminence d’un individu, d’un ensemble d’individus dirigeant la manoeuvre. L’apparition et le développement de ce prénom ne devraient donc pas être perçus sur un plan strictement religieux, mais bel et bien comme le fruit de l’organisation collective d’une société. Car c’est bien à la structure même de la société acadienne que nous renvoit ce prénom. La construction et l’entretien des marais engendraient de nombreux travaux collectifs, une organisation, une "politique" commune.[30] L’image du père nourricier, du patriarche observant et dirigeant les travaux, semble donc émerger. La prénomination ne nous renverrait donc pas seulement à des symboles religieux, mais serait la conséquence de facteurs économiques impliquant un type d’organisation de la société, un type de structure familiale. Ce schéma se trouve d’ailleurs renforcé par l’observation de l’origine lignagère du couple parrain-marraine lorsque ceux-ci sont choisis au sein de la parenté. S’il y a équilibre dans le cas des jeunes filles baptisées, le déséquilibre est clair concernant le choix du parrain pour le garçon. La lignée patriarcale est favorisée et plus de 60 pour cent des parrains en sont issus. Cela dit, et même si l’ensemble de ces éléments semblent convergents, l’analyse doit être poussée bien plus loin et ne suffit pas à conclure.

Figure 2

Graphique Deux : Origine du couple parrain-marraine à Port-Royal selon le sexe du baptisé, 1702-1755

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Ainsi le parallèle observé entre le stock de prénom en Haute-Provence et celui usité à Port-Royal a ses limites. L’étude détaillée du parrainage va nous aider à mettre en relief la portée réelle du système convergent décrit précédemment en nous permettant de mettre en lumière des caractéristiques propres à la population de Port-Royal. Transmettre d’une génération à l’autre les prénoms portés dans la famille n’a jamais constitué une obligation explicite, comme celle par exemple de procurer un parrain à l’enfant qui découlait du rituel du baptême. C’est une raison qu’on évoque parfois, mais c’est surtout le modèle majoritaire en France. Il déterminait souvent le choix du parrain. Pour concrétiser la paternité spirituelle qu’il contractait à l’égard de l’enfant, l’usage accordait souvent au parrain le privilège de donner son propre prénom. Or, pour faire droit à ce privilège sans contrarier la circulation des prénoms à l’intérieur de la parenté, il arrivait souvent qu’on choisisse le parrain en fonction du prénom à transmettre, ou mieux encore, qu’on prenne comme parrain le parent dont on souhaitait transmettre le prénom. Ainsi le système qui consiste à choisir le parrain dans la parenté apparaît comme l’usage dominant. En France, l’attribution des prénoms des parrains et marraines est omniprésente. Le taux de transmission direct atteint régulièrement plus de 80 pour cent. Quelques régions échappent cependant à cette règle. Ainsi dans certaines contrées, septentrionales avant tout, les parrains et marraines lèguent certes leur prénom, mais non majoritairement. C’est notamment le cas en Pays de Caux, où le nombre d’enfants recevant leur prénom de leur parent spirituel passe de 58 pour cent entre 1658 et 1690 à 39,5 pour cent en 1769.

En Nouvelle-France comme en France, la transmission du prénom par le parrain ou la marraine, prime. Cette tradition demeure bien présente et en règle générale plus de la moitié des enfants baptisés reçoivent leur (ou l’un de leurs) prénom de leur parent spirituel.[31] Pour les enfants de parents mariés entre 1700 et 1729, ce taux de transmission varie pour les filles et selon les catégories de 37 pour cent (agriculteurs) à 50 pour cent (artisans) ou encore 45 pour cent (élite), et pour les garçons de 48 pour cent (agriculteurs) à 68 pour cent (artisans) ou encore 61 pour cent (élites).

Cette transmission du prénom par les parents spirituels offre dans le cas de Port-Royal une particularité extrême et remarquable. Pour la période 1700-1755 qui nous préoccupe, seuls un peu plus du cinquième des baptisés reçoivent sur les fonds baptismaux le prénom de leur parrain ou de leur marraine. Garçons et filles partent ici sur un pied d’égalité puisque le parrain ne transmet son prénom que dans 20,88 pour cent de l’ensemble des cas, juste un peu moins que la marraine (22,42 pour cent). Cependant si parrains et marraines transmettent globalement leur prénom à la même hauteur, il n’en reste pas moins que, selon le rang de l’enfant dans la fratrie, nous pouvons observer quelques différences. Ainsi, comme le montre le Tableau Sept, il est à noter en premier lieu le taux extrêmement faible de transmission du prénom par le parrainage lors de la naissance du premier garçon.

Table 7

Tableau Sept : Prénom transmis par le parrain ou la marraine selon le rang de l’enfant, Port-Royal, 1702-1755 (en %)

Tableau Sept : Prénom transmis par le parrain ou la marraine selon le rang de l’enfant, Port-Royal, 1702-1755 (en %)

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Pour aller plus loin dans l’analyse de ce faible taux de transmission du prénom par le parrainage, qui marque l’originalité de la société de Port-Royal, il nous semble intéressant d’examiner la fréquence des prénoms "dominants" selon le rang de l’enfant dans la fratrie. Le Tableau Huit nous semble à cet égard très clair: dans près de 30 pour cent des cas, le premier et deuxième enfant reçoit pour prénom Joseph (ou Marie-Josèphe). Bien plus, concernant les garçons, au moins 40 pour cent d’entre eux, s’ils apparaissent au premier ou deuxième rang de la fratrie, reçoivent pour prénom Joseph ou Jean-Baptiste.

Table 8

Tableau Huit : Fréquence des prénoms selon le rang de l’enfant dans la fratrie, Port-Royal, 1702-1755 (en %)

Tableau Huit : Fréquence des prénoms selon le rang de l’enfant dans la fratrie, Port-Royal, 1702-1755 (en %)

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Il y a ici une évidence: cette forme de prénomination met en place des prénoms dominants nouveaux, guère usités dans la seconde moitié du 17e siècle, et qui ne peuvent donc être transmis par la voie classique du parrainage. Ainsi Joseph et Jean-Baptiste n’avaient qu’une représentativité de 3,3 pour cent dans la seconde moitié du 17e siècle contre 28,7 pour cent dans la période 1700-1755 et encore mieux, ils sont transmis à plus de 40 pour cent des garçons de rang 1 ou 2. Dans une moindre mesure, on peut retrouver le même phénomène chez les filles: Marie-Josèphe sert à prénommer près de 30 pour cent des filles de rang 1 ou 2. Si on ajoute à ce premier prénom celui d’Anne, qui est en forte croissance, on s’aperçoit que ces deux prénoms qui ne représentaient que 8,2 pour cent de l’ensemble du stock dans la seconde moitié du 17e siècle, atteignent entre 1700 et 1755 le tiers de l’ensemble, et même plus de 40 pour cent chez les filles de rang 1 ou encore sont donnés à près de la moitié des filles de rang 2. Le faible taux de transmission du prénom par le parrainage prend donc sa source dans l’émergence d’un système nouveau de prénomination qui engendre une adéquation entre génération.

Ce choix du prénom selon le rang de l’enfant dans la famille ne tient pas du hasard statistique mais représente une volonté précise de continuité et de représentation familiale. Le Tableau Neuf (à comparer avec le Tableau Huit) nous permet de percevoir avec précision que se sont principalement les aîné.e.s qui migrent, ceux-là même qui reçoivent, en priorité, les prénoms représentatifs de valeurs familiales. En d’autres termes, les Joseph et les Marie-Josèphe auront plus tendance à migrer que les Pierre ou les Marguerite. Puisque ce sont les aînés de la famille qui migreront, la transmission de prénoms précis a un ensemble de valeurs symboliques évidentes: d’une part, en rattachant le ou la migrante à une famille d’origine qu’il quitte; d’autre part, en devenant, par cette même symbolique du prénom, chargés de créer et d’être les pionniers d’une nouvelle famille sur un nouveau territoire.

Table 9

Tableau Neuf : Migration de Port-Royal vers les Mines et rang dans la famille selon le sexe, 1680-1714 (en %)*

Tableau Neuf : Migration de Port-Royal vers les Mines et rang dans la famille selon le sexe, 1680-1714 (en %)*

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* Ce tableau est issu de notre article "L’Acadie, du comptoir à la colonie. Migration et colonisation du bassin des Mines (1680-1714)", Actes du 2ème colloque des Études acadiennes, Université de Moncton (octobre, 1997), à paraître dans les Cahiers de la Société historique acadienne (printemps 1998).

Si le lien migration/choix du prénom est évident, le parrainage peut également être observé dans cette même optique. Ainsi le choix du parrain pouvait permettre de favoriser et renforcer le réseau d’alliances avec d’autres familles pour consolider une position sociale. Et c’est à ce schéma que répond l’attribution du prénom à Port-Royal dans la première moitié du 18e siècle.[32] Ainsi peut-on percevoir que le couple parrain-marraine n’est choisi dans la parenté, proche ou éloignée, que dans un peu plus de 60 pour cent des baptêmes. Surtout, et à l’inverse de la tendance française, parents et grands-parents ne transmettent pas directement leur prénom.

Table 10

Tableau Dix : Origines du couple parrain-marraine, selon le rang du baptisé

Tableau Dix : Origines du couple parrain-marraine, selon le rang du baptisé

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Table 11

Tableau Onze : Origines du couple parrain-marraine, selon le rang de la baptisée

Tableau Onze : Origines du couple parrain-marraine, selon le rang de la baptisée

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Certes, les grands-parents ne sont tout de même pas absents du parrainage et lorsqu’ils sont vivants, ils sont souvent choisis pour parents spirituels pour les premiers-nés, l’équilibre entre lignées paternelle et maternelle étant alors respecté. Mais leur place est mineure. C’est bien plus souvent parmi les oncles et les tantes que le choix est fait. Ceux-ci sont donc choisis en priorité comme parents spirituels des premiers nés. Au sein de la famille, après le choix des oncles et tantes, lorsque la progéniture est nombreuse, on tourne son regard vers les cousins et cousines, sans réellement prendre en considération le degré de parenté.

Mais encore une fois, ce qui surprend le plus, c’est la place accordée aux individus hors de la famille. Ceux-ci représentent près de 40 pour cent des parents spirituels. Qui sont-ils exactement? Il est malheureusement très difficile de répondre avec exactitude à cette question puisqu’il faudrait, au préalable, définir une hiérarchie sociale, économique et politique de l’ensemble des individus formant la population acadienne. Reste cependant un élément que nous avons pu définir: de ces individus non liés à la famille, 65 pour cent demeurent hors de la paroisse de Port-Royal, et principalement dans celle des Mines.

L’étude de la prénomination à Port-Royal permet de mettre en lumière un relâchement des liens avec la parenté, relâchement perceptible avant tout dans un déclin de la transmission des prénoms des parrains et marraines. La faible corrélation entre prénom du parrain ou de la marraine et prénom du baptisé représente à Port-Royal un cas extrême. Ainsi, tandis qu’en Nouvelle-France on se tourne davantage vers l’attribution des prénoms des parents et grands-parents, il semble bien que la paroisse étudiée et de fait l’ensemble de celles de l’ancienne Acadie, offrent un visage différent.

Ce phénomène original peut trouver son explication dans le glissement de la fonction du parrainage. Ici, la pression démographique engendre la nécessité de se déplacer vers de nouveaux espaces de marais. Le choix du couple parrain-marraine va donc être l’occasion de nouer des liens stratégiques permettant cette migration des enfants. La parenté baptismale n’est plus tout à fait spirituelle, mais s’attache à créer des liens facilitant la migration. Ainsi n’est-il pas inutile de mentionner que lorsqu’un.e célibataire non lié.e à la famille du baptisé est choisi.e pour parent spirituel, il a quasiment une chance sur cinq de devenir ensuite membre de cette famille par le mariage. Bien plus, si le parrain célibataire est choisi hors de la famille et si la marraine est retenue au sein de la famille, ce parrain épousera dans six pour cent des cas la marraine, et a au total près d’une chance sur trois d’intégrer la famille du baptisé. Dans la période précise sur laquelle porte l’essentiel de notre analyse, soit 1702-1755, la parenté spirituelle par le baptême est sans doute chose secondaire. Ce qui préoccupe avant tout les parents, c’est de donner à l’enfant, par le baptême, un parent "économique". J’entends par cette expression un parent qui permette au baptisé, par la suite, de trouver par ce lien le moyen d’aller s’installer hors de Port-Royal. Et là est le lien évident avec le parallèle établi précédemment avec la Haute-Provence. Comme dans cette société où la terre manque pour établir tous les enfants, l’espace de marais est insuffisant à Port-Royal et oblige donc à des migrations vers les nouveaux établissements qui se font autour de Beaubassin et des Mines. De là le recours, l’obligation d’entretenir des liens stratégiques, non forcément filiaux, pour permettre aux enfants, dans l’avenir, de pouvoir s’installer hors de la paroisse-mère.

Le parrainage n’est donc pas à Port-Royal la source de transmission du prénom, à l’inverse de l’usage le plus courant en France et en Nouvelle-France. Il est avant tout lien stratégique pour permettre à l’enfant, grâce à la multiplication de réseaux de fidélité (dans et hors du cadre familial), de trouver toute facilité pour s’installer à l’âge adulte hors de sa paroisse d’origine. Reste cependant que nous n’avons pas répondu à la question centrale de notre interrogation: quelles sont les normes de transmission des prénoms?

À cette question nous pouvons offrir une triple réponse. Le stock même des prénoms relevés entre 1700 et 1755 ancre l’enfant, par le choix de prénoms majeurs, au sein de la famille du Christ, dans un système de valeurs religieuses et morales l’identifiant au sein d’un modèle de représentation familiale. La redéfinition des prénoms dominants en Acadie dans le premier 18e siècle, choisis dans la parenté du Christ, est donc dans un premier temps une façon de rattacher l’individu, le nouveauné en particulier, à une filiation certaine.

Figure 3

Organigramme Un : La famille du Christ à l’origine de la prénomination

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La parenté étant représentée et le baptisé clairement rattaché à ses ascendants (il est l’image du Christ descendant de Joseph et de Marie — et d’Anne), on peut alors redéfinir le sens de la parenté spirituelle qui représente le lien nécessaire permettant aux enfants de migrer. Ainsi l’Organigramme Un regroupe l’essentiel des prénoms dominants à Port-Royal. Seuls en sont exclus Pierre et Charles, ainsi que Marguerite. Ces trois prénoms trouvent leur racine au 17e siècle bien que leur charge symbolique soit différente. On peut placer "Marguerite" à part, prénom déjà dominant au 17e siècle et représentation de la fertilité (Marguerite est la patronne des sages-femmes, et prend donc une place considérable dans cette société au très fort taux de fécondité). Pour ce qui concerne Pierre et Charles, outre le symbole religieux de ce premier prénom, leur assise s’inscrit plus spécifiquement dans une politique de transmission familiale du prénom. L’Organigramme Deux nous en transmet l’image, même si celui-ci a été restreint à quelques descendants de l’arbre généalogique de Pierre Melanson dit Laverdure. Celui-ci, huguenot français réfugié en Angleterre puis en Nouvelle-Angleterre, aura deux fils, Charles et Pierre (non représentés ici), qui feront partie des premiers pionniers acadiens installés au 17e siècle.

Si les prénoms majeurs au 18e siècle sont avant tout choisis au sein de la famille du Christ, d’autres prénoms restent le champ exclusif de la tradition familiale et sont transmis de préférence à tout autre. Les cas de Charles et Pierre, petits-fils de Pierre Melanson[33], le démontrent clairement. Ces prénoms se retrouvent de génération en génération mais reculent sans cesse pour ce qui concerne le rang de l’enfant auquel ils sont attribués dans la famille. S’ils restent définitivement transmis au sein de la famille, ces deux prénoms sont de plus en plus concurrencés par d’autres prénoms issus de la sainte Famille. Cependant, et là encore d’une façon très classique, la transmission de prénoms de tradition familiale perdure, d’autant plus que la famille en question appartient à la strate supérieure de la société.

Figure 4

Organigramme Deux : La transmission de Pierre et Charles au sein de la famille Melanson

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Reste enfin un troisième niveau de compréhension des normes de transmission de la prénomination. Ce niveau doit être mis en relation avec les saints patrons des paroisses. Parmi ces saints patrons, et pour ce que nous laisse deviner le peu de registres paroissiaux ou les quelques renseignements épars que l’on peut glaner, nous retrouvons, à Port-Royal, saint Jean-Baptiste (sans doute dès 1636); au Cap Sable, sainte Anne (sans doute après 1705); à Grand-Pré, saint Charles (-des Mines, vers 1688); à la Rivière-aux-Canards, saint Joseph (vers 1715-20); à Pigiguit, la sainte Famille (1698) et Notre-Dame de l’Assomption (1722); à Cobeguit, saints Pierre-et-Paul (vers 1710-1720); à Beaubassin, Notre-Dame de Bon Secours (1679), qui devient en 1702 Notre-Dame de l’Assomption. Le patronnage des églises paroissiales en Acadie est donc le reflet de la prénomination. Les références aux prénoms majeurs que nous avons identifiés sont claires: les saints patrons sont Jean-Baptiste, Charles, Joseph et Pierre (Paul); les saintes patronnes Anne et Marie.

La transmission des prénoms s’effectue donc par diverses modes. D’une part, et cela reste l’essentiel, ce sont les parents qui choisissent. Mais leur choix est influencé par la représentation de la famille qu’a la société dans laquelle ils sont inclus. Certes, bon nombre de prénoms sont transmis par voie filiale de génération en génération. Mais il est tout aussi certain qu’émerge au début du 18e siècle, voire sans doute dès la fin du 17e siècle, un modèle nouveau centré sur la sainte Famille. Ce modèle est à la fois représentatif d’une religiosité, d’une religion populaire particulière, vouant au(x) fondateur(s) un culte original (qu’ils soient saints patrons ou pionniers d’une lignée). Il est également une nécessité pour développer par le parrainage les liens indispensables pour que l’enfant puisse trouver, dans cette paroisse en manque de terres de marais, les appuis nécessaires à sa migration.

Au terme de cette analyse, nous pouvons donc tenter d’exposer un modèle de la prénomination et de ses modes d’attibution en Acadie. Certes, dans cet espace comme dans la vallée laurentienne, le brassage de population a influé sur l’attribution des prénoms. Diverses coutumes de prénomination, importées de France, s’y entremêlaient. Mais peu à peu, un modèle typique fut créé, issu des passés combinés de plusieurs provinces de France, modelé par leurs nombreuses traditions et marqué par l’effet du temps, de la distance et du milieu. De plus, il est clair qu’en Acadie, le changement de régime vécu en 1713 n’a aucunement influé sur le corpus de prénoms donnés.[34] En aucune manière, la population acadienne ne cherche à s’identifier, du moins par le biais de la prénomination, au nouveau pouvoir en place.

La prénomination en Acadie, voire en Nouvelle-France, est conforme aux modèles français par son corpus relativement restreint, par son engouement pour quelques prénoms populaires et par sa forte empreinte religieuse. Cependant, il s’en distingue par un certain nombre de caractéristiques. Il intègre plus largement et plus rapidement la mode des prénoms doubles, et il se démarque de la France par son attachement tardif aux prénoms de la sainte Famille et par sa préférence pour les composés de Marie (particulièrement pour Marie-Josèphe); ainsi que pour Joseph et Jean-Baptiste, prénoms qui ne connaissent pas la même faveur en France. De plus, l’attitude des habitants de l’Acadie et de la Nouvelle-France envers la famille, telle qu’elle se traduit dans la transmission des prénoms, diverge des tendances françaises: on y note un relâchement des liens avec la parenté. Ce relâchement se reflète avant tout par un déclin de la transmission des prénoms des parrains et marraines qui atteint son apogée à Port-Royal entre 1702 et 1755.

Cependant, tandis qu’en Nouvelle-France on se tourne davantage vers l’attribution des prénoms des parents et grands-parents, l’Acadie offre un visage différent. La pression démographique engendre le besoin de se déplacer vers de nouveaux espaces de marais. Le choix du couple parrain-marraine peut donc être l’occasion de nouer des liens stratégiques permettant cette migration des enfants. Cette nouvelle parenté n’est donc plus tout à fait spirituelle, mais tend à avoir une fonction économique en ce sens qu’elle est un atout de plus permettant le déplacement et l’installation. En d’autres mots, il faut percevoir Port-Royal comme une paroisse-souche qui, dans le dernier quart du 17e siècle, est un monde plein dans un territoire vaste et vide. Dans un contexte de pression démographique sur un espace agricole réduit, car spécifique (culture des marais), la migration et la colonisation de nouvelles terres est donc essentiel. Pour les migrants, qui seront essentiellement les premiers nés de chaque foyer car, les premiers en âge de s’installer, le parrainage en dehors de la parenté proche est essentielle. Cela permet d’élargir la parenté du nouveau-né et donc, lui donnera des moyens accrus de migrer. De même, en ce qui concerne le choix des prénoms eux-mêmes, ceux qui seront le plus à même de migrer, c’est-à-dire les premiers-nés de chaque foyer, reçoivent en priorité des prénoms symboles les rattachant à des valeurs familiales, les rattachant à la fois à leurs parents, mais en les faisant également les représentants d’un monde à construire.