Corps de l’article

En 2009, l’Observatoire de la culture et des communications du Québec identifie pour la première fois comme principale stratégie pour la survie de l’industrie musicale le renouvellement de l’offre à travers l’environnement numérique (Fortier 2009). Tenus en marge des structures de cette industrie, les artistes du milieu rap québécois investissent déjà depuis plusieurs années ces lieux virtuels. Si le hip-hop connaît aux États-Unis et en France un succès commercial sans précédent au tournant des années 2000 (Hammou 2014, 239), il demeure néanmoins quasi absent des principaux espaces de diffusion et de promotion de la province[1]. Longtemps contraints d’évoluer au sein des canaux alternatifs, les rappeurs et rappeuses québécois sont pourtant aujourd’hui régulièrement diffusé·e·s sur les ondes des radios commerciales, attirent des foules record lors de festivals, affichent des tournées à guichet fermé, performent dans les plus grandes salles du Québec[2], remportent les plus prestigieux prix musicaux au pays[3] et cumulent un nombre d’écoute plus important sur les plateformes de streaming que plusieurs artistes qui remportent ces mêmes prix dans d’autres catégories (Renaud 2022). Un réel écosystème semble donc s’être articulé pour leur permettre de s’imposer sur le marché.

Alors que certaines des premières recherches sur le sujet se concentraient sur les conjonctures sociohistoriques de l’émergence du rap au Québec (Chamberland 2006), d’autres travaux suivent son évolution d’un point de vue ethnographique (Blais 2009 ; Jones 2011), identitaire (LeBlanc et collab. 2007 ; Sarkar 2008 ; LeBlanc 2010 ; Lemay 2016) et esthétique (Blais et Boudrealt-Fournier 2016 ; Galarneau 2017). Un examen approfondi des environnements numériques reste toutefois à mener afin de comprendre comment le Web, en tant que canal alternatif, a pu être se révéler structurant pour le milieu.

Rencontre d’une communauté sur le Web

Dès son arrivée au Québec à la fin des années 1970, le hip-hop emprunte les voies alternatives du marché de distribution. Il fait son entrée par l’entremise de cassettes copiées et échangées au sein des diasporas afrodescendantes de New York et de Montréal (LeBlanc et collab 2007, 9). Ce n’est qu’à la fin des années 1990 qu’une première vague d’artistes hip-hop se voit offrir des contrats de disques et que des prix musicaux leurs sont décernés, assurant au rap québécois ses premières reconnaissances dans la sphère publique. Les tensions identitaires exacerbées d’une société québécoise post-référendaire[4] mènent cependant plusieurs maisons de disques et radios commerciales à se désengager du milieu (Chamberland 2006, 1-16). Celles-ci jugent trop risqué de générer des profits à partir d’artistes dont les réalités sociales, mises en lumière par leur musique, sont reprises et exagérées de façon pernicieuse dans les médias[5].

L’engagement restreint de l’industrie au cours des années 2000, entre autres dû à la place occupée par les subjectivités racistes dans le système médiatique québécois, ne donne d’autre choix aux rappeurs et rappeuses que de mettre en place un système autonome qui s’articule en plusieurs branches (studios et labels parallèles, évènements underground, DVD magazines[6], etc.). Plusieurs communautés se construisent surtout sur le Web, en un « réseau fermé », « en marge des différentes industries musicales » (Galarneau 2017, 98). En parallèle, les grandes enquêtes du ministère de la Culture et des Communications sur les pratiques culturelles révèlent que les publics amateurs de rap au Québec investissent le numérique (2004, 2009, 2014). Ces publics se démarquent par une utilisation plus régulière d’Internet ainsi que par un achat de musique plus fortement influencé par les réseaux sociaux. Cette présence des artistes et des publics dans l’espace virtuel est donc à l’origine de la principale problématique retenue ici : en quoi l’écosystème numérique et les interactions qui y prennent place ont-ils été des facteurs de développement pour le rap québécois ? En appréhendant le cyberespace comme lieu de rencontre entre publics et artistes, j’ai pour objectif d’examiner les collaborations qui se tissent dans l’espace Web et d’en étudier les effets structurants sur les activités à la fois socioéconomiques et artistiques du milieu hip-hop au cours des années 2000.

Interactionnisme numérique, vers le développement de nouvelles conventions

Cette enquête émerge donc d’un examen plus large du milieu rap québécois en tant que « monde » artistique (Rouleau 2020), où un écosystème d’acteurs et d’actrices interagissent en vue de la production musicale (Becker 1982). Le sociologue américain Howard Becker propose notamment d’examiner comment un groupe de collaborateurs et de collaboratrices en arrive à construire un « système parallèle » lorsque le système en place se révèle hermétique à son endroit (31-32, 116). Le cadre sociologique interactionniste permet d’observer comment une chaîne de coopération se réarticule afin que ses intermédiaires soient en mesure de mener des activités selon de nouvelles conventions lorsque certains maillons de la chaîne sont retirés, comme c’est le cas pour la diffusion du rap au Québec. Cette recherche s’inscrit ainsi explicitement dans une logique de résistance. Le rap y est investigué dans une perspective de « black noise » (Rose 1994), ce qui revient à dire, en quelques mots, que l’esthétique hip-hop sera ici décortiquée à travers la focale du bruit créé par les communautés noires lorsque les institutions font la sourde oreille. À la lumière des observations du sociologue Philippe Néméh-Nombé (2018, 43), cette théorie s’oppose à plusieurs égards à une logique de « global noise » (Mitchell 2001), selon laquelle un rap déshistoricisé est examiné comme manifestation locale d’un phénomène culturel globalisé, ce qui atténue sa fonction de geste artistique de contestation sociale. L’idée est donc d’investiguer les espaces numériques où le milieu rap a dû se retrancher lorsque les institutions québécoises lui ont fermé leurs portes en raison de préjugés envers les communautés afroquébécoises, trop souvent associées à la violence et à la criminalité (Néméh-Nombré 2018, 39 ; Rouleau 2020, 49-51).

L’enquête que j’ai entreprise sur cette réarticulation des pratiques en ligne s’est déroulée alors que les recherches sur les transformations de l’industrie musicale à l’arrivée de nouvelles technologies restaient encore à approfondir (Le Guern 2016). L’avènement du Web 2.0 au début des années 2000 a transformé l’Internet, qui est passé d’un environnement figé à un environnement interactif et « social » (O’Reilly 2005, 32-52). La création, le partage et l’hébergement de contenu multimédia, combinés à une démocratisation des outils technologiques, facilitent la diffusion et la promotion autonome de musiques au sein de réseaux sociaux virtuels. Ces réseaux regroupent plus spécifiquement les plateformes qui permettent 1) la création d’un profil public personnalisé ; 2) la sélection des usagers avec qui l’interaction est possible et ; 3) la visibilité de ce réseau d’usagers sélectifs (Boyd et Ellison 2007, 211). La recherche de dispositifs répondant à ces critères sur les sites internet dédiés au rap au Québec a ainsi structuré mon analyse de l’articulation de « réseaux » hip-hop sur le Web.

Méthodologie d’une enquête de terrain virtuelle

Pour comprendre cette articulation, je propose de me concentrer sur les deux sites précurseurs des réseaux sociaux les plus structurants pour le milieu : HHQc.com et HipHopFranco.com (Lemay 2016, 23 ; Jones 2011, 197 ; Abogo 2016, 274). Les prochaines sections feront état d’une recension systématique de leurs principales composantes et de leur évolution à travers le temps ; suivra une analyse des dynamiques sous-jacentes aux collaborations qui s’y construisent. Pour ce faire, un corpus de près de 140 000 captures disponibles[7], originalement publiées entre 2002 et 2018 et archivées sous forme d’URLs[8] par l’outil Wayback Machine du Archive.org, ont d’abord été filtrées afin de ne conserver que les 23 000 captures comportant du texte[9]. Un échantillon représentatif a ensuite été sélectionné de façon inductive, d’abord à partir de chacun des onglets apparaissant au fil des ans sur le site ; je me suis dans un troisième temps concentrée sur les sections qui m’apparaissaient les plus significatives, en raison de la nature des activités et du nombre d’interactions qui s’y déroulent[10]. Un total de 916 captures ont finalement été cataloguées sous quatre catégories, soit leur date de mise en ligne, leur fonction, leur description ainsi que les dispositifs interactionnels et la nature des interactions qui s’y opèrent. L’étude de ce corpus a alors fait apparaître les structures virtuelles qui seront décrites dans les prochains paragraphes et qui permettent une coopération de la communauté hors des canaux mainstream établis par l’industrie.

HipHopFranco.com

Le site HipHopFranco.com, en ligne de 2002 à 2018, a pour mission de réunir les amateurs de battle rap sur une même plateforme, forme de joute (battle) où des rappeur·se·s compétitionnent à coup de couplets (verses) de rap spontané (freestyle) (Toop et collab. 2012). Il devient rapidement un lieu prisé de rencontres virtuelles pour la communauté. Le site met plusieurs outils ou éléments à la disposition des usager·ère·s : des fichiers audios gratuits (qui seront plus tard monétisés) pour se procurer de la musique ; des articles de fond (à partir de 2004) pour s’informer ; des paroles d’album et des « leçons » d’écriture pour s’approprier les textes ; des calendriers pour se rassembler hors du Web ; des sondages pour s’exprimer sur le contenu musical ; enfin, une zone de clavardage instantanée pour faciliter les interactions. Plus tard, seront répertoriées sur le site des émissions hip-hop de stations de radios émergentes, ainsi que des services d’enregistrement et de production musicale hip-hop. Ces onglets rendent explicite la constitution d’une chaîne de coopération de création et de diffusion alternative pour le milieu.

Le forum de discussion devient rapidement l’attrait principal de la plateforme grâce aux battles rap qui y sont virtuellement organisés. Cette pratique caractéristique du genre hip-hop y est réarticulée pour convenir aux propriétés spécifiques du dispositif numérique (communication sous forme de fils de discussion, partage de fichiers, suivi simplifié des activités de chaque profil [Ackland 2013, 6-7, 65-67]). Fort du succès de ces sections nommées « micros armés » et « violence verbale hebdomadaire », le site met en branle des « marches à la mort », tournois virtuels qui opposent les participant·e·s qui s’illustrent avec brio dans ces premières sections du forum. À chaque ronde, deux participant·e·s sont invité·e·s à mettre en ligne un fichier audio. Simulant virtuellement l’immédiateté des battles, les participant·e·s ne peuvent réécrire leurs répliques en fonction de leur opposant, même si l’un met en ligne son fichier avant l’autre. La durée de chaque intervention est courte et rigoureusement déterminée, une contrainte potentiellement liée aux capacités d’hébergement du site. Les joutes doivent faire mention du site hôte HipHopFranco.com, stratégie qui permet d’attirer de nouveaux membres alors que les fichiers se partagent abondamment.

Image 1

Page d’accueil du http://hiphopfranco.com/, archive du 21 novembre 2002.

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Image 2

Fragments du forum du http://hiphopfranco.com/, archive du 17 octobre 2002.

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Image 3

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À la suite de la mise en ligne des fichiers, les membres du forum ayant un minimum de 50 publications à leur actif sont invité·e·s à voter. Ce critère incite les usager·ère·s expérimenté·e·s à interagir sur la plateforme et permet d’éviter l’intrusion de néophytes. Un vote comprendre au moins un paragraphe de commentaire et aborder obligatoirement des éléments esthétiques (texte, flow, rythme, complexité). Les « marches à la mort » encouragent ainsi la spécialisation de la communauté. Bien qu’il faille être un membre actif pour voter, n’importe qui se démarquant dans les joutes hebdomadaires peut participer à un battle, règle qui vise à démocratiser l’activité artistique. L’intérêt ainsi organiquement attisé entraîne parfois la création de rivalités mythiques, mettant notamment en scène des rappeurs comme Koriass ou Loud, figures de proue de la scène actuelle qui obtiennent une visibilité dans les médias de masse.

Les membres du forum FiligraNn et Jo le Zef profitent de l’intérêt pour fonder les WordUp ! Battles. Ces événements dépassent les lieux virtuels en rassemblant la communauté dans un espace réel. Le premier événement oppose Maybe Watson à Obia le Chef, deux artistes qui feront activement partie de la nouvelle vague de rap au Québec. Le concept inspirera même la création des Rap Contenders à Paris, des événements similaires qui donneront l’occasion à quelques participants québécois d’élargir leur notoriété en France. De l’interaction virtuelle à la reconnaissance internationale, l’action des internautes devient une source de croissance et de visibilité pour le milieu. Entre 2005 et 2007, le site fait l’objet de plusieurs refontes, ce qui provoque en contrecoup la suppression de plusieurs publications, permettant à son rival, le HHQc.com, de se démarquer par un nombre d’articles de fond beaucoup plus important.

HHQc.com

Créé en 2003, le site HHQc.com fait concurrence au HipHopFranco.com. Il vise à l’origine la diffusion et la promotion des activités des rappeurs et rappeuses de la ville de Québec. La popularité de la plateforme et l’invisibilité du genre dans la sphère publique obligent cependant ses créateurs à élargir rapidement sa recension à l’ensemble de la province, puis à l’international. D’emblée, le HHQc.com présente plusieurs aspects qui se révèlent structurants pour le milieu. Bien qu’aujourd’hui le site soit plutôt axé sur la publication d’articles, une foule de dispositifs de réseautage, précurseurs des réseaux sociaux (appréciation, commentaire, partage), offraient au départ aux artistes ainsi qu’aux fans la possibilité de créer des profils personnels, en plus de télécharger, partager, commenter et évaluer du contenu audio. À cela s’ajoute une activité communautaire qui s’étend au-delà des intérêts hip-hop : la discussion la plus active sur le forum est en effet son « lounge » général, alors que des onglets seront éventuellement consacrés aux sports et aux jeux. L’environnement virtuel n’est donc pas seulement un espace de promotion et de diffusion ; il renforce les liens de la communauté au-delà du rap. Un onglet propose également d’héberger à bas prix le site d’artistes moins établis. Cette centralisation consolide les fragments d’un réseau alternatif de collaboration.

Image 4

Page d’accueil du http://hhqc.com/ le 4 janvier 2004

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Par opposition au site HipHopFranco.com qui alimente et renforce le développement d’un réseau parallèle, HHQc.com s’impose au sein même de la structure en place de l’industrie culturelle québécoise. Le site en vient en effet à constituer une forme d’intermédiaire (Hirsch 1972, 642) entre les artistes et les instances administratives du système en place. Son soutien à la production de compilations devient l’une des activités les plus significatives pour la prospérité du rap québécois. En 2010, l’équipe fait appel au label Silence d’Or, devenu Joy Ride Records, pour la production d’un album regroupant une cinquantaine d’artistes. La coopération d’un réseau virtuel se cristallise et conduit à une oeuvre musicale réelle : La force du nombre vol. 1 (Artistes variés 2010). Une seconde compilation est produite (La force du nombre vol. 2, Artistes variés 2015), et reçoit cette fois une subvention du fonds Musicaction[11]. Par ce geste, la plateforme se positionne en tant que facilitatrice des rapports entre les artistes et les instances subventionnaires de l’industrie. La plateforme affiche depuis 2019 le support qu’elle reçoit de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC), solidifiant sa position d’intermédiaire entre les créateur·trice·s de contenu artistique et les institutions. Par son implication dans les activités de production culturelle, le HHQc.com facilite la structuration de la communauté hip-hop au Québec.

Conclusions

D’emblée, la littérature et les enquêtes sur les pratiques culturelles permettent de comprendre, d’une part, pourquoi les rappeur·se·s québécois·e·s sont obligé·e·s de se retrancher sur le Web et, d’autre part, dans quelle mesure les amateur·rice·s du genre s’approprient plus fortement les environnements numériques. L’examen de l’écosystème virtuel résumé dans ces pages vise à montrer la constitution d’un réel réseau de coopération lors de la rencontre de ces deux partis sur le Web. Par cette enquête, j’ai cherché à mettre en lumière des dispositifs qui permettent et stimulent la collaboration, tels que les battles rap virtuels ou la production d’albums collectifs. Ceux-ci structurent les activités de la communauté en parallèle d’une industrie qui lui reste majoritairement hermétique. La coopération du réseau virtuel se consolide en une pratique artistique vivante qui mène à une nouvelle reconnaissance des institutions et à la création d’une certaine place pour le la musique rap dans l’espace public. L’accès à cet espace ne semble toutefois pas devoir se faire sans décalage entre ce qui est créé et ce qui réussit à s’introduire dans la culture mainstream. En effet, bien que des rappeurs et rappeuses soient dorénavant mis·e·s de l’avant dans les médias de masse, ceux et celles qui y parviennent sont nécessairement en mesure de négocier plus facilement avec l’ordre établi. Si, comme j’ai tenté de le montrer ici, les activités numériques des rappeur·se·s mènent à une visibilité du hip-hop dans la sphère publique, il serait éventuellement intéressant d’examiner de manière exhaustive l’essor récent du rap dans les canaux de diffusion mainstream, sous l’angle des prescriptions normatives (Voirol 2005) qu’exige cette visibilité.